CHAPITRE XIV

Le bloc 600, dès que l’avarie avait été constatée, avait commencé à dégager une chaleur intense. Le dérèglement général provoquait ce nouveau désastre. Mais cette fois il risquait d’être d’envergure. La magnifique invention qui permettait l’emmagasinement de la thermie solaire et sa domestication se retournait soudain contre ses maîtres.

Dès que Coqdor et Elmoaâ avaient bondi vers ce centre en détresse, ils avaient été, comme tous les autres, éblouis par une violente clarté. En effet, le bâtiment était déjà fortement crevassé et par les lézardes apparaissait ce véritable globe luminique qui se formait à l’intérieur et qui augmentait de volume et de puissance de seconde en seconde.

L’explosion se produisit devant eux. Ils eurent l’impression que tout éclatait, que les crevasses s’agrandissaient soudain de façon irrésistible. En fait c’était bien cela, mais à ce phénomène correspondait une incroyable libération de lumière et de chaleur, sans préjudice des débris du bloc 600 lesquels volaient dans tous les azimuts.

On était organisé à Klaëtrâ. Le temps que les deux amants aient jeté quelques vêtements sur eux pour se précipiter au-dehors, l’équipe de secours mandée par la vigie était déjà sur place. Mais se trouvait, il fallait bien l’avouer, quelque peu désarmée. On ne voyait vraiment pas, en dépit de toutes les précautions prises ou à prendre, comment colmater ce soleil dompté qui était en train de briser ses chaînes.

Au moment de la catastrophe, Coqdor eut le réflexe de se jeter au sol en entraînant Elmoaâ, de l’astreindre de façon foudroyante à se plaquer sur le terrain, ce qui leur évita à la fois l’éblouissement total né de cette expansion subite d’un potentiel luminique, autant que la fâcheuse rencontre de ces pierres, de ces fragments de béton, de ferraille et autres matériaux qui sautaient de toutes parts.

Les « pompiers » de Klaëtrâ, eux, en furent les victimes pour la plupart. Plusieurs, alentour, furent projetés, assommés, voire déchiquetés dans cette fournaise qui brillait comme une explosion atomique. Il n’y eut pas jusqu’à quelques volnageants qui tentaient de survoler le bloc 600 et qui furent atteints en plein vol. Il y eut une véritable pluie de sang. Des membres mutilés, des corps écharpés, tombaient çà et là, certains même dans le bloc 600 en feu, mais en feu adamantin, insoutenable au regard.

Plusieurs de ces nageurs de haut vol ne furent que blessés plus ou moins légèrement, et échappèrent ainsi à la mort. Mais aussitôt après, alors que, si la lumière semblait tout à coup moins violente on tentait un nouvel effort pour comprendre le phénomène et trouver un moyen de le circonscrire, la chaleur, par contre, commença à prendre des proportions inquiétantes.

Coqdor s’était relevé, la main sur les yeux, ne regardant qu’à travers la mince fente de ses doigts à peine écartés. Elmoaâ, près de lui, faisait de même sur son conseil.

— Viens !… Il faut réunir le cercle !

Sous-entendu le cercle des médiums. Ils se précipitèrent à l’intérieur du palais-coupole et par interphone appelèrent les voyants des différents mondes. Puis ils coururent à la salle du zodiaque, au milieu d’une foule de personnes affolées, de volnageants fébriles et tellement déphasés qu’ils se heurtaient entre eux ou se cognaient contre les parois et les plafonds. Et des robots, atteints eux aussi, avançaient comme des spectres, se comportant de façon anarchique, ne répondant qu’à des circuits entamés qui les faisaient dériver de leur programmation et en faisaient ainsi de véritables dangers.

Mais il importait avant tout de bloquer l’incendie solaire qui menaçait tout Klaëtrâ.

Tremblants, exaltés, livides ou empourprés selon leurs tempéraments respectifs, les médiums prenaient place sur leurs sièges attitrés et, autour d’Uzir qui comme toujours dirigeait les séances, le conseil se tint.

Ce fut rapide, chacun comprenant qu’il n’y avait guère de temps à perdre. Naturellement, Coqdor, en tant que grand spécialiste de l’espace et surtout en qualité d’homme d’action, lança psychiquement ses avis et la chorale se rangea rapidement à ses suggestions.

