CHAPITRE XII

Sub-espace ? Hyper-espace ? Super-espace ? Ou quoi ?

Un lieu ? Mais peut-on dire que c’est un lieu ? Coqdor, autant qu’il lui est encore donné de réfléchir, de penser, doit admettre qu’il s’agit plutôt d’un état, d’une situation, de…

Mais les mots sont bien faibles pour exprimer ce qu’il ressent. Parce qu’il se croit encore du monde des vivants, bien que plongé dans cette position invraisemblable.

Il se sent cependant un autre. Toutefois – et ce n’est pas le moins surprenant – il « voit ». Le sens de la vue lui est maintenu et, c’est précisément ce qui l’étonne, mieux, bien mieux que sur Klaëtrâ.

En effet, depuis que la planète vagabonde avait pénétré dans ce qu’il est convenu d’appeler le subespace, la visibilité, pour tous, était devenue précaire. On se déplaçait à tâtons, et bien maladroitement encore.

Maintenant, Bruno Coqdor a retrouvé la faculté visuelle. Il pourrait évidemment se dire que c’est grâce à ce dispositif oculaire qui fonctionne par l’utilisation des rayons infra-mauves. Et qui permet à l’organisme de s’assimiler si curieusement à ce matériau constituant le météore-alvéole, de voir en transparence.

Pourtant cette explication ne le satisfait pas. Il soupçonne autre chose. Ne serait-ce pas parce que, maintenant, il est dégagé de l’attraction naturelle du planétoïde-astronef, qu’il s’incorpore en quelque sorte de façon infiniment plus intime à ce milieu qui ne ressemble à rien de connu, d’une planète en l’autre ?

Les idées vont vite, ce qui démontre bien qu’il demeure biologiquement intrinsèque. Il se souvient des voyances d’Elmoaâ, Elmoaâ qu’il distingue parfaitement, dans un curieux halo. La Centaurienne, qui touchait à l’état de transe, n’a-t-elle pas très exactement prédit l’attaque de l’escadre avant de parler de ces deux éclaireurs… qui ne peuvent être à présent que Coqdor et elle-même, audacieusement lancés dans ce domaine inconnu ?

Il la regarde. Il la voit très nettement à travers son enveloppe, lui qui est maintenant un homme de Klaëtrâ. Il y a la formidable technique de son système oculaire, certes, mais aussi la possibilité de regarder à l’infini, et sans la moindre limite. Ainsi Elmoaâ lui apparaît non seulement au-delà des parois, et de son propre alvéole, et de celui d’Elmoaâ, mais encore dans sa nudité, cette nudité splendide qu’il lui a déjà été donné d’admirer, et mieux encore, il lui semble qu’elle apparaît à présent comme une idole translucide sinon transparente. C’est une déesse de lumière qui bien installée dans son météore-vecteur, explore en sa compagnie la région vertigineuse de l’au-delà spatial.

Klaëtrâ ? Où est Klaëtrâ ? Il cherche du regard. Et il aperçoit en effet la planète-astronef. Ridiculement petite, comme si elle se trouvait à une distance considérable, de plusieurs minutes-lumière au moins. Il ne s’en émeut pas. Rien ne l’émeut, ne le trouble. Le sentiment curiosité est celui qui domine tout. Il cherche, il veut savoir…

Il ne connaît plus les dimensions, les limites de son propre corps. Et sans doute encore moins de son esprit. Parce qu’il rencontre un autre esprit, que sa pensée se marie heureusement à une autre. Celle, évidemment, d’Elmoaâ.

Là encore il pourrait croire qu’il s’agit d’un phénomène analogue à ce qui se passe sous la coupole du zodiaque, lorsque les médiums réunis parviennent à la symbiose cérébrale. Pourtant il n’en est pas convaincu. Il pencherait plutôt pour un fait inhérent à sa position, à leur position. C’est encore le sub-espace qui leur joue ce tour. Les voilà unis en pensée et leurs réflexions sont infiniment plus étroitement communes que pendant les séances médiuniques.

