CHAPITRE VI

 

Cinq gardes dans la salle, d’autres qui pouvaient faire irruption d’un moment à l’autre, des invités, sans arme heureusement – car le maître des lieux ne faisait confiance à aucun d’eux –, mais qui, sans doute, n’étaient pas tous des couards, une dizaine de serviteurs, certains dévoués peut-être : Timothée et le frère Antoine comprirent que le répit serait de courte durée. Certes, le glaive dont le Grec menaçait Mansour pouvait inciter celui-ci à modérer l’ardeur des siens… sauf s’il avait compris que l’assistant des ambassadeurs francs ne passerait pas à l’acte parce que ses ennemis le voulaient vivant.

D’ailleurs, après la stupéfaction provoquée par la brutalité de l’affrontement entre le frère Antoine et Omar et par son issue surprenante, ainsi que par la détermination de ces Francs que Mansour avait pourtant dépeints comme des imbéciles et des lâches, des hôtes de ce dernier et ses miliciens avaient commencé à se ressaisir. Les invités se rapprochèrent lentement de Timothée qui se démenait, en hurlant des mises en garde, mais qui, bientôt, allait être englué dans cette masse chamarrée. Le frère Antoine s’avança vers lui pour tenter de le dégager. Un vigile qui voulait s’interposer fut sabré à la volée et s’effondra sans un cri, ce qui arrêta un instant l’encerclement. Il reprit cependant avec les encouragements de Mansour qui ordonnait aux siens d’aller chercher du renfort.

Exécutant de rapides moulinets, le moine parvint à se frayer un passage. Le Grec s’y engagea à grands coups de glaive et put parvenir jusqu’à son ami. L’un et l’autre se précipitèrent vers une porte. Elle était fermée. Ils s’y adossèrent sans cesser d’utiliser leurs armes.

— Nous n’allons pas tenir longtemps ainsi, constata le moine qui venait d’obliger un autre vigile à reculer en lui faisant une estafilade et qui voyait l’étau se resserrer.

Entre deux coups de sabre, il adressa un sourire à Timothée.

— Le premier arrivé là-haut, dit-il…

— … S’il y est admis…

— … n’aura plus qu’à plaider humblement la cause de l’autre.

— Je compte sur toi ! répondit le Goupil en frappant d’estoc et de taille autour de lui.

A cet instant parvinrent de la vaste antichambre, qui donnait d’un côté sur les jardins, de l’autre sur la salle de réception, des bruits confus comme d’une agitation, d’un affrontement, tumulte qui s’amplifia rapidement. Les invités de Mansour et celui-ci, les serviteurs, les miliciens mêmes avaient tourné leurs regards vers l’entrée au-delà de laquelle, tout près, dans un vacarme inquiétant, une troupe nombreuse – on n’en pouvait plus douter maintenant – avait lancé un assaut. Ils virent entrer précipitamment des vigiles épouvantés qui avaient été désarmés et, sur leurs talons, Masrour et Yakout, suivis de près par Hermant, Érard, Sauvat et Tahir à la tête d’une trentaine d’attaquants ; les uns portaient la tenue des eunuques du palais, les autres, dont Tahir, celle de la garde rapprochée du calife, quelques-uns celle des miliciens du vizirat. Des gardes francs avaient également pris part à l’action.

— Quiconque tentera de résister sera exécuté sur-le-champ, lança Masrour en parcourant des yeux l’assistance.

Son regard se porta successivement sur Mansour et ses invités, puis sur Timothée et le frère Antoine qui avaient conservé leur arme à la main, enfin sur le cadavre d’Omar al-Habi qui gisait dans une mare de sang ainsi que sur le corps sans vie d’un vigile. Il fit venir à lui un serviteur qui lui révéla, en tremblant, ce qui venait de se dérouler. Il désigna les assistants des missi en interrogeant Érard qui lui confirma de qui il s’agissait. L’homme de confiance du calife, alors, salua les deux Francs d’un large sourire. Quant à Hermant, après avoir remercié le Ciel, il ordonna à Sauvat qui se tenait près de lui :

— Va prévenir nos seigneurs ! Va leur dire que nos amis sont saufs ! Avec ton nom, tu es tout désigné. Et puis, tu l’as bien mérité. Va !

— Avec joie, maître !

Mansour ben Ziyad, que la soudaineté des événements avait d’abord frappé de stupeur, avait fini par recouvrer son sang-froid.

