CHAPITRE XI

Lydia n’était pas absolument une novice en ce qui concernait ce style de manœuvre. L’adaptation aux plongées sub-spatiales faisait naturellement partie de l’entraînement des aspirants. De plus, à deux reprises, la jeune femme avait connu, à bord des vaisseaux de ligne où elle effectuait ses premiers mois de service actif, les affres de cette chute à laquelle beaucoup résistaient fort mal. Syncopes, nausées, troubles physiologiques divers accompagnaient fréquemment chez les cosmonautes le fait d’être précipités avec leur navire dans ce qu’on n’avait encore jamais pu déterminer avec exactitude. Un lieu hors espace où les astronefs et leurs équipages se trouvaient bizarrement inconsistants, et ce pendant une durée difficile à déterminer. Ce qui importait, pour les pilotes, c’était avant tout la visée. Il fallait effectivement préciser rigoureusement le point d’émersion de l’appareil, sous risque de se trouver encastré dans une planète où de rôtir au sein de quelque soleil.

Diverses hypothèses avaient été avancées depuis que des techniciens de génie avaient réussi la translation spontanée au-delà de centaines, de milliers, de milliards d’années-lumière. Pour certains, il s’agissait d’une désintégration absolue immédiatement résorbée, ce qui équivalait à la dissociation atomique et à la reconstitution tout aussi absolue et immédiate de l’engin et de ses passagers. En fait, la découverte avait été, comme cela est le cas pour bien des traits de génie, le fait d’un de ces hasards que les gens pourvus de raison attribuent à une providence bienveillante.

Quoi qu’il en soit, Klaëtrâ, conditionnée tel un astronef géant, allait donc piquer dans ce rien, rien provisoire heureusement, mais générateur de fort désagréables sensations.

Lydia, dans sa petite cabine, s’était écrasé le nez au hublot.

Elle pouvait désormais apercevoir, à l’œil nu, ces points brillants encore lointains correspondant aux vaisseaux de l’escadre. Une escadre affrétée et montée par ses coplanétriotes. Une escadre parmi les équipages de laquelle elle comptait forcément des relations. De bons camarades, voir des amis chers ou même des parents, sa famille étant particulièrement riche en cosmonautes.

La jeune fille était très troublée. Elle le fut davantage encore quand commença le bombardement volontairement mal dirigé qui devait avoir pour but d’arraisonner Klaëtrâ.

Elle pensait à Coqdor mais ne savait où il se trouvait, soupçonnant cependant qu’il devait participer à la réunion des médiums, n’ignorant pas maintenant que c’était cet étrange club qui dirigeait virtuellement Klaëtrâ. Elle regardait, l’œil inquiet, l’avance de l’armada céleste et son cœur s’arrêta de battre alors que Klaëtrâ ripostait. Une manœuvre maladroite. Un robot mal réglé avait lancé un projectile-laser et ce sans ordre, au mépris des consignes d’attente données par le cercle que présidait Uzir assisté d’Elmoaâ.

Lydia recula, bouleversée. Il lui semblait cependant que le tir venu de la planète vagabonde n’avait pas plus atteint son but que les flammes et les projectiles émanant de l’escadre quand une voix impérieuse résonnant dans les interphones enjoignit à tous de se tenir prêts, que la plongée allait avoir lieu dans quelques secondes.

Lydia n’eut que le temps d’abandonner son observation, de courir se jeter sur sa couchette et de s’y amarrer solidement avec les sangles magnétiques prévues pour ce genre d’exploits. Il était temps et sans de pareilles précautions, elle eût été victime de malaises infiniment plus graves, peut-être même projetée avec la dernière violence contre les parois de sa cabine.

Pendant un bon moment, elle fut aveugle, neutralisée dans tout son corps. Ce n’était pas le noir. C’était « autre chose ». Klaëtrâ tout entière venait de s’effacer de l’espace et ceux de l’escadre, sans doute ahuris, ne voyaient plus ce qu’ils considéraient déjà comme leur proie. Nul, en effet, sans y être initié, ne pouvait supposer qu’un astre, si petit fût-il pouvait être habilité aux manœuvres sub-spatiales. Et la disparition spontanée du planétoïde ne laissait aucun doute à ce sujet.

Lydia avait mal au cœur. Ses entrailles se nouaient fortement et des remugles déplaisants envahissaient sa bouche. Elle toussota, crachota, bava un peu. Tenta de régler sa respiration mais c’était fort malaisé. Elle avait la sensation d’étouffement inhérente à sa situation, sans en être surprise puisqu’elle connaissait la question, mais en la déplorant.

Par bonheur, pensait-elle, cela sera rapide. L’émersion est en effet presque immédiate dans les plongées puisqu’il y a en quelque sorte échappée, ultra-brève mais réelle, de la condition matérielle par évasion au plus que milliardième de nanoseconde de la contexture atomique.

