CHAPITRE XIII

Klaëtrâ était sauve. Grâce à l’audacieuse incursion de Coqdor et d’Elmoaâ se lançant témérairement dans le mystère sub-spatial. Toutefois, il fallait se rendre à l’évidence, le bilan était lourd.

Les avaries, nombreuses, avaient non seulement frappé les grands bâtiments, mais aussi les délicates installations qui permettaient à la petite planète de se comporter comme un véritable navire de l’espace. Une nouvelle plongée, utilisant ces ondes mal déterminées et découvertes fortuitement qui annihilaient la matière une fraction de seconde pour une reconstitution spontanée en un autre point du cosmos, eût été folie dans les conditions qui étaient actuellement celles régissant Klaëtrâ.

Un grand nombre des fameux miroirs paraboliques, ces miroirs susceptibles de capter la chaleur solaire et la détourner à volonté, avaient éclaté dans le choc du retour. Certes, on les réparerait, les techniciens licorniens et autres s’en faisant forts. Mais il y avait des dégâts dans les divers domaines de la machinerie. Principalement dans les éléments moteurs.

On vérifiait fébrilement l’ensemble des installations. Une certaine inquiétude régnait, principalement concernant un extraordinaire contingent emmagasiné dans des départements spéciaux et soigneusement surveillés en période ordinaire.

Il s’agissait d’accumulateurs gigantesques, en lesquels la science licornienne avait réussi la catalysation de l’énergie solaire. Cette énergie en quelque sorte dérobée au rayonnement d’un soleil, voire au détriment des mondes qu’il couvait depuis des milliards d’années, se trouvait ainsi enfermée, emmagasinée, stockée, et capable d’être libérée selon les besoins pour être utilisée de façon rationnelle. Un potentiel représentant une force thermique à peu près incommensurable. Uzir et Elmoaâ ne l’avaient pas dissimulé à Coqdor : c’était une puissance formidable mise à leur disposition. Mais il y avait le revers de la médaille.

Il s’agissait là d’un véritable dragon enchaîné. Il était donc prudent d’en assurer des vérifications permanentes, une surveillance sans faille.

On avait fait le point. Présentement et pour un bon moment encore, il apparaissait des plus prudents de réparer au maximum les avaries de Klaëtrâ. Par la suite, on aviserait. Ce qui avait apporté quelque satisfaction aux premiers observateurs, dès l’émersion depuis le subespace, c’était le fait que, si la planète la plus proche (tout est relatif) se trouvait en aphélie, si Pluton donc était inaccessible, restait à distance relative le petit monde que les Solariens appelaient Hidalgo. Un de ces planétoïdes visés par le projet licornien pour y établir un de ces petits états planétaires destinés à constituer les éléments du futur empire.

Il fut donc décidé de mettre tout doucement le cap sur Hidalgo. Comme la plongée sub-spatiale était provisoirement hors de question, on se dirigea à petite allure, ce qui évitait les ébranlements d’autant plus périlleux que l’armature de Klaëtrâ, la Klaëtrâ aménagée par les humains, demeurait sérieusement fragilisée.

Entre-temps, Coqdor avait conquis définitivement la confiance générale.

Uzir et tous les autres l’entouraient, lui prodiguaient les marques de la déférence la plus totale. Il continuait à participer aux séances du club médiumnique, où toute décision était prise à partir de cette curieuse communauté unifiée en une entité. Tous et toutes multipliaient les prévenances. Elmoaâ, bien entendu, partageait ce triomphe et affichait un sourire un peu lointain, non dénué de hauteur. Cela pouvait déplaire à certains, mais comment oublier que la belle Centaurienne, par ailleurs un des meilleurs médiums de la confrérie, avait osé accompagner le Terrien dans les arcanes de ce monde qui est en dehors du monde ?

