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LE POISON DE LA BEAUTÉ :
LA MORT DE LA VÉRITÉ

EN dehors de feux éteints et d’ordures, le Prince Corum ne releva plus trace des Mabdens avant de franchir les hautes et vertes collines qui fermaient le val de Crachah. Il chercha alors des yeux le château de la Princesse Lorim.

La vallée était abondamment garnie de peupliers, d’ormes et de bouleaux ; elle paraissait paisible sous la douce lumière du début d’après-midi. Mais où donc se trouvait le château, se demandait-il.

Il tira de nouveau sa carte, qu’il avait glissée sous sa cotte de mailles, et la consulta. Le château aurait dû se dresser au centre de la vallée, entouré de six rangs de peupliers et de deux d’ormes, les plus extérieurs. Il releva la tête.

Oui, les cercles de peupliers et d’ormes étaient bien là. Mais, près du centre du cercle, pas de château, seulement un nuage de brume.

Cependant, par une telle journée, il n’aurait pas dû y avoir de brume. Ce ne pouvait être que de la fumée.

Le Prince dévala la pente.

Il galopa jusqu’au premier rideau d’arbres et regarda entre les troncs, mais sans rien distinguer encore. Toutefois, il renifla la fumée.

Il franchit d’autres lignes d’arbres ; maintenant, la fumée lui piquait les yeux et la gorge et il apercevait au travers quelques formes noires.

Il franchit le dernier cercle de peupliers et éprouva un début d’étouffement quand la fumée lui emplit les poumons. Il s’efforçait, de ses yeux humides, de reconnaître les formes sombres. Des roches hérissées, des tas de pierres, du métal gondolé, des poutres brûlées.

Le Prince Corum voyait une ruine. Et c’était sans nul doute celle du château de Crachah. Une ruine fumante. C’était l’incendie qui avait détruit le château de Crachah. Le feu en avait également dévoré les habitants, car à présent Corum, en poussant sa monture, qui renâclait, jusqu’en bordure des ruines, distinguait des squelettes carbonisés. Et plus loin se voyaient les traces de la bataille. Un char mabden brisé. Quelques cadavres de Mabdens. Une vieille femme vadhagh hachée en morceaux.

Déjà les corneilles et les corbeaux commençaient leur approche indirecte, malgré la fumée.

Le Prince Corum entrevoyait ce que pouvait être le chagrin. Il pensait que l’émotion qu’il ressentait en était une manifestation.

Il lança un appel dans l’espoir qu’un habitant du lieu eût survécu, mais il n’obtint pas de réponse. Lentement, le Prince Corum fit volte-face.

Il partit vers l’est. Vers le château de Sarn.

Il chevaucha à allure régulière une semaine durant, et son chagrin persistait, mêlé cependant d’une autre émotion lancinante. Il inclinait à croire que c’était la peur.

Sarn était situé au sein d’une épaisse forêt d’ormes. On y arrivait par un sentier descendant. Le Prince et sa monture, fatigués tous les deux, s’y engagèrent. De petits animaux se sauvaient devant eux et une fine pluie tombait du ciel morose. Ici, point de fumée. Et, quand Corum parvint en vue du château, il constata qu’il ne brûlait plus. Ses pierres noircies étaient refroidies. Corbeaux et choucas avaient déjà dévoré les cadavres, puis étaient repartis en quête d’autres charognes.

Alors, les larmes montèrent aux yeux du Prince pour la première fois. Il descendit de cheval, enjamba les pierres et les squelettes, puis s’assit, regardant tout autour de lui.

Il resta ainsi plusieurs heures, puis un son lui échappa de la gorge. Il ne l’avait jamais entendu et ne put lui donner un nom. C’était un bruit ténu qui ne pouvait pas exprimer ce qui dominait son esprit stupéfait. Il n’avait jamais connu le Prince Opash, bien que son père lui en eût parlé avec grande affection. Il n’avait jamais connu la famille et ses clients qui avaient habité le château de Sarn. Mais il pleura sur eux jusqu’à ce qu’enfin, épuisé, il s’allongeât sur une dalle fendue et plongeât dans un sombre sommeil.

La pluie tombait toujours sur la robe écarlate de Corum. Elle battait les ruines et lavait les ossements. Le cheval rouge avait cherché abri sous les arbres et s’était couché. Pendant un moment encore il mâchonna l’herbe tout en observant son maître étendu sur la pierre. Puis lui aussi s’endormit.

Quand Corum s’éveilla et enjamba les décombres pour rejoindre son cheval, il était dans l’incapacité de réfléchir. Il savait maintenant que ces destructions étaient l’œuvre des Mabdens, car les Nhadraghs n’avaient pas pour coutume de brûler les châteaux de leurs ennemis. De plus, Nhadraghs et Vadhaghs vivaient en paix depuis des siècles. Ils avaient oublié comment faire la guerre, de part et d’autre.

