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UNE LEÇON BIEN APPRISE

ET ce fut le château d’Erorn, avec ses tours teintées environnées de flammes avides. Et la mer continuait de tonner dans les vastes et noires cavernes du promontoire sur lequel se dressait Erorn, et il semblait que la mer protestât, que le vent hurlât sa colère, que les lames écumantes tentassent désespérément d’inonder les flammes victorieuses.

Le château d’Erorn frémissait en périssant et les Mabdens barbus riaient de sa chute, secouant les ornements de bronze et d’or accrochés à leurs chars, jetant des regards triomphants sur les quelques cadavres disposés en demi-cercle devant eux.

Des cadavres de Vadhaghs.

Quatre femmes et sept hommes.

Dans les ombres, de l’autre côté de l’arche naturelle de roc qui menait au promontoire, Corum pouvait distinguer les visages sanglants et les reconnaître tous. Son père, le Prince Khlonskey. Sa mère, Colatalarna. Ses sœurs, les jumelles Ilastru et Pholhinra. Son oncle, le Prince Rhanan. Setrada, sa cousine. Et les cinq clients, cousins aux deuxième et troisième degrés.

Par trois fois Corum compta les corps tandis que son froid chagrin se muait en fureur en entendant les bouchers s’interpeller dans leur langue brutale.

Trois fois il les compta, puis il les regarda encore et son visage devint réellement démoniaque.

Le Prince Corum avait à la fois appris le chagrin et découvert la peur. Maintenant, il connaissait la fureur.

Deux semaines durant il avait chevauché sans relâche dans l’espoir d’arriver avant les Denledhyssis pour avertir ses parents de la venue des barbares. Et il était parvenu au château quelques heures trop tard.

Les Mabdens avaient avancé dans toute leur arrogance issue de l’ignorance et anéanti ceux dont la fierté se fondait sur la sagesse. Ainsi allait le monde. Sans nul doute le père de Corum, le Prince Khlonskey, y avait-il songé en se faisant hacher sous les coups d’une arme volée aux Vadhaghs. Mais en ce moment Corum ne trouvait plus le réconfort de cette philosophie dans son cœur.

Ses yeux s’assombrissaient de colère, à l’exception des iris, qui viraient à un or éclatant. Il prit en main son long javelot et poussa son cheval fatigué sur le pont, dans la nuit percée de flammes, vers les Denledhyssis.

Ils se prélassaient sur leurs chars, à s’inonder de doux vin vadhagh le visage et le gosier. Le bruit de la mer et les craquements de l’incendie couvrirent l’approche de Corum jusqu’au moment où sa lance transperça la figure d’un Denledhyssi, qui poussa un cri aigu.

Corum venait d’apprendre à tuer.

Il dégagea la pointe de son javelot et frappa à la nuque le compagnon du mort qui se redressait. Il fit tourner l’arme dans la plaie.

Corum apprenait la cruauté.

Un autre Denledhyssi leva son arc et encocha la flèche, mais Corum lança le javelot, qui transperça la cuirasse de bronze de l’ennemi, lui pénétra dans le cœur et l’envoya basculer par-dessus la ridelle du char.

Corum prit son second javelot.

Mais son cheval ne réagissait plus. Il l’avait mené jusqu’à l’épuisement et maintenant il répondait à peine aux commandements. Déjà les hommes des chars plus éloignés fouettaient leurs poneys et concentraient leurs véhicules lourds et grinçants pour attaquer le Prince à la Robe Écarlate.

Une flèche frôla Corum, qui chercha des yeux l’archer et poussa son cheval en avant pour s’en approcher et lui planter son javelot dans l’œil droit, puis le retira juste à temps pour parer un coup de glaive d’un autre Mabden.

Le javelot à monture de métal détourna la lame. Corum se servit de ses deux mains pour retourner son arme et en planter le manche dans la figure de l’homme à l’épée, qui fut projeté hors du char.

Maintenant, les autres chars de combat arrivaient sur lui parmi les ombres mouvantes que dessinaient les flammes en dévorant le château d’Erorn.

Ils étaient conduits par un être que Corum reconnut. Il riait et hurlait en faisant tournoyer son énorme hache de guerre au-dessus de sa tête.

« Par le Chien ! Un Vadhagh saurait-il donc se battre comme un Mabden ? Tu as appris trop tard, l’ami ! Tu es le dernier de ta race ! »

C’était Glandyth-a-Krae, dont les yeux gris étincelaient, dont la bouche cruelle ricanait, découvrant des crocs jaunis.

Corum lança son javelot.

La hache tournoyante le détourna et le char de Glandyth n’hésita pas un instant.

Corum décrocha sa propre hache et attendit, mais à cet instant les jambes du cheval cédèrent et l’animal s’écroula sur le sol.

