CHAPITRE XXI

La plus grande confusion régnait sur Klaëtrâ. Non seulement tous et toutes souffraient de plus en plus à la fois de la chaleur grandissante et du redoutable déséquilibre qui entretenait en eux un malaise permanent, mais un autre élément devenait insoutenable.

Il s’agissait de la clarté diffusée par les grands miroirs. Destinés à la captation de l’énergie et de la lumière solaire, ils avaient jusque-là été soumis à un réglage minutieux et ne dirigeaient vers la surface proprement dite de la planète vagabonde que le potentiel nécessaire à son entretien, à son éclairage, au réchauffement de l’atmosphère maintenue artificiellement autour de ce rocher perdu mais susceptible d’orientation.

Maintenant il était utopique de songer à diriger à son gré la masse photonique et thermique captée par les miroirs. Les perturbations trop nombreuses subies par Klaëtrâ aboutissaient à ce fait que la plupart de ces immenses glaces concaves retransmettaient ce qu’elles dérobaient au soleil un peu au hasard et, en grande majorité, vers le sol de Klaëtrâ.

D’où cette chaleur insupportable et aussi cette lumière éblouissante si vive qu’elle aveuglait pratiquement les malheureux.

Tenir au-dehors était à peu près impossible et ils se réfugiaient dans les bâtiments encore existants. Mais partout, les toits, les murs s’écroulaient et la lumière, puissante, omnipotente, impérieuse, s’infiltrait et venait blesser les yeux de ces pauvres gens. Restait la solution de se réfugier dans les sous-sols. Mais on savait déjà qu’ils étaient tous à peu près impraticables en raison des éboulements nombreux, qui ne cessaient d’ailleurs de se multiplier.

Non seulement la magistrale installation de Klaëtrâ avait souffert, mais encore Coqdor, décidé à en finir, à faire disparaître à jamais le secret du Mécaniquosmos, avait eu beau jeu pour un sabotage savant. Il s’en était pris à la gravitation de synthèse, si bien qu’il devenait impossible de mener correctement Klaëtrâ à travers l’espace et que, privée de l’impulsion nécessaire à entretenir sa mise en orbite alors qu’elle n’était plus capable de se translater par ses propres moyens, la planète vagabonde tombait automatiquement sous la coupe de l’attraction du plus formidable des astres.

À savoir le soleil lui-même.

Klaëtrâ, c’était irrésistible, fonçait vers l’étoile tutélaire et dans un délai plus ou moins bref, s’y abîmerait. Mais il était aisé de croire que bien avant que ce roc aménagé par les hommes soit englouti dans les formidables langues de feu, il y aurait déjà longtemps que toute vie aurait disparu de sa surface.

Demi-nus, les rescapés de la folle aventure s’entassaient dans les ruines, cherchant pour la plupart à se voiler instinctivement la face. Les lunettes noires devenaient un rempart illusoire. Et, de toute façon, il faisait si chaud qu’ils voyaient venir le moment où, cela ne pouvait que croître et embellir, ils seraient rôtis tout vifs.

Ils avaient l’impression d’être soumis à la fureur de cent mille soleils, tant la vive clarté les atteignait partout, dans ce bain thermique qui touchait aux limites de l’atroce.

Et puis, les derniers techniciens annoncèrent une nouvelle qui provoqua un certain remous dans le groupe humain : une armada était signalée.

Était-ce la flotte solarienne ? Ou la centaurienne dont on savait qu’elle venait prêter main-forte puisque la planète vagabonde, après la destruction d’Hidalgo A était considérée comme un danger spatial ? Qu’importait ! Dans l’état où ils étaient, Klaëtrâ désarmée ne pouvait plus guère se défendre. Tout serait mis en œuvre pour les abattre, les annihiler. Un bombardement de laser, d’infra-mauve, de flèches thermiques aurait promptement raison de ce qui aurait été une des plus belles réalisations technico-spatiales de toutes les galaxies.

