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AU-DELÀ DES QUINZE PLANS
« QUELLE puissance que la mienne, maître Corum ! J’ai fait de moi un dieu et de vous un demi-dieu ! Nous passerons bientôt dans la légende.
— Vous êtes déjà dans la légende. » Corum fit face à Shool, apparu dans la pièce sous l’aspect d’une créature du genre ours, vêtu d’un pantalon à carreaux écossais et coiffé d’un casque au panache compliqué. « Et d’ailleurs, les Vadhaghs aussi.
— Nous aurons bientôt notre propre cycle héroïque, maître Corum. Voilà ce que je voulais dire. Comment vous sentez-vous ?
— Encore des douleurs au poignet et à la tête.
— Mais pas de trace de suture, hein ? Je suis un maître chirurgien ! La greffe est parfaite et n’a nécessité qu’un minimum d’incantations !
— Toutefois, je ne distingue rien par l’Œil de Rhynn », fit Corum. « Je ne suis pas certain qu’il fonctionne, sorcier. »
Shool frotta ses pattes de devant l’une contre l’autre. « Il faudra du temps à votre cerveau pour s’y accoutumer. Tenez, vous aurez également besoin de ceci. » Il montra un objet qui ressemblait à un écusson en miniature, orné de pierres et d’émaux, avec un lacet. « C’est à placer sur votre nouvel œil.
— Et me rendre de nouveau aveugle !
— Voyons, vous ne tenez pas à toujours plonger le regard dans ces mondes au-delà des Quinze Plans, n’est-ce pas ?
— Vous voulez dire que l’œil ne voit que là-bas ?
— Non, il perçoit ici également, mais pas toujours selon le même genre de perspective. »
Corum le regarda d’un air soupçonneux. Il cligna les paupières. Soudain, par son œil neuf, lui parvinrent de nombreuses images nouvelles, alors que Shool restait visible par son œil habituel. C’étaient des images sombres et mouvantes, puis une seule finit par prédominer.
« Shool ! Qu’est-ce que ce monde ?
— Je n’en suis pas sûr… Certains prétendent qu’il existe quinze Plans différents du nôtre, et qui n’en sont que le reflet déformé. Cela se pourrait, non ? »
Des choses bouillaient, bouillonnaient, apparaissaient et disparaissaient. Des créatures avançaient en rampant vers le premier plan de la scène, puis reculaient, toujours en rampant. Des bêtes inconnues s’enflaient démesurément, puis leur chair semblait se liquéfier et se reformer ensuite.
« Je suis heureux de ne pas appartenir à ce monde », murmura Corum. « Dites, Shool, passez-moi le bandeau ! »
Le sorcier le lui tendit et il l’appliqua sur son œil. Les scènes étranges disparurent et il ne vit plus que Shool et Rhalina… mais avec les deux yeux.
« Ah, oui ! je ne vous avais pas averti que si l’écusson vous protège des visions des autres mondes il vous laisse voir celui-ci !
— Qu’avez-vous vu, Corum ? » demanda Rhalina d’un ton calme.
Il secoua la tête. « Rien que je puisse décrire avec précision. »
Rhalina regarda Shool. « Je souhaiterais que vous repreniez vos présents, Prince Shool. Ces objets ne sont pas destinés aux mortels. »
Shool grimaça. « Ce n’est plus un mortel. Je vous l’ai dit, c’est un demi-dieu.
— Et qu’en penseront les dieux ?
— Eh bien, certains d’entre eux seront naturellement mécontents s’ils découvrent jamais le nouvel état de maître Corum. Cependant, je ne le crois pas probable. »
Rhalina déclara sombrement : « Vous parlez de ces questions avec trop de légèreté, sorcier. Si Corum ne saisit pas les incidences de ce que vous lui avez fait, moi, je les devine. Il est des lois auxquelles nous devons obéir, nous autres mortels. Vous les avez transgressées et vous en serez puni… Tout comme vos créatures le seront, pour être ensuite détruites ! »
Shool agita ses pattes d’ours pour chasser ces prédictions. « Vous oubliez qu’il me reste encore de grands pouvoirs. Je serai bientôt en mesure de défier tout dieu assez orgueilleux pour croiser le fer avec moi.
— C’est vous qui avez un orgueil insensé, et vous n’êtes vous-même qu’un mortel, sorcier », répliqua Rhalina.
« Taisez-vous, maîtresse Rhalina ! Taisez-vous, car je peux vous envoyer à un destin pire que celui auquel vous venez d’échapper ! Si maître Corum ne m’était pas si nécessaire, vous souffririez en ce moment même des tourments abominables. Surveillez votre langue ! Surveillez-la bien !
— Nous perdons encore du temps », intervint Corum. « Je désire remplir ma mission pour quitter ce lieu avec Rhalina. »
Shool se calma, se retourna et dit : « Vous êtes un sot de négliger tant de possibilités pour cette femme. Comme toutes ses semblables, elle craint le savoir, elle a peur de la profonde et noire connaissance qui confère la puissance.
