CHAPITRE III

 

Tahir regarda de nouveau son agresseur qui était étendu, sans vie, face contre terre, et qui tenait encore sa dague, serrée dans son poing droit. Le Sarrasin fit retourner le cadavre et examina longuement son visage.

— Non, je ne le connais pas, dit-il.

L’homme portait une chemise de coton blanc et, par-dessus, une djobbah*, longue robe de laine à manches étroites. La calotte ronde dont il avait été coiffé était tombée près du corps. Rien de cela ne permettait d’inférer quel était son état, à ceci près que la bordure de soie de sa djobbah désignait plutôt quelqu’un d’un certain rang. L’examen de son arme n’apporta aucune indication intéressante.

Tahir fit porter la dépouille dans des locaux de police et ordonna que soit lancé un appel à identification. Puis il se tourna vers les missi qu’entouraient tous leurs assistants, lesquels commentaient à voix basse le déroulement du « siège » et son heureuse issue.

— Ma pauvre vie est au service du sublime prince des croyants et de son magnifique vizir, dit le commandant. Je vous sais tous, ici, hommes de devoir et de courage. Pas plus que moi vous ne craignez de mourir. A tout le moins, comme moi, vous souhaiteriez savoir pourquoi ! Or voici qu’au cours d’un de ces affrontements comme il s’en produit dans les grandes cités, un affrontement ordinaire en somme…

— Ordinaire ? s’étonna Erwin dont la voix exagérément calme exprimait une colère monumentale. Ordinaire, dis-tu ? Eh bien, je trouve, moi, qu’en voilà plus qu’assez. Comment ? Déjà, à Tripoli, il a fallu que Timothée intervienne lui-même, en pleine rue, pour apaiser les cris, voire les injures qu’on proférait contre nous. A Palmyre, notre ambassade et son escorte sont victimes d’une attaque en règle et d’un pillage qui porte un coup rude à notre mission, tu sais pourquoi. Ici, on nous attribue une résidence que l’on veut humiliante. Oui, nous nous en accommodons. L’intention de nous nuire demeure. Et voici que nous sommes soumis à un siège mené par des forcenés, bâtons et pierres en main, insultes à la bouche, voici que toi, Tahir, peut-être parce que tu es notre ami, tu manques périr dans cette émeute… Et tu appelles cela des événements ordinaires ! Dois-je te rappeler dans quel bourbier nous sommes, nous, ambassadeurs de Charles le Grand, que tu es chargé, toi, de protéger et de guider ?

Tahir, pâle, baissa la tête.

— Ne sais-tu pas que ces pensées hantent mes jours et mes nuits ? murmura-t-il.

Le Saxon se tourna vers Timothée.

— Toi qui entends l’arabe, dit-il, parle-moi maintenant de ces émeutiers. Ils criaient. Ils hurlaient. Avait-ce seulement un sens ?

— Sans nul doute, seigneur ! Parmi les injures (le Grec regarda Tahir) « ordinaires » en somme, qui visaient les étrangers et les « chiens infidèles », il s’en trouvait d’autres, plus singulières, dirigées contre le vizir lui-même et contre ses deux fils Al Fadl et Djafar qu’il a associés à son pouvoir. Curieuses vociférations. Cependant des louanges, tout aussi instructives, vantaient le chambellan présenté comme le sauveur d’un califat que mettraient en danger des serviteurs indignes et qui aurait le plus urgent besoin d’un faiseur de miracles !

— Rien que d’ordinaire sans doute ! insista le Saxon s’adressant à Tahir. Et maintenant qui m’expliquera pourquoi un inconnu a voulu t’assassiner ?

— En tout cas, rien d’improvisé, intervint le frère Antoine. J’avais déjà repéré l’homme. Je l’observais. Il se tenait un peu à l’écart et jetait calmement des regards autour de lui. Un homme aux aguets, c’est cela. Puis, tout à coup, jugeant peut-être l’occasion favorable, il a bondi et…

— … Si tu n’avais pas devancé sa dague… murmura le Sarrasin.

— Tous, ici, nous nous félicitons de la promptitude du frère Antoine, reprit Erwin. Cela dit, qu’est-ce que cette tentative de meurtre peut avoir à faire avec notre mission ? Et qui se tient derrière cet attentat ? Qui ? A l’évidence, quelqu’un qui était averti des événements à venir. Pourquoi pas l’organisateur de ces désordres ? Oui, mais comment pouvait-il prévoir que tu te rendrais sur place ? En as-tu la moindre idée ?

— Non, confessa piteusement le collaborateur d’Al Fadl.

— Mais, par l’enfer, reste que cet homme de l’ombre a bel et bien envoyé un meurtrier sur tes traces. Ce qu’il savait nécessairement, ce qu’il a combiné rapidement ne désigne pas le commun des mortels. Qui ? Pourquoi ?

— Je donnerais ma main droite pour pouvoir te renseigner. Crois-tu que je ne mesure pas le tort que tout cela vous cause ? Mais moi… Au désagrément d’être une cible s’ajoute celui des incertitudes…

— Les cris proférés ne suggèrent-ils vraiment aucune piste ? demanda le Goupil.

— Pour accuser de hauts personnages, il faut de tout autres indices que les vociférations d’une foule. Pour l’heure, si un grave soupçon concernant l’un d’eux me venait à l’esprit, ma bouche ne le confierait même pas à ma propre oreille.

Le commandant sarrasin passa la main sur son front comme pour chasser de son esprit les doutes les plus obsédants. Puis il enchaîna, à mi-voix :

— Au moment où notre agent de liaison est venu me prévenir du péril qui vous menaçait, je me trouvais avec un chef de bureau du vizirat, celui qui s’occupe du diwan* des audiences. Là encore…

Il soupira.

— … j’ai bien peur que rien ne soit aisé, étant donné la situation délicate où vous…

Childebrand explosa :

— Quoi ? Qu’est-ce encore que cela ? Ah, mais nous allons repartir sur-le-champ ! En voilà assez ! Nous tiendrons notre souverain au courant de nos déboires et du scandaleux accueil qui a été réservé à ses ambassadeurs !

Tahir tenta un geste d’apaisement.

— Je vous ai dit que rien ne serait aisé parce que je vous dois la vérité. Croyez-moi donc si j’affirme que tout finira par se faire.

— J’en arrive à me le demander, grommela le comte.

— N’ayez aucun doute à ce sujet ! Cependant je sais notre sublime calife soucieux de sa gloire, cela va sans dire, mais, aussi, respectueux de la dignité de ses hôtes, tout autant qu’attentif aux égards de ceux-ci. Je ne crois pas qu’on l’ait tenu au courant de toutes les traverses que vous avez rencontrées…

— Tiens donc, et pourquoi cela ? s’enquit Timothée.

— Qui se serait risqué à encourir sa colère en l’instruisant de tels désordres ? D’autant qu’avec les soucis qu’a créés ce coup d’État survenu à Constantinople, et aussi pour quelques autres raisons qui l’ont incité à revenir de Rakka, sa villégiature favorite, le prince des croyants n’est porté ni à l’indulgence ni à la patience.

— Qu’avons-nous à voir avec cela ?

— Que se passera-t-il si, ayant obtenu une audience, vous y arrivez sans lettre d’accréditation et sans un présent attestant le prix que votre empereur attache à votre démarche ? Un tel désavantage entraînerait d’emblée réserve et froideur, voire une sourde irritation, et susciterait des malentendus que des courtisans malveillants ne manqueraient pas d’envenimer…

— Nous ne le savons que trop !