On ne pouvait même plus freiner à volonté le mouvement du petit astre que le soleil aspirait inéluctablement. Même si, comme certains le proposaient déjà, on envisageait de se rendre, ce qui ouvrirait tout de même une porte vers le salut. Non ! Tout était compromis, tout était perdu !

Il y avait encore des déments sur Klaëtrâ. Sous la coupole du zodiaque, à demi effondrée, dans la vaste salle circulaire, sur les sièges à peu près tous démolis, Mme Fernande et quelques autres, dont Pookim, Maria del Carmen, Spz du Centaure, tentaient un dernier effort vers l’occulte.

Ils se concentraient, tentaient ridiculement de demander conseil à l’invisible. Le miroir magique fonctionnait, si bien que, penchés sur sa surface, ils pouvaient voir l’oscillographe technique branché sur leurs psychismes qui donnait de vagues, très vagues indications. Et ce d’autant qu’il n’y avait plus aucune harmonie dans la chorale et que cela se résumait tout au plus à une expérience de table tournante, là où là pensée agissante des présents se substitue (ô combien !) aux esprits supposés qu’on prie de répondre complaisamment.

Elmoaâ était passée par là et avait enveloppé le groupe d’un de ces regards hautains dont elle avait le secret.

La belle Centaurienne était hors d’elle. Elle avait tenté de savoir où était Bruno Coqdor et c’était Thra qui lui avait révélé, avec un petit rire grinçant, que le chevalier de la Terre s’était enfermé dans sa cabine avec sa coplanétriote Lydia Vermel.

Alors, l’impérieuse personne, atteinte bien plus dans sa vanité que dans sa sentimentalité, avait eu un geste qui balayait irrésistiblement tout ce qui pouvait encore s’opposer à sa volonté.

— Un moyen… Il y a encore un moyen !…

Elle songeait aux météores-alvéoles. Mais elle voulait tout d’abord savoir s’il était encore possible de les utiliser. Elle se munit d’une paire de lunettes noires pour affronter relativement la terrible clarté. Prit son vol en exécutant les mouvements adéquats et se lança hardiment hors du palais.

Au-dehors, il y avait peu ou pas de volnageants tant la position était difficile. Elmoaâ brûlait dans le ruissellement des miroirs. Mais elle se dirigeait tant bien que mal vers le bâtiment où étaient mis au point les étranges véhicules individuels.

Elle passa, comme une flèche maladroite ses mouvements n’étant guère facilités dans le débordement général et perdant de leur belle harmonie habituelle. Mais elle se rapprocha vivement du centre des météores.

Elmoaâ allait y parvenir lorsqu’un nouveau soubresaut ébranla la masse entière de la planète vagabonde. Et la Centaurienne, en plein vol, fut lancée comme une pierre contre la paroi encore debout du bâtiment.

À ce moment, Dikiti-Ki venait de jeter une idée que plusieurs approuvaient aussitôt. Un véritable petit commando, comprenant des gens tels que Uzir, Thra, Flu’ et quelques autres, bravant à la fois thermie et lumière, sortaient du palais ou des divers abris où ils s’étaient réfugiés.

Et ce fut une ruée vers les grands miroirs !

Puisqu’on ne pouvait les diriger, puisqu’ils continuaient implacablement à brûler Klaëtrâ de leurs rayons, la solution n’étaient-elle pas la destruction pure et simple ?

Les uns avec des revolasers, les autres en brandissant des barres de fer, voire seulement en lançant des pierres, s’acharnèrent sur les miroirs. Ah ! ils dévoraient Klaëtrâ ! Ils la noyaient dans ce déluge de feu adamantin auquel rien ne résistait ! Eh bien il fallait en finir ! Les briser ! Les fracasser ! Les réduire en mille morceaux !

