QUATRE MOIS PLUS TARD
– Parkinson Court Café, Parkinson Building, University of Leeds.
Sunil avait été étrangement avare de paroles. Il avait ajouté la date, l’heure et le parcours.
Inez Theiler n’avait pas posé de questions. Le jour indiqué, elle avait débarqué à l’aéroport de Manchester. Un taxi l’avait conduite à la gare routière, où elle était montée sur le M34 à destination de Leeds. Maintenant, elle serrait entre ses mains une tasse de lait bouillant. Elle n’en buvait plus depuis l’époque où, étudiante, elle fréquentait la bibliothèque. Elle l’aimait bien sucré. La chaleur lui donnait une sensation de sécurité.
Après la défaite de Marseille, le gang de privilégiés auquel elle appartenait avait eu du mal à reprendre pied. L’Indien avait été infatigable, planifiant et délocalisant certaines affaires hors de France, pays devenu pour eux terre brûlée. Giuseppe et elle l’avaient soutenu avec une grande efficacité, mais ils avaient dû renoncer au trésor de l’Organizatsya de Vitaly Zaytsev, qui avait servi à acheter la liberté de Zosim, et à l’affaire du bois de Tchernobyl, qui était retombée sous la coupe du FSB. Le général Vorilov avait été habile et rapide. Ils l’avaient sous-estimé.
Inez était contente qu’Ulita, la “tigresse du matelas”, soit morte. Contente, c’était peu dire. Elle était heureuse. Cette femme avait utilisé Zosim comme une bite en caoutchouc et elle l’avait eu à sa disposition, alors qu’elle, Inez, avait dû mendier quelques instants d’intimité.
Banerjee lui avait garanti que son beau Russe allait bien et qu’il était en sécurité. Puis il s’était moqué d’eux deux pour avoir caché leur relation. Elle avait rougi et changé de sujet. Elle n’était plus aussi sûre de vouloir continuer à aimer un rêve. Elle avait besoin d’un amour normal, quotidien.
Elle se sentait faible et inadaptée quand elle pensait à ces choses. Elles étaient tellement en contradiction avec tout ce qu’avait représenté, tout ce que représentait encore le Dromos Gang, qu’il lui semblait trahir ses amis. Rompre avec Zosim signifiait sortir de la bande et, de fait, en déclarer la dissolution.
Peut-être que ce serait la meilleure solution et que personne, en réalité, ne souffrirait. Ils étaient déjà riches. D’après ce qu’avait raconté Sunil, à Marseille ça avait si mal tourné que Zosim avait été capturé, risquant même d’être torturé. Eux, qui étaient l’excellence du crime moderne, avaient été précipités dans les égouts du niveau le plus bas, le plus arriéré.
Soudain, l’homme s’assit en face d’elle. Inez eut peur, bien qu’il cherchât à la tranquilliser d’un sourire un peu forcé.
– Je m’appelle Kevin Finnerty, se présenta-t-il. Je suis américain. De Boston, pour être précis.
Elle le reconnut à la voix et aux mains.
– Mon Dieu, qu’est-ce que tu as fait, Zosim ? murmura-t-elle en portant ses mains à sa bouche.
– Je m’appelle Kevin Finnerty, répéta l’homme, la voix brisée.
Il avait subi trois interventions et une longue et douloureuse hospitalisation, en se demandant comment Inez réagirait à leur première rencontre. Quand il avait pu se regarder dans le miroir, il avait parié avec lui-même qu’Inez ne voudrait plus de lui. Et de fait, la voilà, les yeux écarquillés par l’horreur de se trouver devant un homme différent. Pas laid. Mais différent. Pommettes, menton, nez. Bonaguidi avait fait au mieux.
L’homme qui s’était appelé Zosim, puis Alexandre et maintenant se prénommait Kevin, se leva et se dirigea vers la sortie. Il aurait voulu hurler qu’il l’aimait, l’embrasser, mais cela n’aurait servi à rien. Il se sentait lamentable.
Sunil l’avait préparé à cette éventualité à sa manière farfelue habituelle.
– Peut-être que cette fois, Inez va enfin se mettre avec moi.
Il allait rentrer à Londres, qui était devenue sa nouvelle cachette, et le temps et la vie feraient le reste.
Il sentit qu’on le prenait par le bras. C’était Inez. Elle haletait.
– Ne t’en va pas comme ça.
– Je ne pouvais pas faire autrement, se justifia-t-il. Cette fois, de faux papiers n’auraient pas suffi.
– Je sais, excuse-moi. Je n’aurais pas dû réagir de cette manière.
– Mais non, tu as bien fait. Nous avons mis tout de suite les choses au clair.
– Mais qu’est-ce que tu veux ?
– Rien. Adieu.
Inez l’agrippa par le revers de sa veste et tenta de l’embrasser. Il écarta son visage.
– Arrête, je t’en prie.
– Donne-moi une autre possibilité.
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas. Je suis perdue.
– Moi aussi. Il faut que je réfléchisse.
– Viens à Zurich avec moi, l’implora-t-elle. Il faut qu’on essaie.
– Là, je ne peux pas, mentit-il. Mais d’ici quelques semaines, je viendrai te voir.
Il lui caressa le visage et s’éloigna d’un pas rapide. Pour se sentir vivant, à Saint George’s Park, il commença à courir.