CHAPITRE IX

Lydia avait vécu des heures singulières. Depuis son arrivée à Klaëtrâ, on l’avait, certes, fort bien traitée. Les hôtesses voltigeantes s’étaient empressées autour d’elle, la conduisant dans un minuscule appartement organisé réellement pour une présence féminine. Seulement, tout s’était arrêté là ou à peu près.

On lui parlait en code interplanétaire Spalax, voire en Franco-Terrien. Et elle prenait ses repas en compagnie de Coqdor et de plusieurs autres personnages, dont certains étaient également Terriens. Mais elle n’avait pas encore appris grand-chose sur la situation. Bruno, toujours affable, lui paraissait maintenant malgré tout assez distant, préoccupé.

Lydia passait de longues heures seules, face à un viséophone lui présentant des films tournés dans divers mondes, desquels elle ne comprenait pas toujours le véritable sens.

En fait, la jeune femme était fort distraite. Elle se demandait si vraiment elle avait bien agi en permettant à Coqdor de s’évader, de remplir ce qu’elle croyait une mission importante, et ce contre les agissements de ce vieil imbécile de Dalvina. Elle ne se dissimulait pas que sa position était délicate. Rébellion, évasion, forfaiture… N’était-elle pas aspirant de la flotte astro-spatiale ?

Lydia revenait sur tout cela et l’angoisse commençait à la ronger.

S’ouvrir à Coqdor ? Bien sûr ! Ne lui devait-il pas de se trouver, lui aussi, sur Klaëtrâ ? En situation tout aussi irrégulière ? C’était évident, à cela près qu’elle soupçonnait qu’il était mandaté par les plus hautes autorités et qu’il se souciait peu du respect des normes. Elle se rassurait un peu en pensant que, s’il était aussi bien en cour, il lui servirait de caution et œuvrerait pour la faire innocenter.

Toutefois, les conversations à table étaient succinctes. On parlait peu, et de choses banales. Tous ces gens étaient visiblement absorbés par des soucis profonds autant que mystérieux. Soucis que paraissait partager Coqdor. Il était gentil avec elle, sans plus. Aucun contact ne lui paraissait possible.

Elle se retrouvait donc le plus souvent dans sa solitude, se posant mille questions sur Klaëtrâ et son singulier équipage, composé d’ailleurs de robots pour la plus grande part.

Interroger les hôtesses ? Elle s’y risquait peu. Mai son lui laissait liberté de manœuvre et à plusieurs reprises il lui avait été loisible de se promener à travers Klaëtrâ.

Ainsi elle avait parcouru le palais, du moins dans une certaine mesure. Les départements techniques étaient interdits. Elle savait que là, ses compagnes le lui avaient dit, se tenaient les formidables appareils assurant la stabilisation gravitationnelle, la climatisation, l’émission permanente des ondes de forces maintenant la sphère atmosphérique qui rendait la vie possible au-dehors. Et Lydia s’était promenée sur ce terrain cahoteux, sur ce petit monde rocheux, artificiellement fécondé mais où elle avait eu la surprise de découvrir un peu de végétation, des jardins encore maigres mais bien entretenus où couraient quelques animaux, où voletaient quelques oiseaux. Avec cet horizon si courbe qu’il paraissait tout proche, ce qu’il était en réalité.

Les fantastiques miroirs paraboliques reflétaient le soleil lointain et s’orientaient dans divers azimuts. La température était clémente, agréable sans plus. Et Lydia voyait bien qu’en dépit d’une assez grande distance de l’astre tutélaire, on bénéficiait de la captation d’une partie de ses radiations par le truchement du système des miroirs.

On lui avait recommandé de ne pas tenter de les fixer sous peine d’accidents rétiniens, et elle tenait compte de cette prudente consigne.

Le temps passait. Les horaires de Klaëtrâ commençaient à lui devenir familiers et elle comparait avec la mesure terrienne de durée grâce à un chronographe qui ne la quittait pas. Et Lydia s’inquiétait de plus en plus, s’interrogeant sur l’avenir.