Corum avait songé que les Mabdens avaient pu être poussés à ces destructions par les Nhadraghs, mais c’était très improbable. Il existait un antique code de guerre, que les deux races avaient toujours respecté, si farouches qu’aient été les combats. Et, avec le déclin de leurs populations, les Nhadraghs n’avaient plus eu besoin de territoires d’expansion, et les Vadhaghs n’avaient plus eu à défendre leurs biens.

Le visage amaigri de fatigue et de tension, couvert de poussière où les larmes avaient tracé des sillons, le Prince Corum fit se dresser son cheval et le monta, prenant la direction du Nord, pays du château de Gal. Il gardait un peu d’espoir. Il espérait que les troupeaux de Mabdens ne voyageaient que dans le Sud et l’Est, que le Nord n’aurait pas encore subi leurs déprédations comme l’Ouest.

Un jour après, s’étant arrêté pour abreuver son cheval au bord d’un petit lac, il porta les yeux vers l’horizon de la lande et vit une nouvelle fois s’élever des spirales de fumée. Il consulta sa carte. Aucun château n’y figurait en cet endroit.

Il hésita. La fumée provenait-elle d’un autre campement de Mabdens ? Dans ce cas, peut-être détenaient-ils des prisonniers que Corum devait tenter de délivrer. Il décida de s’acheminer vers le point d’origine de la fumée.

Elle montait de plusieurs foyers constituant un camp de Mabdens, mais permanent, assez semblable aux petites agglomérations des Nhadraghs, mais beaucoup plus primitif. Un amas de cabanes en pierre, basses, aux toits de chaume, avec des cheminées d’ardoise d’où sortait la fumée.

Autour de ce village s’étendaient des champs qui avaient visiblement fourni des récoltes, bien qu’ils fussent dénudés pour le moment, et des prairies où paissaient quelques vaches.

Sans savoir pourquoi, Corum n’éprouvait pas devant ce camp la même méfiance qu’en présence de la caravane de Mabdens ; il n’en approcha pas moins avec prudence, arrêtant son cheval à une centaine de mètres de distance et cherchant des signes de vie.

Il attendit une heure, sans rien voir.

Il s’avança jusqu’à moins de cinquante mètres de la maisonnette la plus proche. Nul Mabden ne sortit de la porte basse, ni des cabanes voisines.

Corum toussa pour s’éclaircir la gorge.

Un enfant se mit à pleurer, mais ses cris furent aussitôt étouffés.

« Mabdens ! » lança Corum, d’une voix que la fatigue et le chagrin rendaient rauque. « Je voudrais vous parler. Pourquoi ne sortez-vous pas de vos demeures ? »

De la cabane voisine une voix répondit. On y devinait un mélange de peur et de colère.

« Nous n’avons fait aucun mal aux Shefanhows. Et ils ne nous ont jamais nui. Mais, si nous vous parlons, les Denledhyssis reviendront nous prendre encore de la nourriture, nous tuer des hommes et violer nos femmes. Allez-vous-en, seigneur Shefanhow, nous vous en supplions. Nous avons mis à manger dans le sac près de la porte. Emportez-le et laissez-nous ! »

Corum remarqua alors le sac. Ainsi, c’était une offrande à son intention ? Ignoraient-ils donc que leur lourde nourriture ne convenait pas à un estomac de Vadhagh ?

« Je ne veux pas de vos aliments, Mabdens ! » répondit-il.

« Alors, que désirez-vous, seigneur Shefanhow ? Nous ne possédons rien de plus que nos âmes.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Je cherche les réponses à certaines questions.

— Les Shefanhows savent tout. Nous ne savons rien.

— Pourquoi craignez-vous les Denledhyssis ? Pourquoi me traitez-vous de démon ? Nous autres, Vadhaghs, ne vous avons jamais causé de torts.

— Les Denledhyssis vous appellent Shefanhows. Et, parce que nous vivons en paix avec votre peuple, les Denledhyssis nous en punissent. Ils disent que les Mabdens doivent tuer les Shefanhows – les Vadhaghs et les Nhadraghs – parce que vous êtes le mal. Ils disent que nous sommes criminels en laissant vivre le mal. Ils disent que les Mabdens ont été placés sur la Terre pour détruire les Shefanhows. Les Denledhyssis sont les serviteurs du grand Comte Glandyth-a-Krae, dont le suzerain est notre suzerain, le Roi Lyr-a-Brode, dont la ville de pierre, Kalenwyr, se trouve dans les hautes terres du Nord-Est. Saviez-vous tout cela, seigneur Shefanhow ?