— Que signifie cette irruption ? s’écria-t-il avec un air indigné. De quel droit des hommes en armes – je vois même des infidèles parmi eux ! – ont-ils envahi ma résidence, désarmé mes vigiles, menaçant mes hôtes et moi-même ? Qui a bien pu concevoir et faire perpétrer une telle violation, un tel outrage ? Oh ! Mais cet acte insensé ne restera pas impuni, je vous l’assure ! Oui, même toi, impudent Masrour, même toi, Tahir, que je m’étonne de trouver en si mauvaise compagnie, vous tous qui avez agi comme des hommes sans foi ni loi, vous apprendrez sans tarder ce qu’il en coûte de s’en prendre à un proche du puissant vizir, à un fidèle du sublime calife ! Quant à toi, Yakout, vil chien qui mord la main de son maître, les pires supplices t’attendent en punition de ton forfait.

Masrour éclata de rire.

— Tu devrais plutôt te préoccuper, lui dit-il, de ce qui t’attend, toi.

Puis il se tourna vers Tahir :

— Je te charge, ainsi que ton ami Hermant, avec l’aide de tous nos braves, lui ordonna-t-il, de surveiller cette assemblée. Ne tolère aucun désordre, aucun mouvement suspect !

Il jeta un regard autour de lui.

— Tout se passera bien, je crois… Cela dit, vous deux, toi le Grec et toi le moine que je me réjouis de voir bien en vie et que je félicite pour votre vaillance, je vous demande de me suivre… Non, gardez vos armes ! Quant à toi, Mansour, je t’invite fermement à m’accompagner… je l’exige même !

— Mais…

— C’est ainsi ! Choisis deux de tes invités, parmi tes préférés ! Qu’ils viennent avec nous ! Que quatre de nos gardes – oui, vous là ! – nous fassent escorte ! Yakout, montre-nous le chemin !!

Comme Mansour ne paraissait pas disposé à obtempérer, Masrour lui dit en le regardant droit dans les yeux :

— Il me déplairait de recourir à la force. Mais si tu m’y obliges…

Le maître du château marmonna une protestation, et tous ceux que l’homme du calife avait désignés se dirigèrent vers les appartements. Quand Mansour s’aperçut qu’ils s’approchaient de la « chambre des étreintes », il ne put retenir plus longtemps sa colère. A peine avait-il commencé à l’exprimer que l’eunuque l’interrompit sèchement :

— Tout le monde sait, lança-t-il, que tu avais transformé ton harem en lupanar et tes odalisques en courtisanes, pour ne parler que de cela. Alors, tais-toi ! Ne gâche pas les dernières chances qui te restent !

Tandis que Mansour en était réduit à grommeler, le groupe entra dans le salon réservé aux fêtes galantes. Yakout expliqua que les appartements des femmes se situaient au-delà d’une porte qu’il désigna. Puis il demanda l’aide de deux gardes. Les trois hommes s’approchèrent de l’estrade des musiciens qu’ils retirèrent aisément de son alcôve. L’eunuque souleva le tapis ; ses mains tremblaient. Il découvrit la cache. Le précieux paquet était toujours là ! Il le saisit avec précaution et fit quelques pas pour le déposer sur une table basse devant Masrour.

— Voici, Maître ! dit-il.

Celui-ci se baissa pour défaire les liens qui enserraient l’objet. Il développa successivement la forte toile de lin, la pièce de laine et le tissu de soie qui protégeaient le sabre. L’arme apparut dans toute sa splendeur avec sa poignée ouvragée marquée de trois diamants noirs, couleur des Abbassides, et son fourreau ciselé, d’un merveilleux travail. Un murmure d’admiration salua ce dévoilement. Masrour plaça sur sa bouche et sur son nez un tissu pour que son haleine ne souille pas l’arme et, lentement, il la sortit de sa gaine. Elle présentait une courbure dont la perfection enchantait l’œil et était d’une souplesse que les Indiens (et aussi jadis les Gaulois) obtenaient par des semaines d’un martelage patient qui forgeait une seule lame avec des bandes superposées de métal. L’eunuque la montra longuement, avec émerveillement. Puis il saisit une sorte de napperon très léger qu’il laissa tomber sur le tranchant. Deux morceaux d’étoffe retombèrent de chaque côté du sabre. Tous en étaient médusés.

L’eunuque replaça l’arme dans son fourreau et celui-ci dans ses trois enveloppes. Il renoua les liens qui les maintenaient autour de l’objet, puis il s’en saisit à deux mains. Il s’approcha des deux assistants des missi qui étaient bouleversés par l’émotion.