— JE comprends ce qu’il faut que JE fasse !… JE dois atteindre la centrale située sous le bloc 600… mais, depuis que les lézardes de feu ont fait leur apparition, non seulement on risque d’être aveuglé en s’en approchant, mais encore la thermie dégagée ne cesse de croître… JE pense donc qu’il faut que JE m’approche de cette centrale souterraine et que JE bloque les motrices, lesquelles ME paraissent fonctionner encore. Si JE réussis à fermer les circuits du centre dynamique, l’incendie s’éteindra de lui-même, graduellement, mais irrésistiblement…

— … JE pense tout de même que ce sera difficile… la centrale est pratiquement inaccessible…

La pensée multiple ne s’unifiait pas aussi aisément et certains de ceux qu’on aurait pu appeler les « neurones » de ce cerveau communautaire opposaient encore des arguments qui ne manquaient pas de logique.

Qui lança l’idée maîtresse ? Elmoaâ peut-être, laquelle ne doutait plus de rien depuis son voyage extra-monde.

— JE ne reculerai devant rien… Il faut que JE coupe les circuits qui alimentent le bloc 600… Ainsi J’en finirai avec le fonctionnement initial et la réaction sera endiguée…

— J’ai raison !…

Restait évidemment à l’atteindre, cette centrale. Le cerveau discuta encore quelques instants avec lui-même. Puis les plus décidés, y compris deux ou trois femmes dont évidemment Elmoaâ, se dégagèrent de l’ensemble pour proposer la tentative.

L’idée d’utiliser les robots avait bien entendu été émise. Mais la plupart paraissaient déboussolés par l’explosion. Et puis, fallait-il se fier à des androïdes pour une aventure aussi délicate ? On en revint à l’homme, lequel, dans les circonstances les plus redoutables, trouve toujours en lui des ressources d’énergie qui pallient les pires catastrophes et abattent les obstacles réputés infranchissables.

Klaëtrâ comportait un système de caves, de sous-sols, des fondations extrêmement solides et s’étendant sur plusieurs niveaux. Le club des médiums avait à peine terminé ses travaux (Elmoaâ avait utilisé le miroir magique pour montrer un groupe humain marchant vers le bloc 600 tandis que la clarté menaçante s’éteignait) et déjà les plus courageux étaient en route.

À toutes fins utiles, quatre robots accompagnaient l’expédition. On les avait choisis parmi les plus disciplinés, ceux qui semblaient avoir échappé au désarroi général. Coqdor, Uzir, Elmoaâ, l’étrange Thra, la troublante Dikiti-Ki, formaient un petit groupe humain. Et, par le domaine souterrain de Klaëtrâ, ils marchaient vers le bloc 600, d’ailleurs tout proche.

Pendant ce temps, d’autres commençaient une manœuvre parallèle. Il s’agissait de stopper provisoirement l’action des miroirs paraboliques, du moins ceux qui fonctionnaient encore et amenaient à la planète vagabonde les radiations thermoluminiques du soleil lointain. Ainsi un refroidissement passager favoriserait la lutte contre l’intense chaleur et aurait l’avantage d’arrêter mais à longue échéance, l’alimentation (permanente jusque-là) des catalyseurs.

Uzir, qui ne manquait pas de courage, s’était donné comme guide. Il connaissait mieux que personne le sous-sol de Klaëtrâ. Il dirigeait la petite troupe. Malheureusement, au bout d’un moment, alors qu’il avait dirigé ses compagnons à travers ce véritable labyrinthe que constituaient les fondations de la petite cité, il dut s’arrêter, jurant de façon fort grossière en langue licornienne.

La route était bloquée vers la centrale. Pour l’excellente raison que l’explosion ayant ébranlé également le sous-sol et que des effondrements d’importance s’étant produits, on se heurtait à un véritable mur de décombres.

On ne se concerta pas longtemps. Puisqu’on ne pouvait atteindre la centrale par en dessous, ce qui eût été relativement aisé, restait la solution de remonter à la surface. Ce qu’on fit.

Et on constata un phénomène assez surprenant. Il neigeait sur Klaëtrâ.

Si le bloc 600 ravagé dégageait toujours une clarté très violente, l’activité thermique ne cessait pas, bien au contraire, les catalyseurs n’étant plus réglés déversant sans arrêt le formidable potentiel qu’ils avaient été chargés de conserver.