Elle s’était dirigée vers la grande salle que surmontait la coupole. Elle l’avait déjà visitée mais, outre qu’elle souhaitait étudier de nouveau ce zodiaque où les signes classiques conçus sur sa planète-patrie voisinaient avec des symboles inconnus correspondant vraisemblablement à des mondes différents, Lydia voulait examiner de près un élément qui lui avait paru insolite.

Cela consistait en une sorte de petite table ronde, montée sur un pied unique et façonnée dans ce matériau blanc qui dominait dans la construction du palais et des divers bâtiments élevés sur la planétoïde.

Le dessus, parfaitement uni de ladite table, dont le diamètre n’excédait pas un mètre, et qui se trouvait placée devant trois des sièges qui cerclaient la salle, évoquait un miroir uni. Un miroir mi-partie vert et mi-partie rouge. Les deux domaines colorés étant séparés par une sorte de « V » très net, ce qui donnait deux segments se juxtaposant parfaitement.

Cette table-miroir attirait, fascinait Lydia, qui y devinait quelque puissance énigmatique.

Elle avait pénétré dans la vaste salle et, penchée sur le miroir, elle n’y voyait nullement son propre reflet. Mais son regard se perdait à l’infini dans un véritable envoûtement émanant des deux couleurs complémentaires qui créaient une harmonie totale.

Lydia subissait le charme. Il lui semblait que cette chose était susceptible de révélations, qu’une magie s’en créait, et elle ne pouvait s’arracher à cette très douce contemplation.

— Le miroir vous plaît, n’est-ce pas ?

Lydia sursauta, enlevée à ce songe éveillé qu’elle trouvait délicieux.

Elle se retourna, un peu comme une enfant prise en faute et se vit en face d’un petit homme courtaud (il rappelait Dalvina par la silhouette) mais au teint bistre, à l’œil sombre et scrutateur. Elle l’avait déjà rencontré plusieurs fois aux repas, savait qu’il était Licornien, un des principaux personnages de Klaëtrâ, et se nommait Uzir.

— Ne vous troublez pas, aspirant ! Il est normal qu’une personne de votre qualité, de votre sensibilité, soit appelée par ce miroir… Vous l’avez sans doute deviné ? C’est un élément occulte et il a été construit par des initiés de notre planète d’origine, dans le monde de la Licorne.

Lydia se reprenait et entrait dans le jeu :

— Serait-ce ce que les médiums appellent un support de voyance, seigneur Uzir ?

Il sourit et elle le trouva simiesque, inquiétant. Mais se contraignit et, souriant elle aussi, écouta la réponse :

— Je suis heureux de vous voir si compréhensive… Mais vous tombez bien… Je venais justement consulter le miroir… Non pas moi seulement d’ailleurs, mais aussi deux amis que vous allez reconnaître…

Effectivement, deux autres personnages faisaient leur apparition et Lydia se sentit plus à l’aise puisque l’un des deux n’était autre que Bruno Coqdor.

En compagnie d’une très jolie femme aux cheveux châtains, dont la longue tunique blanche, flottant sur un corps qu’on devinait parfait, masquait à peine ses pieds délicats.

Uzir les accueillit avec une des ces grimaces qu’il voulait aimables :

— L’aspirant Lydia Vermel est des nôtres… Y verriez-vous quelque inconvénient, chère Elmoaâ ?

L’interpellée posa sur Lydia son regard un peu lointain, hautain en dépit de l’aménité voulue du ton :

— Mais en aucune façon… Notre jeune amie terrienne est la bienvenue à nos recherches… Pourquoi ne l’initierions-nous pas ?…

Elle se tourna vers Coqdor et Lydia nota que le regard changeait, prenait un vif éclat, une expression que, en tant que femme, elle analysa promptement :

— Êtes-vous d’accord, chevalier ?

— En totalité. J’apprécie Lydia Vermel et je lui dois beaucoup. Je lui dois d’être ici, n’est-ce pas important ?

Elmoaâ et Uzir s’inclinèrent très légèrement, non sans grâce chez l’une, non sans un petit côté comique chez l’autre.