— Toi ou toi ? demanda-t-il. Timothée désigna le moine.

— Celui-ci en est vraiment digne ! murmura-t-il en arabe.

Le Grec fit un signe à son ami qui vint se placer en face de Masrour et déposa l’arme qu’il tenait encore à côté de celui-ci. Il mit un genou en terre. Il ne put empêcher des pleurs de couler sur son visage.

— Traduis ! ordonna l’eunuque à Timothée. Toi, homme venu de très loin, tu as fait honneur aux tiens, à ta race, à ton sang. Tu as fait honneur à un glaive avec lequel tu as triomphé d’un coquin, à cette arme avec laquelle tu t’es défendu. Heureux ceux qui vivent de tels moments ! Sois heureux en recevant ceci que tu remettras à tes maîtres car ils le destinent, je crois, à la plus noble des démarches ! Soyez heureux, vous à qui il a été donné d’assister à cet acte de justice ! Quant à moi, comment ne le serais-je pas d’avoir à accomplir un tel geste ?

En disant cela, il tendit le cadeau impérial au frère Antoine qui le prit, lui aussi, à deux mains, embrassa l’étoffe qui l’enveloppait et se releva en le présentant à Timothée puis à tous ceux qui se trouvaient dans le salon.

Alors seulement l’homme de confiance du calife se tourna vers Mansour ben Ziyad.

— Nous expliqueras-tu, lui dit-il avec un regard inquisiteur, comment et par qui ce trésor, dérobé à l’ambassade franque lors d’une attaque sanglante, a été transporté à Bagdad pour être finalement placé dans une cache, au cœur de ta résidence, tout près de ton harem, une cache dont tu ne pouvais ignorer l’existence ?

Mansour se récria :

— Je ne savais rien, je ne sais rien de tout cela ! Rien de ce vol, rien de cette arme, rien de cette cache ! Rien ! Oh ! Mais je comprends : on a déposé cet objet ici afin que sa découverte fasse peser sur moi, comme on le voit, les pires soupçons. On a voulu, on veut me perdre !

— Et qui aurait ourdi cette machination ?

— Bagdad ne manque ni d’aigris, ni d’envieux, ni d’ambitieux sans scrupules !

— Un envieux, un ambitieux qui aurait été jusqu’à préparer de longue main et organiser une expédition sanglante confiée à Moussa ibn Ahmed, jusqu’à demander à Omar al-Habi, ton homme à tout faire soit dit en passant, d’occire ce Moussa qui en savait trop décidément, et de récupérer sans doute chez lui le présent des Francs, qui ensuite aurait pu le cacher ici ? Mais, dis-moi, cet ambitieux-là ne te ressemble-t-il comme un frère ?

— Suis-je le seul qui aie accès à cette salle, au harem ? s’exclama Mansour en regardant Yakout d’une façon qui se voulait accusatrice.

— Quoi ? Tu accuserais le chef de tes eunuques, un homme qui, d’ailleurs, a toute ma confiance ?

— Et qu’est-ce que cette confiance… lâcha imprudemment Mansour qui s’arrêta net.

Masrour bondit.

— Comment ? Que voulais-tu dire ? Qu’oserais-tu insinuer ? s’exclama-t-il. Cela va te coûter cher !

Un long silence suivit cette menace. Le maître des lieux avait pâli. Pourtant il s’entêta.

— Et, cependant, puisque ce n’est pas moi…

— Ce serait donc un autre, lequel aurait soudoyé Yakout pour qu’il te tende un piège mortel ? Et à quelle fin ? Tout cela pour perdre un personnage de ta sorte ?…

L’eunuque sourit dédaigneusement.

— Cela n’a pas de sens ! Tout te désigne, toi ! lança-t-il. Mais je veux bien croire que tu n’as pas agi pour ton propre compte. J’en suis même persuadé. Tu ne peux nourrir aucune grande ambition pour toi-même dans des querelles qui te dépassent…

— Alors pourquoi me serais-je engagé dans une affaire qui…

— Mais simplement pour tirer de tes détestables talents le plus de dinars possible, des talents que tu as mis à la disposition d’un personnage qui, lui, peut viser très haut parce qu’il est sans doute placé pour cela et parce qu’il en a les moyens !

— Tu serais bien en peine de le nommer !