À partir de ce moment, ce n’est plus Bruno Coqdor, le Terrien, l’homme aux yeux verts, l’amant d’Evdokia, l’officier psychologue qui a tant bourlingué à travers les galaxies, mais un tout autre personnage, si subtilement associé à Elmoaâ qu’il n’en forme plus qu’un avec elle, du moins en pensée. Et c’est cet hermaphrodite qui désormais explore ce monde qui n’est pas le monde, qui est autre chose que le monde.

IL en a conscience. IL commence à comprendre, ou tout au moins espère y parvenir. IL a atteint, après avoir traversé la périlleuse frontière de l’univers, non certes un infini, mais peut-être le départ vers l’infini. IL ne peut pas ne pas évoquer l’hypothèse pascalienne.

Un infini. Et un autre infini.

Absurde !

Après Pascal, voici Descartes. Seulement LUI, plongé dans ce… ce « qui n’a pas de nom », peut se demander ce qui est encore cartésien ici.

Mais l’esprit humain est ainsi fait que les fils d’Ève sont avant tout des curieux. LUI veut comprendre. Et il avance des explications, si hypothétiques, si empiriques soient-elles.

IL se trouve… mettons dans un océan.

Un océan de vide ?

Bon. D’accord. Mais un océan, en surface ou en profondeur (où est la surface et comment estimer la profondeur s’il s’agit de l’infini ?) cela suppose des vagues, voire des lames de fond.

Tiens ! Cela commence à ME satisfaire. Océan, vagues…

Cette légèreté, cette impression de flottement…

JE flotte.

Encore un rapprochement, une association d’idées séduisante. JE flotte, non pas dans l’eau, bien sûr, mais dans un fluide qui n’a rien d’une atmosphère non plus.

L’hypothèse : univers parallèle, s’imposerait pour certains. Ce qui n’est pas le cas pour Coqdor. Il n’a jamais admis cette éventualité. Profondément rationaliste (au sens étymologique du mot) donc déiste, Bruno Coqdor ne saurait envisager autre chose qu’un univers, d’autant plus déterminé unique qu’il est infini. Certes, il n’est pas dans ce qu’on pourrait désigner comme étant l’espace « normal ». Mais un espace « anormal » c’est encore voisin de l’absurdité. Alors ?

La comparaison vient en lui, ou plus exactement en EUX, en ce UN bien plus intime encore que l’ensemble des médiums de Klaëtrâ, tant il s’harmonise d’instant en instant avec Elmoaâ.

Oui, c’est peut-être cela, le sub-espace. Un océan de vide (il y songeait un peu plus tôt). Et ces vibrations qu’il ressent, qui lui semblent dominer et le rapprocher de plus en plus subtilement d’Elmoaâ qu’il aperçoit avec lucidité tout en éprouvant une délicieuse sensation de rêve, ces vibrations sont-elles justement ces vagues, ces lames de fond, ces remous, l’expression rythmique de cet océan dans lequel s’est immobilisé Klaëtrâ et au sein duquel ils se sont audacieusement aventurés.

Des vagues de néant… Non ! Il y a vibration. Donc réalité.

Mais réalité en dehors du cosmos proprement dit.

D’une part l’univers courbe d’Einstein. Et de l’autre cet Ineffable, qui est peut-être le Destin, le Fatum, Fô, Brahm, l’Ananké, celui qu’évoquait Henrik Ibsen en l’appelant le Grand Courbe, le Dieu au-dessus des Dieux.

Holà ! Bruno Coqdor ! Tu délires !

Philo… métaphysique… littérature… poésie !

Un peu de raison, mon ami !

Il se morigène et cependant il se rend compte que tout ce qu’il pense et tout ce qu’il ressent existe parallèlement chez Elmoaâ. Jamais ils n’ont été si près l’un de l’autre, et Coqdor se rend même compte qu’il n’a jamais atteint cela avec celles qui ont traversé sa vie.

Pas même avec Evdokia.

Le choc ! Ce conflit interne oblige l’homme aux yeux verts à se secouer, à réagir.

