6
Ce matin-là, la commissaire Bourdet aurait voulu continuer à s’occuper des Russes, mais elle fut contrainte d’aller dans les quartiers Nord. Les nouvelles récoltées par ses hommes n’étaient pas rassurantes. Elle attendit Rosario devant la crèche de sa fille. Elle la vit arriver avec l’enfant dans son rétroviseur. Elle paraissait vieillie, négligée et avait une joue enflée. La petite, les yeux éteints, semblait une poupée d’étoffe.
La policière baissa la glace.
– Tu sais qui je suis ?
– La fameuse policière, j’imagine, répondit Rosario.
– Je dois te parler. Accompagne Pilar. Je t’attends ici.
La Sud-Américaine revint en traînant les pieds et monta à bord en claquant la portière. La commissaire mit son clignotant et s’inséra dans la circulation.
– J’ai entendu dire que tu distrais les gars, dit-elle sur un son neutre. Ils se vantent de te niquer tous les jours au moins deux fois chacun. Ça doit être le pied de se faire sauter par Cerdolito.
Les yeux de Rosario se remplirent de larmes.
– S’il n’y avait pas la petite, je me serais déjà jetée par la fenêtre.
– Si tu veux, je peux m’occuper de l’adoption de la petite. Pour l’enterrement, c’est la commune qui s’en chargera.
– Aidez-moi, je vous en conjure. Je ferais n’importe quoi.
– Là, tu m’induis en tentation, mon cœur, rétorqua-t-elle sur un ton acide. Aide-moi plutôt à comprendre une chose : pourquoi, alors même qu’il sait que tu es une balance, Juan t’a mis chez ces trois idiots ? Eux, ils continuent à parler devant toi, pas vrai ?
– Si tu veux, je peux faire plus attention et devenir ton informatrice.
– Je te remercie, mais il est évident que Juan Santucho t’a mise dans cet appartement justement pour que tu deviennes mon informatrice, donc je n’ai vraiment pas besoin de toi, dit-elle en garant la voiture le long du trottoir. Demain matin devant la crèche, tu trouveras l’inspecteur Brainard qui vous emmènera en lieu sûr, la petite et toi.
Rosario lui agrippa la main et la lui baisa avec reconnaissance.
– Merci, merci…
– Et arrête ça, lança-t-elle en lui donnant une bourrade. Je ne le fais pas pour toi, mais pour Pilar. Je ne permettrai jamais qu’elle grandisse dans ce milieu de merde. Si tu te comportes bien, tu pourras la garder, autrement elle te sera retirée et, sincèrement, je ne sais pas ce qu’il faut espérer.
La fille éclata en sanglots irréfrénables et se toucha le ventre.
– Je crois que je suis enceinte. Je crois que c’est de Bermudez.
– Oh, putain, murmura B.B.
D’instinct, elle la serra contre sa poitrine et la consola comme une mère.
– Pauvre petite. Encore un jour et tu verras que ça ira mieux, mais tu dois mettre le paquet, tu as compris ? Moi, je ne te laisserai pas seule.
Le bar de l’hôtel où logeait Sunil était devenu le lieu où ils se rencontraient pour parler affaires. Ce matin, Giuseppe Cruciani était là aussi.
– Les gens de la clinique ont accepté, annonça l’Italien satisfait. D’ici un mois exactement, ils attendent les premières pièces de rechange. Il nous faudra deux donneurs.
– Aujourd’hui même, je vais me mettre en contact avec Surendra à Alang, dit Banerjee.
Giuseppe voulut être mis au courant de la situation. Quand le Russe termina son compte rendu, enrichi de détails visant à donner une idée précise des personnages avec lesquels ils étaient associés, le Napolitain ne dissimula pas sa perplexité.
– Mais si Alexandre doit arnaquer le FSB et disparaître encore une fois, où passera l’argent investi dans les affaires immobilières ?
– Je crois que nous réussirons à le récupérer par la suite, mais il n’est pas dit qu’on n’en perde pas une partie, admit l’Indien. Tout dépend des turbulences que l’affaire provoquera.
– De fait, il convient d’accumuler le plus d’argent possible dans les autres secteurs, intervint Alexandre. Et entre-temps, distribuer celui destiné à Matheron avec une certaine parcimonie.
Sunil ajouta du sucre brun dans la tasse de thé.
– En tout cas, nous ne pouvons pas nous plaindre de nos associés marseillais. Ils nous ont mis en contact avec un bon paquet de clients, encore quelques jours et l’argent commencera à tourner.
Cruciani voulut discuter quelques autres détails sur l’affaire de la clinique et annonça sa volonté de repartir pour l’Italie.
– Tu es complètement fou, s’exclama Banerjee avec emphase. On ne repart pas de Marseille sans avoir rendu hommage à Xixi, la meilleure tenancière de bordel de toute la France.
– Va te faire foutre, Sunil, tu m’as fait peur, s’exclama Giuseppe. Toute cette comédie pour aller aux putes.
L’Indien lui planta un doigt dans la poitrine.
