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LE TROUPEAU DE MABDENS
VERS le milieu de la matinée suivante, le Prince Corum fut éveillé par des bruits qui, en quelque sorte, ne s’accordaient pas à la forêt. Son cheval les avait également entendus, car il s’était levé pour renifler l’air et montrait des signes de nervosité.
Corum fronça les sourcils et alla se laver les mains et le visage dans l’eau fraîche du ruisseau. Il s’immobilisa, l’oreille de nouveau tendue. Un choc sourd, un raclement. Un bruit métallique. Il lui sembla entendre une voix qui criait en aval, regarda dans cette direction et crut saisir un mouvement.
Corum retourna à l’endroit où il avait laissé son équipement. Il ramassa son casque, l’ajusta avec soin, boucla son ceinturon porte-épée à sa taille, passa la lanière de la hache sur son épaule de façon que l’arme lui pende derrière le dos. Puis il se mit à seller le cheval, qui buvait au ruisseau.
Les bruits se renforçaient et, pour une raison inexplicable, Corum sentit en son esprit une légère inquiétude. Il enfourcha sa monture mais continua de surveiller les environs.
Une marée de bêtes et de véhicules remontait la vallée. Certaines des créatures étaient vêtues de fer, de fourrures et de cuir. Corum devina qu’il s’agissait d’un troupeau de Mabdens. Du peu qu’il avait lu des habitudes des Mabdens, il savait que cette espèce appartenait en majeure partie au genre migrateur, constamment en déplacement ; après avoir épuisé les ressources d’une région, ils repartaient en quête de gibier frais et de récoltes sauvages. Il fut surpris de voir combien les épées, les boucliers et les casques que portaient certains des Mabdens ressemblaient aux armes d’attaque et de défense des Vadhaghs.
Ils approchaient et Corum continuait de les observer avec une intense curiosité, comme il eût étudié tout animal rencontré pour la première fois.
C’était une horde importante, qui voyageait sur des chariots de bois et de bronze martelé, aux ornements barbares, traînés par des chevaux à la robe en broussaille, aux harnais de cuir peints de rouges, de jaunes et de bleus éteints. Derrière les chars venaient des fourgons, les uns à ciel ouvert, d’autres munis de bâches. Peut-être ces derniers transportaient-ils les femelles, songea Corum, car il n’y en avait pas une seule en vue.
Les Mabdens avaient la barbe épaisse et sale, de longues moustaches flottantes, et leurs cheveux agglutinés sous le bord de leurs casques. Tout en progressant, ils se hurlaient des paroles et se passaient des outres à vin, de main en main. Corum, stupéfait, reconnut leur langue comme étant celle commune aux Vadhaghs et au Nhadraghs, bien que très corrompue et durcie. Ainsi les Mabdens avaient réussi à apprendre un langage évolué !
Il fut de nouveau envahi de ce sentiment inexplicable d’inquiétude. Il fit reculer son cheval sous l’ombre des arbres, tout en restant vigilant.
Maintenant, il voyait pourquoi tant de casques et d’armes lui étaient bien connus.
C’étaient des casques et des armes vadhaghs.
Il plissa le front. Les avaient-ils pris dans quelque vieux château abandonné ? Étaient-ce des présents ? Ou les avaient-ils volés ?
Les Mabdens avaient aussi des armes et des armures de leur propre et malhabile fabrication, visiblement des copies de productions vadhaghs aussi bien que d’objets nhadraghs. Quelques-uns arboraient des vêtements de brocart et de fil, dérobés sans nul doute, mais la plupart étaient couverts de manteaux en peau de loup, de capuchons en peau d’ours, de gilets et de chausses en peau de phoque, de vestes en chèvre, de jupons en lapin, de chaussures en peau de porc, de chemises en daim ou en laine. Certains portaient des chaînes d’or, de bronze ou de fer à leur cou, aux bras ou aux jambes, ou même tressées dans leurs cheveux sales.
À présent, ils commençaient à défiler devant Corum. Il dut réprimer un accès de toux quand leur odeur lui parvint aux narines. Beaucoup d’entre eux étaient ivres au point de manquer tomber sous les roues des chars. Les lourdes roues et les sabots des chevaux poursuivaient leur route pénible. Corum observa que les fourgons ne contenaient pas de femelles, mais bien du butin. C’était pour une grande part des trésors vadhaghs, il n’y avait pas à s’y méprendre.
Impossible d’interpréter les signes d’une autre manière. C’était un parti de guerriers… une horde en raid ou un groupe de pillards. Corum n’en était pas certain. Mais il avait du mal à croire que ces créatures aient pu récemment livrer combat à des guerriers vadhaghs et en sortir vainqueurs.
Maintenant, l’arrière-garde des chariots de la caravane passait devant lui et il vit que quelques Mabdens suivaient derrière, les mains liées aux véhicules par des cordes. Ces Mabdens ne portaient pas d’armes et presque pas de vêtements. Ils étaient maigres, ils avaient les pieds nus, ensanglantés, et ils gémissaient et criaient de temps à autre. Souvent, en réaction, le conducteur du char auquel ils étaient attachés poussait un juron ou un rire ou exerçait une brusque traction sur la corde pour faire tomber le prisonnier.
L’un d’eux buta, s’abattit et tenta désespérément de se remettre debout pendant qu’il était traîné. Corum était horrifié. Pourquoi les Mabdens maltraitaient-ils ainsi leurs semblables ? Même les Nhadraghs, que l’on estimait plus cruels que les Vadhaghs, n’avaient pas infligé autrefois de telles souffrances à leurs captifs.
« Ce sont vraiment des brutes singulières », murmura Corum.
