CHAPITRE VII
Dès les premières lueurs du jour, la ville fut en proie à une agitation tumultueuse causée par les incertitudes, les craintes ou les espoirs des différentes factions. Des échauffourées avaient éclaté en plusieurs points, tandis que les mouvements de troupes s’intensifiaient aux abords des palais et résidences, des oratoires de quartier, dans les souks et sur les avenues et que la Madinat al-salam était parcourue par des patrouilles qui avaient reçu les consignes les plus strictes.
Puis toute la population descendit dans les rues pour une gigantesque foire aux rumeurs. Les assistants des missi commencèrent à rapporter à la résidence des bribes d’informations qui permirent d’esquisser un tableau des événements. La veille, donc, le calife avait convié Djafar et d’autres courtisans à une partie de chasse. Au retour, en fin d’après-midi, il avait regagné son palais, disant qu’il désirait passer la soirée avec ses femmes. Le fils du vizir, lui, se rendit chez son secrétaire Anas ben Abi Sayh dans la résidence duquel une fête avait été organisée en son honneur, avec la participation de Zakkar, chanteur très estimé. Le souverain, au dire de témoins, avait encouragé Djafar à se bien divertir et, par la suite, lui avait même fait parvenir des présents. Un peu avant la mi-nuit, alors que les réjouissances prenaient un tour plus licencieux, Masrour, à la tête d’une cinquantaine de gardes palatins armés jusqu’aux dents, avait fait irruption. Sans préambule, il avait annoncé à Djafar que le calife Haroun al-Rachid venait de prononcer contre lui une sentence de mort, immédiatement exécutoire.
A partir de là, les témoignages, tout en confirmant que le secrétaire de Djafar avait été condamné, lui aussi, à la peine capitale, différaient quelque peu quant au nombre et à l’identité des fidèles du vizir qui allaient subir le même sort. Il était avéré que ni Djafar ni aucun des siens n’avaient opposé la moindre résistance. Le fils du vizir avait affranchi ses esclaves et formulé ses dernières volontés. Puis il avait demandé à Masrour une faveur : être conduit auprès de Haroun al-Rachid pour un ultime entretien « afin de dissiper tout malentendu, si cela était encore possible ».
Des passants attardés avaient vu, peu après minuit, une troupe forte d’une dizaine de cavaliers quitter la demeure d’Anas ben Abi Sayh, pour se rendre, au grand galop, au palais où résidait le calife. Celui-ci aurait alors refusé de recevoir l’homme qui, jadis, avait été si longtemps son favori, soutenu dans cette attitude de fermeté par son conseiller Ibrahim ben al-Mahdi et par un certain Zarara auquel la rumeur publique prêtait des complaisances particulières. Djafar, après de vaines supplications, aurait été traîné jusqu’au bourreau, Yasir, qui avait étalé son tapis de cuir près d’un bosquet. On apprit plus tard, par des serviteurs qui en frémissaient encore, qu’au moment où Yasir avait présenté à Haroun al-Rachid la tête de Djafar, dégoulinante de sang, qu’il tenait par les cheveux, le calife, saisi d’horreur, n’avait pu en supporter la vue et avait détourné son regard en gémissant. Alors le souverain, par un cruel acte expiatoire – à moins que ce ne fût pour éliminer des témoins de la répression –, avait ordonné qu’on passât au fil de l’épée Yasir et tous ceux qui l’avaient assisté.
Quant au chanteur Zakkar, auquel le petit peuple de Bagdad vouait un culte, il avait disparu, soit qu’il eût péri, lui aussi, dans la tourmente, soit, plus vraisemblablement, qu’il ait pu s’enfuir et, grâce à des complicités, gagner une retraite sûre.
L’ampleur des opérations lancées contre la dynastie des vizirs, contre les Barmakides, apparut au fil des heures. Al Fadl avait été arrêté dans la nuit peu après son frère Djafar. Dans le même temps des troupes furent déployées autour du Ksar al-Fin. Masrour lui-même prit la tête du détachement qui pénétra dans le palais du vizir et n’y rencontra aucune résistance. Yahya était déjà au courant du sort tragique qui avait été réservé à son fils cadet. Il n’émit aucune protestation. Il demanda seulement, s’il devait être mis au secret, à être détenu dans les mêmes locaux que son fils aîné Al Fadl, ce qui lui fut accordé. Ceux qui rapportaient ces faits y puisaient l’occasion de réflexions inspirées par le Coran sur la fragilité des destinées humaines, la puissance des décrets divins et leur caractère imprévisible, puisque des hommes qui étaient la veille au faîte du pouvoir, régentant tout et tous avec superbe et faisant trembler Bagdad, pouvaient, en un instant, tomber de leur piédestal, être jetés en prison, être exécutés comme des criminels. « Oui, Allah seul est grand ! » C’en était fait, en tout cas, des Barmakides. Partout des émissaires du calife se présentaient pour saisir palais, châteaux, propriétés et tous autres biens qui leur avaient appartenu. Seuls quelques membres de cette famille qui avaient donné depuis longtemps des gages de fidélité au souverain, après avoir rompu avec le vizir, échappèrent à la répression.
Le soir, à la nuit tombée, un officier se présenta au portail de « l’hôtel des Firandj » avec une petite escorte de gardes palatins : Tahir ! Doremus, qui se trouvait là en inspection, l’accueillit chaleureusement et alla prévenir les missi qui ne s’attendaient pas à sa venue et en éprouvèrent un grand soulagement, car ils avaient craint qu’il ne figurât parmi les victimes de la remise en ordre en tant que collaborateur d’Al Fadl. Ils l’invitèrent à leur table en lui offrant de partager leur collation. Puis ils l’interrogèrent sur les circonstances qui lui avaient permis de se tirer d’affaire.
— Il est vrai, expliqua Tahir, que j’ai servi le fils du vizir pendant des années, et avec loyauté je puis le dire, bien que je me sois parfois interrogé sur la manière dont le vizirat conduisait les affaires du pays. C’est le pillage de notre convoi à Palmyre qui a commencé à jeter des doutes graves dans mon esprit. Pour monter cette expédition, son organisateur devait nécessairement savoir quel serait son importance, et, bien entendu, quel serait notre trajet. Il devait également être au courant de la manière dont les serviteurs seraient recrutés, et quels étaient ceux, à Bagdad, que l’on pouvait corrompre. Il devait avoir des raisons très fortes, autres qu’un simple désir de butin, pour s’emparer du présent destiné au calife. Voilà ce qui me sauta aux yeux ! Lorsqu’il apparut que Moussa avait pris en main la direction immédiate de cette expédition, j’ai pensé qu’il était un personnage trop petit pour en être l’inspirateur. Si j’ai insisté pour faire une incursion dans son manoir, ce fut non seulement pour tenter de reprendre ce qui vous avait été volé, mais aussi pour trouver la piste du véritable responsable. L’assassinat de Moussa ne m’étonna qu’à moitié : décidément, il en savait trop. Mais il prouva aussi que j’avais vu juste : il n’avait été qu’un exécutant. De qui ?
— En attendant, la piste était interrompue, souligna Timothée.
— Pas dans mon esprit ! Je dois vous dire que l’attribution de cette résidence provisoire où vous vous trouvez encore…
— … et fort à l’aise en définitive, estima le frère Antoine.
— … m’avait passablement intrigué : en admettant même que le chambellan eût décidé de faire obstacle à votre mission, quelle raison aurait-il eue de vous parquer là, loin de ses propres services de surveillance ? Cela, sur le moment, me parut d’autant plus étrange que j’avais cru reconnaître dans le soi-disant émissaire du hadjib quelqu’un que j’avais entr’aperçu dans l’entourage… d’Al Fadl… Mais ce qui acheva de m’alerter, ce fut l’émeute au cours de laquelle j’ai failli être tué. Un seul homme pouvait avoir lancé à mes trousses un sicaire dont tu m’as dit, frère Antoine, qu’il ne prenait aucune part aux désordres et était uniquement occupé à guetter le moment propice pour m’abattre : toujours Al Fadl ! Or, n’avais-je pas eu la naïveté de m’ouvrir à lui de ce qui me tourmentait ? Ne pouvait-il redouter, dès lors, que mes scrupules, mes interrogations, ne me mettent sur une piste dont il voulait me détourner à tout prix ?
— La sienne ? demanda Childebrand.
— Pas seulement… Tout cela finit par me convaincre que je n’étais plus en sécurité auprès de lui. A qui m’en ouvrir ? Je n’en vis qu’un pour m’entendre et me sauver : Masrour. C’était risqué, mais je n’avais pas le choix. Il accepta de me recevoir. Vous lui aviez, je crois, parlé de moi avec bienveillance…
— Plus que cela, en vérité !
— En tout cas, il m’écouta, me comprit, me crut et offrit de me faire entrer au service du calife, ce qui signifiait que je devenais l’un de ses adjoints.
— Lorsque nous nous sommes rendus auprès d’Al Fadl, il nous a dit qu’il t’avait affecté à des tâches nouvelles. C’était donc cela ?
— Ce jour-là, en fait, j’avais gagné, sans prévenir personne évidemment, une retraite que m’avait indiquée Masrour, en attendant de prendre mon service dans la garde rapprochée du calife.
Tahir se tourna vers Timothée et frère Antoine.
— Par la suite, j’ai donc eu l’honneur de participer à l’opération qui vous a délivrés. Pouvez-vous imaginer, amis, quelles furent ma fierté et ma joie de sauver celui à qui je devais la vie ?
— Oui, dit le moine avec un large sourire, puisque nous te la devons !
S’adressant alors à Erwin et à Childebrand, Tahir déclara avec gravité :
— A vous aussi, de quelque façon, je dois d’être encore de ce monde.
Le comte l’interrogea du regard.