Leur retour ? L’impulsion qu’ils avaient donnée à Klaëtrâ pour s’extirper du piège intercosmique ? Cela pouvait correspondre à la poussée parfois nécessaire à un vaisseau échoué, une poussée disproportionnée avec le volume et le poids de l’objet, mais qui suffit à l’arracher à l’échouage. Là encore, hasard ou Providence ? Toujours était-il que sans eux deux, sans, il fallait le reconnaître, les merveilleux météores-alvéoles, Klaëtrâ et ceux qu’elle emportait eussent risqué fort de finir dans cette stagnation d’éternité.

Aussi Uzir et les autres paraissaient-ils avoir le scrupule de livrer à l’homme aux yeux verts tous les secrets de Klaëtrâ, de l’initier à la sapience formidable des Licorniens, sapience étayée d’ailleurs par une théorie d’inventions et de techniques d’origine extra-licornienne. Depuis les échanges interstellaires, la science des humanoïdes avait fortement progressé, chacun apportant sa provende de découvertes. Si bien qu’un peuple industrieux était en mesure d’obtenir des résultats fantastiques dans les divers domaines de la technologie. Klaëtrâ en était la preuve.

La sidéroradio amenait des renseignements précieux.

On savait à peu près ce qui se passait sur les divers astres du système solaire et en particulier sur la Terre, fort éloignée de la position actuelle de Klaëtrâ.

Bruno Coqdor, tout comme Lydia, une Lydia qu’il voyait de moins en moins, absorbé qu’il était par son initiation à tout ce qui concernait le microcosme de Klaëtrâ, pouvait respirer. Sa planète-patrie, présentement, se portait un peu mieux. Pour une raison assez simpliste : les miroirs titanesques ne détournaient plus au grand dam des Terriens une partie des radiations thermo-luminiques émanant du Soleil-Roi. Comme la tache inquiétante de la planète vagabonde avait nécessairement disparu de leur firmament, ils devaient respirer. Il était vrai que les astronomes devaient fouiller le ciel et finiraient sans doute par situer de nouveau le planétoïde qui les avait lapidés de ses météores habités.

Après l’épreuve, Klaëtrâ reprenait vie sous l’action énergique et accélérée de ses ouvriers et ingénieurs. On travaillait ferme et, sous la coupole qu’on s’était hâté de réparer, colmatant autant que possible les fissures provoquées lors du retour, les voyants se réunissaient fréquemment pour unifier leurs pensées en une et atteindre à des conclusions réputées relever de la sagesse la plus totale. En de telles séances, il fallait admettre que l’opinion de Coqdor prévalait. Mais de façon toujours subtile. Il continuait à s’évertuer à faire le vide mental lors de la mise en route du cercle psychique. Puis il atteignait la pensée d’Elmoaâ où, il faut bien le dire, il s’ébattait d’autant plus à l’aise qu’elle l’accueillait avec ferveur. De surcroît, il était maintenant assuré d’avoir aussitôt avec lui les autochtones de la Terre : Mme Fernande et Sambo, Pookim et Maria del Carmen de Felicidad entre autres. Uzir était toujours tout sourire. L’équivoque Thra se faisait aimable, Dikati-Ki lui était tout acquise.

Les autres suivaient sans grande difficulté.

Pouvait-on dire que Bruno Coqdor devenait ainsi insensiblement le véritable maître de Klaëtrâ ? Il eut sans doute encore été prématuré de l’affirmer. Il n’en était pas moins vrai qu’il avait déjà fait un grand, un très grand travail. Et qu’il avait bien l’intention d’aller jusqu’au bout.

 

Il la regardait.

Il la regardait comme il n’avait jamais regardé aucune de ses maîtresses, aucune de celles qu’il lui avait été donné de connaître au cours de ses exceptionnelles randonnées interstellaires.

Bruno Coqdor, qui avait pu croire son cœur fixé une fois pour toutes avec Evdokia, la belle Gréco-Terrienne, pouvait se vanter d’amours singulières et il connaissait plus d’un type de femme à travers l’univers. Cependant, ce qui lui arrivait présentait quelque chose d’assez étonnant, voire de farfelu.

