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PAR LA GUEULE DU LION

LA Reine leur donna de l’eau du tonnelet pendu derrière sa selle et appela deux montures pesantes pour Corum et Hanafax. Ils se hissèrent sur le dos des bêtes et prirent les rênes, puis la suivirent sur les plaques d’obsidienne noir et vert, entre les rivières de flammes.

Bien qu’aveugle, elle menait adroitement sa bête et elle continuait à parler de ce qui s’était trouvé ici, de ce qui avait poussé là, comme si elle s’était rappelé tout arbre et toute fleur qui avait jamais grandi sur ses terres désolées.

Après un bon bout de temps, elle fit halte et pointa la main devant elle. « Que voyez-vous là ? »

Corum scruta le lointain à travers les couches de fumée.

« On dirait une grande roche…

— Approchons-nous ! » dit-elle.

Et, de plus près, Corum commença à distinguer de quoi il s’agissait. Une gigantesque roche, en effet. Un monticule de pierre lisse et luisante comme de l’or patiné. Et le roc était façonné dans tous ses détails en une énorme tête de lion, la gueule grande ouverte pour rugir, entre ses crocs aigus.

« Grands Dieux ! Qui a sculpté cela ? » fit Hanafax.

« Une création d’Arioch », expliqua la Reine Ooresé. « Autrefois, notre paisible cité se dressait là. Maintenant, nous vivons – nous vivions – dans des cavernes souterraines où coulent des eaux et où il fait un peu plus frais. »

Corum contempla l’invraisemblable tête de lion, puis il se tourna vers la Reine. « Quel âge avez-vous, Majesté ?

— Je l’ignore. Le Temps n’existe pas dans les Terres de Flammes. Dix mille ans, peut-être. »

Au loin dansait un autre mur de flammes. Corum en fit la remarque.

« Nous sommes entourés de flammes de toutes parts. Quand Arioch les a suscitées, beaucoup d’entre nous se sont jetés dedans plutôt que de voir ce qu’était devenue notre terre. Ainsi périt mon mari, ainsi que tous mes frères et sœurs. »

Corum nota que Hanafax était moins bavard qu’à l’ordinaire. Il inclinait la tête et la frottait de temps en temps, l’air intrigué.

« Qu’y a-t-il, ami Hanafax ?

— Rien, Prince. Un mal de tête. Sans doute la chaleur. »

Soudain, un curieux gémissement leur parvint aux oreilles. Hanafax releva la tête, les yeux écarquillés d’étonnement.

« Qu’est-ce ?

— Le lion chante », dit la Reine. « Il sait que nous approchons. »

Un son semblable échappa alors de la gorge de Hanafax, tout comme un chien hurle en entendant hurler un congénère.

« Mon ami ! » Corum poussa sa monture près de l’autre. « Êtes-vous souffrant ? »

Hanafax tourna vers lui des yeux vagues. « Non. Je vous l’ai dit, c’est la chaleur… » Son visage se convulsa. « Aah ! La douleur ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! »

Corum se tourna vers Ooresé. « Cela s’est-il déjà produit, à votre connaissance ? »

Elle fronçait les sourcils, paraissant réfléchir, plutôt que de s’intéresser à Hanafax. « Non », dit-elle enfin, « à moins que…

— Arioch ! Je ne veux pas ! » Hanafax haletait.

Alors, la main d’emprunt de Corum sauta de la rêne qu’elle tenait.

Corum voulut la retenir, mais elle fila droit au visage de Hanafax, les doigts tendus. Les doigts pénétrèrent dans les yeux du Mabden. Ils entrèrent profondément dans le cerveau. Hanafax hurla : « Non, Corum, je vous en prie !… je peux lutter !… Aaaah ! »

Et la Main de Kwll se retira, les doigts dégoulinants de sang et de cervelle, tandis que le corps sans vie du Mabden tombait de la selle.

« Que se passe-t-il ? » s’inquiéta la Reine Ooresé. Corum contemplait la main souillée, revenue à sa place. « Ce n’est rien », dit-il. « J’ai tué mon ami. »

Il leva brusquement les yeux.

Au-dessus de lui, sur une éminence, il avait cru voir une silhouette en observation. Puis la fumée vint lui cacher la vue.

« Ainsi, vous avez deviné, comme moi, Prince à la Robe Écarlate », dit la Reine.

« Je n’ai rien deviné. J’ai tué mon ami, voilà tout ce que je sais. Il m’a aidé. Il m’a montré… » Corum avait peine à parler.

« Ce n’était qu’un Mabden, Prince. Seulement un serviteur mabden d’Arioch.

— Il haïssait Arioch !

— Mais Arioch l’a découvert et est entré en lui. Il aurait tenté de nous supprimer. Vous avez bien fait de l’éliminer. Il vous aurait trahi, Prince. »

Corum l’observait pensivement. « J’aurais dû me laisser tuer par lui. Pourquoi vivrais-je ?

— Parce que vous êtes un Vedragh. Le dernier des Vedraghs à pouvoir venger notre race !

— Qu’elle disparaisse sans vengeance ! Trop de crimes ont déjà été commis au nom de la vengeance ! Trop d’infortunés ont subi des sorts terrifiants ! Le nom des Vadhaghs sera-t-il évoqué avec amour… ou murmuré avec horreur ?