– Excuse ma franchise mais il est d’une importance fondamentale que tu jouisses des services de très haute qualité que la prostitution organisée marseillaise peut t’offrir, parce que alors seulement, tu comprendras que tu ne peux contraindre tes plus chers amis à t’accompagner voir des petites femmes incapables comme celles de Milan.
Puis il se tourna vers Peskov.
– Tu as eu du nez de préférer le tapis roulant. Imagine-toi que j’ai été contraint de rester deux heures avec une nana qui a passé son temps à m’expliquer qu’elle ne faisait ça que pour l’argent. Elle m’a même parlé de son mari au chômage ! Une tristesse indicible.
– D’accord, se rendit Cruciani. Ce soir, je chercherai à apprendre quelque chose.
– Ne comptez pas sur moi, dit le Russe pour mettre tout de suite les choses au clair.
– Tu as déjà mal à la tête ? se moqua l’Italien.
– Notre Alexandre a une relation morbide avec un tapis roulant d’un certain gymnase, insista Sunil. Le seul qui arrive à le satisfaire après l’expérience avec la tigresse du matelas.
Le Russe les salua et quitta l’hôtel. Il connaissait ses amis et savait qu’ils allaient déconner sans s’arrêter durant les prochaines heures.
Le lendemain matin, la commissaire Bourdet observait d’un air pensif un verre couvert de poudre à empreinte, enfermé dans un sac de pièces à conviction. Ses hommes la regardaient, inquiets. Ils n’arrivaient pas à comprendre ce qui lui passait par la tête. C’était Xixi qui lui avait fait remettre le verre en même temps que les images de Sunil et de Cruciani.
B.B. était de plus en plus troublée. Voilà qu’entrait carrément en scène un ex-camorriste qui avait collaboré avec la police italienne, ce qui semblait être l’unique raison pour laquelle il ne se trouvait pas en taule. Un nabab indien, un Russe sponsorisé par l’ambassade, un Italien en odeur de mafia, liés d’une manière ou d’une autre à la clique Bremond. Il y avait de quoi se sentir paumé.
Mais les quartiers Nord devaient être tenus sous surveillance et, malheureusement, ils avaient la priorité. Rosario et Pilar avaient été confiées à un centre d’accueil de Toulouse.
– Qu’est-ce que je dois faire ? Je dois le garder ? avait demandé Rosario à Bourdet, en touchant nerveusement la croix accrochée à son cou.
– Je peux te dire ce que je ferais, moi, avait répondu la commissaire en toute franchise. Un enfant de Bermudez, je ne le voudrais pas pour tout l’or du monde. Pilar a besoin d’oublier, pas de se retrouver avec un problème de plus.
C’était sûr, Esteban Garrincha, dit Juan Santucho, avait été un sacré salopard de l’offrir comme une poupée à ses sous-fifres. Et maintenant, il avait commencé une guerre rampante contre Bermudez, et il envahissait sa zone de vente. Ce n’était pas le plan prévu par la commissaire pour se débarrasser des Mexicains. Il devenait urgent de dire deux mots à son protégé.
– Allez me ramasser cet imbécile, ordonna-t-elle.
Garrincha était en train de se promener avec Bruna, main dans la main. Le monospace des inspecteurs se porta à sa hauteur et la portière latérale fut tirée par Tarpin.
– Santucho, viens avec nous.
– Laissez-le tranquille, il n’a rien fait, hurla Bruna qui était un peu surexcitée.
– Ta gueule, salope, ordonna Brainard.
La fille se tourna vers son homme.
– Tu as entendu comment il m’a appelée ?
– Salope ! répéta l’inspecteur.
Esteban l’embrassa.
– Je reviens tout de suite, ne t’inquiète pas, murmura-t-il sur un ton calme avant de monter.
Ils le firent asseoir entre Tarpin et Brainard, et tous deux lui enfoncèrent les coudes dans les côtes.
– Eh là, qu’est-ce qui se passe ? Vous savez bien que je travaille pour vous.
Brainard lui lança un coup de coude qui lui coupa la respiration.
– On le sait. Mais il faut qu’on fasse un peu de cinéma et ça, c’est notre manière de ramasser les pourris comme toi dans la rue.
Le Paraguayen avait trop d’expérience pour insister. Il devait seulement se taire, supporter et attendre l’arrivée de la policière, qui fit son entrée en scène quelques minutes plus tard.
– Et alors, Santucho, on me dit que tu n’en fais qu’à ta tête, attaqua-t-elle en s’allumant une cigarette.
– Je n’ai fait qu’élargir la zone de vente.
– Et peut-être que Bermudez va s’énerver et que la guerre des territoires va s’étendre aux Latinos.
– Ça n’arrivera pas, madame. Je suis sur le point de découvrir où il garde sa dope, et à partir de ce moment, il sera foutu.
– C’est moi qui décide qui va être foutu et quand. Tu as oublié qui je suis ? demanda-t-elle, menaçante.
– Non, non. Vous êtes Dieu.
– Et Dieu t’ordonne de rester dans ta réserve de deal. Repointe-toi quand tu auras découvert le dépôt du Mexicain.
Elle claqua des doigts et le fourgon s’arrêta.
– Descends !
Garrincha eut un instant d’hésitation.
– J’ai entendu des bruits, dit-il prudemment.