— Parlons plutôt du cœur de ce Chevalier des Épées », coupa Corum. « Comment le volerai-je ?
— Venez », dit Shool.
Ils étaient dans un jardin où des fleurs monstrueuses dégageaient un parfum suave à faire perdre conscience, ou presque. Le soleil était rouge dans le ciel. Les feuilles des plantes étaient foncées, presque noires. Elles frémissaient.
Shool avait repris l’aspect d’un jouvenceau, en robe bleue flottante. Il menait Corum par un sentier.
« Il y a des milliers d’années que je cultive ce jardin. On y trouve des plantes curieuses. Comme il occupe presque toute la partie de l’île que ne couvre pas mon château, il a un rôle utile. C’est un endroit paisible pour se détendre, et il est difficile à des invités indésirables de s’y retrouver.
— Pourquoi appelle-t-on cette île le Foyer du Dieu Comblé ?
— Le nom est de moi… d’après l’être dont j’ai hérité. Un autre dieu vivait ici, et tous le craignaient. Comme je cherchais un coin sûr où poursuivre mes études, j’ai découvert l’île. Mais j’étais prévenu qu’un dieu terrible l’habitait et, naturellement, j’ai pris des précautions. Je ne possédais encore qu’une fraction de ma connaissance actuelle, n’ayant guère que quelques siècles d’âge, aussi savais-je que je n’avais pas les pouvoirs voulus pour annihiler un dieu. »
Une énorme orchidée se pencha pour caresser la nouvelle main de Corum, qui la retira.
« Alors, comment vous êtes-vous emparé de l’île ?
— J’avais entendu dire que le dieu dévorait les enfants. Les ancêtres de ceux que vous appelez Nhadraghs lui en sacrifiaient un par jour. J’avais beaucoup d’argent, aussi eus-je l’idée d’acheter une bonne quantité d’enfants et de les lui faire manger tous à la fois, pour voir ce qui se passerait.
— Et que s’est-il passé ?
— Il les a gobés et a sombré dans le sommeil de la satiété.
— Et vous êtes venu subrepticement le tuer !
— Pas du tout ! Je l’ai capturé. Il est toujours dans un de mes cachots, quelque part, bien qu’il ne soit plus aussi magnifique qu’avant. Et j’ai ainsi hérité du palais. Ce n’était qu’un petit dieu, bien sûr, mais apparenté au Chevalier des Épées. Encore une des raisons pour lesquelles le Chevalier, pas plus que les autres, ne m’importune guère, car je détiens Pliproth prisonnier.
— Détruire votre île serait détruire du même coup leur frère ?
— Exactement.
— Et c’est une raison de plus pour m’employer à ce vol. Vous avez peur en vous absentant de leur fournir l’occasion de vous tuer.
— Peur ? Pas du tout. Mais j’use d’un certain degré de prudence. Voilà pourquoi je suis toujours en vie.
— Où est le cœur du Chevalier des Épées ?
— Il se trouve plus loin que le Récif des Mille Lieues, dont vous avez sans doute entendu parler.
— Je crois me souvenir d’une mention dans la vieille géographie. C’est vers le nord, n’est-ce pas ? » Corum déroula une liane qui s’accrochait à sa jambe.
« Oui.
— Est-ce là tout ce que vous pouvez me dire ?
— Plus loin que le Récif des Mille Lieues se trouve un lieu appelé Urde, parfois eau, parfois terre. Plus loin encore, c’est le désert de Dhroonha-zat. Après le désert, ce sont les Terres de Flammes, où réside la Reine aveugle, Ooresé. Et, plus loin encore, c’est le Pays des Glaces, où errent les Briklings. »
Corum s’arrêta pour arracher une feuille qui se collait à sa joue. La chose paraissait avoir des lèvres minuscules, qui l’embrassaient. « Et après ? » fit-il, sardonique.
« Eh bien, après, ce sont les domaines du Chevalier des Épées.
— Ces terres étrangères… sur quel Plan sont-elles situées ?
— Sur les cinq où le Chevalier exerce son influence. Votre faculté de vous mouvoir à travers les Plans ne vous sera pas d’une grande utilité, je le regrette.
— Je ne suis pas certain d’avoir encore cette faculté. Si vous dites la vérité, c’est le Chevalier des Épées qui l’a ôtée progressivement aux Vadhaghs.
— Ne vous tourmentez pas, vous avez maintenant des dons d’une valeur égale. » Shool tapota la nouvelle main de Corum.
Cette main réagissait à présent comme toute autre. Par curiosité, Corum s’en servit pour soulever le bandeau endiamanté qui couvrait son œil divin. Il réprima un cri et remit le bandeau vivement en place.
« Qu’avez-vous vu ? » demanda Shool.
« Un lieu.
— C’est tout ?