Or, Lydia, toujours fort gênée d’un organisme envahi par les nausées, constatait que cette libération qu’elle croyait toute proche ne paraissait pas devoir se produire.

Se troublait-elle ? Ce n’était pas impossible, le cerveau, en pareil cas, étant fréquemment perturbé par l’afflux sanguin inhabituel. Cependant la jeune fille était d’un tempérament lucide autant qu’énergique. Elle commença à s’agiter sur sa couchette sans rompre encore les liens magnétiques et ce par prudence, ne sachant que trop les conséquences plus ou moins dangereuses d’un mouvement libre dans le sub-espace où elle se trouvait avec l’ensemble de Klaëtrâ.

C’était toujours ce néant ou assimilé. Si l’on peut assimiler quoi que ce soit au néant, pensait-elle, réfléchissant bizarrement dans cette position plus bizarre encore.

Elle se dit aussi que ce n’était pas l’instant de philosopher ou de chercher à expliquer ce sub-espace réputé inexplicable. Finalement, Lydia n’y tint plus, se délivra de ses sangles, se leva.

Autour d’elle, elle devinait plus qu’elle ne les voyait les éléments de sa cabine. Titubant, la jeune femme alla au hublot. Au-dehors…

S’attendait-elle à découvrir un paysage, elle si bien accoutumée à l’inlassable contemplation des espaces célestes ruisselant de joyaux ?

Mais non ! C’était ce vague, cette imprécision, ce rien.

Une voix s’éleva dans l’interphone :

— Prudence à tous… La plongée se prolonge. Gardez-vous du moindre mouvement !

Lydia était couverte de moiteur. Ses jambes la soutenaient péniblement. Cependant elle se refusa à retourner s’allonger. Il lui semblait que quelque chose de grave se produisait et que la voix du speaker ne divulguait pas la vérité. Qu’au contraire on tentait de rassurer les passagers de Klaëtrâ et qu’il s’agissait de quelque accident.

Lydia n’y tint plus et, luttant contre son propre malaise, elle sortit de la cabine et déboucha dans une des coursives du vaisseau spatial ainsi constitué par une planète en son entier.

Elle avançait maintenant dans ce qui ne pouvait même pas s’appeler les ténèbres. En effet elle distinguait vaguement les choses. Mais tout lui apparaissait, très faiblement, et surtout comme noyé, imprécis, plus que vague, plus que flou. Les hublots qui s’alignaient le long de la coursive débouchaient sur cet hypervide déjà entrevu depuis sa cabine.

Autre chose la frappait : le silence qui régnait à Klaëtrâ. Lydia ne percevait aucun bruit. Les motrices, les centrales, tout était stoppé. Il y avait bien de temps à autre une sorte de chuchotement et elle se rendit compte qu’il s’agissait de voix. Mais le son, comme la vision, se perdait, se fondait dans l’imprécision universelle.

Lydia avait froid, Lydia avait peur. À plusieurs reprises, elle sentit passer, tout près d’elle, à ses côtés ou au-dessus de sa tête des formes, entendit alors des heurts et des exclamations qui devaient être vigoureuses mais ne lui parvenaient que très étouffées. Elle comprit : c’étaient des volnageants qui se rendaient d’un bout à l’autre du bâtiment, qui tentaient peut-être de s’en échapper. Mais, trompés par cette nuit qui n’en était pas une, ils se cognaient aux parois, se blessaient ou tout au moins se contusionnaient. Et ils juraient ! Et les jurons fondaient comme le reste.

Tout à coup elle eut l’impression plus que la vue d’une présence en face d’elle. Très vite, forçant la voix, articulant au maximum, elle demanda :

— Je vous vois mal… Pouvez-vous me dire où nous en sommes ? Et ce qui se passe ?

Un petit temps. Il lui sembla percevoir un cliquetis très faible. Et un grésillement quasi imperceptible parasitant un organe qui déclarait, mais très faiblement :

— Je vous prie de m’excuser… Données insuffisantes… Je ne suis pas programmé pour répondre à votre question !

Lydia soupira, s’écarta. Un robot !

Il poursuivit sa progression mécanique, s’abîma derrière elle.

Lydia reprit sa route. Elle ne savait où elle allait mais se sentait incapable de demeurer en place. Elle avait besoin de rencontrer quelqu’un, de parler, de s’évader de ce gouffre incompréhensible.

Tout était silence. Tout était aussi immobilité. Klaë-trâ, de toute évidence, ne progressait plus. Où était-on donc parvenu ?

Et puis, elle entendit, ce qui la rassura un peu, une voix.

Ou plutôt un ensemble de voix. Comme une chorale parlée.