Parce que celle qui lui accordait ses faveurs planait au-dessus de lui.

L’homme aux yeux verts, après l’incursion sub-spatiale et les moments qui avaient suivi et au cours desquels il avait pris place prépondérante sur Klaëtrâ, connaissait, sinon le repos du guerrier, du moins celui du cosmonaute.

Étendu, nu, les mains derrière la nuque, sur un vaste lit au matelas conditionné pour épouser doucement et voluptueusement la forme des corps, il se délectait du curieux spectacle d’une femme évoluant lentement, gracieusement, au-dessus de lui.

Elmoaâ lui révélait un genre de plaisir charnel inconnu, celui de contempler sa partenaire exécutant, en état d’apesanteur, la plus exquise, la plus lascive aussi des danses sans support.

La Centaurienne était arrivée, en ce qui concernait la volnatation, à une surprenante maîtrise de soi. Les Licorniens l’avaient éduquée depuis longtemps et peu même de ces autochtones parvenaient à réaliser les exploits qui étaient les siens. Coqdor était ébloui. C’était une danseuse aérienne, c’était une déesse irréelle. C’était une nageuse, mais aussi une sylphide apparemment dépourvue de poids, de la servitude gravitationnelle. Il ne s’agissait en fait que de ce sport pratiqué par certains initiés de la Licorne et qu’elle avait su fort habilement assimiler. Si bien que Coqdor se délectait de la vision de cette créature nue, prenant en plein vol des attitudes de grâce, exécutant des mouvements d’autant plus purs d’aspect qu’ils échappaient à la pesanteur. Et Elmoaâ, dans son intégralité triomphante, jouait de son corps à l’instar d’une naïade de l’air, d’une sirène du vide.

Femme, amante, elle ne se contentait pas de la science des poses esthétiques mais graduait savamment les gestes, calculant subtilement la mise en valeur de son corps magnifique, dévoilant les seins galbés, le dos à la courbe parfaite, s’assouplissant ensuite comme un arc, tournant et glissant si bien que les trésors les plus secrets de son être étaient suggérés plus que dévoilés, éveillant dans le cœur et tout le corps de Bruno Coqdor une chaleur bienfaisante, un élan qui ne cessait pas.

C’était un jeu et elle le prolongeait à satiété, ayant compris dès les premiers instants de leur intimité combien il était friand d’un pareil divertissement. Sans doute plus d’une jeune femme, sur Klaëtrâ, amusait son ou ses partenaires avec ce style de fantaisies. Mais peu, sans doute, non seulement ne présentaient pas la perfection du corps d’Elmoaâ, et surtout ignoraient un tel degré de maîtrise charnelle, distillatrice d’érotisme.

C’était une fée, une créature impalpable, une onde vivante qui tournait, retournait, filait tantôt en saut d’ange et tantôt renversée en l’air, bras étendus et tête rejetée, en un appel criant à la possession, à la volupté. Coqdor, les yeux semi-voilés, la gorge sèche, savourait ce carrousel exécuté par une femme unique qui créait autour de lui, se dérobant dès qu’il avançait la main pour la caresser, un réseau d’arabesques de stupre, un labyrinthe de chair.

Elle était si habile, si véloce, si fuyante, qu’il ne savait plus très bien où elle se trouvait. Faisait-il un geste vers elle qu’elle s’échappait en une pirouette d’une incomparable délicatesse pour se retrouver là où il ne l’attendait pas. Et petit à petit elle l’enveloppait dans des lacs invisibles mais au cours d’une telle exhibition qu’il pouvait croire que les sillages de ce corps royal se traçaient autour de lui créant un piège de délices.

Finalement, le front baigné de sueur, tout son être intime en éveil, il bondit et réussit à l’attraper comme on cueillerait une fleur vivante ou un oiseau léger. Elle riait, d’ailleurs, et sans doute avait consenti à se laisser saisir.

