CHAPITRE XVII
Me serais-je vanté ?
Je n’ai pas hésité. Je me suis lancé dans cette folle aventure, me refusant à toute réflexion, à toute réticence.
Et maintenant… ?
Mais à quoi cela correspond-il, maintenant ?
Je n’ai plus la notion de temps. Pas plus que celle d’espace.
Pour une bonne raison : je ne suis plus dans l’espace.
Donc pas non plus dans le temps.
Cependant j’ai cru à ce que je devais accomplir. Je l’ai cru, avec toute ma foi ardente. Je n’avais pas le droit de douter et ce droit je l’ai moins que jamais, moi, le hors-temps, le hors-espace, le hors-tout !
Il s’agit de sauver Klaëtrâ, d’en finir avec ce météore terrifiant, qui risque d’anéantir la planète vagabonde !
Curieuse position que la mienne. L’appareil a fort correctement fonctionné. Les ondes sans nom ont rempli leur office et j’ai été dissocié et reconstitué si fugacement que cela m’a échappé totalement. Je n’ai pas ressenti les malaises habituellement inhérents aux passagers des astronefs lors des plongées. Sans doute parce que je ne suis plus relatif à rien, rien d’autre que ce météore-alvéole qui m’enserre, mais dont la masse est tout de même assez faible. En tout cas je suis libre, libre à un point que l’humain ne saurait imaginer. Ici, c’est la totale autonomie. Ce que j’ai déjà éprouvé en compagnie d’Elmoaâ.
Je puis m’orienter, me translater à mon gré et semble-t-il, par la seule pulsion de la pensée. Il est vrai que, grâce à la science licornienne, je fais corps, littéralement, avec mon vecteur et qu’il répond à mes réactions exactement comme un organe, comme s’il faisait partie intrinsèquement de ma personne, ce qui favorise les déplacements sub-spatiaux, incontestablement, là où rien n’existe, donc rien ne fait obstacle.
Je peux donc choisir mon comportement et viser à loisir le but que je me fixe. En la circonstance le bloc antimatière qui menace Klaëtrâ.
Et je commence à comprendre, je comprends, je sais la vérité :
Je suis en train de découvrir le secret du Mécaniquosmos. Je le possède. Il est en mon pouvoir parce qu’il m’est désormais connu.
Où suis-je ? En cet extra-monde qui est en fait plus que le vide, le vide tel que le cerveau humain le conçoit. Non plus un vide paradoxalement, absurdement rempli de particules, ces germes des univers futurs contenant en puissance le tout de l’avenir : de l’amibe à l’homme en passant par le végétal et l’animal, et, avant même la matière constituée, de la nébuleuse originelle à l’astre équilibré et fécond. Non ! J’ai atteint l’hypervide. Là, pas même le plus petit micron. Ce qui fait que moi, homme, j’arrive à une liberté de manœuvre touchant à l’absolu.
Quelle joie ! Quel orgueil aussi !
Moi, Bruno Coqdor… Et le Mécaniquosmos !
Le grand mouvement du monde. Le formidable engrenage est à ma portée et je puis en jouer à ma volonté, à mon caprice. En la circonstance, je vais, fort de ma puissance, agir sur le bolide et le détruire.
Comment ?
De moi-même !
Parce que, tel un démiurge, il me suffit d’atteindre à l’expansion que déclenchent les ondes sans nom (je garde le petit dynamiseur) pour dominer tel ou tel objet et provoquer le choc le plus terrible.
Maître d’un tel secret, d’un tel pouvoir, n’est-ce pas la possibilité de dominer également les mondes, les humanités ? Aucune armada, si forte soit-elle, ne saurait résister à pareil souffle !
Le rêve fou d’Elmoaâ… Réalité !
Je vois. Je suis étonnamment lucide et cette lucidité est également visuelle. Non seulement je contemple Klaëtrâ, mais encore je situe parfaitement le monstre qui tente de l’atteindre pour l’annihiler dans l’espace.
Je savouré cet instant, si c’est un instant. J’ai échappé au danger envisagé par Flu’ de Lupus : je ne suis pas bloqué dans l’extra-monde. Je suis libre, vertigineusement libre et je garde la faculté d’action.
Je vais, non avec une arme, avec un rayon, avec une force quelconque mécanique, dissocier le bloc vampirique.
Mon arme, ce sera MOI.
Moi soumis aux ondes sans nom, atteignant l’infini et me reconstituant aussitôt, non sans avoir fait éclater ce chancre spatial, cette vermine errante qui apporte la destruction et la mort. Orgueilleux dessein, mais au service d’une action généreuse et bénéfique !
Je vise. Je règle l’émetteur d’ondes.
J’effleure du doigt le bouton déclencheur.