— … avec des conséquences durables qui seraient très fâcheuses pour les relations de nos deux souverains. Aussi désagréable que soit cette constatation, ne faut-il pas la faire ? Un tel malentendu, ne faut-il pas l’éviter à tout prix ?

— Et comment, s’il te plaît ? lança Childebrand. Oui, comment retrouver et reprendre cette accréditation et ce présent impérial ? Ceux qui s’en sont emparés ont eu tout le loisir de détruire l’une et de trouver pour l’autre la cache la plus secrète.

— Aucune cache n’est sûre !

— Allons donc !

— Aucune ! En Égypte, expliqua Tahir, les souverains, jadis, faisaient édifier ou creuser pour leur sépulture des tombes au cœur desquelles ils exigeaient qu’on déposât les richesses devant les accompagner durant leur séjour chez les morts… Elles étaient protégées par des cheminements complexes et par des pièges, afin d’assurer l’inviolabilité de la dépouille et de son trésor. Toutes furent pillées, et avant longtemps. Cela signifie qu’une cache, aussi secrète soit-elle, peut toujours être découverte. Lorsqu’un homme est au courant, à plus forte raison plusieurs, il n’est pas de secret qui tienne. En outre, face à ceux qui veulent l’échec de votre mission, il y a ceux, bien plus nombreux, qui souhaitent sa réussite. Ils ont des yeux et des oreilles… Nous ne sommes donc pas dépourvus de moyens pour rendre toutes ses chances à votre ambassade.

— Voici enfin, pour nous distraire de tous nos ennuis, quelques considérations encourageantes, nota Erwin. Et il me vient même à l’esprit que certains pourraient avoir le plus grand intérêt à nous mettre sur une piste… Bonne, mauvaise ? Autre question. Mais enfin une piste, quelle qu’elle soit, c’est toujours un début, n’est-ce pas ?

Tahir, intrigué, regarda le Saxon.

— Je ne sais, dit-il, ce que tu entends par là. Mais une bonne piste, il en existe déjà une : c’est celle que suit Ismaïl. Je souhaite qu’il ait mis la main sur les chefs des Hilaym et que nos amis soient en train de les ramener à Bagdad vivants. D’ailleurs, si tel est le cas, leur convoi ne devrait pas tarder à arriver. Nous saurons faire parler ces fripouilles et apprendre ainsi qui s’est rendu dans leur tribu pour y embaucher des pillards. Alors nous tiendrons une piste, une bonne ! Elle nous conduira à ce qui vous a été volé.

— A cela peut-être, ou à quelque autre chose, qui sait… de toute façon fort révélatrice, compléta Erwin, songeur.

 

Les jours suivants, tout en continuant à faire aménager les bâtiments qui leur avaient été attribués, les missi chargèrent Tahir, assisté par Timothée, de poursuivre les démarches afin d’aboutir d’abord à une entrevue avec le vizir lui-même, ensuite à une audience solennelle accordée par le calife Haroun al-Rachid. Elles ne pouvaient être différées indéfiniment dans l’attente d’un miracle qui rendrait à l’ambassade son accréditation et son présent. Ou bien, avant le jour fixé pour l’audience, ce miracle serait intervenu, ou bien les envoyés de l’empereur Charles devraient affronter tous les risques d’une entrevue « dépouillée », en en expliquant les raisons au successeur du Prophète.

Le surlendemain de l’attaque qu’avaient lancée les sectateurs du chambellan, les Francs virent arriver sur le Tigre deux bateaux qui s’approchèrent du débarcadère de leur résidence. Le premier transportait des hommes simplement vêtus, des serviteurs sans doute. Le deuxième, plus élégant, avait à son bord une demi-douzaine de personnages qui portaient turban, manifestement des dignitaires. Les domestiques, parvenus à l’endroit, sur la rive, où leurs maîtres allaient mettre pied à terre, se précipitèrent pour placer sur la glaise un chemin de caillebotis, de manière que la boue ne salisse pas leurs khoffs, précieuses bottines de maroquin. Quand les hôtes imprévus de l’ambassade franque s’approchèrent, les missi et leurs assistants purent constater qu’ils étaient vêtus de riches costumes, tuniques de laine et soie, de robes flottantes à manches larges et amples, feredjiyahs* somptueuses et ornées de broderies à profusion. Un seul d’entre eux, avec une coiffure de modestes dimensions, portait une mise simple, d’aspect militaire, caractérisée par un manteau court, le kaba. C’est pourtant celui-ci qui était l’objet, de la part de ses accompagnateurs, des plus grands égards. Il fit quelques pas en direction de Childebrand et d’Erwin auxquels Timothée, alerté par l’homme de liaison laissé sur place par Tahir, glissa quelques mots. Les missi allèrent au-devant de leur hôte. L’un des suivants de ce dernier annonça alors, d’une voix forte, bizarrement timbrée :

— Voici, hôtes étrangers, qui êtes venus d’un pays si lointain, au-delà de la mer Intérieure, le sage, perspicace et puissant Masrour, conseiller très écouté du merveilleux et sublime calife, orgueil de l’univers, Haroun al-Rachid – qu’Allah lui accorde mille fois mille vies !

Ainsi, celui qu’on leur avait décrit comme l’un des hommes les plus influents du califat était venu jusqu’à eux, ambassadeurs de Charlemagne. Fallait-il que l’affaire fût d’importance ! Erwin eut une pensée pour Ruben ben Nemouel qui n’avait pas exclu l’éventualité d’une telle démarche.

Les missi saluèrent leur visiteur à la manière sarrasine, en un geste d’une élégante courtoisie.

Masrour était un homme sans âge. On remarquait surtout l’intensité de son regard, due peut-être au fait que ses yeux d’un bleu très pâle éclairaient un visage au teint bistre. Ses traits burinés, les plis de sa bouche aux lèvres charnues exprimaient rudesse et ruse, non sans une pointe d’ironie. L’eunuque jeta un regard autour de lui, sur la cour, nettoyée certes mais toujours aussi peu plaisante, sur les bâtiments peu flatteurs.

— Je sais bien, dit-il, que l’ange Gabriel a dicté à notre incomparable Prophète ce verset, le vingt-sixième dans la sourate « Le voyage nocturne » : « Donne à tes proches parents ce qui leur est dû ainsi qu’au pauvre et au voyageur ; mais ne sois pas prodigue. »

Après s’être recueilli, méditant apparemment cette sentence, il reprit avec un sourire :

— Je constate que cette prescription a été suivie, ici, à la lettre. « Prodigue », on ne l’a sûrement pas été avec vous. On aurait pu cependant s’inspirer à bon droit de versets moins austères, surtout pour des hôtes tels que vous… Sans que cela soit expressément de mon ressort, je suis venu d’abord pour souligner que vous êtes les bienvenus ! Votre mission n’a-t-elle pas été agréée par l’incomparable prince des croyants ?

Erwin et Childebrand se contentèrent d’apprécier par un hochement de tête.

— Ces excellentes dispositions devraient aller de soi, poursuivit Masrour. Cependant, certains événements ont rendu nécessaire qu’elles soient réaffirmées.

A cet instant, il confia son turban qui le gênait sans doute à un domestique et demeura simplement coiffé d’une calotte de coton blanc.

— Oui, j’ai été tenu au courant, peu à peu, des épreuves que vous avez traversées.

L’eunuque hocha la tête avec un visage qui exprimait une vive préoccupation.

— … Voilà qui n’a pu manquer de vous intriguer.

— Le mot est faible, gronda Childebrand.