Or, les miroirs ayant cessé la captation solaire, l’atmosphère s’était brutalement refroidie. Il ne fallait pas oublier qu’on se trouvait à une distance formidable de l’astre tutélaire, quelque part entre les orbites de Pluton et d’Hidalgo, là où le système solaire a ses limites et où l'astre-roi n’apparaît plus que comme une étoile falote et funèbre.

Réaction violente entre ce feu dévorant et cet ensemble subitement réfrigéré : la condensation formidable provoquait un véritable hiver spontané.

Si bien que les vaillants qui s’étaient donné pour tâche d’aller bloquer la centrale qui permettait l’action catastrophique, eurent la surprise de poursuivre leur route dans une véritable tourmente de neige.

Le sol était glacé et on patinait, on glissait, on trébuchait en permanence. Des rafales très violentes les fouettaient, le vent gênait fortement leur marche. Coqdor soutenait Elmoaâ et Dikiti-Ki s’appuyait sur Uzir.

Ils allaient, cependant, ils allaient vers le bloc 600. Ils le voyaient en ruine, dans une aura dont la violence les éblouissait, encore qu’elle fût moins virulente qu’au moment de l’explosion. Et ils gelaient tout vifs avant d’aller affronter l’effroyable chaleur. Les robots, bloqués, devenaient inutiles.

On eût dit que les éléments luttaient, si bien que des courants se produisaient sans cesse. Par instants, dans cette ambiance glacée, les audacieux croyaient pénétrer dans une sorte de couloir torride émanant du bloc 600. Si bien qu’ils grillaient quelques minutes avant de replonger au sein d’un univers de froideur et de désolation.

La neige les aveuglait mais dans une certaine mesure l’épais rideau blanc occultait quelque peu l’éclatement lumineux. Ainsi malmenés, titubant, tombant, se meurtrissant, écartelés entre le feu et la glace, ils avançaient. C’était une véritable lutte entre les éléments. La situation leur paraissait invraisemblable. Ce refroidissement foudroyant ne pouvait s’expliquer que par la formidable distance du soleil, quelque six mille millions de kilomètres. Et la concentration des radiations, jusqu’à nouvel avis, refusait de capituler.

Si bien que ces quelques audacieux humains se trouvaient pris entre la force-gel et la force-feu. L’une et l’autre atteignait un degré impressionnant.

Ils en faisaient les frais mais ils ne renonçaient pas. Cuisant ou grelottant, ils poursuivaient.

Ils atteignirent les abords du bloc 600 ou de ce qui en restait. Ils se protégeaient les yeux comme ils le pouvaient tant la clarté demeurait vive bien qu’ayant perdu de son intensité depuis l’explosion. Mais on devinait le feu central, un feu qui aurait peine à s’éteindre eu égard à l’incroyable concentration réalisée par les miroirs capteurs de soleil.

Uzir avait repris bravement la tête de ce commando d’un genre un peu spécial. Il sut les conduire à travers les couloirs effondrés, les salles ravagées, descendre avec eux des escaliers en ruine. Le tout à la fois dans l’irradiation des containers sinistrés qui exhalaient leur haleine effroyable, et des rafales de neige glacée qui s’abattaient encore sur eux à travers les pans de murs fendus, les innombrables lézardes du vaste bâtiment.

Ils échappèrent bientôt au froid. Malgré l’avance souterraine vers la centrale (ils étaient très proches de ce qu’on pouvait appeler le foyer), ils portaient encore sur leurs vêtements des aiguilles de glace et ils tremblaient dans ce qui les couvrait.

Bien entendu, cela ne pouvait durer et cet apport glacé ne tarda pas à se résorber non sans exhaler une nuée vaporeuse qui ajouta encore à l’ambiance désagréable dans laquelle ils se débattaient.

Ils parlaient à peine, se comprenant par gestes. D’ailleurs le vent continuait à hurler et ce grondement de tempête couvrait tous les bruits. Et cela résonnait terriblement dans le sous-sol du bloc 600.

Ils se traînaient et, après le bain de glace, commençaient à cuire, et cette fois sans qu’il y eût la compensation, si violente ait-elle été, de ces vagues froides qui combattaient au-dehors les effets thermiques.

