PROLOGUE

IL y avait en ce temps-là des océans de lumière, et des cités dans les cieux, et de farouches bêtes volantes en bronze. Il y avait des troupeaux d’animaux cramoisis, rugissants, qui se dressaient plus haut que les châteaux. Il y avait des choses vertes aux cris aigus qui hantaient les froides rivières. C’était le temps des dieux qui se manifestaient sur notre monde en tous ses aspects ; le temps des géants qui marchaient sur les eaux ; des esprits inanimés et des créatures difformes qu’une pensée maladroite suffisait à évoquer mais que seul pouvait chasser quelque terrifiant sacrifice ; le temps de la magie et des fantasmes, où la nature était instable, les événements invraisemblables, où abondaient les paradoxes démentiels ; le temps aussi des rêves exaucés, des rêves avortés, des cauchemars devenus réalité.

C’était un temps de richesse et un temps d’obscurantisme. Le temps des Maîtres de l’Épée. Le temps où se mouraient les Vadhaghs et les Nhadraghs, ennemis de temps immémorial. Le temps où l’Homme, esclave de la peur, commençait à se manifester, ignorant qu’une grande part de la terreur qu’il connaissait n’était issue que du fait de sa propre accession à l’existence. C’était là une des ironies inhérentes à l’Homme (qui, à cette époque, appelait sa race “Mabden”).

Les Mabdens vivaient de courtes existences, mais se reproduisaient de façon prodigieuse. En quelques siècles, ils étaient arrivés à dominer le continent occidental sur lequel ils s’étaient développés. La superstition les retint d’envoyer trop de leurs vaisseaux vers les pays des Vadhahgs et des Nhadraghs durant un siècle ou deux encore, mais ils prirent courage peu à peu en voyant qu’il ne leur était opposé aucune résistance. Ils commencèrent à jalouser les races plus anciennes ; ils se mirent à nourrir des sentiments haineux.

Les Vadhaghs et les Nhadraghs ne l’ignoraient pas. Ils habitaient la planète depuis un million d’années ou davantage, la planète qui maintenant enfin paraissait en repos. Ils connaissaient les Mabdens, mais ne les jugeaient pas très différents des autres bêtes. Bien que leurs haines ancestrales eussent subsisté, les Vadhaghs et les Nhadraghs consacraient leurs longues heures à contempler des idées abstraites, à créer des œuvres d’art, et à inventer d’autres occupations du même ordre. Ces races antiques, rationnelles, évoluées, repliées en elles-mêmes, étaient dans l’incapacité de croire aux changements intervenus. Aussi, comme il en va toujours, ne prêtaient-elles aucune attention aux signes avant-coureurs.

Il n’y avait pas d’échanges culturels entre les deux ennemis héréditaires, bien que leur dernière bataille se fût livrée bien des siècles auparavant.

Les Vadhaghs vivaient en groupes familiaux dans des châteaux éparpillés sur le continent qu’ils appelaient Bro-an-Vadhagh. Il n’y avait que très peu de relations entre ces familles, les Vadhaghs ayant perdu depuis longtemps le goût des voyages. De leur côté, les Nhadraghs habitaient dans des villes construites sur les îles qui parsemaient les mers au nord-ouest de Bro-an-Vadhagh. Ils n’entretenaient également que peu de rapports, même avec leur parenté la plus proche. Les deux races se croyaient invulnérables. Elles se trompaient toutes les deux. L’Homme, le parvenu, se mettait à croître et à se multiplier, et à se répandre comme la peste sur le monde. Ce fléau abattait les races anciennes partout où il les touchait. Et l’Homme n’apportait pas seulement la mort, mais aussi la terreur. Il réduisait volontairement le monde plus ancien en ruines et en sépulcres. Sans le savoir, il amenait un bouleversement psychique et surnaturel de la grandeur que les Grands Dieux d’Antan eux-mêmes n’avaient pas su comprendre.

Et les Grands Dieux d’Antan commençaient à connaître la peur.

Quant à l’Homme, esclave de la peur, arrogant dans son ignorance, il poursuivait sa marche hésitante en avant. Il restait aveugle aux transformations immenses qu’apportaient ses ambitions en apparence mesquines. De même, l’Homme manquait de sensibilité, n’avait nullement conscience de la multitude de dimensions qui emplissaient l’univers, chacun des Plans en recoupant plusieurs autres. Il différait en cela des Vadhaghs et des Nhadraghs, qui savaient comment se déplacer à volonté entre les dimensions, connues comme les Cinq Plans. Ils avaient perçu et compris la nature de Plans nombreux, différents des Cinq, parmi lesquels la Terre se mouvait.

Il semblait donc d’une effarante injustice à ces races avisées de devoir périr aux mains de créatures qui n’étaient encore guère plus que des animaux. On eût dit des vautours festoyant et se querellant sur le corps d’un jeune poète qui ne pouvait que les regarder de ses yeux intrigués tandis qu’ils le dépouillaient peu à peu d’une existence raffinée qu’ils n’apprécieraient jamais, qu’ils n’avaient même pas conscience de lui enlever.

« S’ils comprenaient la valeur de ce qu’ils ont volé, s’ils avaient su ce qu’ils détruisaient », dit le vieux Vadhagh dans le récit La Seule Fleur de l’automne, « alors, je m’en consolerais ».

C’était injuste.

En créant l’Homme, l’univers avait trahi les races anciennes.

Mais c’était une injustice perpétuelle et bien connue. L’être sensible peut percevoir et aimer l’univers, mais l’univers est incapable de percevoir et d’aimer l’être sensible. L’univers n’établit aucune distinction entre les quantités de créatures et d’éléments qui le composent. Tous sont égaux. Nul n’est favorisé. L’univers, qui ne dispose que des matières premières et du pouvoir de création, continue à créer : un peu de ceci, un peu de cela. Il ne peut pas guider ce qu’il crée et il ne peut pas, semble-t-il, être guidé par ses créatures (bien que certaines d’entre elles puissent s’en donner l’illusion). Ceux qui maudissent les œuvres de l’univers maudissent une entité frappée de surdité. Ceux qui s’attaquent à ces œuvres luttent contre l’inviolable. Ceux qui brandissent le poing s’en prennent à des étoiles aveugles.

Ce qui ne signifie nullement qu’il n’y aura pas toujours quelques êtres pour tenter de livrer bataille à l’invulnérable, pour s’efforcer de le détruire.

Toujours, il y aura de semblables êtres, quelquefois dotés de grande sagesse, qui se refusent à croire à un univers insouciant.

Le Prince Corum Jhaelen Irsei était l’un d’eux. Peut-être le dernier de la race des Vadhaghs, on l’appelait parfois le Prince à la Robe Écarlate.

La présente chronique se rapporte à lui.