— Cependant, si votre prince vous a choisis comme ambassadeurs, c’est non seulement parce qu’il a toute confiance en votre vaillance – les circonstances que nous déplorons vous ont donné l’occasion d’en fournir la preuve éclatante –, mais aussi parce que vous êtes les plus qualifiés pour la mission importante qui vous a conduits jusqu’ici. Il ne fait donc pas de doute que les difficultés que vous avez rencontrées vous ont suggéré quelques réflexions : quant à leurs auteurs, quant à leurs causes, pour ne pas parler de leurs effets.

— Parlons-en pourtant, car c’est là ce qui nous préoccupe avant tout, releva Erwin. La vérité, c’est que nous commençons à perdre patience. J’entends bien qu’on n’obtient pas du calife une audience, comme du premier commis venu. Mais tu es le seul, depuis notre arrivée, qui nous aies apporté quelques paroles rassurantes. On te dit confident de votre souverain. J’ignore cependant si tu peux parler en son nom.

L’eunuque laissa cette interrogation implicite sans réponse.

— Je vois, nota le Saxon avec un sourire ironique. Nous ne sommes donc guère plus avancés… Quant à avoir une opinion sur les événements dramatiques ou bouffons qui ont jalonné notre venue, nous ne pouvons qu’avoir celle-ci : si nous n’enregistrons pas, dans les jours qui viennent, quelques progrès dans notre mission, nous serons bien forcés – oui, à notre plus grand regret – d’en tirer les conséquences.

— Acceptez ma parole, répondit Masrour, visiblement dans l’embarras : ces atermoiements sont la conséquence de difficultés qui n’ont aucun rapport avec les relations entre notre calife bien-aimé et votre souverain.

— Je m’en doutais bien. Cela n’en est pas moins fort fâcheux. A vrai dire, n’étant ni sourd ni aveugle, je commence à avoir quelques idées sur la nature des conflits et leurs protagonistes… Mais je m’en tiendrai là. Tu en sais sans nul doute infiniment plus que moi sur ce chapitre.

— Puis-je au moins vous demander si Tahir vous a servis avec zèle et compétence ?

— Eh bien, souligna Childebrand, notre jugement à son sujet est aussi facile à formuler qu’à établir : il s’agit d’un vaillant combattant, d’un commandant réfléchi et d’un plaisant compagnon. Les circonstances nous ont permis de bien le jauger et de l’apprécier.

— Je m’en réjouis évidemment. Reste qu’en dépit de toutes ses qualités, il a été l’objet d’un attentat bien mystérieux…

— En dépit ou à cause de ses qualités ? glissa Erwin.

— A quelles qualités penserais-tu ?

— A son courage, à sa détermination… Mais aussi à sa perspicacité et à sa loyauté.

Masrour médita un court instant.

— Il aurait donc vu ce qu’il n’aurait pas dû apercevoir, murmura-t-il.

— Entends-le comme tu voudras.

L’eunuque fit un geste comme si lui revenait en mémoire quelque chose d’important.

— Cette conversation…, si instructive malgré tout, m’a fait perdre de vue l’objet principal de ma démarche. J’étais venu vous annoncer que l’hôtel qui est réservé aux plus hauts personnages qui séjournent en cette ville, au sein de la Madinat al-salam

— La « Ville de la Paix » ou « Ville du Salut », traduisit Timothée, c’est-à-dire cette « ville ronde », cité dans la cité, construite sur ordre d’al-Mansour.

— … que cet hôtel donc est désormais à votre disposition. Vous pouvez vous y installer immédiatement.

Le Saxon tenait là une occasion de manifester à nouveau la mauvaise humeur de l’ambassade et il ne la laissa pas échapper :

— Nous n’avons jamais douté, dit-il d’un ton suave, que votre souverain, dont on vante en tout lieu la sagesse, saurait faire bénéficier une ambassade qui se propose un rapprochement entre nos deux empires d’un excellent séjour. Cependant, en une telle affaire, très illustre Masrour, ce qui importe ce ne sont pas les satisfactions de la vanité, c’est l’issue de la démarche. Les choses étant maintenant ce qu’elles sont, notre transfert dans un autre lieu ne ferait que mettre l’accent sur ce que la « résidence provisoire » pouvait avoir – comment dire – d’insolite, et même de choquant. Et je ne vois pas, d’ailleurs, quels avantages nous procurerait une installation dans l’hôtel où on loge habituellement les invités du calife ou du vizir.

Erwin attendit que Timothée eût terminé la traduction de cette tirade avant de poursuivre :

— Cette résidence-ci confère à notre mission quelque chose d’extraordinaire. Elle en souligne l’intérêt !

— Ce qui signifie ? dit l’eunuque avec un visage qui exprimait une vive contrariété.

— Simplement ceci, répliqua Childebrand : nous nous trouvons bien ici et nous souhaitons, pour l’heure, y demeurer, à moins que, pour des raisons qui nous échapperaient, vous décidiez qu’il dût en être autrement.

— Vraiment ? s’étonna Masrour qui insista pour que les ambassadeurs reviennent sur leur décision et acceptent ce qui leur était offert, « de grand cœur », au sein de la Madinat al-salam.

— Nous demeurerons en cette résidence, dit calmement Erwin. En changer maintenant donnerait prise à Dieu sait quelles interprétations.

— Aucune, sinon la considération qu’on vous doit !

— Je croyais qu’elle était acquise…

Masrour prit un air pincé.

— Elle l’est… évidemment, grommela-t-il… Bon ! Il ne me reste qu’à faire part de votre sentiment à celui et à ceux à qui toute décision appartient.

Puis il ajouta avec un sourire forcé :

— Nous nous rencontrerons de nouveau, j’en suis certain, et dans de meilleures circonstances.

— Acceptons-en l’augure, dit Childebrand.

Le confident du calife et son escorte repartirent vers leurs bateaux. Les serviteurs laissèrent les caillebotis en place.

 

Lorsque, au lendemain du « pillage » perpétré à Palmyre, Érard et Sauvat avaient été désignés par les missi pour accompagner Djamal qui devait joindre le commandant Ismaïl et lui remettre un message lui ordonnant de capturer vivants les chefs des Hilaym, et s’étaient présentés à celui qu’ils devaient escorter, ce dernier avait fait la grimace et leur avait dit sans ambages qu’il n’avait que faire de leur présence car ils ralentiraient sa marche et seraient pour lui une source d’ennuis.

Djamal était un homme assez jeune, de haute taille, mince, avec un visage au teint très foncé, des traits fins et un nez busqué. Sa famille, originaire de la haute vallée du Nil, s’était installée à Damas. Il appartenait à la garnison de Palmyre, avec un rang élevé. Il n’avait manifestement pas beaucoup d’estime pour les capacités de ces Firandj (5) qui s’étaient proposés pour l’aider. Érard, très courtois comme à son habitude, ne s’était pas laissé impressionner.

— Chez nous, avait-il dit avec l’accent chantant de l’arabe andalou, quand un commandant ordonne, le guerrier obéit. En irait-il autrement ici ? Je ne le pense pas. La décision qui nous concerne et te concerne a été prise avec l’accord de celui à qui le vizir a donné de larges pouvoirs. Si tu as un refus à opposer, veuille donc t’adresser à lui ! Sinon, fais comme nous : exécute !

Djamal n’avait rien répondu, mais son visage montra qu’il retenait difficilement sa colère.

— Je te comprends, enchaîna Sauvat, traduit par son ami. Tu ne nous connais pas et tu te dis : voilà un embarras dont je me passerais volontiers. Cependant apprends ceci : depuis des jours nous faisons partie de l’escorte qui a accompagné nos maîtres, oui, depuis Tripoli ! Nous n’avons créé aucun embarras.