On frappait, on cognait, on bombardait avec des cailloux et des débris et tout ce qu’on trouvait. Les jets des revolasers pulvérisaient les vastes surfaces concaves qui éclataient, projetant partout leurs fragments.

Parfois, c’était tout l’édifice qui s’effondrait. Une masse pesant deux ou trois tonnes qui oscillait sur sa base et s’abattait d’un seul coup. On entendait alors des râles, des cris désespérés. Plus d’un, plus d’une écrasé dans la chute du miroir, agonisait déjà, les membres brisés, le thorax broyé. Et des volnageants, frappés en plein élan tombaient tels des rapaces blessés.

Les éclats de verre qui giclaient partout faisaient aussi des victimes. Les malheureux qui s’acharnaient à la destruction des miroirs recevaient cette pluie de débris coupants, tranchants, lacérants. Piquetés par ces armes d’un nouveau genre, ils saignaient abondamment. Mais cela ne calmait pas leur fureur, bien au contraire, et ils continuaient plus que jamais leur œuvre destructrice.

Presque nus, couverts de sang, baignés aussi de la sueur consécutive à l’atroce chaleur, ils s’agitaient comme des démons, à peu près aveugles dans la fulgurante clarté.

Et tous ces morceaux de miroirs qui voltigeaient partout continuaient étrangement à refléter la lumière solaire. Il eût semblé que des milliards de diamants pleuvaient sur Klaëtrâ. Dans un torrent de sang et de lumière, les survivants paraissaient exécuter leur suprême danse, une véritable danse macabre sur fond de pourpre ruisselante et de clarté triomphante…

L’escadre, après avoir envoyé plusieurs messages de semonce auxquels nuls n’avait répondu, commençait à bombarder Klaëtrâ.

Il n’y avait plus, sur la surface de la planète vagabonde, que quelques silhouettes humaines ensanglantées, s’agitant encore dans la lumière de ces débris aux millions de facettes, de ces pierreries infernales célébrant la fin d’un songe insensé…

Près du bâtiment des météores-alvéoles gisait le corps brisé de celle qui avait rêvé un empire galactique…

 

Evdokia et Corinne parlaient, dans la petite maison de Versailles.

Les nouvelles parvenaient de l’espace. L’armada envoyait régulièrement des renseignements sur son action. Les deux femmes, anxieuses, savaient que Robin Muscat avait été désigné pour embarquer sur l’astronef-amiral. Jusqu’au bout, il assumait sa mission.

Klaëtrâ semblait avoir été prise à son propre piège. Un piège de lumière et de sang. Mais on ne pouvait vraiment comprendre ce qui avait bien pu se passer. Un seul élément : la planète vagabonde était dangereuse. Elle devait avoir détourné la radiation solaire, bombardé la Terre et surtout détruit Hidalgo A. Aucune pitié n’était possible !

Elles frémirent quand elles entendirent le monstre Râx lequel, dans le jardin où le petit Grégory jouait avec son animal favori, se mettait soudain à hurler à la mort.

Elles se regardèrent et se précipitèrent.

Instruit par quelque intuition mystérieuse, Râx, à demi dressé, ses beaux yeux d’or tournés vers le ciel, les ailes légèrement écartées, exhalait un gémissement funèbre, comme un animal qui ressent la douleur ou la mort de son maître.

Et le petit Grégory, lui, pleurait, pleurait. Et sa mère et sa marraine s’évertuaient inutilement à le consoler, ou seulement à lui faire dire la raison de ce grand chagrin…

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On sut plus tard que ceux de l’armada avaient assisté à la fin de la planète vagabonde. Ils avaient vu un diamant géant qui explosait, dans un éclat suprême d’une éblouissante clarté.

Et certains cosmatelots affirmèrent également qu’à ce moment, ils avaient remarqué quelques points sombres, s’éloignant à toute vitesse de l’astre sinistré. De quoi s’agissait-il ? Cela s’était perdu dans l’immensité.

N’aurait-on pas dit un train de météores… ?

FIN