J’appuie…
Rien. Il ne s’est rien passé.
Mais si ! Je suis. Où suis-je ? Non plus dans l’hyper-vide cette fois. J’ai l’impression de retrouver la pesanteur, la servitude gravitationnelle qui commande aux êtres vivants comme à la matière inerte.
Du temps s’est-il écoulé ? Ai-je vraiment agi comme je le souhaitais ? En un mot, ai-je réussi ?
Je suis de retour à Klaëtrâ, mon point de départ.
Peut-être ce voyage fou n’a-t-il duré qu’un espace de temps équivalant à celui de la vie d’une particule. Peut-être a-t-il duré des siècles ?
Mais non ! Je suis bien à Klaëtrâ. J’aperçois le palais avec sa coupole fêlée marquée du zodiaque. J’aperçois le bloc 600 en ruine et je vois des volnageants tout autour. Et quelques robots. Et aussi des gens qui vont et viennent, très agités dirait-on. Je suis passé par un stade dont je suis bien incapable de déterminer s’il était atomique ou cosmique, ou simplement les deux à la fois, et me revoilà homme, avec tout ce que cela comporte de vicissitudes.
Je garde la vision brève d’un astre tournoyant devant moi, et jetant des feux très blancs, éblouissants. Je réalise que j’ai vu Klaëtrâ dans le grand vide. Klaëtrâ saisie dans une sorte de tourbillon. Et toutes ces lumières si vives émanaient des miroirs paraboliques encore en service, reflétant la lumière solaire. Et tout cela tournait vite, très vite, ce qui devait porter à son comble le vertige terrifiant de ses malheureux occupants.
Mais j’ai fragmenté mon alvéole. Je m’extirpe par mes propres moyens du météore-vecteur.
On vient vers moi. On m’entoure. Des visages bouleversés, défaits. Ils portent tous les marques de l’effrayant vertige qui a dû être le leur alors que Klaëtrâ tournait ainsi comme une toupie dans l’espace. Il est vrai que j’aperçois encore les effets de nouveaux désastres et que plus d’un bâtiment s’est effondré, que des cadavres jonchent le sol çà et là.
Elmoaâ avance. Avec Uzir, avec Flu’, avec Fernande, avec Sambo, avec Thra.
Ils sont chancelants. Ensanglantés, meurtris. Mais souriants.
— Coqdor ! Coqdor ! Vous avez réussi ! Le bloc antimatière est détruit.
Je frémis de joie satisfaite. J’ai gagné !
Je les regarde tous. Je me voudrais modeste mais je ne suis qu’un homme et l’orgueil est une faiblesse inhérente à notre nature.
Quel triomphe pour moi ! Après avoir arraché Klaëtrâ à l’échouage au sein de l’extra-monde, j’ai pu annuler l’antimatière… Je me suis dépassé moi-même grâce aux ondes sans nom et à l’hypervide !
Mais voici quelqu’un qui s’approche.
J’ai peine à reconnaître Lydia. Une Lydia qui titube, qui semble sur le point de tomber.
J’imagine par quel miracle de volonté elle avance vers moi, écartant ceux qui se pressent pour célébrer mon triomphe :
— Bruno… Ah ! Bruno !…
Je tente de lui sourire, je lui tends les bras. Elmoaâ contemple ce geste avec une ombre de sourire où passe tout son mépris pour cette misérable petite Terrienne.
— Eh bien, Lydia…
— Bruno, râle-t-elle. Ils ne vous ont pas tout dit !
Subitement, j’ai froid au cœur. Que vais-je donc apprendre de si terrible ? Car je devine d’instinct qu’elle va me révéler une chose affreuse, atroce.
— Bruno… Hidalgo !… La base A… Huit cents êtres humains…
— Lydia ! Lydia ! Que s’est-il passé ?
Elle n’en peut plus, elle est à bout. Elmoaâ dédaigne de parler et c’est Uzir qui prend la parole :
— Vous n’êtes en rien coupable, chevalier Coqdor. Vous avez réussi à nous délivrer du bloc antimatière qui a été annulé sous nos yeux. Mais sa destruction a déclenché une véritable tempête cosmique… Klaëtrâ en a subi les effets et nous avons connu des moments pénibles… Nous avons même des victimes… c’était sans doute inévitable… Comme l'a été la catastrophe consécutive à cet exploit, concernant Hidalgo vers lequel nous nous dirigeons… Nous avons capté les derniers messages-radio émanant de la base B… La Base A est totalement détruite, avec tout son personnel…
Je ne dis plus rien. Je ne puis plus rien dire.
Un beau succès ! Coqdor ! Tu as su utiliser le Mécaniquosmos !
Mais tu as tué huit cents de tes frères humains !