— Une chose est l’allure d’une caravane ralentie par de lourds bagages, autre chose celle d’un rapide courrier !

— Sûrement ! Mais que s’est-il passé hier ? Des pillards, Hilaym sans doute, nous ont attaqués. Dois-je te rappeler que nous avons combattu ensemble, Francs et Sarrasins ? La mort a frappé, sans distinction, dans les rangs des uns et des autres. Certains ont été gravement blessés. Courir sus les Hilaym n’est pas seulement ton devoir, c’est aussi notre droit, payé par le sang !

Djamal baissa la tête, puis la releva avec un air quelque peu contrit.

— Il est vrai, reconnut-il, que je ne peux refuser ce que vous me demandez… et pas seulement par devoir d’obéissance. Mais je dois encore vous prévenir : même pour des hommes habitués au désert, la piste sera rude. Alors pour vous…

— C’est tout à fait clair !

— Eh bien, soit !…

Il ébaucha un sourire.

— Mais d’abord nous allons vous équiper correctement !

Érard retrouva sans déplaisir des vêtements analogues à ceux qu’il avait portés quand il était prisonnier du gouverneur sarrasin de Saragosse. Djamal eut plus de difficultés à faire admettre par Sauvat la nécessité d’abandonner sa mise franque, trop ajustée… et pas assez chaude, pour adopter celle des Arabes. L’ancien geôlier d’Autun finit par accepter une tenue qui était celle des méharistes de la garnison : une culotte en toile, une chemise de coton, que le Franc s’étonna de trouver si légère, souple et agréable, une djobbah de laine par-dessus et, en complément, le court manteau militaire, en laine également. Comme coiffure, Djamal imposa une calotte blanche, un keffieh et un agal aux couleurs de son unité, plus un chach, longue bande de tissu pouvant protéger le visage dans une tempête de sable.

Quand Érard avait vu son ami, colosse roux aux yeux bleu faïence, ainsi accoutré, il avait étouffé un rire.

— Voici, par Dieu, un vrai Sarrasin ! avait-il lancé. Mais, tu verras, on s’y habitue vite et on trouve finalement cela très pratique.

Djamal, cependant, avait fait apporter deux sabres. Il les remit solennellement à ceux qui allaient affronter les mêmes dangers que lui.

— Ces armes sont plus efficaces dans les combats que vos glaives courts, affirma-t-il. Je sais que vous leur ferez honneur en toutes les circonstances !

Peu de temps après, la petite expédition était prête. Djamal, Sauvat, Érard et deux serviteurs que Tahir leur avait adjoints montaient des méharis vigoureux et fringants. Bagages et provisions avaient été placés sur les bâts de deux chamelles. Erwin, Childebrand et le commandant sarrasin assistèrent à leur départ, à vive allure, sur la piste qui, de Palmyre, vers le sud, rejoignait la voie qui reliait Damas à Bagdad et était jalonnée de fortins. Chacun les confia à la grâce de Dieu.

Djamal n’avait pas exagéré les difficultés de l’entreprise. Le temps fut marqué par des orages qui, en un instant, rendaient impétueux des oueds auparavant à sec et transformaient certaines zones en marécages. Le parcours, accidenté, tantôt sur des ergs de sable mou, tantôt sur des étendues rocailleuses, rendait la progression constamment pénible. De l’aube au crépuscule, le messager, apparemment indifférent à la fatigue des hommes et des montures, fonçait vers son objectif. Qu’il marchât à côté de son méhari ou le montât, il allait un train d’enfer. Les haltes étaient écourtées. Les repas étaient frugaux. Cependant, le soir, une flambée de broussailles sèches permettait parfois de faire cuire du riz, tiédir les galettes de blé et préparer des boissons chaudes. Les nuits étaient glaciales et le sommeil tardait souvent à venir. Mais, surtout, Érard comme Sauvat étaient rompus. Leur marche devint rapidement un calvaire : muscles raidis, ils trébuchaient, se rétablissaient péniblement ; chaque pas était une victoire. Progresser sur le dos du méhari, loin d’apporter un soulagement, provoquait des douleurs nouvelles : l’allure de l’animal et la difficulté de la position sur la selle entraînaient des contractures dans tout le corps. Ils comprenaient maintenant quelle différence terrible distinguait l’allure paisible d’une caravane de cette course folle.

Cependant, l’un des deux serviteurs, un très jeune homme, s’était pris d’amitié pour ces étrangers qu’il voyait souffrir le martyre sans mot dire et s’effondrer lors des haltes et surtout le soir au bivouac. Alors il s’efforça de soulager leur peine, utilisant au mieux les vivres, apportant des boissons réconfortantes faites avec des plantes et des racines qu’il avait emportées, leur indiquant comment se détendre et reposer leurs muscles, s’envelopper dans les vêtements et couvertures de laine pour se protéger des morsures du froid. Il racontait aussi des fables comiques qu’Érard traduisait et Sauvat, alors, retenait ses rires pour ne pas réveiller ses douleurs.

Djamal ne faisait aucune concession à ses accompagnateurs, non pas qu’il eût résolu de leur faire regretter leur décision, mais parce qu’il avait une mission à accomplir : on lui avait ordonné d’aller le plus vite possible, il allait le plus vite possible ! Mais son attitude avait un autre motif : il avait acquis trop de respect envers ces étrangers, guerriers comme lui et courageux, pour leur accorder un traitement de faveur. Il les admirait de serrer les dents sans se plaindre. Ils méritaient d’être traités comme de vrais hommes du désert.

A partir du troisième jour, Sauvat et Érard purent suivre le train plus aisément, en tout cas moins douloureusement. Djamal, qui s’en était rendu compte, leur adressait de temps à autre des sourires d’encouragement. L’allure, malgré les intempéries, demeurait soutenue, et le petit groupe arriva rapidement à la grande piste reliant Damas à Bagdad, à hauteur d’un poste tenu par une demi-douzaine de gardes. Les installations étaient rudimentaires mais elles parurent un paradis aux deux Francs qui purent se laver entièrement, prendre un vrai repas et se reposer à l’aise.

Pas pour longtemps, car Djamal devait au plus vite prendre contact avec Ismaïl. La chance fut avec eux : celui-ci, à la tête de son escadron, menait une patrouille à quatre ou cinq lieues seulement du poste. Une estafette se chargea d’aller le prévenir. De bonne heure, le lendemain, après une nuit qui parut à Érard et Sauvat délicieuse, l’ami de Djamal et sa troupe arrivaient. Celle-ci était composée d’hommes à la tête ronde, au teint cuivré et aux yeux bridés, qui montaient de petits chevaux, sobres autant qu’infatigables. Ils venaient de lointains plateaux, très élevés, sur lesquels vivaient des pasteurs belliqueux. Les califes faisaient de plus en plus appel à eux pour renforcer leurs armées.

Le temps de renouveler les provisions de route et de dévorer une collation matinale, et l’escadron commandé par Ismaïl fut prêt à lancer la chasse aux Hilaym, avec d’autant plus d’ardeur qu’il avait déjà eu maille à partir avec cette tribu. Avant le départ, Djamal, qui connaissait la férocité de ces « Turcs » au combat, estima indispensable de rappeler à tous le but de l’expédition : il ne voulait ni « pillage déraisonnable », ni massacre ; il s’agissait de capturer vivants les chefs de ces bédouins, avec une récompense à la clef.

