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LES CHOSES DE L’OMBRE
CORUM vit le jour au-dessus de lui, puis la dalle se remit en place et il resta dans les ténèbres avec la bête qui occupait la fosse creusée sous le patio. Elle grondait dans un coin. Il se tint prêt à se défendre.
Les grognements cessèrent et le silence s’établit.
Corum était sur ses gardes.
Il entendit un frottement. Il vit une étincelle. L’étincelle devint flamme. La flamme montait d’une mèche qui brûlait dans un récipient de terre rempli d’huile.
Le récipient était tenu par une main sale. Et la main était celle d’une créature poilue dont les yeux irradiaient la colère.
« Qui êtes-vous ? » demanda Corum.
La créature traîna de nouveau les pieds pour aller poser le lumignon dans une niche du mur. Corum s’aperçut que le cachot était couvert de paille souillée. Il y avait une cruche et une assiette. À une extrémité, une épaisse porte de fer. L’endroit sentait les excréments humains.
« Me comprenez-vous ? » insista Corum, en nhadragh.
« Cessez vos bavardages ! » La créature s’exprimait avec hauteur, comme si elle ne se fut pas attendue que Corum comprit. Elle parlait le bas langage. « Vous serez bientôt comme moi. »
Corum ne répondit pas. Il remit l’épée au fourreau et fit un tour d’inspection de la cellule. Il n’y avait pas de moyen visible d’évasion. Il percevait très clairement les voix des Rhaga-da-Khetas, qui paraissaient agités, presque pris de panique.
L’individu pencha la tête pour écouter.
« Voilà donc ce qui est arrivé », annonça-t-il, en souriant et en regardant fixement le Prince. « Vous avez tué ce chétif petit capon, hein ? Dans ce cas, votre compagnie ne m’est plus si désagréable. Bien que je ne doive en jouir que peu de temps, j’en ai peur ! Je me demande comment ils vont vous tuer… »
Corum écoutait en silence, ne révélant toujours pas qu’il comprenait les paroles de l’autre. Il entendit qu’on emportait les cadavres, en haut. Et aussi des voix diverses.
« Maintenant, ils sont devant une énigme », fit l’homme en gloussant. « Ils ne savent tuer que par ruse. Qu’ont-ils tenté de vous faire, l’ami, de vous empoisonner ? C’est généralement ainsi qu’ils se débarrassent de ceux qu’ils craignent. »
Le poison ? Corum réfléchissait. Le vin était-il empoisonné ? Il regarda la main. L’avait-elle… deviné ? Était-elle douée de sentiment ?
Il se décida à rompre le silence. « Qui êtes-vous ? » s’enquit-il de nouveau, mais en bas langage.
L’autre se mit à rire. « Ainsi vous me comprenez ! Eh bien, puisque vous êtes mon invité, je pense que c’est à vous de répondre d’abord à mes questions. Vous m’avez l’air d’un Vadhagh, et pourtant je croyais leur race éteinte depuis longtemps. Dites-moi votre nom et celui de votre famille, l’ami.
— Je suis Corum Jhaelen Irsei, le Prince à la Robe Écarlate, et je suis le dernier des Vadhaghs.
— Et moi, je suis Hanafax de Pengarde, un peu soldat, un peu prêtre, un peu explorateur… et un peu épave, comme vous le voyez. Je suis originaire d’un pays appelé Lywm-an-Esh… un pays très loin à l’ouest, où…
— J’ai entendu parler de Lywm-an-Esh. J’ai été l’hôte de la Margravine de l’Est.
— Quoi ? Le Margravat existerait encore ? On m’avait dit qu’il y avait très longtemps que la mer l’avait submergé !
— Il est peut-être détruit à présent. Les tribus Pony…
— Par Urleh ! Les tribus Pony ! Mais c’est de la légende !
— Comment se fait-il que vous soyez si loin de votre pays, messire Hanafax ?