– Quelque chose que je ne saurais pas ? le défia B.B.
– Il paraît que d’autres Mexicains sont arrivés à Marseille.
– Il en arrive chaque jour.
– Mais ceux-là sont des ennemis jurés du réseau de Bermudez.
– Alors dépêche-toi de prendre sa place, sinon, je les y mettrai eux, et toi tu finiras tout droit en taule, aboya la policière.
Brainard lui donna une bourrade et le fit rouler à terre. Le monospace repartit en faisant crisser ses pneus.
Les passants, effrayés, observaient la scène mais Esteban se releva en s’époussetant et en distribuant des sourires.
– Du calme, c’est mon beau-père, dit-il d’un ton joyeux. Il a un sale caractère mais c’est un brave homme.
Il aurait pu rentrer en taxi, mais il choisit de marcher pour faire retomber sa fureur. La policière se prenait pour Dieu mais elle n’avait pas compris à qui elle avait affaire. Garrincha avait espionné Bermudez jusqu’à déchiffrer l’organigramme et la structure de son organisation. Surtout, il avait déjà découvert où il tenait la coke et la mota. Une montagne de dope qui devait servir pour tout le sud de la France. Elle arrivait régulièrement du Mexique, où il y en avait à en jeter par les fenêtres, mais ce pendejo tardait à élargir son réseau et la drogue continuait à s’accumuler à Marseille. D’ici deux jours, elle serait à lui et le grand Xavier Bermudez paierait divers comptes en suspens. Il raconterait à Bourdet que c’était la concurrence qui l’avait fait fuir ou disparaître et elle serait obligée de le croire. Au fond, elle aurait atteint le résultat qu’elle visait. Et lui aussi. Avec toute cette dope à vendre, il élargirait son secteur, en utilisant le réseau des dealers de rue du défunt Bermudez. Il se ferait appeler don Santucho.
Il leva le regard sur les immeubles du boulevard. Marseille. Ville difficile. À comprendre, à vivre. À la fin, même quelqu’un comme don Santucho se prendrait une rafale de kalachnikov ou finirait en taule. Il était presque impossible d’espérer un autre destin. Mais il ne se ferait pas baiser une énième fois. Il en avait terminé avec le rôle du couillon. Et alors, adieu Marseille. Une année d’économies, un faux passeport et un bateau à destination de l’Amérique du Sud. Buenos Aires ou Caracas. Avec deux-trois millions d’euros, on pouvait voir venir un moment. Entre-temps, il fouinerait un peu dans ce nouveau coin. Pas nécessairement dans le secteur du crime. Peut-être dans celui de la sécurité privée. Eh oui. Pourquoi pas ?
À l’heure du déjeuner, El Zócalo servait des plats rapides à une clientèle de catégorie inférieure. Éboueurs, plombiers, maçons, employés de petits magasins. Bruna s’était choisi un déguisement adéquat et, assise au comptoir, elle mangeait une salade, buvait une bière et suivait les mouvements de Bermudez. Le Mexicain avait disparu depuis un moment dans la réserve et la jeune femme espérait qu’il se dépêcherait de sortir parce qu’elle ne voulait pas être obligée de commander un dessert. Le trafiquant réapparut portant une caisse de bière. Énième et ultime confirmation que le dépôt de drogue était bien dans le restaurant. Bruna l’avait vérifié au moins une dizaine de fois. Elle avait commencé à se pointer au restaurant quand Xavier devait faire la livraison hebdomadaire à son Juan. Toujours les mêmes mouvements. Le Mexicain faisait attention mais une fois qu’il avait mis au point sa méthode, c’était devenu une routine pour lui. La caisse de bière recelait la dope qui devait être distribuée, cachée dans des paquets de sucre ou des boîtes de café apparemment scellés qui étaient livrés dans le supermarché d’un centre commercial grâce au truc de l’échange de chariot. Il se permettait d’agir tranquillement en exploitant la sécurité d’un lieu public, parce qu’il pouvait compter sur la complicité d’une caissière et des vigiles qui contrôlaient l’entrée. La méthode était un peu compliquée mais elle permettait d’éviter les mauvaises surprises au moment le plus délicat, celui de l’échange argent contre drogue, celui au cours duquel l’une des deux parties pouvait décider d’arnaquer l’autre en sortant un pistolet.
Bermudez passa la porte et la jeune fille termina sa salade. À l’extérieur, il y avait Juan prêt à le filer. Méconnaissable sous son casque intégral, le Paraguayen monta sur son scooter et commença à suivre l’utilitaire anonyme du Mexicain. Même le parcours n’avait plus de secrets pour lui, ce qui permit à Garrincha de rester à distance de sécurité sans attirer de soupçons.
Au centre commercial, ce fut Pablo qui fila le Mexicain. Bermudez procéda à l’échange de chariots avec un Hondurien qui avait un bon petit réseau à Vitrolles.
– Ce Mexicain est vraiment un couillon. Il garde la dope au restaurant. Baiser un type pareil est un devoir pour défendre la renommée des narcotrafiquants, pas vrai ? commenta plus tard Garrincha devant sa bande au complet.