Ismaïl avait dépêché immédiatement plusieurs méharistes pour se renseigner sur les déplacements des Hilaym. Lui-même, avec le gros de la troupe, prit sans hâte une route se dirigeant vers le sud-est. Deux jours après seulement, l’un des éclaireurs revint, hors d’haleine, annoncer que les Hilaym avaient été repérés en train d’établir leur campement à une journée de marche. Ismaïl décida une approche de nuit. Sauvat et Érard purent alors observer quels formidables combattants étaient ces cavaliers des lointaines contrées. Ayant enveloppé les sabots de leurs montures de gaines d’herbes sèches pour en atténuer le martèlement, ils avançaient dans l’obscurité comme des ombres silencieuses : pas un cri, pas une parole, pas un cliquetis d’armes… et pas un hennissement ! Précédé par des éclaireurs, l’escadron progressa pendant des heures et fit halte avant l’aube. Les nomades se trouvaient à un quart de lieue. Dès les premières lueurs du jour, Ismaïl lança l’attaque.

Les cavaliers « turcs », au galop de leurs petits chevaux qui fonçaient crinière au vent, chargèrent, sabres brandis et arcs bandés, et déferlèrent sur les nomades à la manière du flot dévastateur d’un oued grossi par l’orage. Ceux-ci n’eurent pas le temps de se mettre en défense. Les rares hommes qui tentèrent de résister furent aussitôt abattus, comme l’avaient été les sentinelles. Dans le camp envahi et bouleversé, des femmes et des enfants, affolés, couraient en tous sens, hurlaient et pleuraient ; des hommes se rendaient, incertains si ces miliciens auxquels maintes querelles allant jusqu’à l’affrontement les avaient opposés, ne les tueraient pas à l’instant. Résignés, ils attendaient qu’Allah décide de leur sort. Djamal, Ismaïl et les lieutenants de celui-ci durent intervenir énergiquement pour empêcher une tuerie. Ils arrivèrent à temps au pavillon des chefs de la tribu pour éviter qu’ils ne soient mis à mort. Déjà un de leurs parents qui avait voulu, arme à la main, en interdire l’entrée, était tombé, transpercé de flèches.

Lorsque les commandants sarrasins y pénétrèrent, ils furent accueillis par des cris d’indignation, des vociférations et des injures. Les deux frères qui dirigeaient les Hilaym se tenaient avec superbe devant les membres de leurs familles qui, femmes et enfants compris, lançaient à tue-tête anathèmes et insultes. Comment des bédouins coupables, criminels même, pouvaient-ils se conduire avec un tel aplomb, avec une telle insolence exprimée de la façon la plus véhémente ? Djamal et Ismaïl remirent à plus tard l’élucidation de cette stupéfiante attitude. Des tâches urgentes les attendaient ailleurs. Ils confièrent à une demi-douzaine de gardes, sous le commandement d’un de leurs adjoints, le soin de surveiller, de maîtriser au besoin, de maintenir prisonniers, les deux chefs de cette tribu et leurs parents furieux. Puis ils allèrent inspecter l’ensemble du campement.

Il avait été mis à sac. Les miliciens, qui savaient avoir affaire à des pillards, ne voyaient pas pourquoi ils n’auraient pas profité de l’aubaine. Ismaïl parvint à grand-peine à faire rassembler ce qui avait été « récupéré » et qui comportait aussi des objets ainsi que des dinars qui appartenaient légitimement aux Hilaym, de manière à en assurer la répartition conformément aux prescriptions du Coran concernant le butin. Quant aux viols, Djamal et Ismaïl essayèrent de les empêcher, mais sans se faire trop d’illusions : la chair et l’or n’étaient-ils pas la récompense du mercenaire, ce pour quoi il engageait sa vie ?

Sauvat et Érard, eux, dans le tumulte et le désordre – beaucoup de tentes ayant été renversées et leur mobilier dispersé –, avaient entrepris de rechercher ce qui avait été dérobé à leur mission à Palmyre. Ils retrouvèrent des vêtements, des outres de vin et deux flacons d’hydromel, de la vaisselle, mais ni la cassette qui contenait l’accréditation des ambassadeurs, ni le précieux cadeau impérial. Ils s’attendaient à cet échec : celui qui avait commandité le pillage n’avait pu manquer de les emporter puisqu’ils étaient sans doute l’enjeu de cette opération.

Après avoir rétabli ordre et discipline, Ismaïl et Djamal, assistés de Sauvat et Érard, firent amener devant eux les chefs des Hilaym dans une tente qu’ils avaient fait aménager en poste de commandement, afin de procéder à un premier interrogatoire et tenter de comprendre les raisons de leur arrogance. Mais ceux qui comparurent avaient perdu leur assurance. Ils avaient traversé leur campement ravagé, et aperçu, gisant morts ou blessés, nombre de bédouins, ainsi que des femmes hagardes et des enfants qui sanglotaient. Ils étaient sous le coup de ce désastre.

Celui des deux frères qui portait un collier de barbe parvint à se reprendre et dit d’une voix sourde :

— Pourquoi avez-vous fait cela ?

Ismaïl bondit.

— Quoi ? Comment ? Pourquoi nous avons fait cela ? lança-t-il. Ah ! tu ne manques pas d’aplomb !

Le nomade, qui avait regardé attentivement les deux Francs, articula, indigné :

— Ainsi on ne nous avait pas menti ! Ainsi, c’est vrai ! Quelle honte ! Oui, honte sur vous qui vous êtes mis au service de nos pires ennemis, de ces chiens de Byzantins !

— Qu’est-ce que j’entends ? hurla Ismaïl qui porta la main à la poignée de son arme. Qu’est-ce que tu as osé dire, méprisable canaille ?

Érard fit un geste d’apaisement.

— Un instant, ami, plaça-t-il. D’abord, n’oublie pas qu’il nous les faut vivants… Et puis, il doit bien y avoir une explication à cette accusation scandaleuse et absurde, une explication qui ne doit pas manquer d’intérêt !

Les deux Hilaym observaient à présent, stupéfaits, cet étranger qui s’était exprimé en un excellent arabe.

— Apprends, homme à l’esprit trop lent et à la langue trop prompte, poursuivit le Franc, que nous ne sommes pas des Byzantins, ni peu ni prou, mais des Firandj ! Nous venons d’un très lointain empire qui s’étend jusqu’aux rivages de l’océan sans limites à l’ouest du monde… J’ajouterai que plus d’un différend et plus d’une guerre nous ont opposés aux Byzantins… Mais peu importe que tu le croies ou non. Je ne me soucie pas de ce que tu penses. Mais j’aimerais bien savoir qui vous a raconté, sur le pays d’où nous venons, cette fable que vous avez eu la sottise de gober. Qui vous a trompés, et pourquoi ?

Les deux bédouins gardèrent le silence.

— Si vous aviez connu la vérité, auriez-vous engagé vos hommes dans une expédition dirigée contre des hôtes et amis du calife, prince de tous les croyants, et contre leur escorte faite de gardes désignés par le vizir ?

— Mensonge encore, mensonge toujours, dit l’homme au collier de barbe, mais avec moins d’assurance.

— Réfléchis donc ! plaça Djamal. Si nous étions des traîtres, est-ce que nous vous laisserions en vie ? Est-ce que nous vous ramènerions à Bagdad ?

— A Bagdad ?

— Oui, à Bagdad ! Et d’abord, est-ce que l’opération dirigée contre vous, ici, aurait été menée par un escadron de troupes régulières ?

— Des Turcs !