Instinctivement, il fait effort pour se dégager de l’union avec Elmoaâ.

Elle ne saurait en être surprise puisqu’elle partage son raisonnement dans les méandres les plus délicats. Seulement, sans doute offensée, elle montre, elle aussi, un caractère accusé. Il y a une sorte d’écartèlement et les deux météores-alvéoles, qui arrivaient à se rejoindre, s’écartent avec autant de violence que ces deux forces cérébrales. Et, grâce au système licornien, ce matériau obéit de façon absolue à la volonté de son passager, ce qui provoque une lancée foudroyante.

Les deux corps étrangers plongés dans l’océan de néant remuent fortement ses couches auxquelles on ne saurait attribuer aucune appellation convenable. Mais elles les remuent. Ce qui crée un formidable remous. La stagnation éternelle sub-spatiale est ébranlée. Les météores habités foncent, tout naturellement, sur Klaôtrâ, Klaëtrâ immobilisée, embourbée si l’on peut dire dans ce magma de vide.

Une lame formidable qui ne semble plus avoir de fin, un écho infini qui se répercute de telle sorte qu’il donne une impression d’éternité mais, sur le plan purement pratique, une secousse d’une puissance titanesque qui se rue sur Klaëtrâ, typhon démentiel, cataclysme hors nature.

Coqdor est emporté, tout comme Elmoaâ. Ils ont l’un et l’autre la perception de ce qui se produit. Le Mécaniquosmos tant cherché ? Ne s’y trouvent-ils pas en cet instant, baignés de ces ondes, de ces vibrations, de ces… mais cela n’a pas et ne saurait avoir de nom dans les langues des galaxies.

Seulement « ça » bouge !

Parce que leurs réactions opposées ont fortement perturbé le silence et l’immobilité hors-temps de ce lieu extra-cosmique. Ce qui se passe vraisemblablement lorsque des astronefs réussissent la plongée qui leur permet de se translater à des millions d’années-lumière en une fraction de durée touchant à l’immédiat.

Le fait de se glisser, si fugacement que ce soit, EN-DESSOUS de l’espace, ainsi que quelque savant oublié en a découvert fortuitement le principe, met le sujet en état de non-gravitation. Coqdor et Elmoaâ ont involontairement engendré un choc. Un des ces « bang » qui sont à l’origine des mondes, et ce bang qui les a rejetés vers Klaëtrâ, jetant le désordre dans la majesté hautaine de ce lieu qui parfois engloutit à jamais les téméraires vaisseaux qui s’y aventurent, a également arraché la planète vagabonde à cette sorte d’échouage.

Comment cela se fait-il ? Jamais sans doute Bruno Coqdor ni la Centaurienne Elmoaâ ne sauront l’expliquer, mais Klaëtrâ émerge et on revoit l’espace, les constellations, les planètes les plus proches, et le fleuve immense de la Voie lactée brille de ses fanaux de pureté, de ses phares de diamants.

Klaëtrâ ravagée, Klaëtrâ qui a souffert de ce passage en force, Klaëtrâ où des antennes sont fracassées, des miroirs éclatés, des bâtiments effondrés, où la grande coupole zodiacale est fissurée.

Mais Klaëtrâ sauvée. Klaëtrâ qui, on le réalise après quelques calculs, se trouve maintenant aux limites du système solarien, loin des attaques de toute escadre, à hauteur approximative de l’orbite de Pluton.

Sur le terrain, deux météores-alvéoles fragmentés, d’où s’extirpent chancelants, blêmes, bouleversés, deux êtres qui s’appuient l’un sur l’autre et reviennent en titubant vers le palais des médiums où on leur fait un accueil enthousiaste.

Un peu après, le club des voyants s’est réuni sous la coupole fêlée, mais qui tient encore.

Et la voix unique exprimant la pensée unique s’élève en un hymne d’autosatisfaction :

— JE suis satisfait. J’AI réussi à émerger du subespace. JE suis donc le plus fort. MON empire est en bonne voie et tous les espoirs ME sont permis…

Une période nouvelle commence pour la planète vagabonde.