Pablo, José et Cerdolito étaient de mauvaise humeur parce que Rosario s’était enfuie avec sa fille.
– Vous en trouverez une autre. Ou trois autres, avait-il lancé, exaspéré. Maintenant, vous avez une certaine réputation et c’est pas l’argent qui manque.
– Rosario était bonne, balbutia le géant débile de cette petite voix métallique qui faisait frissonner.
Esteban remarqua que les yeux de Pablo s’attardaient un peu trop sur Bruna, et comprit quel était l’objet de leurs désirs. Depuis tout petits, ils avaient été habitués à tout faire ensemble, et se partager une femme n’était pas un problème, au contraire. Ça l’aurait été à Ciudad del Este, mais dans les quartiers Nord, à Marseille, certaines bizarreries faisaient partie de la routine.
Quand il croisa le regard de son adjoint, il eut un geste d’assentiment. Bruna n’avait rien de commun avec cette nullité de Rosario, elle avait du caractère et savait se faire valoir, surtout avec les gars, mais pour rester près de la coke, elle serait capable de descendre jusqu’au dernier degré de l’indignité. Elle ravalerait son orgueil sans le faire voir.
Mais avant, il devait régler son compte à Bermudez et trouver une remplaçante. Un chef devait toujours garder son lit chaud, comme le lui avait appris à son époque Carlos Maidana.
– On va aller vider le dépôt de ce pendejo de Xavier, annonça Garrincha.
– Je veux en être aussi, dit Bruna.
– Tu veux devenir une vraie dure, hein ? ricana le Paraguayen, en lui donnant une petite claque.
– Quand ? demanda Pablo, pratique.
– Demain matin.
– Ce ne serait pas mieux de nuit ?
– Non, c’est plus risqué, répondit Esteban. El Zócalo est coincé entre deux boîtes qui ouvrent le soir. Dès que les cuisiniers arrivent, on entre nous aussi et on attend Bermudez pour lui donner le bonjour.
Puis il montra José du doigt.
– Toi, tu resteras dehors, à surveiller que d’autres collègues du Mexicain ou des flics n’arrivent pas. S’il faut défourailler, n’hésite pas, tue qui tu veux mais donne-nous le temps de sortir du restaurant.
– Il me faudrait une kalach, pour être tranquille. Les Serbes les vendent à mille euros.
– Tu te contenteras de trois pistolets. Si ça ne te suffit pas, ça veut dire qu’on était baisés depuis le début.
Esteban refusait d’augmenter l’arsenal de la bande avec des armes longues. Il ne voulait pas donner aux autres bandes l’impression qu’il avait des intentions agressives. On tirait déjà trop, à Marseille.
Bruna et Pablo opérèrent une dernière reconnaissance nocturne en se mêlant à la foule de l’après-dîner, tequila, mezcal et musique ranchera.
Bermudez, dans sa tenue de cacou de Tijuana, était tranquille. Il s’occupa de la caisse et traita d’affaires de drogue.
Marseille fut réveillée par la nouvelle que, durant la nuit, les hommes de la DCRI avaient arrêté six Kurdes accusés de financer les activités terroristes du PKK. Encore un joli coup pour un gouvernement en quête de popularité. Les détails seraient rendus publics au cours de l’habituelle et pompeuse conférence de presse qui mobiliserait journaux et stations de radio, locaux et nationaux.
– Nous agirons ce soir, annonça la lieutenante Vinogradova, en partant du présupposé que quoi qu’il arrive durant l’opération, cela n’aurait pas autant de résonance médiatique, et qu’ils feraient même tout leur possible pour enterrer l’affaire. Les États n’aimaient pas exposer au grand jour la violation de leur souveraineté.
Par la radio du gymnase, Peskov apprit l’histoire des Kurdes qui s’évapora de son esprit un instant plus tard.
B.B. classa la nouvelle à la rubrique “conneries”.
Garrincha l’ignora totalement. Il ne savait même pas où se trouvait le Kurdistan, et puis il avait autre chose à faire ce matin-là.
Hernán et Valentín, avant de devenir cuisiniers du Zócalo, avaient trafiqué des armes et de la cocaïne et avaient longtemps été hébergés en zonzon. Même Concepcíon, dite Concha, la femme de ménage, n’était pas une petite sainte. Aucun des trois ne fut particulièrement impressionné par la menace des pistolets pointés.
La femme se limita à faire remarquer que le patron devait encore arriver. Les hommes gardèrent le silence en fixant leurs agresseurs avec l’intensité qu’ils auraient réservée à un mur.
Seul Garrincha se rendit compte du danger qu’ils représentaient. Il ne gaspilla son souffle que pour vérifier qu’il ne s’était pas trompé.
– Où est la dope ? demanda-t-il en espagnol.
Pas de réponse.
– Mettez-vous face au mur, ordonna-t-il.
Les cuisiniers et la femme se tournèrent lentement. Qui sait ce qui leur passait par la tête. Couillons comme leur patron. Le Paraguayen perdit patience et fit signe à ses hommes de tirer.