— Exact, parfaitement exact, approuva Masrour avec satisfaction. Mais, toi, tu le pourrais !… Tu le pourras !

Le visage de l’eunuque exprima tout à coup une détermination farouche. Sa décision, brutale, surprit tous ceux qui se trouvaient là.

— Gardes, ordonna-t-il, assurez-vous de la personne de Mansour ben Ziyad. Qu’il soit conduit au palais du calife et mis au secret en attendant d’être interrogé !

Le soir même, la délivrance du frère Antoine et de Timothée ainsi que la récupération du présent impérial, qui avait été placé sous bonne et forte garde en « l’hôtel des Firandj », furent fêtées au cours d’un banquet qui réunit les Francs autour de leurs seigneurs. Les cuisiniers s’étaient efforcés de préparer la viande de mouton, le gibier, les légumes et le pain « comme là-bas » et à tous furent servis des vins capiteux de Syrie et d’Égypte. Le Pansu et le Grec durent narrer dix fois leurs exploits, et Hermant l’assaut contre le château de Mansour. On s’efforça de consoler Doremus et Dodon qui faisaient triste mine parce que, sur ordre, ils n’avaient pu participer à l’équipée, ayant été chargés de garder, avec une poignée d’hommes, la résidence de l’ambassade.

Après le repas Erwin et Childebrand retinrent leurs collaborateurs immédiats pour un conseil. Le comte rappela dans quelles circonstances l’ambassade avait pu rentrer en possession du sabre merveilleux ; sans doute se proposait-il moins de faire le point que d’effacer le souvenir du différend qui l’avait opposé assez vivement à son ami. Celui-ci répondit à ces paroles d’apaisement par un sourire confiant.

— Sommes-nous pour autant sortis d’affaire ? poursuivit Childebrand. Si l’enjeu des luttes auxquelles se livrent ici les factions n’est autre que le pouvoir suprême, alors rien ne sera réglé avant leur dénouement. Alors seulement nous saurons qui sera sur le sarir, sur ce trône vraiment très convoité.

— Pourquoi pas le chambellan ? dit le frère Antoine. N’a-t-on pas affirmé que Moussa avait monté l’expédition de Palmyre sur son ordre ? N’a-t-il pas été acclamé par des émeutiers ? Est-il exclu qu’Omar, ce chef d’assassins, et même Mansour aient été payés par lui ? Est-ce inconcevable ?

— Inconcevable ? Certainement pas ! Mais avéré, pas davantage, répliqua Timothée. Quelle preuve en avons-nous ?

— Les hommes de l’ombre qui ont le bras long sont souvent les plus dangereux.

— Pour autant, cela ne fait pas du hadjib un conspirateur. Tandis que le vizir !… La puissance qu’il a acquise – il suffit de voir l’activité qui règne dans son palais – peut l’inciter à convoiter le pouvoir, tout le pouvoir !

— Le vizirat ? Voilà qui est vite dit, objecta Doremus. De qui veux-tu parler ? Peut-on affirmer que Yahya et chacun de ses fils jouent le même jeu ?

— Al Fadl, tel que nous l’avons vu, ne paraît pas disposé à céder la moindre parcelle de son pouvoir… au contraire, estima Childebrand.

— Quant à Djafar, plaça Érard, selon certains ragots, il aurait des mérites à faire valoir, ceux d’un excellent juriste, mais d’autres plus singuliers en vérité. Il passe pour fort ambitieux.

— Reste que ce triumvizirat (7) dispose d’un avantage de poids, à savoir cette tutelle qu’il a réussi à conserver contre vents et marées et qui lui permet de surveiller les deux fils de Haroun al-Rachid, successeurs désignés du calife, rappela Timothée.

— Peuvent-ils les surveiller vraiment ? objecta Doremus. De l’aîné, Mohammed al-Amin, l’héritier actuel du sarir, nous n’avons jamais entendu parler. Cependant, si je me réfère à une réflexion de frère Antoine, je dirai que cet effacement ne signifie pas renoncement. Quant à Mamoun…

— Le fils de la Persane, il faut le dire, nous est apparu comme un homme avenant, très mûr pour son âge et réfléchi, nota Childebrand. Rien d’un conspirateur !