Ils avaient pu se croire un moment près d’être congelés. Maintenant ils brûlaient.

Par instants, ils traversaient une zone d’éblouissante clarté, ce qui se produisait par l’afflux luminique filtrant des crevasses nombreuses des soubassements. Ils contournaient, toujours selon les indications d’Uzir, le domaine des condensateurs pour atteindre la centrale, souhaitant jusqu’au bout qu’un autre effondrement ne puisse leur en interdire l’accès.

Par instants, la chaleur était si intense que leurs vêtements grésillaient. Puis ils retombaient dans une zone ténébreuse et ils respiraient un peu.

Finalement, ils furent presque au but. Cette fois, c’était un véritable four dans lequel ils s’aventuraient. Et il était d’autant plus difficile de s’y risquer que là, presque partout, la formidable clarté émanant de la condensation en voie d’échappement se manifestait.

— Il y a de quoi être aveuglé, pensa Coqdor.

Cependant, on n’avait plus le choix. Déjà, Dikiti-Ki, n’y tenant plus, rejetait ses vêtements et apparaissait nue. Et les autres, sans mot dire, l’imitaient, ne pouvant plus rien supporter dans cette chaleur qui devait monter à près de soixante-dix degrés centigrades.

Ils ruisselaient, les uns et les autres. Ils n’osaient même pas se regarder. Hagards, chancelant sur des jambes molles, s’appuyant, soit sur une épaule consentante, soit à la paroi, ils avançaient…

Uzir, s’attenant à un mur lézardé, la main sur les yeux, tendit le bras :

— C’est là… Il faut… il faut… le tabulateur…

Elmoaâ s’avança. Mais c’était Thra qui l’avait devancée.

L’androgyne, mince, falot, étrange, inquiétant même dans sa nudité équivoque, s’élançait. On eut l’impression que sa chair blafarde allait devenir écarlate dans ce gouffre de feu blanc.

Malgré l’atroce ambiance, ils le virent…

Il fut près de ces machines que Coqdor découvrait péniblement, noyées qu’elles étaient dans la vapeur, la clarté trop vive. Il devina sa mince silhouette près d’un tableau de commandes.

Il l’aperçut, tâtonnant fébrilement des manettes, pressant des boutons, abaissant des tabulateurs sans jamais trouver le bon, tournant et retournant des volants, arrachant des fils, s’énervant contre des plots, rageant et pleurant de désespoir de son impuissance pour enfin s’abattre à bout de forces, littéralement brûlé dans l’épouvantable lumière et, dans ce mouvement, heurter un élément de la centrale.

Celui qu’il convenait justement de toucher, d’abaisser…

Les autres demeurèrent figés. D’un seul coup, la lumière s’éteignait.

Le système dynamique, coupé net, cessait d’alimenter le fonctionnement des condensateurs. Ils échappaient à l’aveuglement et se retrouvaient à peu près dans le noir.

Certes, la température ne baissait pas aussi vite. On continuait à griller tout vif. Pourtant, ils crièrent de joie, ils exhalèrent par des exclamations véhémentes la satisfaction qu’ils éprouvaient et célébraient l’initiative de Thra.

Mais l’hermaphrodite ne bougeait plus. Après cet exploit dont, peut-être il ne se rendait même pas compte, il demeurait accoté, à demi effondré contre cette machine à laquelle il venait de supprimer le mouvement.

Alors Coqdor s’élança. On discerna vaguement, dans cet abîme sombre, sa forme nue et musclée se précipitant vers le tableau directeur. Il saisit Thra entre ses bras vigoureux et l’enleva comme une plume. Il faut dire d’ailleurs que l’androgyne ne pesait pas lourd.

Et il revint. Elmoaâ, dans l’ombre, le couvait d’un regard plein de fierté.

Uzir, qui tenait à peine debout, jeta quelques mots.

Tels des fantômes nus, la peau encore cuisante de l’effroyable chaleur qu’ils avaient supportée, ils revinrent par le même chemin, tant bien que mal. Ils se retrouvèrent au grand jour.

Grelottant mais satisfaits, ils marchèrent dans l’épaisse couche de neige. Le gel triomphait, son adversaire thermique venant de capituler.

Du palais-coupole, des volnageants se précipitèrent à leur rencontre, à leur secours…