Pablo et Cerdolito enfoncèrent les canons des pistolets dans des bouteilles de plastique remplies de caoutchouc mousse et pressèrent la détente. Les silencieux rudimentaires explosèrent en mille morceaux mais les détonations furent étouffées et personne ne les entendit. Après avoir été assourdi dans l’ascenseur, Esteban avait décidé de se prémunir contre les bruits d’explosion.
Valentín râlait et Bruna devait encore se salir les mains.
– Pas besoin de gaspiller une autre balle.
La jeune femme agrippa un couteau de boucher et s’approcha, hésitant sur le point où frapper.
– Puta, souffla le Mexicain.
Offensée, la jeune femme lui plongea le couteau dans la poitrine. Cerdolito resta de garde à la porte, tandis que les autres se précipitèrent dans la réserve, à la recherche de la drogue. Tout ce dont le restaurant avait besoin était soigneusement entassé dans les rayonnages prévus à cet effet. Garrincha donna un coup d’œil à la caisse de bière et fonça droit sur la chambre froide qui occupait la moitié d’un mur. Rien à faire. Rien que des quartiers de bœuf.
– Elle doit bien être quelque part, raisonna-t-il à haute voix. Sortez tout.
Ce fut le géant débile qui la trouva. La force utilisée pour jeter à terre la boîte de tomates pelées avait fait avancer de quelques centimètres une section d’étagères et la partie de la cloison correspondante. Il leur suffit de tirer pour se trouver devant une niche ménagée dans une ancienne cheminée, qui avait été nettoyée et cachée derrière une plaque de placoplatre. L’odeur de la coke, mêlée à celle de la mota, donnait la nausée.
– On dirait une de ces cargaisons saisies par les flics sur les bateaux, murmura Pablo, incrédule. Tant de dope, on ne voit ça qu’à la télé.
– Apprenez. Ça, c’est du vrai professionnalisme, s’exclama Garrincha, admiratif. Bermudez reste un couillon, mais chapeau.
Le Mexicain arriva au bout d’une heure, durant laquelle la bande s’était employée à vider le dépôt et à préparer la drogue pour le transport. À son entrée, il se retrouva un pistolet sur la nuque. Cerdolito, d’une bourrade, le contraignit à le précéder à la cuisine, où Pablo le fouilla. Il était clean. Le portable fut fracassé sous le talon de Bruna.
Lui non plus n’était pas particulièrement impressionné par les pistolets, il jeta un coup d’œil distrait aux cadavres. Ces putains de Mexicains étaient vraiment des durs à cuire.
– Tu es en train de faire une grosse erreur, Juan Santucho.
Le Paraguayen le singea.
– Tu es en train de faire une grosse erreur, blablabla. Tu es un homme mort, blablabla.
Bruna éclata de rire, imitée par Cerdolito. Pablo garda son sérieux, se donnant des airs de second.
Bermudez continua à le fixer droit dans les yeux.
– Tu crois que je suis seul ? Que je n’ai pas le cul à l’abri ? Tu penses vraiment réussir à rester vivant ? Que ces trois crève-la-faim réussiront à te défendre ?
Garrincha poussa un soupir.
– Tu poses beaucoup de questions, Xavier.
– J’essaie de te faire raisonner.
– C’est toi qui raisonnes mal.
– Je te dirai pas où est la dope.
Le Paraguayen lui adressa un sourire perfide et lui fit signe de le suivre.
– Mais on pourrait jouer à “chaud, tiède, froid, brûlant…”, ça pourrait être marrant, tu ne crois pas ?
Quand il vit la cachette vidée, le Mexicain blêmit et tomba à genoux.
– Ils vont croire que c’est moi, balbutia-t-il. Ils vont tuer toute ma famille.
Garrincha lui agrippa le menton et approcha la bouche de son oreille pour que personne ne l’entende.
– Tu pensais avoir la bite plus grosse que la mienne et tu as même niqué ma femme. Mais c’est moi qui t’ai baisé. Rappelle-toi de ça en enfer, hijo de puta : moi, je m’appelle Esteban Garrincha, murmura-t-il avant de lui passer une corde autour du cou, de lui planter un genou entre les omoplates et de tirer de toutes ses forces.
Bermudez agita les jambes mais ne se défendit guère. Sa mort pouvait sauver ses proches. Faux raisonnement, en fait. Qui ne tenait pas compte de la stratégie du Paraguayen. Garrincha prévoyait la disparition du cadavre pour faire croire à l’organisation que Bermudez avait fui avec toute la réserve.
Bruna était un peu déçue. Peut-être s’attendait-elle à tirer plus d’émotions de sa première action criminelle violente.
– Tu ne lui as rien demandé sur l’argent.
– Il n’est pas là. La règle, c’est de les garder séparés.
La jeune femme haussa les épaules et il ordonna à Cerdolito et à Pablo d’envelopper le cadavre dans une bâche avant de le fourrer dans le coffre. Il prit le Stetson dont Bermudez était si fier et le posa dans la cheminée avant de remettre en place les étagères.