— Si tous les conspirateurs avaient un air et des allures de conspirateurs, comme il serait facile de les percer à jour ! souligna Erwin. Mais peut-être n’avons-nous pas établi la liste complète des suspects. Que dire du grand cadi qui possède en matière de justice des pouvoirs si étendus ? Que dire du préfet de police ou de tel chef d’armée ? Pourquoi un des innombrables descendants du Prophète ne comploterait-il pas dans l’ombre ? A moins que des sectateurs chiites* n’aient tramé une conspiration. Enfin, bien que Masrour paraisse tout acquis à notre cause et soit intervenu de manière décisive en notre faveur, mettrions-nous la main dans des braises ardentes pour cautionner sa fidélité, celle qu’il doit au calife ?

— Masrour, qui nous a sauvés, Timothée et moi-même ? se récria le frère Antoine.

— Les intrigues de cour passent parfois par d’étranges détours.

— N’est-ce pas trop de méfiance ? murmura le comte.

— Peut-être, concéda le Saxon. Mais, à tout envisager, on risque moins d’être surpris par l’événement. Encore que…

Erwin passa sa main droite sur son visage, comme souvent quand il réfléchissait.

 

Le lendemain, Yakout se présenta à la résidence des Francs porteur d’un message de Masrour. Le comte Childebrand et l’abbé Erwin, assistés par Timothée pour la traduction, étaient invités à se rendre à la Madinat al-salam pour une concertation « de la plus grande importance ».

— Si cela vous agrée, ajouta l’eunuque, je vous conduirai moi-même jusqu’au lieu de cette réunion. Comme les événements exigent que la situation soit examinée et des décisions prises sans retard, tous les participants s’y rendront avant la fin de la matinée. Je suis à vos ordres.

Après une courte délibération, les missi décidèrent d’accepter cette invitation.

— Au point où nous voici, dit Childebrand, nous sommes bel et bien impliqués dans l’imbroglio de leurs luttes intestines. Alors, impliqués pour impliqués, autant en avoir les avantages : allons donc voir cela de plus près !

La délégation franque partit immédiatement pour la « ville ronde » et en franchit l’entrée sans difficulté grâce à la présence de Yakout et à ses laissez-passer. Le gai soleil d’un matin d’hiver faisait luire les mosaïques des murs et les toitures des édifices, se réfléchissait dans les bassins, incrustait des perles d’or dans les cascades et les jets d’eau, des touches colorées dans les buissons et les frondaisons des arbres, accentuant l’illusion d’un monde paradisiaque.

— Je comprends, murmura le Grec, qu’on s’entre-tue pour être maître de cet Éden.

Les quatre hommes chevauchèrent jusqu’à l’imposant palais du calife. Ils en firent le tour et s’arrêtèrent devant une entrée secondaire qui était gardée par des vigiles portant la tenue des serviteurs du souverain. Yakout descendit de cheval pour communiquer le mot de passe. Puis il fit signe aux Francs de descendre de leurs montures dont des palefreniers prirent soin immédiatement. Toujours guidés par l’eunuque, les ambassadeurs et leur assistant parcoururent un long couloir qui menait à une salle de modestes dimensions sur le seuil de laquelle ils furent accueillis par Masrour.

— Puisque vous avez accepté de venir jusqu’à nous, pour ainsi dire à visage découvert, leur dit-il, il est juste que vous sachiez avec qui vous vous trouvez. Tous ceux qui sont ici sont des serviteurs dévoués de notre sublime calife Haroun al-Rachid, prêts à donner leur vie pour lui.

Il désigna un homme courbé par l’âge, au visage sillonné de rides profondes et éclairé par deux yeux perçants.

— Celui que vous voyez là, Tabit ben Mousa, a servi le père de notre souverain, précisa Masrour, et, depuis le début, notre bien-aimé « prince des croyants » avec compétence et abnégation. A son côté se trouve Djibril, médecin et confident de notre merveilleux souverain qui lui accorde toute sa confiance. Voici Abou Salih et Ibn Sahak qui figurent parmi les conseillers les plus écoutés, et enfin Ibrahim ben al-Mahdi que vous verrez toujours auprès du sarir…

— Si nous arrivons jusque-là, plaça Childebrand.

— Hussein et Rachid, qui se tiennent près de la porte, appartiennent à mes services et sont attachés à ma personne. Ils vont veiller sur la tranquillité de notre réunion. Ils sont aussi courageux que prudents, aussi discrets qu’efficaces.

Après les salutations d’usage, chacun ayant pris place près d’une table basse sur laquelle avaient été disposés des mets et des boissons, Masrour ouvrit la discussion en brossant un tableau plutôt sombre de la situation à Bagdad.