— C’est une longue histoire, Prince Corum. Arioch – comme on le nomme ici – n’est guère favorable aux gens de Lywm-an-Esh. Il compte sur tous les Mabdens pour faire sa besogne… principalement pour éliminer les races anciennes comme la vôtre. Et vous savez sans nul doute que notre peuple n’avait aucune envie de détruire ces races, qui ne nous ont jamais fait de tort. Mais Urleh est une sorte de divinité vassale du Chevalier des Épées. J’étais prêtre d’Urleh. Bon. Il semble qu’Arioch se soit impatienté (pour des raisons à lui) et qu’il ait commandé à Urleh de faire embarquer le peuple de Lywm-an-Esh dans une croisade loin dans l’Ouest, où vit une population marine. Ces gens ne sont qu’une cinquantaine en tout et habitent des châteaux bâtis dans le corail. On les nomme Shafalens. Urleh m’a transmis l’ordre d’Arioch. J’ai conclu que c’était un faux ordre… venu d’une autre entité ennemie d’Urleh. Ma chance – qui n’a jamais été des meilleures – a tourné considérablement alors. Il y a eu un meurtre. On me l’a imputé. Je me suis sauvé de mes terres et j’ai volé un navire. Après plusieurs aventures sans intérêt, je me suis retrouvé parmi ce peuple de bavards qui attendent si patiemment qu’Arioch les extermine. J’ai cherché à les unir contre Arioch. Ils m’ont offert du vin, que j’ai refusé. Ils se sont emparés de moi et m’ont collé ici, où je suis depuis bien des mois.
— Que feront-ils de vous ?
— Je n’en sais rien. Ils espèrent que je finirai par crever, sans doute. C’est une race égarée et un peu stupide, mais non cruelle de nature. Pourtant, ils sont en si grande frayeur d’Arioch qu’ils n’osent rien faire qui puisse l’offenser. Ils espèrent ainsi qu’il leur accordera encore une ou deux années de vie.
— Et vous ignorez comment ils vont me traiter ? Après tout, j’ai tué leur Roi !
— J’y pensais. Le poison a échoué. Ils répugneraient à user de violence eux-mêmes. Il faut attendre et voir.
— J’ai une mission à accomplir », déclara Corum. « Je ne peux pas me permettre d’attendre. »
Hanafax sourit. « Je pense qu’il le faudra bien, Prince. Je suis un peu sorcier, je vous l’ai donné à entendre. J’ai quelques tours dans mon sac, mais aucun qui puisse nous aider en ce lieu. Je ne sais pas pourquoi. Et si la sorcellerie ne vient pas à notre secours, qui y viendra ? »
Corum leva sa main étrangère et la contempla.
Puis il regarda le visage hirsute de son compagnon de geôle.
« Avez-vous entendu parler de la Main de Kwll ? »
Hanafax fronça les sourcils. « Oui… je crois. Le seul reste d’un dieu, deux frères qui se sont battus… une légende, naturellement, comme tant de… »
Corum leva la main gauche. « Voici la Main de Kwll. Elle m’a été donnée par un sorcier, en même temps que cet Œil – l’Œil de Rhynn – et l’un comme l’autre ont de grands pouvoirs, m’a-t-on dit.
— Vous n’en êtes pas certain ?
— Je n’ai pas eu l’occasion de les mettre à l’épreuve. »
Hanafax paraissait troublé. « Cependant, j’aurais cru de tels pouvoirs trop vastes pour un mortel. Les conséquences de leur usage seraient monstrueuses…
— Je crois n’avoir pas le choix. J’ai pris ma décision. Je vais invoquer les pouvoirs de la Main de Kwll et de l’Œil de Rhynn !
— Je compte sur vous pour leur rappeler que je suis de votre bord, Prince Corum ! »
Celui-ci ôta le gantelet de sa main à six doigts. Il frissonnait de tension. Puis il remonta le bandeau protecteur sur son front.
Il commença à distinguer des Plans plus sombres. Il revit le paysage où brûlait le soleil noir. Il revit aussi les quatre silhouettes encapuchonnées.
Et, cette fois, il les regarda en face. Et il poussa un cri.
Mais il n’aurait su donner de raison à sa terreur.
Il regarda de nouveau.
La Main de Kwll se tendait vers les silhouettes. Leurs têtes bougèrent à la vue de la Main. Leurs yeux terrifiants parurent retirer à Corum toute la chaleur de son corps, toute la vitalité de son âme. Mais il continua à les regarder.
La Main fit un signe d’appel.
Les silhouettes sombres s’avancèrent vers Corum.
Il entendit Hanafax dire : « Je ne vois rien. Qu’évoquez-vous ? Que voyez-vous ? »
Corum ne l’écoutait pas. Il transpirait et tremblait de tous ses membres… sauf la Main de Kwll.
De sous leurs robes, les quatre silhouettes tirèrent d’énormes faux.
Corum remua ses lèvres engourdies. « Ici ! Venez sur ce Plan ! Obéissez ! »
Elles vinrent plus près et parurent franchir un rideau mouvant de brume.