Une fois la drogue embarquée, ils mirent le feu et s’éloignèrent calmement. Le cerveau de Garrincha était un volcan de pensées. Et de calculs. En ce moment, à Marseille, un gramme de coke valait au détail entre quarante et soixante euros. Il en possédait maintenant une centaine de kilos. En la coupant sans exagérer et en la vendant au prix le plus bas, il empocherait une fortune. Dommage de devoir la diviser. Vraiment dommage…
Le corps de Bermudez finit au fond de la mer et le coffre à bagages devint sa tombe. L’autre voiture fut abandonnée aux environs de la station de métro de Baille. La drogue, en revanche, rangée dans l’armoire du vieil appartement de Bruna. Personne ne connaissait son emplacement, on pouvait raisonnablement le définir comme un refuge sûr. Maintenant, il s’agissait de trouver quelque chose de mieux. Et Garrincha n’avait pas encore d’idée bien claire. Il n’y avait pas pensé par superstition.
Il envoya ses hommes dealer et recruter les gamins qui travaillaient pour Bermudez. C’était un métier dans lequel les seuls congés étaient les congés obligatoires de la détention, et puis il était salutaire de se montrer un peu partout après avoir flingué quelques Mexicains liés au narcotrafic.
Bruna et lui méritaient une bonne dose de détente. Elle s’était déjà sniffé plusieurs rails, il utilisa la coke pour enfler son gland. Il voulait baiser à en perdre conscience.
– Fais-moi voir tes papillons, dit-il en savourant à l’avance les tatouages de ses fesses.
Elle se retourna et rapprocha du lit la table basse avec les rails déjà prêts. Il pouvait être utile de les garder à portée de main. Pendant, après… Rencontrer cette brute mexicaine avait été l’affaire de sa vie. Il fallait seulement comprendre comment décrocher avec la bonne indemnité. Manifestement, ce n’était pas le genre de milieu où on pouvait présenter sa lettre de démission, mais elle pourrait toujours s’inventer quelque chose. Ou mieux, elle devrait, parce que Juan était dangereux, pas fiable. Elle s’était tordue de rire quand Rosario avait été ravalée au rang de pute destinée à la troupe, mais elle n’avait pas mis longtemps à comprendre que c’était la méthode Santucho pour se libérer des femmes dont il s’était fatigué.
Elle le sentait bouger fougueusement en elle, haleter les mains accrochées à son cul. Elle se résigna à une longue attente, avec toute la coke qu’il s’était collée sur le gland, il s’écroulerait de fatigue avant de jouir.
Ce fut Félix Barret, son contact à l’OCRTIS, qui avertit la commissaire Bourdet du massacre au Zócalo.
– C’est sûr qu’ils ont été assassinés ? avait demandé la femme.
– À coups de pistolet et de couteau. Le feu a été mis dans un deuxième temps.
– J’arrive.
– B.B. ?
– Quoi ?
– Le pacte était de tenir les Latinos à l’écart de la guerre des territoires.
– Il y a sûrement une explication. La situation est sous contrôle.
Elle avait pris dans le coffre à bagages les bottes de caoutchouc qu’elle emportait partout, parce que souvent les cadavres et les stupéfiants se trouvaient dans des endroits peu cléments pour les talons des dames, et elle avait passé le cordon de protection de la scène du crime. À terre, un magma de cendres et d’eau projetée par les lances des pompiers. Les cadavres étaient adossés à une cloison de la cuisine.
Le médecin légiste avait déjà terminé l’inspection sommaire et il ôtait ses gants de caoutchouc.
Il anticipa la question de Bourdet.
– Une femme et deux hommes dans les quarante-cinq ans. Tirs d’armes à feu 9 mm et .45 dans le dos, l’un d’eux a été fini d’un coup de couteau dans la poitrine. Je pourrai être plus précis après l’autopsie.
La femme le remercia et tendit le cou pour observer les cadavres éclairés par les projecteurs. Puis elle chercha le collègue qui l’avait avertie. Il était dehors au téléphone avec le procureur. Elle attendit qu’il termine en allumant une cigarette, mais la jeta. L’odeur âcre de l’incendie était encore trop forte.
– Il manque le corps de Bermudez, le propriétaire et représentant du cartel du Golfe à Marseille, dit B.B.
– Eh oui, on ne le trouve nulle part.
Par scrupule, elle appela Brainard, qui lui confirma la disparition du Mexicain.
– Et nous, on en profite pour clore l’affaire tout de suite, dit-elle à Barret. On l’accuse de meurtre et d’incendie et on diffuse le traditionnel bulletin de recherche.
Le policier des stups lui montra le restaurant :
– Et toi, tu y crois, que c’est lui ?
– Non, répondit B.B. en toute sincérité. Mais la petite histoire tiendra le coup pour la presse et ça contentera les pontes.
– Et toi, qu’est-ce que tu vas faire ?
– Je vais découvrir qui c’est.
Mais elle le savait déjà. Elle reprit contact avec ses hommes.
– On a secoué une des petites mains de Bermudez, raconta Tarpin. On les a déjà avertis qu’ils vont travailler pour Santucho. Ou plutôt “don” Santucho. C’est lui, chef, il n’y a pas de doute.
La commissaire était d’une humeur massacrante. Elle n’avait pas besoin de ce bordel. En ce moment, elle aurait voulu se consacrer aux Russes et enquêter sur les nouveaux crimes de la clique Bremond. Elle fixa un rendez-vous nocturne avec “don” Santucho.