Répondant à une observation d’Erwin, il confirma :

— En votre présence, nous n’aborderons évidemment que les aspects de cette situation qui sont en rapport direct avec votre mission. Cependant…

Il sourit.

— … cela nous conduit quand même assez loin. Peut-on éviter, par exemple, de répondre aux questions suivantes : quel rôle a joué exactement Mansour ben Ziyad, pour quoi ou pour qui, ou qui se tient derrière lui ?

— Dès lors que nous avons retrouvé le présent destiné à votre glorieux calife, les réponses à de telles questions présentent-elles encore de l’intérêt ?

— Elles en présentent car il ne vous suffit pas d’avoir récupéré ce cadeau royal pour assurer le succès de votre mission, lequel dépend de l’issue de la crise.

— Ce n’est pas une raison pour s’en mêler, objecta Erwin.

— Sans doute pas, mais pour s’en inquiéter ! Et rien de ce qui concerne Mansour ben Ziyad ne peut vous laisser indifférents. Encore moins ce qu’il peut nous révéler. D’ailleurs, vous ne vous en désintéressez nullement, n’est-ce pas ?

Sans répondre, le Saxon prit un air qui exprimait une vive attention.

— Donc ce Mansour que nous avons placé sous bonne garde est, en vérité, un singulier personnage… enchaîna Masrour.

— On nous l’a déjà dit, ponctua Childebrand.

— Incontestablement doué, habile, et courageux, il a accédé rapidement à des fonctions importantes dont, dans l’armée, celle d’intendant général. Cette ascension rapide l’a grisé…

— Il n’y a rien là que de très ordinaire, hélas !

— Ce qui l’est moins est la suite. Ses hautes responsabilités lui permirent de découvrir des secrets redoutables : turpitudes diverses, délits, méfaits, voire forfaits commis par tel ou tel. Bien loin de saisir la justice du grand cadi, voire directement notre sublime prince, il s’en servit pour lui-même. En menaçant les coupables de dévoiler ce qu’il savait, il obtint pour prix de son silence des sommes qui étaient, si je puis dire, à proportion de leurs fautes.

— Voilà une très grave accusation. Es-tu sûr de ce que tu avances ? demanda le comte.

— Certain ! Sur un tel sujet, on ne peut se prononcer à la légère… Et je possède aussi les moyens d’obtenir des informations avérées. D’ailleurs, on finit par soupçonner l’usage que Mansour faisait de ses hautes fonctions. Il fut démis par notre souverain. Entre-temps, cependant, il était passé de l’utilisation de renseignements fortuits à une recherche organisée de toute indication dont il pourrait tirer de l’argent. Après qu’il eut été renvoyé, il en vécut. Il mit sur pied un réseau d’informateurs fouinant partout à la recherche d’infractions et de scandales. Il eut aussi à se pourvoir de moyens de défense importants en sa résidence comme à l’extérieur – Omar et sa bande en faisaient partie –, car ses procédés impitoyables ont dû, plus d’une fois, suggérer à ses victimes de se débarrasser de lui par le fer ou par le poison. En tout cas, il a pu continuer à mener grand train en un château bien situé et de vastes dimensions, donnant réception sur réception et entouré de courtisans.

— Si je t’ai bien compris, intervint Erwin, il vit, et largement, de ce qu’il sait et qu’il tait.

— Excellent ! Oui, c’est tout à fait cela !

Le Saxon caressa lentement son visage.

— Mais, dis-moi, n’est-il pas actuellement en possession d’un secret énorme et qui doit valoir une fortune : le ou les noms de celui ou de ceux qui ont placé obstacle sur obstacle en travers de notre route – ce qui n’est pas capital, sans doute – mais qui, par là, se dénoncent comme des conspirateurs – ce qui est, alors, d’une importance mortelle ?

— Sans nul doute !

— Et cela ne veut-il pas dire, énonça lentement Erwin, qu’il connaît celui qui se propose de chasser votre souverain, Haroun al-Rachid, du sarir pour prendre sa place ?

— Plaise à Allah qu’il n’en soit jamais ainsi ! Et pour cela il faut que Mansour nous livre son secret.

Un long silence suivit cette menace.

— Nous avons besoin non d’aveux, mais de la vérité, avança Tabit ben Mousa, le vieux serviteur du calife.

— Comment cela ? demanda Djibril, le médecin.

— Je pensais que la torture fournirait des aveux mais pas forcément la vérité.

Erwin applaudit.