— Turcs ou pas, n’en est-il pas ainsi ?… Alors, c’est avec cette histoire de Byzantins, inventée de toutes pièces, que ce commanditaire mystérieux vous a convaincus de lui prêter main-forte ? Ou bien vous êtes plus idiots qu’on ne saurait l’imaginer, ou bien… Mais qu’a-t-il prétendu exactement ? Allons, parle ! C’est le moment. Peut-être, après tout, ses mensonges sont-ils ta seule excuse ! Parleras-tu, par Allah !

L’homme hésita encore puis, se décidant, murmura :

— Il a affirmé que certains, à Bagdad, des hommes puissants, avaient fini par obtenir du vizir l’autorisation de faire venir des négociateurs byzantins.

— Du vizir ? C’est ce qu’il a dit ? Du vizir !

A nouveau, Ismaïl faillit bondir. Djamal le retint.

— Continue donc ! ordonna-t-il au nomade. Donc cet homme a accusé le vizir lui-même. Et après ? Allons ! Je détesterais en venir au fouet.

— … Eh bien, pour lui, il fallait à tout prix, par tous les moyens, empêcher cette trahison, donc monter une expédition. Il nous a assuré qu’à Bagdad les plus grands personnages nous protégeraient et aussi… il nous a garanti l’impunité.

Ainsi s’expliquaient, au moins en partie, la surprise et l’indignation des nomades qui avaient subi une répression, tellement inattendue d’eux, qu’ils n’avaient pris aucune disposition pour se cacher et se défendre.

— Combattre une prétendue trahison, passons, dit Djamal, mais je suppose qu’on vous a quand même offert de l’or et promis une bonne part de butin.

— Oui, nous avons pensé qu’il fallait punir les traîtres, affirma le nomade sans répondre à la question posée.

— Vous avez quand même accepté ce qu’il vous avait offert… Soit ! Venons à ceci : qui était cet homme aux mains pleines de dinars ? Au nom de qui s’est-il présenté pour vous lancer dans cette aventure ?

— Nous ne connaissons pas son nom, dit celui des deux frères qui ne s’était pas encore exprimé.

— Alors, au nom de qui ?

Nouvelle hésitation.

— J’attends et gare à vous ! Dernier avertissement !

L’homme confessa dans un murmure :

— Au nom du chambellan !

— Du hadjib ? s’écria Djamal. Oserais-tu ajouter un tel mensonge à ceux que tu as déjà proférés ?

— Je ne mens pas ! Je le jure. Il a bien dit « au nom du hadjib » ! C’est pourquoi il pouvait nous garantir l’impunité.

Un long silence suivit cette affirmation.

— Cet homme a pu mentir, souligna Ismaïl. Il a dû mentir !

— En tout cas, ce n’est pas ici et avec ceux-ci que nous pourrons éclaircir ce point. Reste, en revanche, une précision qu’ils peuvent nous apporter, dit Érard, qui se tourna vers les deux captifs. A ce que nous avons constaté, vous avez pu conserver la quasi-totalité du butin… Votre silence en dit long. Ce que je veux savoir, et je ne reculerai devant aucun moyen pour que vous me le disiez – j’espère m’être bien fait comprendre –, c’est ce que l’organisateur du pillage a conservé et emmené avec lui.

— Eh bien, dit sans difficulté l’un des deux frères, au moins un paquet d’à peu près trois à quatre pieds de long et assez peu épais. Je l’ai remarqué parce qu’il paraissait attacher beaucoup d’importance à ce bagage.

— Est-ce tout ?

— Pour l’essentiel, oui.

— Et, selon toi, il est parti pour quelle destination, avec sa part de butin ?

— Pour Bagdad, à ce qu’il a dit. D’ailleurs, avec ses valets, il a pris la grande piste qui y mène.

— Bon ! Par cet aveu, tu t’évites bien des souffrances. Du moins dans l’immédiat.

L’interrogatoire des prisonniers se poursuivit quelques instants encore. Les commandants sarrasins demandèrent des explications sur la façon dont l’expédition de pillage avait été organisée et conduite. Quant à Sauvat, il fit décrire son organisateur, la manière dont il était vêtu, comment il s’exprimait, s’il parlait arabe avec un accent particulier. Il ressortit des indications fournies qu’en tout cas le commanditaire du forfait n’avait rien fait, hors taire son nom, pour dissimuler qu’il était un dignitaire disposant d’importants moyens ; s’il figurait dans l’entourage des puissants à Bagdad et qu’il y fût retourné, il pourrait être reconnu aisément.

Ismaïl et son escadron, Djamal et ses amis francs ainsi que leurs deux serviteurs partirent dès le début de l’après-midi pour gagner le fortin le plus proche sur la grande piste. Outre le butin, les Turcs avaient prélevé une trentaine de brebis sur le troupeau des nomades pour améliorer leur ordinaire. Sauf les deux chefs qui devaient être conduits à Bagdad, Ismaïl et Djamal avaient jugé inutile de faire des prisonniers. L’assaut subi, le saccage, les morts et les blessés constituaient une punition suffisante. D’autres sanctions devraient-elles être prises ? Les autorités de la capitale en décideraient.

Une fois parvenus à la route reliant Damas à Bagdad, Ismaïl et sa troupe, après un adieu chaleureux, partirent vers l’ouest pour reprendre leurs patrouilles de routine. Djamal, Sauvat et Érard, leurs serviteurs et deux gardes chargés de surveiller les deux frères qui allaient être remis aux services du vizirat se dirigèrent vers l’est, vers les vallées des grands fleuves, vers la monstrueuse cité.

 

Érard, Doremus et Sauvat, guidés par Tahir, qui avait présenté au poste de garde des laissez-passer, avaient franchi pour la première fois la monumentale porte sud de la « cité ronde ». Ils étaient accompagnés par une demi-douzaine de gardes qui escortaient les deux chefs des Hilaym et les surveillaient étroitement. Ceux-ci avaient été extraits de la prison où ils avaient été enfermés dès leur arrivée à Bagdad, deux jours auparavant.

Lorsque les Francs pénétrèrent dans la Madinat al-salam, ils pensèrent être entrés dans un monde enchanté. Ils traversèrent d’abord un souk remarquablement ordonné, plus abondamment et diversement approvisionné que tous ceux qu’ils avaient fréquentés auparavant, achalandé par des domestiques aux livrées les plus diverses, toujours flatteuses pour leurs maîtres, et qui dépensaient sans compter. Puis ils débouchèrent sur des merveilles : des jardins dessinés de cent façons et agrémentés de bassins, de cascades et de jeux d’eau ainsi que de kiosques. Des palais s’élevaient de part et d’autre, flattant l’œil par le contraste de leurs couleurs et de leurs formes. Une longue avenue, flanquée d’une esplanade pour les défilés militaires, s’étendait jusqu’à une imposante mosquée qui fermait la perspective. Une foule de privilégiés, ceux qui habitaient la « ville ronde » ou avaient le droit d’y pénétrer, se pressaient sur ses bords. Ils attendaient les cortèges qui accompagnaient les hauts dignitaires se rendant à la prière du vendredi.

Tahir, ses amis francs, les deux Hilaym et leurs gardiens progressèrent jusqu’à un carrefour par où devait passer celui du chambellan Al Fadl ben al-Rabi. Ils attendirent un long moment. Puis parvinrent jusqu’à eux les sons d’une fanfare et ils aperçurent au loin un groupe de cavaliers qui avançaient solennellement. Des miliciens casqués et portant des armures étincelantes encadraient une trentaine de personnages, revêtus de riches tuniques et manteaux de laine et soie brodés, qui montaient des pur-sang syriens superbement harnachés. Leurs turbans, de formes et couleurs diverses, devaient indiquer grade et fonction, les verts désignant les descendants du Prophète. Au milieu des siens, le chambellan, homme de belle prestance, chevauchait escorté par deux porte-enseigne.