Elle sut de quoi il s’agissait, en ayant déjà glané quelques échos depuis qu’elle vivait sur la planète vagabonde.

— Ils sont réunis !…

Elle se dit : lui aussi est là, n’ignorant plus que Coqdor, pour une raison qui lui échappait encore, s’était incorporé à ce singulier club.

Lydia avança, quelque peu à tâtons, et commença à distinguer les abords de la grande salle du zodiaque.

Oui, on parlait. On parlait en chœur, c’était indéniable. Mais la chorale des médiums ne pouvait émettre que des sons très atténués. Cependant la jeune femme parvenait à saisir, puisque, pour se comprendre entre eux, ils utilisaient le code Spalax, devenu langue cosmique en accord entre les planètes habitées, les diverses races humaines.

… je ne puis demeurer ainsi…

… un accident…

… le sub-espace n’est pas dangereux !…

… seulement il faut s’en échapper…

… d’abord savoir où je suis ainsi bloqué…

Il y eut des murmures confus. Lydia discerna soudain une certaine cacophonie. Il lui parut que la perfection d’ensemble de la chorale se trouvait quelque peu perturbée, des opinions divergentes se manifestant entre les membres du cercle.

Ils étaient généralement d’accord mais en la circonstance, circonstance particulièrement tragique, les individualités reprenaient forme.

Et puis l’harmonie refit surface un peu après :

… exploration… éclaireurs… recherche…

… un ennemi est moins dangereux lorsqu’il est connu…

De nouveau un murmure confus mais cette fois qui paraissait correspondre bien plus à un accord qu’à une contestation.

Lydia qui s’était avancée, ne risquant guère d’être vue (elle n’ignorait pas que les séances du cercle devaient demeurer respectées de tous à Klaëtrâ) elle perçut assez nettement les derniers propos. Petit à petit, les voix cessaient leur dispersion et on en revenait à ce langage unique, à ce chœur qui émanait de tous ces humains nivelés :

… je désignerai les éclaireurs…

… non pas n’importe qui…

… des volontaires…

… ils doivent être protégés… les scaphandres…

… mieux que les scaphandres… les météores…

… mais qui ? qui désignerai-je ?

… il est indispensable que ce soient des volontaires !…

… j’irai !

La voix nette, féminine, autoritaire, s’était subitement détachée et ce solo qui paraissait insolite rompait brusquement l’uni de la chorale.

Et Lydia frémit quand elle entendit une autre voix, une voix qu’elle connaissait bien, lointaine comme les autres mais parfaitement indentifiable, celle d’un homme cette fois :

… ma place est auprès de vous, Elmoaâ…

Il y eut soudain un flux d’heureuses harmoniques dans la montée des voix encore une fois unifiées :

… gloire à vous deux… les premiers qui oseront se jeter dans le sub-espace pour lui arracher ses secrets !…

Lydia était clouée sur place. Une chape de glace coulait sur elle, lui semblait-il, et son cœur s’était arrêté.

Coqdor… Coqdor avec Elmoaâ !

Non seulement il allait risquer sa vie, en se précipitant dans cet abîme inconnu que les humains n’avaient jamais traversé qu’à bord de leurs engins, mais encore il s’y lancerait en compagnie d’Elmoaâ !

Une autre femme !

 

Cela ne fut pas très long. Immédiatement après la décision prise en commun par les médiums dont le cercle constituait l’état-major de Klaëtrâ, Elmoaâ la Centaurienne et le Terrien Bruno Coqdor étaient conduits à un département particulier. Là, en dépit de la mauvaise visibilité, ils furent équipés par les robots, que la situation ne gênait guère, au contraire des humains mal à l’aise dans cet univers où la lumière ne correspondait plus à grand-chose.

Ainsi Coqdor connut le procédé des météores habités. Elmoaâ et lui-même, solidement armés, se glissèrent dans les alvéoles centraux. Chacun en son vecteur. Il admira ce qu’il soupçonnait déjà, à savoir que la visibilité était possible, grâce à un masque spécial à rayon infra-mauve, allant bien plus loin que l’infrarouge et qui perçait le minerai traité selon un procédé inventé par les Licorniens.

Un lien métabolique unissait le passager à son support, ce qui lui permettait les déplacements à volonté, l’orientation très facile, l’allure réglable à loisir.

Elmoaâ et lui, dans ce magma de vague, de superténèbres, échangèrent une pression de main avant de se séparer pour pénétrer l’un et l’autre dans les météores à eux destinés.

Ils se trouvaient disposés hors des bâtiments, sur le sol même de la planète vagabonde perdue dans le subespace.

Ils quittèrent le sol, sans savoir s’ils montaient ou descendaient.

Ils allaient dans le mystère total.