— Sans votre ambassade, sans la mission qui me fut confiée auprès de vous et tout ce qui s’ensuivit, sans doute serais-je resté auprès d’Al Fadl comme l’un de ses plus proches collaborateurs. Alors, aurais-je survécu dans la tourmente ?
— Les desseins de Dieu sont impénétrables, fit traduire l’abbé saxon.
— Oui, c’était écrit (9), approuva le Sarrasin en écho.
— Cependant… intervint Erwin après un instant de réflexion, que des circonstances, liées à notre ambassade, t’aient conduit à une dérobade qui s’est révélée salutaire, puisque tu le dis… Mais tes propres réflexions n’auraient-elles pu t’amener à prendre tes distances ? N’as-tu pas reconnu qu’il t’était arrivé de t’interroger sur le gouvernement des « vizirs » ?
Tahir hésita un long moment avant de répondre :
— Cela n’est pas certain. C’est seulement à présent que je me rends compte de l’importance des griefs qui s’accumulaient contre eux et que je ne savais pas ou n’osais pas apercevoir, sinon sans mesurer vraiment tout ce qu’ils signifiaient quant à leur appétit de richesses et de puissance, quant à leurs ambitions.
— Au détriment du calife ?
— Oui, et me reviennent en mémoire cent faits qui le prouvent.
— Mais encore ?
— Les palais, châteaux, manoirs, propriétés lucratives, richesses et trésors sur lesquels Yahya et ses fils ont mis la main, les soins qu’ils prenaient de leurs domaines sans accorder la même attention à ceux que détenait encore le souverain. Ou encore ceci : il y a peu, le calife s’était trouvé tellement démuni qu’il avait été obligé de solliciter un emprunt auprès du vizir !
— Et cela ne t’avait pas autrement étonné ?
— On me l’avait présenté comme une précaution contre des dépenses excessives.
— Et tu l’as cru ?
— Il est vrai : j’étais aveugle. J’avais encore toute confiance en Al Fadl.
— Mais quant à leur soif de pouvoir ? poursuivit le Saxon.
— Là encore, les preuves ne manquent pas. J’étais bien placé pour me rendre compte que le Ksar al-Fin où résidaient Yahya et ses services était devenu le véritable siège du gouvernement. Haroun al-Rachid était de plus en plus confiné dans des occupations subalternes. On flattait son penchant pour le divertissement. On préparait pour lui des fêtes incessantes qui l’écartaient du pouvoir… et le ruinaient d’ailleurs. On lui offrait toutes les occasions de satisfaire ses penchants les moins avouables. Pendant ce temps, « les vizirs » prenaient les rênes en main et ils allaient dans leur orgueil jusqu’à faire battre monnaie d’or à leur effigie.
— Et, là encore, tu ne t’en es pas étonné ! s’exclama Childebrand.
Tahir baissa la tête.
— On avait fini par me persuader que Haroun al-Rachid n’avait de goût que pour les agréments de sa situation, pour les plaisirs qu’il pouvait s’offrir sans retenue, pour les jouissances les plus recherchées et les plus osées, tandis que l’exercice du pouvoir et ses servitudes lui étaient insupportables.
— Les mœurs de la cour permettaient-elles d’en juger ainsi ?
Sans répondre, le Sarrasin poursuivit :
— Dans de telles conditions, le fait que Yahya et ses fils assumaient des pouvoirs de plus en plus nombreux, importants et étendus pouvait apparaître comme une conséquence des carences et faiblesses du califat, comme une sauvegarde nécessaire, comme un dévouement !
— Cependant que, peu à peu, le vizir s’apprêtait à supplanter Haroun al-Rachid ?
— J’aurais dû le comprendre.
— Le coup d’État qu’il préparait était-il imminent ? demanda Erwin.
— Je ne m’en suis inquiété qu’au dernier moment.
— De sorte que la remise en ordre décidée par le calife, et exécutée sous la direction de Masrour, n’a fait que devancer le coup de force qui aurait permis à Yahya de couronner des années de patients efforts pour s’emparer du pouvoir suprême.
Le Saxon se redressa sur son siège et se caressa lentement le menton, laissant voir une certaine perplexité.
— Voici donc bien longtemps que le vizir et ses deux fils ont commencé leur marche d’approche, accumulant les avantages, renforçant de mois en mois leurs positions, sapant méthodiquement le pouvoir du calife. Alors, pourquoi celui-ci a-t-il atermoyé ?
— Je comprends à présent, dit Tahir, que Haroun al-Rachid aurait dû être sur ses gardes et prendre les devants aussitôt que possible. Mais peut-être se sentait-il trop peu ou trop mal soutenu. Craignait-il, en s’en prenant au vizir qui continuait malgré tout à le ménager, de frayer la voie à des ambitions encore plus dangereuses ? N’a-t-il pas voulu se donner encore un peu de temps ? Peut-être en effet a-t-il attendu un moment favorable, une occasion lui assurant le soutien de tous ceux que menaçait l’ascension de Yahya, d’Al Fadl et de Djafar.
— Et cette occasion ?
— Je la mets en rapport avec l’affaire de Mansour ben Ziyad, donc, indirectement, avec les péripéties de votre mission, mais je n’en sais pas davantage.
— Je vois, dit Erwin. Un mot encore sur ce triumvizirat : pourquoi Haroun al-Rachid a-t-il ordonné que Djafar fût exécuté dans l’heure, sauvagement, au coin d’un bosquet, comme une bête, pourquoi a-t-il exigé que sa tête lui fût apportée, même s’il ne put en soutenir la vue, pourquoi a-t-il pu donner l’impression qu’en lui la passion parlait aussi haut que l’intérêt, le désir de vengeance plus fort que la raison d’État ?
— La vengeance, oui… murmura Tahir qui ajouta quelques mots à l’intention de Timothée.
— Il ne souhaite pas s’exprimer davantage à ce sujet, indiqua celui-ci. Il doit maintenant rejoindre son poste.
Après que les deux ambassadeurs se furent à nouveau félicités de le voir sauf et l’eurent remercié pour son dévouement en l’assurant de leur amitié, le Sarrasin forma des vœux pour leur audience avec le calife et prit congé d’eux.
Quand il fut parti, le Grec revint sur ses réticences :
— Des rumeurs assez sordides n’ont cessé de circuler à Bagdad, et je comprends qu’il n’ait pas voulu les évoquer. Donc, au temps pas si lointain où Djafar était le favori de Haroun al-Rachid, et même un peu plus que cela, disent les mauvaises langues, il avait convaincu le calife de faire entrer sa sœur comme épouse dans son harem, en fait pour qu’elle surveille les intrigues qui s’y nouaient. Or celle-ci, que le souverain n’avait pas approchée, attendit un enfant ! La rupture entre al-Rachid et celui qu’il appelait « mon frère » daterait de ce scandale. Apparemment Djafar était parvenu à se disculper, mais le ver était dans le fruit.
— Oui, dit Erwin pensif, la vengeance sait attendre. Mais quoi ?
— L’occasion ! plaça Childebrand.
Pendant les deux journées qui suivirent, toutes les informations parvenant à « l’hôtel des Firandj » montrèrent un retour rapide à l’ordre et au calme. Les derniers partisans du vizir avaient été réduits au silence sans ménagements ; les émissaires de Haroun al-Rachid, et parmi eux ceux que Childebrand et Erwin avaient rencontrés lors du conseil de guerre auquel ils avaient participé, achevaient de prendre en main pour le compte du calife les édifices et biens de toute nature dont les Barmakides étaient dépouillés. On murmurait en ville que Yahya et Al Fadl avaient été soumis dans leur prison à des traitements cruels pour leur faire avouer où ils avaient caché des trésors. Mansour, lui, en raison sans doute de ses « révélations », avait été définitivement gracié, et, sans attendre, avait pris le large. Dans les diwans, tous ceux qui passaient pour des serviteurs zélés du vizirat avaient été destitués et remplacés par des amis du souverain ou soi-disant tels. Enfin, d’une manière symbolique et atroce, la tête de Djafar fut exposée à la porte sud de la Madinat al-salam, une autre partie de son corps à la porte est, une autre encore à l’entrée nord !
— Les passions déçues sont impitoyables, dit Erwin à Doremus qui avait rapporté cette information macabre.
Les deux ambassadeurs avaient reçu rapidement un message de Masrour qui leur demandait « de bien vouloir honorer de leur présence une audience que leur proposait le chambellan afin de préparer celle, solennelle, que leur accordait, en toute bienveillance, le calife Haroun al-Rachid, souverain sublime, tout-puissant commandeur des croyants, terreur des mécréants et des traîtres, et fierté de l’univers ». L’invitation se terminait, moins pompeusement, par une protestation de fidèle amitié formulée de façon enjouée. Masrour savait manier l’hyperbole mais n’en était pas dupe.
Le chambellan avait transféré une grande partie de ses services dans le Ksar al-Fin dont Yahya avait été chassé. Erwin et Childebrand s’y rendirent, comme convenu, en fin de matinée. L’eunuque les attendait dans le grand vestibule. Il avait fait en sorte qu’ils se présentent à l’avance de manière qu’il puisse s’entretenir avec eux avant l’audience. Les trois hommes, assistés par Timothée, se retirèrent dans une salle où ils pourraient converser en toute discrétion.
Dès qu’ils eurent pris place, Masrour déclara avec un soupir de soulagement :
— Enfin nous voici sortis d’affaire. Mais, par Allah, il était temps, grand temps ! Il secoua la tête avec un air convaincu.
— En vérité, ce que nous avons découvert non seulement au Ksar al-Fin, mais aussi au palais de Djafar, sans parler de ce que nous ont révélé nos investigations dans les diwans et les garnisons ainsi que chez certains dignitaires, prouve que le coup d’État préparé par Yahya, ses fils et leurs sectateurs était sur le point d’être déclenché.