Tout à coup, l’un des deux chefs Hilaym dit à voix basse en montrant du doigt un cavalier qui se trouvait non loin du hadjib lui-même :

— C’est celui-ci, j’en suis sûr !

Il se tourna vers son frère qui approuva de la tête.

— Es-tu absolument certain de ce que tu dis là ? murmura Tahir. Fais attention !

— Par Allah, sur ma vie, c’est celui-là !

— Encore une fois…

— Pourquoi le dirais-je si ce n’était pas vrai ?

Le commandant sarrasin demeura un instant silencieux, interdit et plongé dans ses réflexions.

— Quoi ? Ce serait lui, Moussa ibn Ahmed ? Lui qui serait venu vous trouver pour… ? Lui ? dit-il à mi-voix.

— Je ne connaissais pas son nom. Mais c’est bien cet homme-là. Je le reconnaîtrais entre mille !

— Moussa ?… répéta Tahir. Comment le croire ? Et pourtant… toi, pourquoi mentirais-tu ?

— Je ne comprends rien à tout cela, dit le nomade. Mais je sais que c’est lui qui a plongé ma tribu et nous-mêmes dans le malheur, avec ses fables et ses tromperies…

— Avec son or aussi…

— … Maintenant, qu’advienne ce qui était écrit ! Mais toi, Tahir, tu connais la vérité. Notre vie ne vaut plus grand-chose. Fasse que celui-là paie le prix de son crime ! Inch Allah !

Ces paroles avaient l’accent de la sincérité. Tahir se tourna vers Érard.

— As-tu entendu ? lui demanda-t-il.

— Oui, et j’en ai traduit l’essentiel à Doremus.

Le Sarrasin interrogea ce dernier du regard.

— Comme je ne connais pas ceux qui sont passés devant nous, souligna l’ancien rebelle, je n’ai aucune raison de m’étonner que ce… Moussa ait été, d’après nos témoins, l’organisateur du pillage. Mais je trouve quand même surprenant qu’un tel dignitaire ait monté une expédition meurtrière contre des hôtes de votre prince…

Il ajouta après une courte pause :

— De quoi s’interroger, n’est-ce pas.

— De quoi agir ! répliqua Tahir farouchement.

 

Moins de vingt-quatre heures après, au cours d’une réunion convoquée par Childebrand et Erwin, Tahir dévoila un plan dont l’audace suscita quelque étonnement.

— Es-tu donc prêt à t’engager, pour nous, dans une opération aussi hasardeuse ? demanda le Saxon.

— Je le dois, dit Tahir à mi-voix. Il faut en sortir. Une occasion se présente, je serais un lâche de ne pas en profiter… Et puis, il y a autre chose, et qui me regarde directement.

Le Sarrasin s’essuya le front.

— Des calomniateurs osent affirmer que l’attaque de votre mission n’a pu être perpétrée sans… eh bien, sans mon accord, sans mes indications. On me donne ainsi pour complice, moi, malgré la manière dont, avec vous, sous vos yeux, avec mes braves qui ont versé leur sang, j’ai combattu les pillards ! Moi ? Complice ! C’est intolérable ! Je ne peux le supporter ! Et je ne vois qu’un moyen de réduire à néant cette mise en cause ignoble : m’en prendre directement à celui qui a organisé le pillage dont vous avez été les victimes, et que nous connaissons maintenant… retrouver ainsi ce qu’il vous a volé !

— Pourrais-tu t’engager dans une telle aventure à l’insu de celui et de ceux sous les ordres de qui tu te trouves ? demanda Childebrand.

— J’ai fait le nécessaire, dit Tahir sans autre précision.

— Le nécessaire ?

— Oui et j’ai longuement pesé le pour et le contre. Devais-je même vous tenir au courant ? Finalement, je m’y suis décidé. Aurait-il été loyal de vous taire ce qui vous intéresse au premier chef ?

— D’autant moins que… mais nous y viendrons. D’abord ce Moussa ibn Ahmed… interrogea Erwin.

— Une famille lointainement originaire du Khorasan. Il dispose à Bagdad d’une résidence où se trouvent ses diwans, sa garde et une nombreuse domesticité, précisa Tahir. Ce n’est pas, à mon sens, un lieu où cacher un butin.

— Sait-on jamais, murmura Timothée.

— Trop de personnes pourraient le découvrir, par hasard.

— Il est vrai.

— Moussa séjourne peu à Bagdad. Il préfère un manoir situé près du Tigre, en amont, au milieu de vastes jardins, à trois lieues environ de la « ville ronde ».

Le Sarrasin baissa la voix.

— Il accorde peu de temps à ses devoirs et beaucoup à ses plaisirs, qui lui coûtent fort cher…

— Vraiment ? plaça le Saxon.

— … vraiment, et cela explique qu’il soit toujours en quête de dinars. C’est donc dans ce manoir qu’il organise des fêtes utiles à ses ambitions. Là sont servis les mets les plus recherchés, accompagnés des boissons les plus capiteuses, tandis que les chanteurs les plus fameux, tel Zakkar, engagés à prix d’or, viennent moduler des mélopées qui exaltent le vin et les plaisirs de la chair, ainsi que des improvisations couvrant le seigneur de ces lieux de louanges boursouflées. Cependant, les danseuses qui, par leurs provocations, sont venues exciter les sens des convives, cèdent la place au fil des heures à des courtisanes et aussi à des mignons qui viennent éteindre les feux qu’elles ont allumés… Scandaleuses orgies…

— … auxquelles participent des hôtes renommés ?

— Hélas !

Tahir soupira et poursuivit :

— En ce manoir, Moussa est servi par une domesticité assez peu nombreuse. Il vaudrait mieux parler de complices de ses débauches… S’il a conservé et caché quelque part le butin de Palmyre, c’est là, et non ailleurs, n’en doutez pas !

— Une possibilité sans plus, ponctua Timothée.

— Une quasi-certitude pour moi. En tout cas, s’il faut tenter quelque chose, c’est en ce manoir… Je le dois… D’ailleurs ai-je le choix ?

— Quelque chose, quelque part, peut-être, dans une résidence sans doute bien gardée, voilà qui est aléatoire et, de plus, fort risqué.

— Moins qu’il n’y paraît, répliqua le Sarrasin. D’abord, aussi peu assidu que soit Moussa à la tête de ses diwans, à Bagdad, il y passe quand même quelques journées par mois. Il m’est facile de savoir quand. En son absence, son manoir est gardé par trois ou quatre miliciens seulement et abrite quelques domestiques qui sont chargés de l’entretien de la demeure et des jardins.

— Encore faut-il pouvoir pénétrer dans cette résidence et y mener des investigations, souligna Doremus. Comment procéder ? En forçant l’entrée, en éliminant les gardes, en maîtrisant les serviteurs ?

— Rien de tel évidemment !

Le Saxon se frotta le menton d’une manière qui exprimait à la fois doute et inquiétude.

— Tout cela – crois-moi, Tahir – est bien loin d’être net. Très loin. Trop de choses m’intriguent, trop d’indices m’alertent… Et si vous vous heurtiez sur place à une résistance armée ?…

— Alors, il nous faudrait faire face de même. Mais je doute qu’on en arrive là.

— Et moi, je crains le contraire. C’est pourquoi je te demande de renoncer à cette incursion. Quelque important que soit l’enjeu, il ne vaut pas que, toi et les tiens, vous risquiez votre vie. Il doit y avoir d’autres solutions.