— Voilà une réflexion qui me plaît, dit-il.

— Oui, mais elle ne nous avance guère, estima Abou Salih, autre conseiller du calife.

— Un instant, intervint le Saxon qui se tourna vers Masrour. Confirmes-tu que Mansour a tiré ses revenus des informations compromettantes qu’il taisait ?

— Assurément, je le confirme !

— Que se passera-t-il s’il est condamné à payer une très forte somme – les raisons ou prétextes pour cela ne doivent pas manquer –, une somme dépassant largement ce qu’il possède lui-même ? Que se passera-t-il si l’alternative est la suivante : la somme est versée et il a la vie sauve, elle ne l’est pas et il est mis à mort ?

— Il mettra tout en œuvre pour que cette somme soit versée, répondit Ibrahim ben al-Mahdi, intime du calife, avec un regard brillant.

— Ce qui signifie, plaça Tabit ben Mousa avec un petit rire féroce, qu’il menacera son ou ses commanditaires – c’est-à-dire très précisément ces conspirateurs que nous voulons démasquer – de tout révéler s’ils ne lui viennent pas en aide.

— Quand quelqu’un est au secret, il lui est difficile de menacer qui que ce soit, souligna Djibril.

— Y est-il seul ? s’enquit le Saxon.

— Non, en même temps que lui sont détenus dans une salle du palais – ce n’est pas une prison – son majordome et deux de ses plus fidèles serviteurs… précisa Masrour. Ainsi – t’ai-je bien suivi ? –, nous avons une solution sous la main.

— Toute décision vous appartient, énonça Erwin avec un léger sourire. Je tiens encore une fois à souligner que notre présence parmi vous n’avait qu’un seul objet : préparer l’audience que nous avons sollicitée.

— Bien entendu.

 

Deux jours après, la nouvelle se répandit dans Bagdad comme un incendie de forêt : Mansour, jugé pour prévarication, concussion, malversations et autres détournements de fonds, avait été condamné par Haroun al-Rachid lui-même à verser au trésor du calife une amende se montant à dix millions de dirhams, somme exorbitante ! A l’évidence, le condamné, quelle que fût son aisance, ne pouvait même pas en posséder le dixième. Or, selon les bruits qui couraient, s’il ne pouvait payer, il serait exécuté. On en déduisit qu’il était perdu.

Alors, tous ceux qui avaient été ses commensaux les plus gloutons, les invités les plus assidus à ses fêtes et débauches, ses flatteurs les plus serviles, se détournèrent de lui en un instant et se firent ses dénonciateurs les plus féroces. Alors surgirent cent accusations, les unes fondées, les autres pas, concernant les troublants mystères de son ascension, ses relations avec la pègre, l’origine de ses ressources, les fondements de son étrange puissance. Ceux qu’il avait rançonnés parce qu’ils avaient quelque chose à se reprocher tressaillirent de joie. Ils allaient en être débarrassés.

Masrour, lui, avait redoublé de précautions pour maintenir en vie ses prisonniers. Le très haut personnage qui menait le jeu contre Haroun al-Rachid n’avait sans doute pas tardé à comprendre de quelle arme Mansour disposait contre lui et de quelle manière il allait essayer de sauver sa vie. Un risque mortel. Pour empêcher que ne soit divulgué le fatal secret, il n’y avait qu’une riposte assurée : clore définitivement les lèvres de celui qui le détenait en le faisant assassiner. Le chef de la conspiration ne devait manquer ni d’alliés, ni de complices, ni de tueurs à gages, ni de moyens. Aussi Masrour fit-il renforcer la garde autour de la prison dorée où se trouvaient ses prisonniers, n’y employant que des eunuques de la maison du calife ou des gardes à la fidélité reconnue. Pour la même raison il fit goûter par son majordome et par ses valets tout ce qui était servi à Mansour. Ce qui entrait dans leur lieu de détention, fût-ce le plus petit objet, était contrôlé.

Ce luxe de précautions ne pouvait passer inaperçu car trop de gens les assuraient. Aussi s’étonna-t-on que le majordome, déjouant toute surveillance, parvienne à s’enfuir et à disparaître dans la ville. Cette énigme s’ajouta à toutes celles qui avaient alimenté les conversations depuis « l’affaire du manoir » de Moussa. On les commentait en hochant la tête : tout cela était de mauvais augure. L’inquiétude dans l’immense cité grandissait de jour en jour.