— C’est-à-dire ? demanda Childebrand.
— Dans les trois ou quatre jours, au plus ! Tout était prévu, et prêt : le dispositif général et les troupes chargées de l’opération, les personnalités à exécuter et celles qui les remplaceraient et jusqu’à la prison où seraient enfermés le calife Haroun al-Rachid, ainsi que ses fils Mohammed al-Amin et Mamoun, à moins qu’on ne prît prétexte d’une tentative de résistance pour les assassiner ! Oui, tout avait été prévu, y compris la nouvelle organisation des bureaux et la distribution de libéralités. Nous avons saisi à ce sujet plus de preuves que nécessaire. Il ne s’agissait donc pas seulement d’un changement de souverain mais d’une subversion !
— Mais comment les choses ont-elles pu en arriver là ?
— Les uns ont été aveugles et ceux qui savaient regarder ont eu affaire à des sourds. A vous que je connais pour être la discrétion même, je puis dire que notre prince n’a pas eu l’oreille très fine… Disons plutôt qu’il n’a pas voulu en croire ses oreilles. Ce n’est pas faute pourtant qu’on ait multiplié les mises en garde.
— Si je te comprends bien, le pire ennemi de Haroun al-Rachid était Haroun al-Rachid lui-même, souligna le Saxon.
Masrour approuva gravement.
— C’est exactement cela !
— Il a donc fallu des événements exceptionnels pour le tirer de cette sorte… d’enchantement.
— Oui, exceptionnels !
L’eunuque regarda successivement Childebrand et Erwin.
— Il me faut vous dire, affirma-t-il, que l’on vous doit beaucoup et à plus d’un titre.
— N’exagérons rien ! plaça le comte. Je veux bien que notre ambassade ait suscité, malgré elle, des péripéties révélatrices mais enfin…
— Croyez-moi, et je pèse mes mots, sans votre mission et ce qui s’ensuivit, les choses ici auraient pu tourner tout autrement. D’abord, elle a fait paraître au grand jour dans quels périls nous avaient jetés ceux qui croyaient en une paix durable avec Constantinople, c’est-à-dire, quoiqu’ils s’en soient défendus, « les vizirs » eux-mêmes, au moment où Nicéphore s’apprêtait à y prendre le pouvoir et se préparait à la guerre. Elle a montré jusqu’où pouvait aller l’outrecuidance des ennemis du calife qui cherchaient à l’isoler à tout prix. Et puis il y a eu l’affaire Mansour… Tout s’est déclenché, en somme, à partir de votre enquête et de cette obstination que vous avez mise à suivre la piste de ceux qui avaient pillé votre convoi. Les drames mêmes qui ont jalonné vos investigations ont fini par se révéler bénéfiques. Je peux le dire maintenant puisque vous êtes saufs, ce fut une chance que le frère Antoine et toi-même, Timothée, vous ayez été capturés lors de votre incursion dans le domaine de Mansour.
— Une chance dont nous nous serions quand même passés volontiers, fit observer le Grec.
— Bien entendu. Mais j’avais pris certaines précautions.
— Tu veux parler de Yakout et de ses aides ?
— Entre autres.
— Elles n’ont pas empêché mon ami d’affronter, armé d’un simple glaive, un colosse maniant un sabre ! Et s’il n’avait pas été un prodigieux combattant…
— … doublé, m’a-t-on dit, d’un excellent comédien… Oui, je le sais… Crois-moi, si je te dis que cela m’a affligé. Mais enfin, grâce à Dieu…
— … et aussi à Yakout.
— … nous avons pu intervenir à temps avec, comme premier résultat bénéfique, l’arrestation de Mansour. Je dois avouer que je ne vis pas d’abord comment en tirer le meilleur parti. Il a fallu notre conseil de guerre et les lumières d’un certain abbé franc…
— Abbé saxon, s’il te plaît, rectifia Erwin.
— … pour parvenir à une solution satisfaisante en tout point et qui a été appliquée à la lettre. A la base donc, cette amende se montant à dix millions de dirhams et que Mansour était évidemment incapable d’acquitter. Comme prévu, on lui mit le marché en main : payer ou mourir. Au comble de l’angoisse, il pensa, toujours comme prévu, à recourir à son procédé habituel : monnayer son silence. Il en avait appris beaucoup sur la « conspiration des vizirs » et, en particulier, sur les agissements de Djafar qui ne rêvait que sang et vengeance. Mais qui pourrait faire savoir à ce dernier que Mansour, faute que l’amende soit versée, avait résolu de confesser, avant d’être mis à mort, tout ce qu’il savait ? L’évasion de son majordome que nous avions soigneusement préparée se révéla providentielle.
Il salua les missi.
— Encore une suggestion précieuse ! L’homme se rendit par des chemins détournés, avec des précautions dérisoires, au palais de Djafar. Comment se déroula l’entrevue ? Elle fut orageuse sans doute. Il est certain que le fils du vizir en conçut les plus vives inquiétudes. Il est certain aussi que Yahya, Al Fadl et Djafar se résignèrent à payer. Ils firent flèche de tout bois pour réunir les dix millions de dirhams qui étaient réclamés à Mansour. La somme fut mise à la disposition de celui-ci avec un luxe de précautions qui ne trompa personne. On connut aisément sa provenance. Alors, sachant de quelles menaces elle était le fruit, nous eûmes la certitude que le clan du vizir allait précipiter les événements. Nous détenions la preuve du complot et nous en mesurâmes l’étendue. Nous pûmes convaincre notre prince qu’il y avait péril en la demeure et qu’il fallait passer à l’action sans tarder.
— Une question se pose cependant, dit Erwin. Qu’est-ce qui empêchait Mansour, une fois sa rançon payée, de dénoncer la conspiration ?
— Si Djafar l’a soldée quand même, c’est sans doute qu’il a jugé Mansour trop compromis pour se désigner lui-même comme conspirateur. Mais les choses ne se sont pas passées comme l’avait prévu le fils du vizir. Nous avions annoncé à Mansour qu’il pouvait disposer de sa liberté. Il se rendit compte qu’il serait exécuté dès qu’il aurait fait quelques pas hors de notre protection. D’ailleurs, au palais même, nous avions déjoué deux tentatives d’assassinat. Nous comprîmes qu’il n’avait qu’une sauvegarde : dénoncer ses éventuels meurtriers, c’est-à-dire les conspirateurs. Qu’est-ce qui l’en empêchait ? Précisément la crainte d’être jugé comme comploteur et condamné pour ce motif à la peine capitale ? Nous le transportâmes en un lieu sûr et nous lui donnâmes la garantie que, quoi qu’il nous eût révélé, il serait libre, sauf et même rétribué… pour ses indiscrétions. Qu’il parle ou bien il serait offert aux coups des tueurs qui le guettaient ! Il confessa tout : le complot, son organisation, les raisons pour lesquelles Djafar avait conçu et mis en œuvre le pillage de votre convoi, les ordres que lui-même en avait reçus, le rôle de Moussa ibn Ahmed, tout, oui, tout ce que nous avions besoin de savoir. Alors nous pûmes passer à l’offensive. J’étais prêt, nous étions prêts. Nous n’attendions plus que l’ordre de Haroun al-Rachid. Il se décida à nous le donner. Le reste, je pense, vous est connu.
Erwin réfléchit un long moment, pesant et soupesant ce qu’il venait d’entendre.
— Dans toute cette affaire, dit-il, Djafar a donc joué un rôle beaucoup plus important qu’il n’y paraissait.
— Oui, confirma Masrour, notamment quant à l’expédition de Palmyre que Yahya avait, dit-on, approuvée sans enthousiasme tandis qu’Al Fadl y était tout à fait réticent. Il craignait qu’elle n’entraînât des complications. Mais Djafar insista pour ajouter ce rouage à la machination qui devait renverser le calife, du moins selon ce que nous en a dit Mansour.
Nouvelle méditation du Saxon.
— Voyons, voyons, reprit-il. Djafar, qui ne voulait pas apparaître, remet l’affaire à Mansour qui, lui, en confie l’exécution à Moussa… C’est bien cela ?
— A l’évidence.
— Celui-ci, donc, revient à Bagdad avec notre précieux présent. Et, plus tard, on le retrouve dans la cache de la « chambre des étreintes ». Comment a-t-il pu arriver là ?
— Tout porte à croire, indiqua Masrour, qu’il a été repris dans le manoir de Moussa par Omar al-Habi au cours de son incursion meurtrière, et confié à Mansour en attendant les instructions de Djafar.
Erwin regarda le confident du calife avec un léger sourire au coin des lèvres.
— Ami, dit-il doucement, cela n’a pas pu se passer ainsi. Je te l’assure : cela ne tient pas. Je veux bien que Djafar, en nous privant de nos accréditations et du cadeau destiné à votre souverain, ait voulu nous placer dans une situation délicate.
— N’y est-il pas parvenu, en effet ?
— Certes ! Mais, plus j’y réfléchis, moins je crois que c’était là son objectif principal. Depuis le début on s’est ingénié à nous faire croire que le chambellan était notre ennemi, et cela parce qu’il complotait contre le calife. Le sabre merveilleux a été volé pour être utilisé de manière à le confondre, voilà ma conviction ! Après l’y avoir placé, on l’aurait fait découvrir dans un endroit et d’une manière qui auraient fait peser sur lui les plus graves accusations : organisation d’un pillage sanglant, opposition acharnée à une mission diplomatique ayant l’agrément du souverain, menées subversives… Ces accusations devaient s’ajouter à toutes celles qu’on s’efforçait d’accréditer. Il s’agissait, en l’accablant, de détourner les soupçons du calife, pour ainsi donner les meilleures chances à la conspiration. Tel était le plan de Djafar. N’est-ce pas ?