Corum, au désespoir, dégagea ses pieds des étriers, saisit sa hache à deux mains, et fit un bond en arrière et sur le côté quand le véhicule arriva sur lui. Il voulut frapper Glandyth-a-Krae mais n’atteignit que la bordure de cuivre du char. La violence du coup lui engourdit les doigts et il faillit lâcher sa hache. Il avait à présent la respiration difficile et chancelait sur ses jambes. D’autres chars passaient de part et d’autre, une épée sonna sur son casque. Étourdi, il tomba sur un genou. Un javelot l’atteignit à l’épaule et il s’écroula sur le sol retourné.

Alors, Corum apprit la ruse. Au lieu d’essayer de se relever, il resta étendu à terre jusqu’à ce que tous les chars eussent passé. Avant qu’ils aient pu faire demi-tour, il se remit sur pied. Il avait l’épaule endolorie, mais le javelot ne l’avait pas transpercée. Il se mit à tituber dans les ténèbres pour tenter d’échapper aux barbares.

Mais ses pieds rencontrèrent un obstacle mou ; il baissa les yeux, vit le corps de sa mère et ce qu’on lui avait fait subir avant qu’elle meure. Un grand frémissement monta de sa gorge, les larmes l’aveuglèrent. Il raffermit la prise de sa main gauche sur le manche de la hache et tira péniblement son épée en hurlant : « Glandyth-a-Krae ! »

Et Corum connut le désir de vengeance.

Le sol tremblait sous les roues et les sabots emballés qui revenaient sur lui. La tour la plus élevée du château s’écroula soudain dans un grondement parmi les flammes, qui montèrent plus haut, éclairant la nuit pour révéler le Comte Glandyth, qui fouettait ses chevaux en courant sus à Corum.

Corum se tenait debout au-dessus du corps de sa mère, la bonne Princesse Colatalarna. Son premier coup fendit la tête du cheval de flèche, qui tomba, entraînant les autres dans sa chute.

Le Comte Glandyth, projeté en avant, faillit être éjecté du char et se mit à pousser des jurons. Derrière lui, deux conducteurs s’efforcèrent de retenir leurs attelages pour éviter la collision avec leur chef. Les autres, ne comprenant pas pourquoi les premiers s’arrêtaient, tirèrent aussi sur les rênes.

Corum enjamba les corps des chevaux et porta un coup d’épée au cou de Glandyth, mais le gorgerin le protégea. Une grosse tête hirsute se tourna et des yeux gris pâle fixèrent Corum. Puis Glandyth sauta à bas du char, Corum bondit et se trouva face à face avec celui qui avait anéanti sa famille.

Ils s’affrontaient dans la clarté de l’incendie, haletant comme des renards, courbés en deux, prêts à se précipiter.

Corum fit le premier mouvement, piquant de l’épée dans la direction de Glandyth et balançant sa hache en même temps.

Le Mabden esquiva l’épée d’un bond et détourna le fer de la hache, décochant en même temps un coup de pied au ventre de Corum, mais le manquant.

Ils se mirent à tourner en rond, les yeux noir et or de Corum fixés sur les prunelles grises du Comte.

Cela dura quelques minutes, sous les regards des autres Mabdens. Les lèvres de Glandyth remuèrent, amorçant un mot, mais le Prince sauta sur lui et cette fois le métal étranger de sa mince lame perça l’armure de Glandyth au défaut de l’épaule et glissa à l’intérieur. Glandyth émit un sifflement et sa hache tournoya pour frapper l’épée avec une telle force qu’elle fut arrachée de la main endolorie de Corum et tomba à terre.

« Maintenant », murmura Glandyth comme pour lui-même. « Maintenant, Vadhagh. Mon destin n’est pas de mourir des mains d’un Shefanhow. »

Corum leva sa hache.

De nouveau Glandyth esquiva.

De nouveau sa hache s’abattit.

Et cette fois celle de Corum lui échappa des mains et il resta sans défense devant le Mabden, qui souriait.

« Mais mon destin est de massacrer les Shefanhows ! » s’écria-t-il, la bouche tordue en un rictus.

Corum fonça sur Glandyth pour tenter de le désarmer. Mais il avait épuisé ses dernières forces. Il était trop faible.

Glandyth cria à ses hommes : « Par le Chien ! les gars, débarrassez-moi de ce démon ! Ne le tuez pas ! Nous prendrons tout notre temps avec lui. Après tout, c’est le dernier Vadhagh avec lequel nous aurons jamais une chance de nous amuser ! »

Corum les entendit rire et se débattit quand ils le saisirent. Il criait comme un homme en proie à la fièvre sans même savoir ce qu’il disait.

Puis un Mabden lui ôta son casque d’argent, un autre lui asséna un coup du pommeau de son glaive sur la tête, et le corps du Prince s’affala soudain. Il sombra dans le noir réconfortant.