Quelques heures plus tard, tandis qu’elle l’attendait sur un parking non loin des quartiers Nord, elle pensa que le Paraguayen avait trop de qualités pour faire un fidèle serviteur. Elle devait s’attendre à ce qu’il tente de l’arnaquer. Mais, du reste, il lui était utile. Avec lui, elle avait atteint des résultats inespérés, et liquider les Mexicains était un des objectifs de sa stratégie contre les narcotrafiquants latinos. Bien sûr, elle ne pouvait permettre à Santucho de les éliminer physiquement. Leur destin était dans une cellule des Baumettes. Elle repéra un mouvement dans le rétroviseur. C’était lui qui s’approchait, à pied. B.B. n’avait pas encore mûri sa décision. Pour une fois, elle improviserait.
Garrincha, alias Santucho, ouvrit la portière de la vieille Peugeot.
– Bonsoir, madame, salua-t-il sur un ton prudent.
– Je sais que c’est toi qui as fait ça, lui dit-elle à brûle-pourpoint. Et si tu oses me raconter la fable de Bermudez qui s’est enfui avec la dope et l’argent, je te livre aux inspecteurs pour un traitement spécial.
Esteban se raidit mais il se garda bien de répliquer. Bourdet monta le volume. Johnny Hallyday était en train d’égrener les premières notes de La Douceur de vivre. Elle écouta le morceau en entier, fixant le vide, les mains sur le volant.
– Si tu mets en circulation la dope de Bermudez, ses compères te découperont en petits morceaux à la scie électrique, et tu ne peux pas encore mourir, Juan, murmura-t-elle sur un ton dur. Je te tiendrai à l’œil. Une seule barrette de mota mexicaine et c’est moi qui te retirerai du marché.
Don Santucho tendit une main et prit une cigarette dans le paquet sur le tableau de bord. Il aimait bien fumer celles de la policière. C’était une manière de ne pas se sentir écrasé par le pouvoir qu’elle avait sur sa vie. Le temps de savourer la première bouffée et il réfléchit que, si la commissaire avait tout compris, il valait mieux feindre de jouer cartes sur table.
– Il y a vingt kilos de coke et autant de mota, mentit-il. Laissons passer un peu de temps, mais le jour où je la mettrai dans la rue, je deviendrai numéro un et vous aurez le contrôle complet du réseau des Latinos.
Maintenant, c’était le tour de B.B. de balancer un bobard.
– Pour cette fois, je laisse tomber, mais assez de morts et c’est moi qui te dirai quand tu pourras commencer à écouler ta dope.
Le trafiquant se glissa au-dehors. La commissaire eut l’impression de s’être débarrassée d’un rat.
“Don” Santucho continuait à insulter son intelligence et il n’obéirait pas. Elle se rendit compte que son destin ne pouvait pas être la prison. Il l’entraînerait par le fond avec lui, en balançant tout.
– Tant pis pour toi, connard ! décréta-t-elle en balançant une claque au volant.
Certaines nuits ne finissaient jamais. Les médecins des Urgences et les flics le savaient bien. Elle venait juste de commencer à taper le code de l’entrée de son immeuble, mais sa main replongea vivement dans son sac pour serrer la crosse de son pistolet.
– Qu’est-ce que tu fais ici, à cette heure de la nuit ?
– Armand veut vous parler.
Elle lâcha l’arme et sortit ses cigarettes.
– À cette heure, le restaurant est fermé, et puis c’est moi qui décide quand je veux le rencontrer.
– Armand n’est pas au restaurant. Il m’a dit de vous prier de faire une exception. C’est important.
– Qu’est-ce qui se passe, Ange ?
Le visage du Corse resta impassible. C’était à son chef d’expliquer.
– D’accord. Je te suis, se rendit Bourdet.
Il leur fallut une vingtaine de minutes pour arriver au quartier Saint-Barnabé. Malgré l’heure, la ville n’était nullement déserte. Marseille l’était rarement. C’était un mois de novembre bizarre, humide mais pas glacial. Les gens étaient inquiets. Peut-être était-ce pour cela que certains tardaient à aller dormir.
Ils se garèrent devant un rideau métallique à moitié relevé et surveillé par deux hommes de main de Grisoni qui portaient de longs imperméables. La policière n’eut pas besoin d’imaginer ce qu’ils cachaient. Ange lui montra le chemin. En se baissant, B.B. lut la plaque de l’agence matrimoniale.
“Je crois que moi aussi, je vais m’acheter une Russe de compagnie”, pensa-t-elle.
À l’intérieur, elle trouva d’autres hommes d’Armand, armés de mitraillettes et de fusils à pompe, qui feignirent de ne pas remarquer sa présence. Elle en fit autant et commença à enregistrer les détails. L’entrée était tapissée de photos de jeunes femmes et de scènes de mariage. Tout était renversé, bureaux, chaises. Le sol était encombré de papiers, de brochures, de fiches personnelles.
Elle suivit Ange dans l’arrière-salle, une grande pièce où Armand était en train de parler avec d’autres hommes armés. Une table basse avait été remise sur ses pieds pour supporter un ordinateur portable. La commissaire remarqua des traces de sang et de vomi au sol et sur les murs. Taches et giclures.