— Il n’y en a pas ! Ma décision est prise !

— Soit, mais alors tu n’iras pas seul ! dit le Saxon d’une voix ferme. Nous serons à tes côtés !

— Il ne peut en être question. Les circonstances mêmes de mon intervention rendent impossible que vous y preniez part.

— Tahir, nous n’allons pas recommencer ici, maintenant, une discussion que nous avons déjà eue à Palmyre.

— Forcer l’entrée d’un manoir appartenant à un proche collaborateur du hadjib et le fouiller de fond en comble est une tout autre affaire que de courir sus une tribu de pillards. Et si, par malheur, l’un des vôtres était pris, je n’ose penser aux répercussions qu’un tel incident pourrait avoir.

— Maintenant, mon ami, tu vas m’écouter ! lança Erwin. Cette affaire est infiniment plus dangereuse qu’il n’y paraît. As-tu élucidé la raison pour laquelle, à quelques pas d’ici, un inconnu a voulu te poignarder ? Non, n’est-ce pas ! Peux-tu exclure d’autres tentatives, y compris lors de l’expédition que tu projettes ? Non, n’est-ce pas ! Sais-tu ce que signifient les traverses aux conséquences sanglantes qu’on a placées sur la route de notre ambassade ? Pas plus que moi, pour l’heure ! Et ces rumeurs abominables que tu as rapportées avec indignation tout à l’heure et selon lesquelles tu aurais été complice du pillage de Palmyre… Qui les lance ? Pourquoi ? Tu y vois une atteinte à ton honneur. Rien n’est pire, il est vrai. Mais j’y vois, moi, en outre, un redoutable danger : une telle accusation n’est-elle pas répandue pour justifier qu’on attente à ta vie, donc pour préparer ton assassinat ? Peux-tu l’exclure ?

Le Saxon regarda Tahir droit dans les yeux.

— Il ne fait pas de doute que pour quelqu’un, ou pour une faction, tu constitues une menace. En raison de ce que tu soupçonnes, de ce que tu pourrais découvrir ? Je ne sais. Mais tu es en péril. Comment puis-je t’inciter à être plus que jamais sur tes gardes ? Le faire au nom de l’amitié ne suffirait donc pas ? Soit, parlons d’intérêt ! Tu as à cœur et à honneur de servir une mission dont tu apprécies la démarche et approuves le but ? Alors, sers-la en restant en vie ! Organise au moins ton expédition de manière à mettre de ton côté le maximum de chances. Prévois le pire et tu seras sans doute dans le vrai. C’est pourquoi, puisque tu as pris ta décision, voici la mienne : cette affaire, tu la mèneras avec trois ou quatre des nôtres en renfort ou pas du tout ! Tu as ton honneur, nous avons le nôtre, avec un droit : celui d’en être… Et puis, même pour les tiens, ceux qui t’accompagneront, prévois largement !

Erwin ajouta avec gravité, en martelant ses mots :

— Et surtout garde le secret ! J’insiste : n’en parle à personne, absolument personne ! Tout cela, vois-tu, ne me dit rien qui vaille !

Le Sarrasin murmura en hochant la tête :

— Comme si je ne savais pas dès le début qu’il en serait, de toute façon, selon ce qui était écrit…

 

Tahir et ses amis, pour accréditer dans l’esprit de ceux qui gardaient et entretenaient le manoir l’idée qu’ils étaient chargés d’une mission aussi importante que secrète, n’avaient pas lésiné sur les moyens. Pompeusement enturbannés et magnifiquement vêtus, ils s’étaient fait accompagner par six miliciens en armes, dont un porte-enseigne, et par trois valets ainsi que par quatre serviteurs, en l’occurrence Doremus, le frère Antoine, Timothée et Hermant portant une sorte de livrée. Sur le document qui autorisait leurs investigations figurait le sceau du vizirat.

Dans la cohue et le tumulte des rues et avenues de Bagdad, leur cortège n’avait guère attiré l’attention. Il en passait de plus imposants, de plus solennels, fréquemment, de l’aube au crépuscule, par toute la ville. Il parvint au manoir en fin de matinée. A leur surprise le portail était grand ouvert et sans garde à proximité. Les avertissements d’Erwin se présentèrent immédiatement à l’esprit de Tahir. Étroitement encadré par ses amis et suivi à très faible distance par les six miliciens de son escorte, il avança prudemment, à cheval, sur l’allée principale. Il avait demandé aux Francs de se placer en couverture. Progressant lentement, sabre au clair, les Sarrasins chevauchèrent vers la résidence principale. Timothée et Doremus avaient disposé arc et flèches de manière qu’ils puissent être utilisés immédiatement. Hermant, épée en main, et frère Antoine avec ses couteaux s’étaient rapprochés de Tahir, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche.

Le Sarrasin arriva ainsi jusqu’à la porte du manoir lui-même. Elle était entrebâillée. Dans le vestibule, sur le pavage de mosaïque, à trois ou quatre pieds de l’entrée, gisait, dans une mare de sang, le cadavre de Moussa ibn Ahmed qui avait été égorgé. Et, apparemment, personne, pas un bruit. Tahir fit avancer le porte-enseigne, enleva son volumineux turban, le plaça sur la pointe de la pique qui avait porté son emblème et le fit présenter comme s’il coiffait la tête d’un homme qui voudrait inspecter du regard l’antichambre, avant de s’y aventurer. A cet instant, une quinzaine de sicaires qui devaient se tenir cachés, à l’intérieur, en se plaquant contre la paroi de la façade, se précipitèrent en hurlant, armes brandies, pour ouvrir complètement la porte ; ils se ruèrent vers l’extérieur afin de s’en prendre à Tahir qui était manifestement leur cible, comme le prouvaient les ordres que criait leur chef. Mais deux des tueurs qui s’élançaient ne franchirent pas le seuil. Ils tombèrent sur place, transpercés par les flèches de Timothée et de Doremus, leurs corps à terre entravant la sortie des autres. Cette riposte avait donné à Hermant et aux gardes le temps d’intervenir, à grands coups de sabre, contre tous ceux qui se présentaient. Le combat fut bref. En quelques instants, les agresseurs avaient perdu six des leurs. Le reste se replia dans le manoir vers quelque issue secondaire. L’effet de surprise avait joué non en faveur des assaillants, mais de ceux qu’ils avaient voulu prendre à l’improviste. Seuls, un des amis de Tahir et l’un de ses miliciens avaient été blessés, sans gravité.

Frère Antoine s’était approché du Sarrasin qui n’avait même pas eu le temps de prendre part à l’affrontement.

— Ils auraient pu nous en laisser un peu ! lança-t-il avec un énorme rire.

Timothée, qui avait traduit cette boutade, ajouta :

— Commandant, mieux vaut ne pas moisir ici. Ces canailles sont peut-être allées chercher du renfort, donner l’alerte, que sais-je. Partons sur-le-champ… Et puis, il vaudrait mieux qu’on ne repère pas les étranges serviteurs en livrée qui t’ont prêté main-forte.

Comme Tahir paraissait hésiter, le Grec lui glissa :

— Quant à ce que nous sommes venus chercher ici, il n’est plus temps de s’en occuper. Es-tu seulement certain que cela y fût jamais ou bien, si c’était le cas, qu’on ne l’ait pas changé de cache ? Ce qu’il y a de sûr, en tout cas, c’est que les corps de six tueurs à gages maladroits ainsi que le cadavre d’un homme détenteur de secrets qui lui ont coûté la vie jonchent le sol. Alors, je t’en prie, filons !