— Un pays sur lequel brûlait un soleil noir. La lumière montait du sol, mais les rayons du soleil noir l’éteignaient presque. Quatre silhouettes se dressaient devant moi. J’ai aperçu leurs visages et… » Corum s’humecta les lèvres. « Je n’ai pas pu regarder plus longtemps.
— Nous sommes en contact avec tant de Plans », dit Shool. « Les horreurs qui existent et que nous n’apercevons que parfois… dans les rêves, par exemple. Toutefois, vous devez vous accoutumer à affronter ces visages ainsi que toute autre chose que vous découvrira votre nouvel œil, pour employer au maximum vos pouvoirs.
— Cela me trouble de savoir que ces Plans sombres et néfastes existent réellement et qu’autour de moi rôdent tant de monstres, seulement séparés de nous par quelque mince tissu astral.
— J’ai appris à vivre en sachant ces choses… et en les utilisant. On s’accoutume à presque tout en quelques millénaires. »
Corum détacha une tige rampante qui s’enroulait à sa taille. « Vos plantes paraissent un peu trop amicales.
— Elles sont affectueuses. Ce sont mes seules vraies amies. Mais il est intéressant que vous leur plaisiez. J’ai tendance à juger les gens selon le comportement de mes plantes envers eux. Bien sûr, elles ont faim, les pauvres. Il faudra que je persuade un ou deux navires de toucher l’île bientôt. Il nous faut de la viande ! Tous ces préparatifs m’ont fait oublier mes devoirs quotidiens.
— Vous ne m’avez toujours pas précisé de quelle manière je trouverai le Chevalier des Épées.
— Vous avez raison. Le Chevalier vit dans un palais au sommet d’une montagne qui constitue le centre même de notre planète et des cinq Plans. C’est dans la plus haute tour de ce château qu’il garde son cœur. Il est bien gardé, je crois.
— Est-ce là tout ce que vous savez ? Vous ignorez en quoi consiste cette protection ?
— Je vous emploie, maître Corum, parce que vous avez un peu plus de cervelle, un rien d’adaptabilité de plus, une ombre d’imagination et de courage de plus que les Mabdens. Il vous appartiendra de découvrir la nature de cette protection. Mais vous pouvez compter sur une chose.
— Laquelle, maître Shool ?
— Prince Shool ! Vous pouvez compter qu’il ne s’attendra nullement à une attaque de la part d’un mortel tel que vous. Tout comme les Vadhaghs, les Maîtres de l’Épée tendent à la suffisance. Nous montons tous. Nous tombons tous. » Shool émit un rire bref. « Et les Plans continuent de tourner, hein ?
— Et quand vous aurez monté, ne tomberez-vous pas ?
— Sans aucun doute… dans quelques milliards d’années. Qui sait ? Je pourrais m’élever assez haut pour gouverner tous les mouvements de l’univers multiple. Je pourrais devenir le premier dieu omniscient et omnipotent. Oh ! les jeux auxquels j’aurais loisir de me livrer !
— Nous ne cultivons guère le mysticisme chez les Vadhaghs », coupa Corum. « Mais je crois comprendre que tous les dieux sont omniscients et omnipotents.
— Seulement à des niveaux très limités. Certains dieux – par exemple le panthéon mabden, avec le Chien et l’Ours à Cornes – sont plus ou moins omniscients en ce qui concerne les affaires des Mabdens et peuvent, s’ils le désirent, diriger ces affaires dans une large mesure. Mais ils ne savent rien des miennes et encore moins de celles du Chevalier des Épées, qui est informé de la plupart des choses, mais non de ce qui se passe sur mon île bien protégée. Nous sommes à l’Age des dieux, maître Corum. Ils sont nombreux, petits et grands, à encombrer l’univers. Il n’en a pas toujours été ainsi. Je soupçonne même que l’univers se débrouille parfois sans aucun dieu !
— J’ai eu cette idée.
— Cela risque de se reproduire. C’est la pensée… » – Shool se frappa le crâne – « … qui crée les dieux et les dieux qui créent la pensée. Il doit y avoir des périodes où la pensée (que je considère souvent comme surfaite) n’existe pas. Pensée ou absence de pensée, peu importe à l’univers, après tout. Mais si j’en avais le pouvoir… je forcerais l’univers à en tenir compte. » Il avait les yeux étincelants. « Je modifierais sa nature même ! J’en changerais tous les aspects ! Vous êtes bien avisé de me venir en aide, maître Corum. »
Celui-ci rejeta la tête en arrière lorsqu’une sorte de tulipe mauve gigantesque, nantie de dents, tenta de le mordre.
« J’en doute, Shool. Mais je n’ai pas le choix.
— Exact. Ou du moins un choix très limité. C’est l’ambition de n’avoir plus à choisir qui me pousse, maître Corum.
— Oui », fit Corum, ironique. « Nous sommes tous mortels.
— Parlez pour vous, maître Corum ! »