— Eh bien, dit Uzir, prenons place…

Bruno Coqdor prit la main de Lydia et la conduisit à un des trois sièges placés près de la table-miroir. Lui-même prit place à l’opposé et Uzir s’assit au milieu.

Elmoaâ était demeurée debout.

Lydia la regardait. Le silence s’était établi. La magnifique créature, à présent, la tête légèrement rejetée en arrière, les yeux mi-clos, paraissait psalmodier une incantation, ou une prière. Lydia voyait ses lèvres remuer mais elle ne pouvait discerner les paroles.

Cela dura un moment. Visiblement, telle une prêtresse ou un médium, Elmoaâ travaillait à entrer en transe.

Lydia se disait qu’elle allait assister à une de ces séances volontairement spectaculaires de voyance, dont la mise en scène et les simagrées masquent le plus souvent la carence, l’inanité.

Toutefois, elle remarquait que Coqdor, dont elle ne pouvait douter, semblait vivement intéressé par l’attitude de celle qu’Uzir appelait Elmoaâ. Si bien qu’elle se dit qu’après tout, parmi la foule des charlatans de l’occultisme, il existe cependant quelques médiums authentiques.

Elle n’en douta plus, un instant après. Elmoaâ semblait faire un effort, comme si quelque chose pesait sur elle, l’étouffait, lui interdisait l’expansion totale de sa recherche interne. Alors, d’un geste aussi large que rapide, elle dénoua sa ceinture, rejeta la longue tunique et apparut dans une nudité que Lydia, sincèrement, jugea splendide.

C’était une véritable statue qu’Elmoaâ. Femme, divinement femme, archétype de celle qui, de monde en monde, distille l’amour et donne la vie. Une magnifique idole, grande et bien en chair, aux seins fermes et sans lourdeur, aux cuisses à la fois solides et étrangement douces au regard. Tout était parfait, outre l’admirable visage et la ligne des épaules, la courbe harmonieuse des hanches, la plaine de chair du ventre où on eût aimé reposer sa tête, cela forçait l’admiration. Avec sa peau d’un rose teinté d’une ombre ocrée, c’était un superbe fruit charnel qui s’offrait. Et Lydia, femme elle aussi, notait que Uzir et Coqdor paraissaient apprécier comme il se devait une telle vision.

Mais ce strip-tease accéléré ne dispensait pas l’effort médiumnique. Elmoaâ vibrait de tout son être et maintenant elle prononçait des paroles dans une langue que Lydia ne comprenait pas.

Uzir, lui, attentif, devait écouter et sans doute saisir parfaitement le sens des mots. Coqdor, lui non plus, ne comprenait pas l’idiome utilisé mais il fit un léger signe à Lydia. Comme lui, elle regarda alors la surface de la table-miroir qu’il lui désignait.

Et elle vit !

Un lien subtil s’établissait entre la femme et l’objet. Si bien que sur la surface où triomphaient les couleurs de nature et de feu, une image se formait. Dix, cent, mille, un million d’images s’interpénétrant, formant un magma dans lequel il eût été difficile de lire.

Mais, au fur et à mesure qu’Elmoaâ luttait, se crispait, se tordait parfois, tandis qu’on lisait sur son joli visage tourmenté les affres qu’elle subissait, la vision ainsi projetée se clarifiait, au rythme des essais que faisait le médium pour tenter de trier les visions valables, le tout représentant simplement le flux d’une pensée humaine, flux duquel il fallait retirer ces perles qu’étaient les révélations souhaitées sans doute par Uzir et Elmoaâ elle-même.

Ils virent ainsi apparaître des formes qui étaient celles d’un astronef, mais du type particulier d’un vaisseau de ligne. Puis d’autres et d’autres encore. Cela émergeait avec peine du tourbillon d’images correspondant aux pensées variées issues du phénomène mémoire de la Centaurienne, laquelle avait peine à obtenir la dissociation permettant de mettre en relief ce qu’elle tentait de communiquer.