— Je l’ignorais », répondit doucement le Prince Corum en faisant exécuter une volte à sa monture, « et, maintenant que je le sais, je ne comprends toujours pas ». Il éleva la voix : « Adieu, Mabdens ! Je ne vous donnerai plus de raisons de me craindre… » Il s’interrompit un instant ; « … mais encore une chose…

— Laquelle, seigneur ? » s’enquit la voix inquiète.

« Pourquoi un Mabden tue-t-il un autre Mabden ?

— Je ne comprends pas, seigneur.

— J’ai vu des êtres de votre race en tuer d’autres. Cela arrive-t-il souvent ?

— Oui, seigneur. Cela nous arrive très souvent. Nous punissons ceux qui enfreignent la loi. Pour faire un exemple devant ceux qui envisageraient de violer la loi. »

Le Prince soupira. « Merci, Mabdens. Je m’en vais. »

Le cheval rouge partit au trot sur la lande, laissant le village derrière lui.

Le Prince Corum savait maintenant que la puissance des Mabdens s’était plus accrue que les Vadhaghs n’auraient pu le soupçonner. Ils avaient un ordre social primitif mais complexe, avec des chefs de rang différent. Des colonies permanentes d’importance très diverse. Il semblait que la plus grande partie de Bro-an-Vadhagh fût dominée par un seul homme, le Roi Lyr-a-Brode. Son nom l’indiquait, signifiant dans leur dialecte avili quelque chose comme le Roi de Toute la Terre !

Corum se rappelait des rumeurs. Les châteaux des Vadhaghs étaient tombés aux mains de ces demi-bêtes. Les îles des Nhadraghs leur appartenaient entièrement.

Et la rumeur ajoutait que certains Mabdens consacraient toute leur vie à chercher les membres des races anciennes pour les anéantir. Pourquoi ? Les anciennes races ne menaçaient pas l’Homme. Quelle menace auraient-elles représenté pour une espèce aussi prolifique et sauvage ? Tout ce que possédaient les Vadhaghs et les Nhadraghs, c’était la connaissance. Les Mabdens avaient-ils donc peur du savoir ?

Durant dix jours, avec deux haltes pour se reposer, le Prince Corum chevaucha au nord, mais il avait à présent une idée différente de ce que serait le château de Gai quand il y parviendrait. Il devait toutefois aller s’en assurer. Et avertir le Prince Faguin et sa famille du danger, s’ils vivaient encore.

Le Prince apercevait souvent des villages de Mabdens et les évitait. Certains avaient les mêmes dimensions que le premier qu’il avait vu, mais beaucoup étaient plus vastes, construits autour de sombres tours de pierre. Il côtoyait parfois des bandes de guerriers à cheval et seuls ses sens plus aigus de Vadhagh lui permettaient de les déceler avant qu’ils l’eussent découvert.

Une fois, au prix d’un effort considérable, il fut dans l’obligation de passer avec sa monture dans la dimension voisine pour éviter la rencontre avec les Mabdens. Il les avait regardés passer à moins de quatre mètres de lui, dans l’incapacité totale où ils étaient de le voir. Comme ceux qu’il avait observés précédemment, ils n’allaient pas à cheval, mais sur des chars que traînaient des poneys hirsutes. En voyant leurs visages piquetés de maladie, enduits d’une épaisse couche de graisse et de crasse, leurs corps chamarrés d’ornements barbares, il s’étonnait de leur pouvoir de destruction. Il lui était difficile de croire que des bêtes aussi inintelligentes, qui ne semblaient nullement douées de seconde vue, pussent mettre en ruine les grands châteaux vadhaghs.

Le Prince à la Robe Écarlate parvint enfin au pied de la colline que surmontait le château de Gal.

Il vit les tourbillons de fumée noire et les flammes dansantes et comprit vers quelle nouvelle expédition les sauvages Mabdens s’étaient éloignés sur leurs chars.

Mais ici le siège avait été beaucoup plus long, semblait-il. La bataille avait dû faire rage pendant bien des jours. Les Vadhaghs avaient été mieux préparés au château de Gal. Dans l’espoir de trouver encore quelque parent qu’il pût sauver, Corum lança son cheval à l’assaut de la colline.

Mais le seul être qui vécût encore de l’autre côté du château en flammes, c’était un Mabden qui geignait, abandonné par ses compagnons. Corum ne lui accorda pas son attention.

Il trouva les cadavres de trois des siens. Pas un seul n’était mort rapidement, pas un n’avait échappé à ce que les Mabdens considéraient sans doute comme une humiliation. Il y avait deux guerriers que l’on avait dépouillés de leurs armes et de leur armure. Et il y avait un enfant. Une fillette de six ans environ.