Un des Mabdens, en tête de la caravane, cria d’une voix forte et arrêta son char au bord du cours d’eau. Les autres chars et fourgons s’immobilisèrent à leur tour. Corum comprit qu’ils avaient l’intention de dresser le camp sur les lieux.
Fasciné, il continuait à les observer, figé sur son cheval, caché parmi les arbres.
Les Mabdens ôtaient les harnais des chevaux, pour les mener à l’eau. Ils prenaient des pots et des perches à cuisiner dans les fourgons, et s’affairaient à allumer des feux.
Avant le coucher du soleil, ils se mirent à manger, mais sans rien donner à leurs prisonniers, toujours enchaînés aux chars.
Quand ils eurent fini leur repas, ils s’adonnèrent de nouveau à la boisson, et bientôt plus de la moitié de la horde sombra dans l’inconscience. Affalés dans l’herbe, ils dormaient comme ils étaient tombés. D’autres roulaient sur le sol, se livrant à des luttes amicales qui tournaient vite à la sauvagerie, si bien que haches et couteaux entraient en jeu et que le sang coulait.
Le Mabden qui avait commandé la halte de la caravane rugit à l’adresse des combattants et s’avança en titubant parmi les groupes, une outre serrée dans une main, pour leur décocher des coups de pied tout en leur ordonnant de mettre fin à leurs bagarres. Deux d’entre eux refusèrent de l’écouter ; il tira son énorme hache de bronze de sa ceinture et l’abattit sur le crâne de l’homme le plus proche, fendant à la fois le casque et la tête. Un silence soudain s’établit sur le camp et Corum, avec une certaine difficulté, saisit ce que disait le chef.
« Par le Chien ! Je ne supporterai plus de telles discussions ! Pourquoi user vos énergies les uns contre les autres ? Vous aurez assez de distractions avec ceux-là ! » Il désignait de sa hache les prisonniers maintenant endormis.
Quelques-uns des Mabdens hochèrent la tête et éclatèrent de rire ; ils se levèrent et, dans la faible clarté du soir, partirent vers les captifs. Ils les réveillèrent à coups de pied, tranchèrent les cordes attachées aux chars et poussèrent les malheureux vers le centre du camp, où les guerriers qui n’avaient pas succombé aux vapeurs du vin se disposaient en cercle. Les prisonniers, bousculés jusqu’au centre du cercle, restaient immobiles, regardant les autres avec terreur. Le chef s’avança, face aux malheureux. « Quand nous vous avons enlevés de votre village, je vous ai affirmé que nous, les Denledhyssis, ne haïssions qu’une chose plus que les Shefanhows. Vous rappelez-vous ce que c’était ? »
Un des prisonniers marmonna, les yeux fixés sur le sol. Le chef mabden s’approcha rapidement, poussant le fer de sa hache sous le menton de l’homme pour lui faire lever la tête. « Oui, tu as bien appris ta leçon, l’ami. Répète ! » La langue du captif lui emplissait la bouche. Ses lèvres craquelées bougèrent de nouveau et il porta les yeux vers le ciel, les larmes lui coulant sur les joues, puis il hurla d’une voix farouche, qui se brisait : « Ceux qui lèchent l’urine des Shefanhows ! » Puis un grand gémissement le secoua et il poussa des cris aigus.
Le chef sourit, ramena sa hache en arrière et en planta le manche dans le ventre de l’homme, coupant net ses cris et le pliant en deux de douleur.
Corum n’avait encore jamais été témoin d’une telle cruauté et son front se plissa davantage quand il vit les Mabdens lier leurs victimes à des piquets plantés dans le sol, puis s’attaquer à leurs membres avec des couteaux et des brandons, les brûlant et les découpant de telle façon qu’elles ne mouraient pas, mais se tordaient de souffrance.
Le chef riait à ce spectacle, sans toutefois participer lui-même aux sévices.
« Oh ! vos esprits se souviendront de moi quand ils se mêleront aux démons shefanhows dans les Fosses du Chien ! » gloussait-il. « Oh oui ! ils se souviendront du Comte des Denledhyssis, Glandyth-a-Krae, le Fléau des Shefanhows ! »
Corum eut du mal à comprendre ce que ces noms signifiaient. « Shefanhow » pouvait être une forme bâtarde du mot vadhagh « Sefano », qui voulait dire en gros « diable ». Mais pourquoi ces Mabdens se qualifiaient-ils de « Denledhyssis »… corruption certaine de « Donledyssi », dont le sens était « assassin » ? Étaient-ils fiers d’être des tueurs ? Et Shefanhow était-il un terme général pour désigner leurs ennemis ? Et leurs ennemis étaient-ils donc d’autres Mabdens, comme cela paraissait probable ?
Intrigué, Corum secouait la tête. Il comprenait les motivations et le comportement d’animaux moins évolués beaucoup plus facilement que ceux des Mabdens. Il éprouvait de la difficulté à conserver une attitude objective devant leurs coutumes et se sentait de plus en plus troublé par eux. Il dirigea son cheval vers les profondeurs de la forêt et s’éloigna.
La seule explication qu’il trouvait pour le moment, c’était que l’espèce des Mabdens avait subi un processus d’évolution et de régression plus rapide que la plupart des autres. Il était possible que ceux-là fussent les derniers de leur race, devenus déments. Dans ce cas, c’était la folie qui les jetait contre leurs semblables, tels des renards enragés.
Il éprouvait maintenant un sentiment de panique, aussi lança-t-il sa monture au triple galop pour gagner le château de Crachah. La Princesse Lorim, vivant plus près des hordes de Mabdens, lui fournirait peut-être des réponses plus nettes aux questions qu’il se posait.