— Je n’en pouvais plus, râla-t-il. Viens… Oh ! Viens, Elmoaâ…

Et Elmoaâ se laissa aller jusque sur la poitrine large et puissante de Bruno Coqdor.

Longuement, leurs souffles se mêlèrent en ce duo fébrile qui est l’andante et le finale des concertos voluptueux.

Et puis, quand l’étreinte les eut apaisés, détendus, allongés l’un près de l’autre, savourant des cigarettes d’un tabac blond venu de la Terre, ils parlèrent…

Ils étaient amants. Ils étaient complices. Elmoaâ avait parfaitement conscience du travail subtil accompli par Bruno Coqdor au sein du cercle des médiums qui constituait le présidium de Klaëtrâ. Mais elle était bien décidée à partager avec lui la gloire future qu’ils commençaient à se promettre tous les deux.

De quoi s’agissait-il ? De demeurer au sein de ceux qui vouaient un culte au Mécaniquosmos, ce Mécaniquosmos dont ils soupçonnaient qu’ils avaient frôlé les arcanes lors de leur téméraire plongée sub-spatiale.

Les autres, même Uzir, semblaient consentants, comprenant tous que l’union Coqdor-Elmoaâ était le meilleur facteur de réussite pour l’édification de l’Empire des petites planètes. Mais eux deux, insensiblement, avaient glissé vers une ambition un peu différente. Car à un Empire, ne faut-il pas un Empereur ? Une Impératrice ?

N’étaient-ils pas tout désignés par le Destin pour être ces deux-là ?

Dès qu’ils eurent, prudemment l’un et l’autre, abordé ce problème, ils goûtèrent la satisfaction intense de se savoir compris. Leur entente mutuelle s’était plus que jamais cimentée. L’Empire naîtrait. Certes, le club des voyants continuerait à les étayer, mais il n’en était pas moins vrai qu’ils pouvaient, grâce à leur mutuelle entente, parvenir à ceindre la couronne de ce cercle de planètes qui tenterait – pourquoi pas ? – d’étendre par la suite sa domination à tout le système solaire.

— Le Mécaniquosmos nous aidera ! avait-elle dit. Toi et moi en avons aperçu les rouages. Nous récidiverons. Nous, et nous seuls, explorerons une fois encore, et autant de fois que cela sera nécessaire, le mystère de l’extra-monde… Nous saurons comment en faire agir les engrenages. Et alors…

Elle se taisait soudain, exhalait lentement la fumée odorante. Lui ne la regardait pas. Mais, en accord médiumnique, il lisait en elle ces pensées vertigineuses, touchant à la démence, tant il est vrai que l’ambition des humanoïdes est sans limites.

Le pouvoir… le règne… des planètes et encore des planètes…

La domination de la Galaxie…

Bruno… Elmoaâ… souverains d’un univers…

La main du chevalier de la Terre, qui venait d’éliminer sa cigarette au fond d’un fumivore désintégrant, avança doucement vers la cuisse de sa compagne, entama discrètement, puis plus précisément une caresse savamment dosée.

Elmoaâ frémit, heureuse…

La stridulation suraiguë leur déchira les tympans. Klaëtrâ, une fois encore, était en alerte.

Les amants nus bondirent, firent jouer un écran de télé qui reflétait à volonté les divers départements du planétoïde.

Une voix hurla, dans les interphones :

— Avarie !… Il y a une avarie au bloc 600… L’énergie thermique s’échappe. Équipe de secours en action… Équipe de secours en action…

Au-dehors, autour d’un bâtiment qui se fissurait sous l’impulsion d’une force fantastique, une clarté d’une violence inouïe se répandait par les lézardes qui croissaient sans cesse.

Coqdor et Elmoaâ, qui s’étaient couverts en hâte, se ruaient hors du palais-coupole.

Tout explosa.