Corum s’inclina et recueillit les morts un par un, pour les porter dans le feu qui les consumerait. Puis il retourna près de son cheval.

Le Mabden blessé lança un appel. Corum s’immobilisa. Ce n’était pas l’accent habituel des Mabdens.

« Au secours, maître ! »

C’était la langue liquide des Vadhaghs et des Nhadraghs.

Un Vadhagh déguisé en Mabden pour échapper à la mort ? Corum revint sur ses pas, menant son cheval à travers les volutes de fumée.

Il examina le Mabden. L’homme portait une épaisse casaque en peau de loup que recouvrait une semi-cotte de mailles en fer, un casque, qui avait glissé, lui cachant presque toute la figure. Corum tira sur le casque, le jeta de côté, et resta bouche bée.

Ce n’était pas un Mabden. Ni un Vadhagh. C’était le visage ensanglanté d’un Nhadragh, sombre, les traits aplatis, les cheveux implantés presque au ras des sourcils.

« Secourez-moi, maître ! » répéta le Nhadragh. « Je ne suis pas trop grièvement blessé. Je peux encore servir.

— À qui, Nhadragh ? » fit doucement Corum. Il arracha un morceau de la manche du blessé pour essuyer le sang qui lui coulait dans les yeux. Le Nhadragh cligna les paupières et le regarda ensuite fixement.

« Qui servirais-tu, Nhadragh ? Me servirais-tu ? »

Les yeux du blessé s’éclaircirent, puis se chargèrent d’une émotion qui devait être la haine, supposa Corum.

« Un Vadhagh ! » gronda l’autre. « Un Vadhagh vivant !

— Oui, je suis en vie. Pourquoi me haïssez-vous ?

— Tous les Nhadraghs haïssent les Vadhaghs. Depuis une éternité ! Pourquoi n’êtes-vous pas mort ? Vous vous cachiez ?

— Je ne suis pas du château de Gai.

— Alors, j’avais raison. Ce n’était pas le dernier château vadhagh. » L’individu s’efforça de bouger, de tirer son couteau, mais, trop faible, retomba en arrière.

« La haine ne possédait pas les Nhadraghs autrefois », dit Corum. « Vous convoitiez nos terres, oui. Mais vous nous combattiez sans haine, comme nous luttions sans haine. Ce sont les Mabdens qui vous ont enseigné la haine, Nhadragh, et non vos ancêtres. Ils avaient le sens de l’honneur. Vous pas. Comment un membre d’une race ancienne peut-il se faire l’esclave des Mabdens ? »

Les lèvres du blessé ébauchèrent un sourire.

« Tous les Nhadraghs qui survivent sont les esclaves des Mabdens depuis deux cents ans. Ils ne nous permettent de vivre que pour nous utiliser comme des chiens, pour flairer la présence de ceux qu’ils appellent les Shefanhows. Nous leur avons juré fidélité pour conserver la vie.

— Mais ne pouviez-vous leur échapper ? Il y a d’autres Plans.

— Les autres Plans nous étaient interdits. Nos historiens prétendent que la dernière grande bataille entre Vadhaghs et Nhadraghs a rompu l’équilibre des Plans au point que les dieux nous les ont interdits…

— Et de plus vous avez réappris la superstition », s’exclama Corum. « Ah ! que nous font donc ces Mabdens ? »

Le Nhadragh se mit à rire, son rire devint une toux et le sang lui sortit de la bouche pour couler sur le menton. Tandis que Corum l’épongeait, l’autre répondit : « Ils nous remplacent, Vadhagh. Ils apportent les ténèbres et la terreur. Ils sont le poison de la beauté et la mort de la vérité. Le monde est devenu mabden. Nous n’avons plus droit à l’existence. La nature nous abhorre. Nous ne devrions plus être ici ! »

Corum soupira. « Est-ce votre idée, ou la leur ?

— C’est un fait. »

Corum haussa les épaules. « Peut-être.

— C’est un fait, Vadhagh. Il faudrait être fou pour le nier.

— Vous disiez que vous ne croyiez pas que ce château était le dernier des nôtres.

— Oui. Je sentais qu’il y en avait encore un. Je le leur ai dit.

— Et ils sont partis pour le trouver ?

— Oui. »

Corum saisit l’individu par l’épaule. « Où cela ? »

Le Nhadragh sourit. « Où ? Où, sinon à l’ouest ? »

Corum courut jusqu’à son cheval.

« Restez ! » gémit le Nhadragh. « Tuez-moi, je vous en prie, Vadhagh ! Ne me laissez pas souffrir !

— Je ne sais pas tuer », répondit Corum en enfourchant son cheval.

« Alors, il faut apprendre, Vadhagh. Il faut apprendre ! » cria le mourant tandis que Corum précipitait sa monture au galop pour redescendre la colline.