— Oui… oui… cela n’est pas exclu, concéda Masrour.
— Cependant, vois-tu, ni Djafar ni Mansour d’ailleurs n’étaient hommes à laisser une part à l’improvisation dans une machination aussi délicate. Ce qui veut dire qu’avant même que notre présent eût été volé à Palmyre, ils savaient où il devait être placé pour faire accuser le chambellan.
Nouveau regard ironique du Saxon.
— Et il y fut déposé ! énonça-t-il.
— Comment cela ? s’exclama Masrour.
— Oui, il y fut déposé ! Et tu le sais bien ! On n’allait pas laisser un objet aussi précieux, et important, dans un édifice ouvert à tous les vents et aussi mal gardé que le manoir de Moussa. Et en attendant quoi, je te le demande ! L’expédition d’Omar al-Habi et de sa bande n’a pas eu pour objet de récupérer le fatal cadeau, mais uniquement d’éliminer quelqu’un qui en savait trop ! Je te le répète : dès qu’il avait été apporté à Bagdad, l’objet qui nous avait été dérobé avait été placé là où il était prévu qu’il le serait, là où il le fallait pour confondre le chambellan. Mais voilà…
Le Saxon souligna son propos d’un geste de la main.
— Il a été découvert par ses services, à moins qu’il ne l’ait été par les tiens, directement. Peut-être avais-tu placé Moussa et Omar sous surveillance. Même si c’était le cas, tu ne me le dirais pas, n’est-ce pas ?
L’eunuque hocha la tête sans répondre.
— C’est la suite qui est passionnante. Une fois en possession de l’objet, tu as pensé à l’utiliser de manière logique. Il ne faisait pas de doute qu’on avait voulu s’en servir pour compromettre le chambellan. Tu envisageas naturellement une destination semblable, mais, cette fois-ci, pour faire accuser celui qui, après tout, était bien responsable, fût-ce sur ordre, du pillage de Palmyre et de sa suite… Pas de commentaire ? Je puis continuer ? Fut-ce par les soins de Yakout ou autrement ? En tout cas, le sabre fut déposé dans la cache de la « chambre des étreintes ». Ce qui m’en convainc, c’est que Mansour n’aurait jamais songé à dissimuler un tel objet dans un endroit aussi compromettant : au cœur de ses appartements ! La surprise qu’il a montrée, m’a-t-on dit, en le découvrant en un tel lieu, n’était pas feinte, ni son désarroi, car il comprit tout de suite d’où venait le coup et ce que cela impliquerait. Mais tel était pris qui croyait prendre. Il était tombé dans le piège préparé pour un autre. Et surtout il était tombé sur plus rusé que lui.
Le Saxon prit son temps avant de conclure :
— Toi, mon ami !
— Moi ?
L’eunuque prit un air indigné.
— Comment peux-tu dire cela ?
— Je n’ai même pas eu besoin d’interroger Yakout pour en être certain.
— De toute façon… commença Masrour.
— Il ne m’aurait rien avoué ? compléta Erwin.
Le collaborateur du calife fit quelques pas de long en large.
— Eh bien, soit ! dit-il. Mais tu m’as justifié toi-même : je n’ai fait qu’utiliser un stratagème dirigé contre le calife pour sauver Haroun al-Rachid. Car tel était l’enjeu. Et tu aurais quelque difficulté à me reprocher ma façon d’agir…
— Je ne t’ai rien reproché du tout !
— … car non seulement vous aviez intérêt à ce que notre actuel souverain fût sauvé, mais encore vous le souhaitiez… et tu m’y as aidé ! Oui, tu m’as aidé ! Et je dois dire qu’en matière de ruse et de subtilité, tu n’as vraiment rien à m’envier. Les déductions dont tu viens de faire état, tu les avais déjà tirées de tes observations quand vous êtes venus à notre conseil secret, délibération décisive s’il en fut. Ne me dis pas le contraire ! Tu n’en as rien dévoilé, me semble-t-il. Bien plus, au détour d’une phrase, en te défendant de t’immiscer dans des affaires qui n’étaient pas les vôtres, tu as suggéré une stratégie qui allait déclencher notre contre-offensive. Dois-je la rappeler ?
— Quelques observations, sans plus ! avança Erwin.
— Des observations ? Appelle cela comme tu voudras ! Mais elles furent, en tout cas, décisives… D’ailleurs, je serais bien ingrat si je t’en faisais reproche.
— Toi non, mais… Le calife a-t-il été mis au courant du rôle que notre ambassade a joué ?
— Je le crois.
— Et moi, je le crains… dit Erwin. Car les souverains tiennent à ne dépendre que d’eux-mêmes. En outre, pour des ambassadeurs, n’avons-nous pas outrepassé nos devoirs et nos droits, même si ce fut malgré nous, même si l’événement a donné des résultats heureux ? En exagérant nos mérites, nos laudateurs nous rendraient le pire des services.
— Des mérites valent mieux que des torts.
— Peut-être… apprécia le Saxon, songeur.
A cet instant un officier entra pour annoncer avec solennité que « les très honorables et illustres ambassadeurs du basileus des Firandj » pouvaient se présenter à l’audience du chambellan.
— « Très honorables et illustres », releva Masrour, cela me semble rassurant. Vous voici en vue du sarir.
— Oui, mais c’est au pied du trône que tout se joue.
Le chambellan avait annoncé aux ambassadeurs de l’empereur Charles que le calife les recevrait dans cinq jours, c’est-à-dire le dimanche suivant, en audience solennelle. Pour ce dignitaire, un délai aussi court et le choix d’un tel jour constituaient une faveur remarquable.
Les missi délibérèrent longuement, avec leurs assistants, sur la manière dont ils devaient se présenter. Ils estimèrent qu’il serait vain de vouloir rivaliser avec les dignitaires sarrasins quant à l’apparat des costumes. Ils savaient que plus d’un haut personnage de la cour abbasside s’était ruiné en soutenant son rang vestimentaire tandis que d’autres ne devaient le leur qu’à la générosité du calife qui leur avait offert parures et brocarts. A l’instar de notables turcs, persans ou indiens qui avaient conservé la mise de leur origine, ils décidèrent de revêtir les tenues propres aux Francs, sans chercher à en atténuer la rude simplicité. A tout le moins ils se distingueraient ainsi des courtisans. Childebrand, Hermant et Sauvat, lequel était chargé de porter l’enseigne des missi, adoptèrent une vêture qui rappelait celle des guerriers francs, et à laquelle il manquait évidemment casque, broigne, écu et épées. Mais leur stature, dans ce costume austère, était impressionnante. Doremus, se souvenant qu’il avait été moine, le frère Antoine, le diacre Dodon et Érard choisirent la tunique et la coiffure des clercs palatins. Erwin endossa l’habit des abbés saxons avec une longue robe de couleur sombre, serrée par une ceinture de cuir sans ornement, et le bonnet irlandais. Quant à Timothée, sans rien renier de sa discrète élégance, il élimina de son vêtement tout ce qui pouvait rappeler Byzance.
Au jour fixé, au début de l’après-midi, un officier, magnifiquement enturbanné et escorté par six gardes montés sur des coursiers dont les seuls harnais valaient une fortune, se présenta au portail de « l’hôtel des Firandj ». Les ambassadeurs furent conviés à se rendre au palais du calife pour l’audience solennelle. Le cortège se mit en route entre deux haies de spectateurs qui commentaient bruyamment, et plutôt avec bienveillance semblait-il, le passage des hôtes de leur souverain. Ils savaient maintenant de qui il s’agissait ; la rumeur publique leur avait appris sans doute où ils se rendaient.
Les ambassadeurs et leur escorte pénétrèrent dans la « ville ronde » par l’entrée monumentale réservée aux dignitaires et au calife lui-même. Après en avoir franchi la triple enceinte, ils arrivèrent aux écuries où étaient logés des centaines de chevaux avec, dans chaque stalle, leur harnachement auprès duquel celui des montures des Francs avait piètre allure.
Childebrand, Erwin et leurs assistants mirent pied à terre et furent pris en charge par des gardes, aidés par des serviteurs et des eunuques, qui leur firent traverser des palmeraies, des vergers et des orangeraies avant de gagner un palais où étaient exposées des prises de guerre. Chaque salle était réservée à une catégorie de trophées : casques, armures, boucliers, épées et sabres, fanions et étendards… Leur abondance disait la gloire de l’Islam et l’étendue de ses conquêtes. Après avoir parcouru un bâtiment de vastes dimensions empli de machines telles que catapultes, balistes ou onagres, les Francs furent guidés à travers un nouveau jardin qui présentait un paysage aquatique avec ruisseaux et cascades, lac et îles, vers un magasin où étaient entreposés par centaines des tapis de laine ou de soie, décorés de toutes les façons, des tentures, des coussins brodés, des rideaux dont certains étaient faits d’un voile si fin que la lumière les traversait à flots en jouant avec les broderies…
Ce fut ensuite une ménagerie avec, dans un enclos, des éléphants, des girafes, des zèbres et des gnous, ainsi que, derrière des cloisons, des fauves dont certains étaient dressés pour la chasse. Puis, après la fauconnerie, les invités du calife arrivèrent jusqu’à un édifice décoré de mosaïques artistement posées et qui contenait des merveilles : vases, urnes, vaisselle d’or et d’argent, bijoux, pierres précieuses, dinars à pleines coupes… Les missi reconnurent quelques pièces d’orfèvrerie qu’ils avaient aperçues au Ksar al-Fin et qui avaient été transportées dans cette résidence du calife.