Puis Hanafax, terrifié et dégoûté, s’écria : « Dieux ! Ce sont des choses des Fosses du Chien ! Des Shefanhows ! » Il se plaça d’un bond derrière Corum. « Tenez-les à l’écart de moi, Vadhagh ! Aaah ! »
Des voix creuses sortaient des bouches étrangement torves. « Maître. Nous ferons selon votre volonté. Nous ferons selon la volonté de Kwll.
— Détruisez cette porte ! » commanda Corum.
« Aurons-nous notre prix, maître ?
— Quel est ce prix ?
— Une vie pour chacune des nôtres, maître. »
Corum frissonna. « Oui, très bien, vous aurez votre prix. »
Les faux se levèrent et la porte tomba, et les quatre créatures, qui étaient de vrais Shefanhows, leur montrèrent la voie par un étroit passage.
« Mon cerf-volant ! » murmura Hanafax à Corum. « Nous pourrons nous enfuir avec.
— Un cerf-volant ?
— Oui. Il vole et peut nous emporter tous les deux. »
Les Shefanhows marchaient devant et il émanait d’eux une force qui congelait l’épiderme.
Ils montèrent quelques degrés puis les faux des créatures emmitouflées abattirent une deuxième porte. C’était le jour.
Ils se retrouvèrent dans la cour principale du palais. De toutes parts accouraient des guerriers. Cette fois, ils ne semblaient pas répugner à tuer Corum et Hanafax, mais ils s’immobilisèrent à la vue des quatre personnages en robes sombres.
« Voilà vos prix », leur dit Corum. « Prenez-en autant que vous voudrez et retournez là d’où vous venez ! »
Les faux tournoyèrent au soleil. Les Rhaga-da-Khetas reculaient en hurlant.
Les hurlements montèrent plus fort. Les quatre se mirent d’abord à ricaner, puis ils rugirent. Ensuite, ils parurent répéter en écho les cris de leurs victimes tandis que leurs faux se balançaient et que les têtes se décollaient des épaules.
Écœurés, Corum et Hanafax longèrent en courant les couloirs du palais. Hanafax allait le premier. Il finit par s’arrêter devant une porte.
De tous les côtés montaient des cris à présent, et les plus perçants étaient ceux des quatre faucheurs.
Hanafax enfonça la porte. Il faisait sombre à l’intérieur. Il commença à fouiller dans la pièce. « Il était ici quand j’étais encore leur invité. Avant qu’ils estiment que j’avais offensé Arioch. Je suis arrivé ici sur mon cerf-volant. Voyons… »
Corum vit des soldats qui accouraient vers eux dans le couloir.
« Faites vite, Hanafax ! » dit-il. Il bondit dans le couloir pour barrer le passage avec son épée.
Les maigres personnages s’immobilisèrent à la vue de l’épée. Puis ils brandirent leurs massues étranges et reprirent une progression prudente.
L’épée pointa et perça la gorge d’un guerrier, qui s’écroula en un tas informe. Corum en atteignit un autre à l’œil.
Les cris diminuaient à présent. Les affreux alliés de Corum regagnaient leur propre Plan avec leurs victimes.
Derrière Corum, Hanafax traînait un ensemble poussiéreux de tiges et de soie. « Je l’ai, Prince Corum. Laissez-moi un petit instant pour retrouver la formule magique nécessaire. »
Plutôt que de s’effrayer de la mort de leurs camarades, les Rhaga-da-Khetas paraissaient incités à combattre plus farouchement. Abrité en partie par le petit tas de morts, Corum soutenait toujours le choc.
Hanafax se mit à chantonner en une langue inconnue. Corum sentit se lever un vent qui souleva les pans de sa robe. Quelque chose le saisit par-derrière, puis il se retrouva en l’air, s’élevant au-dessus des têtes des Rhaga-da-Khetas. Le vol se poursuivit dans le couloir, puis à l’air libre.
Il jeta un coup d’œil inquiet vers le bas.
La ville défilait rapidement sous eux.
Hanafax le tira dans la nacelle de soie jaune et verte. Corum s’attendait à la chute, mais le cerf-volant tint bon.
L’homme sale, en haillons, qui était son compagnon de voyage à présent, souriait largement.
« Ainsi la volonté d’Arioch ne sera pas faite », observa Corum.
« À moins qu’en tout ceci nous n’ayons été ses instruments », objecta Hanafax, perdant le sourire.