Alors vint cette nouvelle étonnante : une esclave d’une grande beauté, danseuse dont la grâce, la souplesse et la lascivité étaient fameuses, et qui se nommait Dananir, venait de vendre en secret un collier que lui avait offert le calife lui-même. Elle en avait reçu deux millions de dirhams ! Le négociant qui avait acheté cette merveille avait promis d’être discret, mais un commis avait tout révélé. On se perdit en suppositions. Que pouvait signifier une telle transaction ? Le bruit courut que les deux millions de dirhams avaient été mis à la disposition de Mansour pour l’aider à payer l’amende à laquelle le calife l’avait condamné. Mais qui avait pu obliger Dananir à se séparer d’une telle fortune pour secourir un homme perdu ?

L’émotion soulevée par cette affaire était à peine retombée qu’une information plus stupéfiante encore vint relancer les commentaires, discussions et polémiques sur un mode à la fois anxieux et passionné : l’amende – on le tenait de plusieurs sources – avait été payée en totalité ! Mansour était sauvé, et libre, mais il avait refusé de quitter le palais où il était sous la protection de la garde rapprochée du calife ! Ceux qui l’avaient enterré prématurément étaient aux cent coups. Les notables se consultaient fébrilement. Tout Bagdad était dans les rues et sur les places pour évaluer les conséquences de cet événement surprenant. On s’interrogeait moins sur le sort de Mansour qui laissait le peuple indifférent que sur le dénouement qui, de l’avis de tous, était imminent. Ce qui paraissait le plus incroyable était que Mansour eût refusé la liberté qu’on avait achetée pour lui, et à quel prix ! Ce n’était pourtant pas un personnage dépourvu de moyens de défense. Fallait-il que celui ou ceux qu’il redoutait fussent puissants pour qu’il réclamât le secours d’un souverain qui venait de le menacer de mort ! Fallait-il aussi que les secrets qu’il possédait fussent importants pour qu’il craignît pour sa vie !

Cependant les journées qui suivirent ne furent marquées par aucune péripétie remarquable. A défaut d’épiloguer sur du sensationnel, les vaticinateurs de carrefour et les stratèges de taverne en furent réduits à des controverses sur ce calme insolite ; les uns en déduisaient que la crise était terminée, d’autres que l’orage allait éclater.

Après l’entrevue de la Madinat al-salam, Erwin, devant la gravité de la situation, avait entrepris de recueillir lui-même des informations qui s’ajoutaient aux renseignements et rumeurs que les assistants rapportaient du souk, des bains et de la rue.

Dans la nuit du 1er safar de l’année 187 de l’hégire (8), Dodon, qui faisait une ronde, fut alerté par le poste de garde : un serviteur du palais venait d’arriver à bride abattue et, manifestement au comble de l’excitation, demandait à rencontrer d’urgence les ambassadeurs pour une communication de la plus extrême importance. Il indiqua au diacre qui ne le connaissait pas qu’il se nommait Yakout et qu’il venait de la part de Masrour. Il demandait qu’on fît diligence. Dodon prit sur lui de le conduire directement, accompagné par deux gardes, auprès de l’abbé saxon qui venait de regagner la résidence avec ce visage impassible et ce regard lointain, signes chez lui d’intenses réflexions. Erwin ordonna au diacre d’aller quérir son ami qui le rejoignit aussitôt. Yakout annonça alors aux missi, en s’y prenant à plusieurs reprises tant l’émotion faisait trembler sa voix :

— Sur ordre de notre redoutable prince, le tout-puissant calife Haroun al-Rachid – qu’Allah lui accorde mille fois mille vies –, Djafar a été arrêté tout à l’heure ! Son père, Yahya, et son frère Al Fadl sont recherchés. Je ne sais s’ils sont en fuite ou s’ils sont sur le point d’être capturés. On parle de certains de leurs partisans qui tenteraient de résister. De toute façon, ils devront rendre des comptes.

Puis, présentant ses excuses, le messager prit congé des missi, ajoutant :

— La nuit va être encore très longue.

Son départ fut suivi d’un long silence que rompit l’abbé saxon pour énoncer d’une voix lente :

— Il était donc écrit que notre sabre fatidique, jeté sur un des plateaux de la balance, déciderait du destin d’un empire…

— … et ferait tomber, sans doute, quelques têtes, ajouta Doremus mezza voce.

Alors, avec un air décidé, Childebrand lança :

— Quant à nous, état d’alerte ! Hermant, exécution !