— On le prononce déjà avec horreur. Arioch en a pris soin. Voici la Gueule du Lion. Adieu, Prince à la Robe Écarlate ! »

Et la Reine Ooresé éperonna sa bête, qui prit le galop, l’emportant par-delà la grande roche vers le vaste mur de flammes.

Corum savait ce qu’elle allait faire.

Il regardait le corps de Hanafax. Le joyeux garçon ne sourirait plus et son âme souffrait sans doute déjà les tourments dictés par la fantaisie d’Arioch.

De nouveau, Corum était seul.

Il poussa un soupir en frémissant.

L’étrange gémissement sortit de nouveau de la Gueule du Lion. Il paraissait l’appeler. Corum haussa les épaules. Qu’importe s’il périssait. Cela signifierait simplement que plus personne ne mourrait par sa faute.

Il reprit lentement sa route vers la Gueule du Lion. En approchant, il accéléra l’allure, puis, poussant un cri, il fonça entre les mâchoires béantes dans les ténèbres hurlantes !

La bête buta, perdit pied et tomba. Projeté au loin, Corum se releva, chercha à tâtons les rênes. Mais la bête avait déjà fait volte-face et galopait vers la clarté de l’entrée, aux reflets rouges et jaunes. Un instant, l’esprit de Corum retrouva le calme et il eut l’idée de la suivre. Mais il se rappela le visage de Hanafax et s’enfonça résolument dans les ténèbres plus profondes.

Il marcha ainsi longtemps. Il faisait frais dans la Gueule du Lion et il se demandait si la Reine Ooresé n’avait répété qu’une superstition, car l’intérieur paraissait n’être qu’une vaste caverne.

Puis les bruits de froissement commencèrent.

Il crut apercevoir des yeux qui le guettaient. Des yeux accusateurs ? Non. Seulement malveillants. Il tira l’épée. Il s’immobilisa pour jeter un regard autour de lui. Il fit encore un pas en avant.

Il se trouva dans un néant tourbillonnant. Des couleurs passaient en éclair, quelque chose poussa un cri aigu, un rire lui emplit la tête. Il tenta de faire encore un pas.

Il était debout sur une plaine de cristal et, encastrés au-dessous, sous ses pieds, il y avait des êtres par millions – Vadhaghs, Nhadraghs, Mabdens, Rhaga-da-Khetas et tant d’autres qu’il ne reconnaissait pas. Il y avait des hommes et des femmes, et tous avaient les yeux grands ouverts ; tous pressaient leurs visages contre le cristal ; tous tendaient les mains comme pour implorer secours. Tous le regardaient fixement. Il voulut entamer le cristal avec son épée mais ne le marqua même pas.

Il avança.

Il distingua à la fois les Cinq Plans, en surimposition l’un sur l’autre, comme il les avait vus dans son enfance… tels que ses ancêtres les avaient connus. Il était dans une gorge, une forêt, une vallée, un champ, une autre forêt. Il voulut passer dans un Plan de son choix, mais il en fut empêché.

Des choses venaient lui becqueter la chair en criant. Il les combattit avec l’épée. Elles disparurent.

Il traversait un pont de glace. Qui fondait sous lui. En bas l’attendaient des créatures difformes, tous crocs dehors. La glace craqua. Il perdit pied. Il tomba.

Dans un remous de matière en ébullition qui esquissait des formes pour les détruire instantanément. Il vit des cités entières naître et s’effacer. Des créatures, les unes belles, les autres d’une laideur écœurante. Des choses qui se faisaient aimer de lui, d’autres qui le poussaient à hurler sa haine.

Puis il se retrouva dans le noir de la grande caverne, où des choses ricanaient de lui et s’éparpillaient devant ses pas.

Corum comprit que quiconque aurait connu les mêmes horreurs eût maintenant complètement perdu la raison. Mais le sorcier Shool lui avait donné quelque chose de plus que l’Œil de Rhynn et que la Main de Kwll. Il lui avait conféré la capacité de contempler l’apparition la plus démoniaque sans pratiquement s’en émouvoir.

Et, songeait-il, cela signifiait aussi qu’il avait perdu autre chose…

Il fit encore un pas.

Il enfonçait jusqu’aux genoux dans la chair visqueuse, sans forme, mais vivante. Elle commençait à l’entraîner par succion. Il frappa autour de lui avec son épée. Maintenant, il en avait jusqu’à la taille. Il étouffa un cri et força son corps à progresser dans cette matière.

Il était sous une coupole de glace et autour de lui étaient un million de Corum. Il se voyait innocent et gai avant la venue des Mabdens, puis d’humeur sombre, sinistre, avec son Œil endiamanté et sa Main meurtrière, puis mourant…

Encore un pas.

Du sang l’inonda. Il voulut reprendre pied. Les têtes de quatre répugnants reptiles sortirent de la matière pour lui claquer des mâchoires à la figure.

Son instinct le poussait à reculer. Mais il partit à la nage dans leur direction.

Il fut dans un tunnel d’argent et d’or. Au bout, une porte ; derrière la porte, des bruits de mouvement.

L’épée à la main, il franchit le seuil.

Un rire insolite et désespéré emplit l’immense galerie dans laquelle il pénétra.

Il sut qu’il était parvenu à la Cour du Chevalier des Épées.