Le cortège fit un détour par la bibliothèque qui comportait deux douzaines de salles, chacune étant consacrée à un type de manuscrit. Plusieurs étaient réservées aux Corans ; certains étaient ouverts en permanence à une page remarquable, soit en raison de sa signification sacrée, soit pour sa calligraphie et son illustration. Erwin aperçut dans des vitrines des textes grecs et latins, études, commentaires, gloses ou paraphrases mystiques, dus à des pères des premiers siècles du christianisme, ou traités et études de philosophes grecs, tous textes dont on soupçonnait en Occident l’importance, sans avoir eu l’avantage et la joie d’en prendre connaissance.
— Voici, dit l’abbé saxon à Childebrand en lui montrant ce savoir accumulé, le véritable fondement de la puissance, qui commence avec l’esprit. Je donnerais tout cet or que nous venons de voir pour quelques-uns de ces ouvrages. Et je confesse qu’à défaut de posséder l’or, ici je me ferais aisément voleur.
Le chambellan, en grande tenue, attendait les ambassadeurs francs et leurs assistants à l’entrée de l’enfilade de pièces qui débouchait sur la salle d’audience et qui comportait d’abord une vaste antichambre. C’est là que les missi et leurs assistants furent priés d’attendre le bon vouloir du calife. Une telle station faisait partie de la cérémonie. Plus courte elle serait, plus remarquables, et remarqués, seraient les égards du souverain. Elle dura plus de deux heures.
— Je vous en avais prévenus, dit le Saxon à ses amis. L’ingratitude est le premier devoir des princes.
Le chambellan profita de ce délai pour renouveler ses recommandations quant à la manière de progresser vers le sarir en se prosternant à plusieurs reprises pour rendre hommage au calife et quant à l’attitude à adopter devant lui. Enfin un eunuque s’approcha du hadjib pour annoncer d’une voix criarde, avec emphase, que les ambassadeurs pouvaient s’avancer.
Comme il s’agissait de la deuxième audience solennelle depuis la « reprise en main », tout ce que la cour comptait de notables – on était aussi accouru des plus lointaines provinces – se pressait dans les pièces jalonnant le parcours, les uns pour faire valoir les mérites de leur fidélité, les autres pour tenter de faire oublier leurs errements. On devait trembler sous les brocarts.
La place de chacun, cependant, était fixée par des règles qui indiquaient la position qu’occupaient les dignitaires et grands commis dans la hiérarchie du pouvoir, même s’il pouvait arriver que le souverain autorisât ceux qu’il voulait distinguer à progresser de quelques rangs, voire d’une salle. L’ambition suprême était de parvenir le plus près possible du sarir. Les Francs marchaient lentement entre des rangées de personnages qui formaient comme un fleuve de soie, d’or et d’argent dans lequel miroitaient des pierres précieuses. Un expert pouvait sans doute déterminer la fonction et l’importance de chacun à la coupe des vêtements, à la qualité des étoffes, aux broderies, ornements et bijoux, à la hauteur et à la forme des turbans, certains atteignant des dimensions extravagantes.
La salle où avait été placé le sarir était vaste, claire, accueillante. Elle était surmontée d’un dôme par lequel pénétrait largement la lumière du ciel ; elle s’ouvrait d’un côté sur une serre où un sentier serpentait entre des bouquets d’arbres et des buissons de plantes odoriférantes, d’un autre côté sur une esplanade en pente douce, au milieu de laquelle cascadait un canal qui alimentait des bassins d’où jaillirent tout à coup cent jets d’eau dessinant des arabesques. Les Francs, qui n’avaient pu manquer de remarquer l’anxiété et la curiosité féroce des courtisans massés sur leur passage, ressentirent à y pénétrer une impression de soulagement et de bien-être.
A l’invitation du chambellan, ils marquèrent un temps d’arrêt. Seuls les plus hauts personnages de l’Empire abbasside et les conseillers les plus proches de Haroun al-Rachid avaient été admis à assister de près à l’audience. A voix très basse, le hadjib en nomma quelques-uns : le grand cadi ayant la haute main sur la justice, le nouveau préfet de police, le grand trésorier, un nouveau venu lui aussi, l’exilarque des communautés juives, des Hachimides portant le turban vert des descendants du Prophète. Comme, faveur remarquée, le hidjab, rideau séparant habituellement le souverain de ceux qu’il recevait, n’avait pas été tiré, les ambassadeurs reconnurent, non loin de lui, Mamoun à côté d’un homme à la mine sévère et qui était son frère Mohammed al-Amin, premier héritier, le serviteur fidèle Tabit ben Mousa, le confident très écouté Ibrahim ben al-Mahdi, le médecin Djibril, qui échangeait quelques mots avec le commandant en chef. Une place, vers laquelle les dignitaires jetaient des regards furtifs, avait été laissée ostensiblement vide : celle du vizir.
Dans un angle avait pris place Masrour à la tête d’une dizaine d’eunuques armés, dont Yakout, en garde rapprochée, renforcée par Tahir et quatre archers. Dans l’assistance figuraient en bonne place Ruben ben Nemouel qui adressa aux Francs un léger sourire et un personnage en lequel Timothée reconnut un patriarche chrétien.
Haroun al-Rachid, dans un costume qui surpassait en splendeur tous ceux de ses courtisans et coiffé d’un turban sur lequel étaient fixés diamants et perles, rubis et émeraudes, se tenait sur son sarir dans une attitude hiératique ; son visage au teint clair encadré d’un fin collier de barbe exprimait orgueil et sévérité. Il avait longuement évalué du regard ces Francs à la mise austère qui attendaient calmement l’ordre de s’approcher. D’un geste négligent de la main, il adressa un signe au chambellan.
— Maintenant, dit celui-ci à Timothée qui répercuta l’invite.
Childebrand et Erwin, suivis par leur interprète, puis par Hermant qui portait le présent de l’empereur, et par tous leurs assistants, avancèrent de trois pas et s’inclinèrent profondément, sans toutefois se prosterner, imités par ceux qui les escortaient. Tous reprirent leur marche et, à mi-parcours, saluèrent lentement le calife de la même manière, tandis qu’un murmure d’étonnement, d’indignation aussi, s’élevait de l’assistance. Enfin, s’étant approchés à sept pas du sarir, ils répétèrent le même hommage.
Haroun al-Rachid montra un visage surpris et courroucé.
— Qu’est-ce que cela signifie ? lança-t-il au hadjib, en faisant mine de se lever.
Mamoun se pencha à l’oreille de son père, tandis que le chambellan ne parvenait pas à articuler une parole. Erwin, qui s’attendait sans doute à un tel incident, avait fait deux pas en direction du sarir et avait mis un genou en terre.
— Qu’as-tu donc à dire ? gronda al-Rachid.
Le Saxon, dont Timothée traduisait lentement chaque phrase, énonça avec solennité :
— Ô prince dont le nom, en tous lieux, signifie courage, vertu, honneur et justice, répondit le Saxon, nous t’avons salué de la façon qui, en nos pays, rend hommage aux souverains les plus aimés, les plus respectés, les plus illustres. Nous sommes au service d’un empereur qui est vaillant, droit, équitable et fameux. C’est lui que nous représentons ici. Nous avons fait tout ce qui est en notre pouvoir selon nos coutumes, en te témoignant respect et admiration, pour être dignes de celui qui nous envoie.
Une nouvelle rumeur ponctua cette déclaration. Masrour et Yakout se regardèrent, inquiets ; le chambellan était sur des charbons ardents. Tahir transpirait à grosses gouttes.
Mamoun se pencha à nouveau pour glisser, en souriant, quelques mots au souverain irrité. Celui-ci regarda l’abbé saxon qui attendait dans la même attitude et il murmura :
— Bienveillance ? N’est-ce pas trop d’indulgence ? Qu’en penses-tu, al-Mahdi ?
— Elle est l’apanage des très grands souverains, ô calife bien-aimé !
— Et toi, Tabit ?
— L’hommage de la fierté ne vaut-il pas mieux que celui de la servilité, sublime souverain ?
— Sans doute, mais pourquoi une telle audace ? lança le calife en se tournant vers Erwin. Crois-tu donc pouvoir retirer des péripéties qu’a connues votre ambassade le droit de défier nos usages ?
— En aucun cas, prince juste et glorieux ! Nous n’avons pas d’autre titre à faire valoir que celui de représenter auprès de Ta Grandeur notre empereur, patrice des Romains, roi des Francs et des Lombards, lequel souhaite renforcer avec toi les liens de la bonne entente.
Haroun al-Rachid, après avoir souligné par une pose solennelle l’importance de sa réponse, énonça :
— Tel est également mon souhait !
Puis, avec un geste de mansuétude, il ajouta :
— Relève-toi et voyons cela !
— Ta bienveillance me comble de joie, dit Erwin.
— Je t’écoute.
L’ambassadeur indiqua alors quelles étaient les vues de Charlemagne concernant les échanges par voies de terre et de mer avec les contrées dont Bagdad était la capitale. Puis il évoqua la situation aux frontières de l’Empire franc du côté de l’Espagne, en Italie méridionale, en Vénétie et en Istrie où les troupes de Nicéphore se faisaient menaçantes.
Haroun al-Rachid souligna que ses navires et ses armées maintenaient et maintiendraient les conditions d’un commerce fructueux entre Orient et Occident, même si l’émirat de Cordoue tentait d’y faire obstacle.
— Quant aux Byzantins, dit-il, à l’évidence Nicéphore est parvenu à chasser Irène du pouvoir et à s’imposer à sa place en promettant à ses troupes de reprendre les hostilités, alors que l’impératrice avait œuvré pour la paix et, d’ailleurs, devait nous payer tribut. Les dispositions qui ont été prises sur mon ordre sont formidables. Si le nouvel empereur attaque, il ira au-devant d’un désastre.
Des cris d’approbation s’élevèrent de l’assistance.
— Cependant la puissance ne craint pas la paix !