Ensuite on eut la vision fugace, mais nette, de Klaëtrâ. Mais Klaëtrâ qui n’était plus au sein de l’espace, irradiée par le soleil que captait la chaîne des miroirs. Tout au contraire la planète vagabonde se montrait stagnante dans un lieu indéterminé, environnée d’un flou incompréhensible. Deux formes humaines glissèrent ensuite, vraisemblablement immergées dans ce même flou que Lydia assimila à un océan aux ondes ténébreuses.

Uzir paraissait maintenant très inquiet. Il ouvrait la bouche pour poser des questions au médium, pour pousser Elmoaâ à chercher davantage de précisions, pour qu’elle réussît à expliquer ses visions, lorsque, alors que la superbe fille, tout son très beau corps mouillé de transpiration sous l’effort, se tordait en un véritable spasme, la séance fut brusquement interrompue.

Un étrange bruit de cloches, aux vibrations très longues et très lugubres se fit entendre. Uzir avait bondi sur ses pieds et Elmoaâ, arrachée sans douceur à ses transes, ouvrait les yeux, chancelait, et elle fût peut-être tombée si Coqdor ne s’était précipité pour la recevoir dans ses bras. La vision du groupe ainsi formé parut soudain très désagréable à Lydia Vermel.

Plusieurs garçons volnageants firent leur apparition. Ils arrivaient selon ce procédé, tombaient littéralement aux pieds d’Uzir et lui parlaient avec véhémence, sans doute dans ce dialecte licornien que ni Bruno Coqdor, ni Lydia Vermel ne parlaient ni n’entendaient. Qu’importait ! Il était aisé de comprendre que quelque chose de très grave se produisait. Uzir, d’ailleurs, semblait donner des instructions et Elmoaâ, qui se reprenait, remerciait Coqdor d’un sourire. Avec une galanterie raffinée, il l’aidait à réenfiler sa tunique.

Lydia constatait que, bien entendu, toute vision s’était effacée du miroir magique.

Uzir, brusquement, s’envolait sous leurs yeux et sans prendre congé disparaissait, ainsi que les nageurs volants qui étaient venus lui rendre compte.

Alors, Elmoaâ se tourna vers les deux Terriens :

— Nous sommes attaqués, dit-elle. Une escadre de la flotte solarienne fonce vers Klaëtrâ. Ces gens-là (elle eut une expression méprisante) n’admettent guère nos météores, et nos contacts avec leurs meilleurs médiums…

Lydia nota que Coqdor pâlissait légèrement. N’était-il pas, lui, au même titre que l’aspirant Vermel, un officier de cette flotte astro-spatiale que la belle Centaurienne traitait ainsi avec autant de dédain ?

Sans doute s’aperçut-elle de ce que, sur la planète Terre, on eût considéré comme une gaffe. Elle rectifia en souriant :

— Ne viens-je pas de vous en avertir ?

— En effet, dit poliment Coqdor. Vous nous avez montré cette escadre en route… Je pense donc que vous l’avez détectée avant même le sidéroradar… Mais comment expliquez-vous ce qui a suivi ? Klaëtrâ plongée dans je ne sais quel mystérieux aquarium ténébreux ?… Et ces deux éclaireurs, car c’était bien cela il me semble, qui à leur tour se précipitent dans un pareil gouffre ?…

Elmoaâ l’enveloppa d’un regard indéfinissable.

Il y eut un petit temps. Lydia, ne sachant trop pourquoi, sentait la souffrance s’infiltrer en elle.

Elmoaâ dit enfin :

— Vous savez bien, chevalier, que nous autres voyants, avons le plus souvent peine à expliquer nos clichés…

De nouveau, le sinistre bruit de l’alarme vibra à travers Klaëtrâ.

Quelques instants après, la planète vagabonde était en état de combat. L’escadre, maintenant signalée par les appareils sidéroviseurs, fonçait, sans nul doute avec des intentions belliqueuses. Les hostilités se déclaraient entre les Terro-Solariens et ceux de Klaëtrâ.

Bouleversés, Coqdor et Lydia, en situation plus qu’équivoque, s’interrogeaient sur ce qui pouvait bien survenir désormais.