Erwin salua cette affirmation d’une inclinaison de la tête. Le calife poursuivit :
— Je la rechercherai à travers nos victoires. Mais note bien ceci : vos propres dispositions en Vénétie et Istrie inciteront peut-être Nicéphore à diviser ses troupes. Quoi que vous ayez l’intention d’entreprendre, il doit être clair que ce qui se passe à nos frontières ne saurait en aucun cas être en relation avec ce qui se passerait aux vôtres.
— Ainsi chacun garde plein et entier pouvoir d’initiatives. Je t’ai parfaitement entendu, souverain sage et glorieux, répondit le Saxon, et l’empereur Charles le Grand, mon seigneur, aura communication exacte de tout ce que tu as daigné me confier.
L’essentiel avait été dit. Après des propos convenus et courtois, Childebrand, qui avait recueilli des mains de Hermant le présent impérial, le retira de ses enveloppes, s’approcha du sarir, mit un genou en terre comme l’avait fait Erwin puis tendit des deux mains le sabre merveilleux à Masrour qui s’était avancé ; celui-ci le remit à Haroun al-Rachid.
— Voici, glorieux monarque, traduisit Timothée, une arme digne de ta lignée et de toi-même, de ta sagesse et vaillance, et que nous sommes fiers de te confier après l’avoir enlevée, au prix du sang, aux abominables mécréants qui, par cautèle et grande vilenie sans doute, s’en étaient emparés.
Le souverain abbasside regarda longuement la poignée du sabre, passa le doigt sur les pierres précieuses dont les trois diamants noirs qui l’ornaient et sortit la lame du fourreau. Il avisa un cordon de soie assez épais qui pendait et, lentement, le trancha avec un sourire de satisfaction.
— Cela nous plaît ! dit-il tandis qu’un brouhaha saluait cette approbation.
Haroun al-Rachid confia l’arme à l’eunuque qui était resté près de lui et fit un signe au patriarche qui s’approcha avec un coffret.
— A l’intérieur, déclara-t-il, se trouvent les clefs de ce qui est pour vous le Saint-Sépulcre et pour nous le cénotaphe d’Isa, celui que le Coran qualifie de « Prophète parmi les justes », de « Verbe émanant de Dieu », de « Messie », et que les musulmans vénèrent comme tel. Qu’elles soient remises à votre prince !
Le calife ajouta après une courte pause :
— Et dites-lui que rien ne s’oppose à ce que soient poursuivies des relations qui, avec la venue de votre ambassade, se sont révélées fructueuses. Vous n’omettrez pas de lui faire savoir que je forme des vœux pour la gloire de son règne, pour la prospérité des pays qu’il gouverne, pour lui-même et ses fils.
Le patriarche remit solennellement le coffret à l’abbé saxon. Haroun al-Rachid se leva tandis que tous, dans l’assistance, s’inclinaient, et, par une porte latérale, quitta la salle d’audience escorté par sa garde.
Aussitôt, de nombreux dignitaires s’approchèrent des ambassadeurs francs pour les féliciter : rarement le calife avait fait preuve d’une telle bienveillance, exprimant même de la satisfaction ! Erwin parvint à se dégager pour s’approcher de Mamoun qui, resté sur place, regardait avec amusement l’empressement des courtisans. Le Saxon, après avoir salué le fils du calife à la manière sarrasine, lui adressa ses remerciements pour « son aide décisive ». De son côté Childebrand, aidé par Érard, avait rejoint le chambellan qui s’était remis de ses émotions et accueillait avec condescendance les compliments des dignitaires. Le comte palatin et le hadjib se congratulèrent, puis Childebrand dit sa gratitude aux conseillers du souverain qui avaient soutenu l’ambassade.
Après qu’ils eurent longuement pris congé de leurs hôtes et salué au passage l’exilarque des Juifs auprès duquel se tenait Ruben ben Nemouel, les missi et leurs assistants furent reconduits par la même escorte qu’à leur arrivée, mais par un chemin plus court, jusqu’aux écuries où ils retrouvèrent leurs montures.
Le surlendemain, un banquet d’adieu réunit en « l’hôtel des Firandj », autour des ambassadeurs, tous leurs amis dont Masrour, qui leur offrit un cadeau précieux : un manuscrit, copie très ancienne du traité d’Aristote, Sur l’âme. Childebrand et Erwin avaient hâte, à présent, de regagner la Francie.
Le trajet jusqu’au port d’embarquement, Tahir commandant l’escorte, ne se heurta à aucune difficulté. A Palmyre, Francs et Sarrasins rendirent hommage à leurs morts. Deux gardes qui, gravement blessés, avaient été soignés sur place et guéris purent se joindre à la caravane. A Tripoli, Éléazar et son navire attendaient à quai. Les missi dominici, leurs assistants et leur escorte qui ne prévoyaient pas que le retour fût assuré par lui furent heureux de le retrouver. Il put confirmer qu’il s’était acquitté des tâches qui lui avaient été confiées à leur arrivée à Tripoli ; il leur apporta des nouvelles de leur lointain pays : on s’y était évidemment réjoui que la première partie de leur voyage se fût bien déroulée ; cependant, comme on avait été tenu au courant par des émissaires juifs des péripéties de leur mission, les événements tragiques de Bagdad, survenus à la fin du mois de janvier, avaient suscité une vive inquiétude ; le délai avait été trop court pour que parviennent en Francie des informations rassurantes. C’est donc seulement lorsqu’ils débarqueraient, sains et saufs, à Marseille – plaise à l’Éternel ! –, que Childebrand et Erwin apporteraient, par leur présence même, la preuve qu’ils avaient échappé à tous les dangers et mené à bien leur mission.
Après que les envoyés de l’empereur Charles eurent jeté un dernier regard sur le port de Tripoli et son activité tumultueuse, l’Étoile des mers prit le large et, poussée par un bon vent, ultime cadeau du désert, cingla vers l’ouest.
Malgré les craintes d’Éléazar, la traversée, sur une mer très agitée à l’approche de l’équinoxe, se déroula sans incident. Les « pirates raisonnables » étaient à leurs postes. Moyennant le versement du « péage » convenu, ils assurèrent un semblant de protection jusqu’aux abords de la Sicile. A mesure que le bateau s’éloignait de l’Asie, dans l’espace et le temps, les mois passés en Orient, à Bagdad, apparurent de plus en plus aux missionnaires du souverain franc, et à leurs assistants, comme une aventure étrange, presque un rêve en un pays fabuleux.
C’était leur principal sujet de conversation lors des collations qu’ils prenaient ensemble sur le pont du navire quand le temps le permettait. Le comte Childebrand, pour sa part, se montrait extrêmement satisfait de la façon dont ils s’étaient comportés dans des circonstances qui étaient à la fois énigmatiques et dramatiques. Il s’indignait encore des traverses rencontrées et des dommages subis alors qu’ils n’étaient qu’un pion dans une partie dont l’enjeu n’était autre, il est vrai, que le pouvoir suprême en l’Empire abbasside.
— Et dire, rappelait-il avec un accent de fierté, qu’il nous a fallu contribuer à sauver le calife lui-même pour parvenir jusqu’à son trône et obtenir les assurances que nous étions venus chercher !
Sans contredire ouvertement son seigneur, Timothée osa se montrer plus circonspect quant à la valeur de cet engagement.
— Je connais trop l’Orient, affirma-t-il, pour me fier sans réserve à de telles déclarations. Sans doute, pour l’instant, Haroun al-Rachid n’a-t-il aucune raison d’entrer en conflit avec l’Empire romain. Sans doute considère-t-il comme avantageux d’entretenir de bonnes relations avec son souverain, notre prince bien-aimé, alors qu’il en entretient de mauvaises avec Nicéphore et avec l’émir de Cordoue. Sans doute souhaite-t-il maintenir sur toute l’étendue de la mer Intérieure un commerce qui lui est profitable. Mais que tourne le vent…
— Par ma foi, voilà qui n’est pas négligeable pourtant, répliqua Doremus. Ne tenons-nous pas, nous aussi, à ce négoce ? Et une bonne entente, même vague, même temporaire, ne vaut-elle pas mieux qu’hostilités et querelles immédiates ?
Le frère Antoine, lui, pensait surtout à cette terre dont chaque jour, chaque heure le rapprochait ; il désirait ardemment être de retour en son pays, retrouver ses paysages et ses peuples, ses parlers et ses langues, ses églises et ses couvents, sa foi. De tout ce qu’ils avaient rapporté de l’Orient, il prisait par-dessus tout ces clefs du Saint-Sépulcre, don du calife lui-même et placées dans le coffret dont il avait la garde. Sur ce point il n’entendait pas la plaisanterie. Un jour qu’il en soulignait à nouveau la valeur exceptionnelle, Timothée, interrogeant pour la forme Doremus, s’écria :
— Mais, dis-moi, cet Isaac qui nous a précédés là-bas, n’a-t-il pas déjà rapporté à Aix, avec l’éléphant, de telles clefs ? En outre, ne tombe-t-il pas sous le sens que le patriarche de Jérusalem en a conservé pour lui-même, que la papauté en possède ainsi que l’empereur byzantin et, naturellement, le calife ?… Mais, pour un lieu aussi saint, autant de clefs, sans doute, ne sont pas de trop.
Apercevant que le frère Antoine, peiné et indigné, allait répliquer avec véhémence, Erwin, qui, depuis le départ de Tripoli, s’était tenu à l’écart des discussions, méditatif et lointain, intervint cette fois-ci avec vivacité. Il se tourna vers Timothée avec un sourire de commisération ironique.
— N’oublies-tu pas l’essentiel ? lui dit-il. Si, me semble-t-il, et il ajouta gravement : … que ces clefs ouvrent et ouvriront plus de portes ici-bas et au Ciel que tu ne pourrais jamais l’imaginer ?
Quand l’Étoile des mers arriva en vue de Marseille, Erwin et Childebrand, leurs assistants, leur escorte et leurs serviteurs qui, tous, avaient conservé, vivace, le souvenir des villes orientales, si vastes et peuplées de multitudes, de leurs activités fiévreuses, des ports fréquentés par des navires innombrables venant du monde entier, regardèrent ce qu’ils avaient sous les yeux avec accablement : quoi, ce bourg et son port étriqué, était-ce là ce qui passait pour une cité particulièrement importante, active et opulente et qui, d’ailleurs, leur avait semblé telle à leur départ pour l’Orient ?
Erwin, cependant, s’était agenouillé sur le pont face à la terre, bientôt imité par Childebrand, et par tous les membres de la mission pour une longue prière prononcée d’une voix forte, remerciant le Tout-Puissant de les avoir protégés et menés à bon port. A voix basse et pour lui seul il ajouta :
— Oh ! Seigneur, Toi seul sais pourquoi Tu as laissé là-bas en leur possession tant de richesses, de savoir et de puissance. Mais voici cette terre, trop souvent meurtrie, voici le pays que Tu T’es donné. Quel qu’il soit aujourd’hui, il servira Ta gloire et, j’en suis sûr, il la portera au plus haut !
Toute la ville s’était massée autour de l’archevêque, des autorités ecclésiastiques et des membres de la municipalité pour accueillir ces voyageurs qui revenaient de pays merveilleux où ils s’étaient couverts de gloire. On fut certes quelque peu déçu de constater qu’ils n’étaient pas accompagnés de bagages imposants et somptueux, qu’ils ne ramenaient pas des animaux fabuleux, tels que licornes ou chimères, au moins un nouvel éléphant. Mais on leur fit fête, et c’est accompagnés par une foule en liesse que les missi dominici, et leur escorte, s’acheminèrent vers le grand banquet préparé en l’honneur des « héros de l’Orient ».
Avant que ne commence le festin, dans un silence obtenu difficilement tant l’accueil était chaleureux, Childebrand, en accord avec Erwin, annonça solennellement, « au nom de l’empereur Charles le Juste et le Bon », que tous les serviteurs esclaves appartenant à la mission, conformément à la promesse faite, et en raison de leur loyauté, de leur courage et de leur abnégation, étaient affranchis, et cela à partir de l’instant où ils avaient posé le pied sur le sol de l’Empire romain. Tous ceux que cela concernait vinrent s’agenouiller devant les représentants du souverain, puis ils se relevèrent pour placer, l’un après l’autre, leurs mains entre celles des missi. Beaucoup ne pouvaient retenir leurs larmes. Après un silence recueilli, la foule récita d’une seule voix le « Notre Père », avant que n’éclatent des applaudissement enthousiastes.
Le banquet qui comportait trois services, très copieux, accompagnés de cervoise, de vins… et d’hydromel, dura plus de cinq heures. Tous les membres de la mission, même ceux qui s’étaient accoutumés sans difficulté à la cuisine orientale, retrouvèrent avec grand plaisir les nourritures qui leur étaient familières, et, en premier lieu, des viandes provenant d’animaux qui n’avaient pas été saignés, ainsi que du porc sous différentes formes. Les voyageurs, rapidement repus, n’en finissaient pas de répondre aux questions qui leur étaient posées sur le monde extraordinaire dont ils venaient, sur les déserts et les cités, sur les habitants, leur allure, leurs langages et leurs coutumes, sur cette religion qui les lançait partout à l’attaque, et aussi sur les exploits que les Francs avaient accomplis là-bas. Sur recommandation d’Erwin et de Childebrand, tous ceux qui étaient interrogés s’en tinrent à des généralités ; les observations les plus importantes, les informations les plus lourdes de conséquence étaient réservées à l’empereur lui-même. Elles devaient lui être communiquées sans tarder.
Aussi les ambassadeurs de Charlemagne, malgré les festivités prévues, écourtèrent-ils leur séjour à Marseille. Dès le lendemain de leur arrivée, après s’être rendus une dernière fois sur l’Étoile des mers pour remercier Éléazar et son équipage, la mission prit la route du nord, vers Arles. La nature célébrait déjà le printemps. Sur les bords du chemin, les frondaisons offraient des couleurs délicates et nuancées, les arbres fruitiers étaient en pleine floraison, la terre, même dans la Crau, était recouverte d’un tapis d’herbes et de plantes, de buissons et de fleurs. Erwin admirait cette générosité de la nature et s’étonnait qu’elle ne produisît pas davantage de biens, qu’elle n’offrît pas davantage de moyens à la puissance.
A mesure qu’il progressait le long du Rhône, ce qu’il observait lui apporta une réponse : Arles, Avignon et Orange, Valence et Vienne, et même Lyon n’étaient, comme Marseille, que des bourgades en regard des villes orientales. Bourgs et villages atteignaient rarement le millier d’habitants. Dans la campagne, peu de femmes et d’hommes étaient à l’œuvre. Il pensa qu’il avait là, sous les yeux, le résultat des guerres, des invasions, des pillages et des massacres qui avaient ravagé le pays depuis des siècles et il en eut le cœur serré.
A Lyon, où l’on souhaitait célébrer les hauts faits accomplis chez les Sarrasins et où l’on se souvenait de la manière dont les envoyés du souverain avaient anéanti une conspiration et les bandits qui la soutenaient, les voyageurs n’accordèrent qu’une journée aux réceptions et réjouissances organisées en leur honneur. Au-delà de Mâcon, ils retrouvèrent l’hiver. Contrairement à ce que Childebrand et Erwin craignaient, la neige, le froid et les difficultés de la route ne suscitèrent ni grogne ni récriminations, mais au contraire une allégresse, comme si, en retrouvant les rudesses du Nord, qui engendraient ténacité et endurance, tous ceux qui composaient la mission, du comte lui-même jusqu’au plus humble des serviteurs, s’en trouvaient revigorés.
Pour éviter de traverser les Ardennes enneigées et verglacées, le convoi rejoignit le Rhin au nord de Bâle et descendit le fleuve jusqu’à Cologne. Le souverain avait envoyé au-devant de ses ambassadeurs deux de ses plus proches conseillers à la tête d’un détachement de gardes, l’abbé Angilbert, duc de Ponthieu, et l’évêque Théodulf. L’ambassade ainsi escortée arriva à Aix le dernier dimanche de mars.
L’empereur avait confié à Théodulf et Angilbert un message à l’intention de Childebrand et d’Erwin. Il y exprimait sa satisfaction. « Qu’ils prennent bon repos, avait-il dicté, car, dès demain, ils me feront compte rendu complet, sans omission aucune, afin que je puisse juger les résultats de la mission que je leur ai confiée avec la plus grande justesse, comme il sied en une affaire de telles conséquences. » Théodulf ajouta qu’un accueil honorable et digne attendait les ambassadeurs.
Le lendemain, dans la matinée, toute la mission, serviteurs compris, fut reçue au palais par le chambellan. A peine ce dernier avait-il commencé à prononcer une allocution élogieuse que les participants, surpris et émus, virent apparaître la haute stature de Charlemagne. Après un moment d’étonnement, il fut accueilli par de longues acclamations. Il adressa à tous des félicitations, confirma les affranchissements annoncés à Marseille et promit, pour les gardes et les serviteurs, des récompenses que les services du chambellan répartiraient. Il se retira sous les vivats, en demandant à Childebrand et à Erwin, à Hermant et à tous leurs assistants de l’accompagner pour une audience immédiate.
Elle dura plusieurs heures avec une interruption à la mi-journée pour un dîner composé de venaison, de coqs de bruyère et de perdrix rôtis, accompagnés de tourtes et de buissons d’écrevisses, et arrosés de vins aromatisés ainsi que de cervoise, tous mets et boissons que Charlemagne appréciait particulièrement et qui comblèrent ses hôtes.
L’empereur écouta très attentivement Childebrand et Erwin relater de quelle manière s’était déroulée leur ambassade, les obstacles qu’elle avait rencontrés, et comment elle s’était trouvée impliquée dans un conflit majeur. Lorsque le récit soulignait la perspicacité, le courage ou l’abnégation de celui-ci ou de celui-là, il se contentait d’apprécier en hochant la tête ou en adressant un sourire à celui qui s’était distingué. Il fit répéter la narration des épisodes essentiels comme l’attaque du convoi à Palmyre, l’émeute aux portes de « l’hôtel des Francs » à Bagdad, l’affaire du manoir de Moussa, les exploits de Timothée et frère Antoine dans le palais de Mansour, bien entendu les péripéties du complot dirigé contre Haroun al-Rachid et sa répression, enfin l’entrevue avec le calife lui-même, Dodon donnant lecture des notes où il avait consigné, mot à mot, les déclarations du souverain abbasside.
Charlemagne fit préciser de nombreux points, demandant fréquemment aux assistants, flattés, comment ils avaient perçu telle péripétie et même leur opinion. Il se divertit fort au récit montrant l’habileté dont avaient fait preuve ses ambassadeurs pour faire échouer les intrigues, démasquer les comploteurs, et jouer leur partie, de manière décisive, sans s’être engagés trop dangereusement, semblait-il, encore que, à ce sujet, il émît quelques doutes.
Il questionna ensuite les voyageurs, longuement, sur le pays lui-même, ses activités et ses habitants, ses mœurs et coutumes, curieux de tout mais avec une attention particulière pour son gouvernement, la façon dont il était administré, pour ses finances et sa monnaie, pour ses armées et leurs équipements. Il écouta avec un vif intérêt la description des écoles coraniques, des madrasas et de la bibliothèque de Bagdad qui recelait tant de merveilles que l’inventaire n’avait pu encore en être entièrement dressé. Enfin, c’est à la fois avec passion et indignation qu’il accueillit des explications sur l’état des différentes religions en terre abbasside et sur l’Islam lui-même.
Quand il estima avoir obtenu de ses ambassadeurs et de leurs assistants le meilleur et le principal de leur expérience et de leurs observations, il demeura silencieux un très long moment, buvant de temps à autre une gorgée de vin. Puis, après avoir renouvelé sobrement ses félicitations, sans un mot de commentaire, sans formuler la moindre appréciation, il leur rappela qu’il présiderait un banquet organisé en leur honneur et qui commencerait avec la nuit. Il communiqua, quant à son déroulement, des ordres particuliers, non seulement à Erwin et à Childebrand, mais aussi à leurs collaborateurs qui les écoutèrent, debout, respectueusement.
— Ne doutez pas, ajouta-t-il, que vous serez interrogés par certains convives qui ne demandent qu’à croire à des fables et fantaisies pour en nourrir leurs babillages et se rendre intéressants. Dans vos réponses, vous garderez à l’esprit que notre gloire ne gagnerait rien à ce que fussent exagérés et magnifiés les mérites et le lustre d’un Orient qui, déjà, nourrit trop de sornettes et enflamme par trop les imaginations.
Au sortir de cette audience, Childebrand fit part à Erwin de ses inquiétudes : les félicitations de Charlemagne lui avaient semblé plus que mesurées ; l’absence de tout commentaire, de toute appréciation n’était-elle pas le signe d’un sourd mécontentement ?
— Je ne le crois pas, répondit le Saxon avec un air méditatif qui ne rassura guère son ami.
La réception fut brillante et se prolongea jusqu’à la sixième heure de la nuit. Tous les dignitaires de la cour, y compris le chambellan, le chancelier, l’archichapelain, et de grandes dames dont des filles de Charlemagne, ainsi que la plupart des membres de l’académie royale, avaient pris place à la table d’honneur où Childebrand et Erwin encadraient le souverain. Les assistants des ambassadeurs avaient été répartis à d’autres tables. Comme prévu ils furent abondamment interrogés sur leur voyage, et, comme cela leur avait été recommandé, ils s’en tinrent à des récits sobres qui équilibraient éloges et critiques. A la table d’honneur, le comte et l’abbé saxon furent également assaillis de questions auxquelles ils répondirent par des propos mesurés qui ne firent qu’exciter les curiosités, car on y vit la conséquence d’une discrétion dictée par les plus hauts intérêts.
A la fin du premier service, au lieu qu’apparaisse le brillant cortège des serviteurs apportant les mets et boissons du second, les convives, surpris, virent apparaître Doremus accompagné de servantes portant des corbeilles. Après que l’ancien rebelle se fut incliné devant le souverain, celles-ci déposèrent devant chaque dame des fards, des baumes et des flacons de parfum qui, aussitôt ouverts, suscitèrent satisfaction et ravissement.
Par la suite, selon le même cérémonial, des clercs, sous la conduite de Timothée, présentèrent à Charlemagne et confièrent à des membres de son académie des ouvrages, en arabe il est vrai, traitant de curiosités mathématiques, d’astronomie et de médecine, ainsi que le manuscrit en grec de l’étude Sur l’âme d’Aristote, don de Masrour. Timothée avait également apporté des feuilles de papyrus égyptien et de papyrus chinois (10) qui circulèrent de main en main, faisant naître admiration et envie.
Puis Érard vint réciter en arabe une poésie galante, vantant les plaisirs de l’esprit et du corps, et dont il refusa de traduire les termes immodestes bien qu’une des filles de Charlemagne le lui eût demandé en s’étonnant qu’une langue aussi rude puisse exprimer tendresse et douceur.
Enfin vint le moment auquel le frère Antoine s’était préparé par jeûne et oraisons. Escorté par quatre gardes en grande tenue, il s’avança vers l’empereur en portant à deux mains contre sa poitrine au niveau du cœur le coffret contenant les clefs du Saint-Sépulcre. Charlemagne s’était levé, imité par tous. Quand il fut arrivé près du souverain, le moine s’agenouilla et lui tendit le coffret. L’empereur s’en saisit, l’ouvrit, en montra d’un geste large le contenu sacré, puis appela l’archichapelain près de lui. Il lui en confia la garde avec solennité. Tous entonnèrent un cantique d’action de grâces qui marqua la fin de la cérémonie.
Le lendemain, Charlemagne manda à nouveau ses missi et il les reçut, sans témoin. Après avoir observé un silence qui marquait l’importance qu’il attachait à sa déclaration, il s’adressa à eux en ces termes :
— Ne doutez pas, leur dit-il, que j’aie apprécié comme il se doit de quelle manière, en ces pays étranges, vous avez accompli la tâche que je vous avais confiée ! Ne doutez pas davantage que j’aie aperçu combien cette ambassade différait de ce que, sur mon ordre, vous avez précédemment exécuté ! Combien de fois, en mes royaumes, vous avez eu à démêler le vrai du faux, à éviter des embûches, à dévoiler des forfaits, à confondre des criminels au grand soulagement d’innocents injustement accusés, à vaincre par ruse et vaillance des bandes exécrables, et même à réduire à néant une conspiration, voilà, par tous les saints, de quoi je n’ai pas perdu la mémoire (il rit) ni vous non plus, je gage. Mais, ici, vous disposiez de tous les pouvoirs que moi, votre seigneur, je donne à bons et loyaux serviteurs tels que vous. Là-bas, contre des attaques sanglantes et perfides, tandis que, de cent façons, on cherchait à vous égarer, à conduire votre ambassade à l’échec, au cœur d’intrigues dont l’enjeu n’était autre que le pouvoir suprême, vous avez dû agir sans cette main tutélaire, la mienne, qui vous confie force et vigueur. De vous voir auprès de moi, ayant déjoué tous les pièges, me réjouit le cœur. Mais est-ce cette sorte de réussite qui m’apporte les réponses que je vous ai envoyés quérir ?
Il se tut un instant, regardant fixement le comte et l’abbé.
— Pouvais-je me fier, reprit-il, aux récits que m’avaient faits des émissaires, envoyés ou voyageurs intéressés à exalter leurs mérites, à décrire monts et merveilles pour susciter ébahissement et admiration, voire à tromper mon jugement ? Non, à l’évidence ! Mais je vous sais, vous, hommes sages, réfléchis, mesurés, à qui on ne ferait pas prendre un brocard pour un dix-cors. La relation que vous m’avez faite, hier, correspond à coup sûr à la réalité de ces pays où vous vous êtes rendus. Et saurez-vous dire ce qui a, en premier lieu, retenu mon attention ?
— Comment le pourrions-nous, seigneur ? s’écria Childebrand.
— Et toi, l’abbé ?
— Je n’aurais pas l’outrecuidance de le conjecturer, dit Erwin.
— Toujours aussi prudent, le Saxon… estima Charlemagne. Eh bien, ne m’avez-vous pas montré par quel labeur incessant et acharné des peuples tirent du désert ou de terres inondées abondance de produits, de la nourriture pour une multitude de besogneux qui tissent, forgent, bâtissent et œuvrent remarquablement en tous domaines ? Cependant, ne m’avez-vous pas montré également qu’ici, en mon empire, nous avons à profusion tout ce qui est nécessaire pour en faire autant ? Qu’y manque-t-il sinon connaissances et savoirs, ceux de l’esprit et de la main, à l’égal de ceux que les siècles ont répandus là-bas ?
Charlemagne hocha la tête d’un air satisfait.
— Voici donc une première énigme élucidée, à mon plein contentement, car cette solution montre combien il était juste et profitable que je m’attache à renouveler et répandre cette connaissance et ce savoir partout où cela est possible et souhaitable, à quoi je me tiendrai plus fermement que jamais, encourageant Louis, mon fils, à persévérer.
Le souverain médita à nouveau un long moment avant de poursuivre :
— Restait cette question, non moins importante : devais-je intervenir de quelque façon dans les affaires de ces pays lointains, profitant des différends qui opposent le Sarrasin de Bagdad à celui de Cordoue et l’un et l’autre au Byzantin, ainsi que des troubles qui secouent la Mauritanie, la Numidie et l’Afrique comme le préconisaient certains conseillers, remarquables surtout par la vigueur de leur langue ? Mais voyez : je dois prévoir, pour l’été, une nouvelle campagne contre ces Avars obstinés, renforcer la lutte contre les incursions de ces maudits hommes du Nord, achever d’instaurer la paix en Saxe, faire pièce aux pillards andalous ! Je dois veiller partout à la sûreté de cet Empire romain que j’ai rétabli en le fondant sur la foi en Notre Seigneur Jésus-Christ, et cela avec toutes mes forces. C’est ici – dois-je le rappeler ? – que se trouve tout ce dont sera fait l’avenir des princes issus de mon sang. Le calife a montré des dispositions amicales ? Le Ciel en soit loué ! Mais cela ne me dicte pas ma conduite et ce que vous m’avez montré me confirme en ma résolution : à moins que cela me soit imposé, je n’engagerai pas un homme, pas un denier pour m’immiscer dans les affaires de cet Orient lointain, complexe et perfide, d’autant qu’il s’y trouve également – pourquoi l’oublier – de puissantes armées ! Je ne disperserai pas mes moyens et mes forces, car, en ces pays-ci, se trouve notre fortune ! Alors, je vous le dis, à force de travail, et par persévérance, nous ferons de nos peuples gens aussi instruits, habiles et riches que ceux de là-bas. Il existe au-delà de la mer des merveilles : celles que tant de siècles ont laissées, celles que les conquérants ont ajoutées. Cependant, par Dieu tout-puissant, mes fils, et les fils de mes fils, et leurs fils encore créeront sur cette terre-ci merveilles plus grandes encore. J’en suis certain ! Et elles étonneront l’univers.
Charlemagne s’était levé en prononçant ces mots, et ses deux missi s’agenouillèrent devant lui.