– Qu’est-ce qui s’est passé ici ? demanda-t-elle.
Grisoni se retourna et lui adressa un sourire las.
– Merci d’être venue.
– Tu ne m’as pas répondu, grogna-t-elle. Je ne devrais pas me retrouver dans un endroit rempli de repris de justices armés.
Armand montra l’ordinateur. Sur l’écran apparaissait une image floue.
– Je te demande seulement de regarder cette vidéo.
Ange se dépêcha de ramasser une chaise et d’inviter la commissaire Bourdet à s’asseoir.
Elle secoua la tête.
– Je ne veux pas regarder une seule image si avant tu ne m’expliques pas ce que t’as à voir, merde, avec une agence matrimoniale dans laquelle quelqu’un s’est fait très mal.
– Cet endroit est à moi, expliqua-t-il. Je l’avais loué à un couple de Moldaves qui vendaient des armes en gros. Ils apportaient la marchandise jusqu’ici par voie de terre et puis l’embarquaient pour le Maghreb. Ils me payaient confortablement pour avoir ma bénédiction et la permission d’utiliser le port.
– Tu es devenu fou, Armand ? Ces armes finissent dans les mains de dingues islamistes. Tu risques de te retrouver contre nos services. Et eux, ils ont de sales habitudes…
Le vieux gangster grimaça.
– Tu te trompes. Ce sont les gars de la DGSE qui m’ont proposé l’affaire. Tu sais qu’ils ont une façon toute personnelle de défendre la République.
– Et alors, adresse-toi aux Services. Je ne veux rien savoir de cette histoire.
– Ce sont eux qui m’ont averti de ce qui s’est passé, expliqua-t-il. Pour eux, l’opération n’a jamais existé, et toute l’affaire me retombe sur le dos vu que, comme je te l’ai déjà dit, ce magasin ramène à moi.
– Je te croyais plus malin, Armand.
Il écarta les bras.
– Je pensais être couvert, avec nos Services derrière moi.
– D’où proviennent les images ?
Armand Grisoni montra la pièce d’un geste circulaire.
– Une caméra bien cachée… du calme, B.B., elle est désactivée, maintenant.
Le gangster démarra la vidéo. Des images en noir et blanc de Natalia Balàn et Dan Ghilascu qui entraient dans la pièce, marchant à reculons sous la menace de pistolets à silencieux, tenus par deux femmes et un homme.
La policière saisit la souris et mit sur pause.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda Armand.
– Comment ça se fait qu’il n’y ait pas de son ? demanda-t-elle, mais c’était une excuse.
En réalité, elle avait été submergée par une vague de sentiments contradictoires quand elle avait reconnu les deux Russes de Dromos, et elle avait eu besoin de reprendre son souffle.
– Ils ont tout de suite trouvé les micros, répondit Ange. Ils vérifiaient sans arrêt. Mais la caméra était trop bien cachée.
Instinctivement, la femme leva les yeux vers la zone où elle devait se trouver mais elle ne la repéra pas.
Les images défilèrent à nouveau. Un interrogatoire en règle. Scènes de torture. L’associée de Friandise était une sadique pleine d’imagination. La commissaire remercia le ciel de lui avoir évité le son.
– Ça continue comme ça un moment, dit Grisoni, en poussant le curseur vers la fin de la vidéo.
Ghilascu était mort, étendu à terre, nu, couvert de blessures et de brûlures. La femme encore vivante, à genoux, nue, sanglante. La Russe qui menait l’interrogatoire la tenait par les cheveux et lui caressait le visage. On aurait dit maintenant qu’elle voulait la rassurer.
– Elle a parlé, commenta B.B.
Friandise s’était approchée, elle avait appuyé l’orifice du silencieux sur le front de Natalia Balàn et fait feu. La nuque avait explosé et la femme s’était écroulée au sol. L’homme était arrivé avec deux bâches dans laquelle il avait enveloppé les cadavres. Ils se déplaçaient avec l’assurance de gens entraînés. Ils s’étaient attardés deux-trois minutes à fouiller la pièce, qu’ils avaient ensuite laissée vide et inoffensive.
– Qu’est-ce que tu veux de moi ? demanda Bourdet.
– Tu es la seule qui puisse m’aider à les trouver, répondit-il. À condition qu’ils soient restés à Marseille.
– Pour les tuer.
– Évidemment. Cette histoire doit finir par un nettoyage général, sinon les développements peuvent devenir imprévisibles.
La commissaire s’accorda une cigarette.
– Et peut-être que si tu ne punis pas les responsables, les copains des deux Moldaves pourraient se vexer et utiliser les armes qu’ils vendent pour te faire la peau.
– C’est une possibilité, admit Grisoni. Tu vois bien, B.B., qu’il faut que tu les trouves ?
La policière était secouée, troublée, dégoûtée par les images qu’elle avait été obligée de voir, mais pas assez pour confier à Armand Grisoni qu’elle connaissait les deux Russes et savait où les trouver. Elle avait besoin de comprendre ce qu’elles avaient à voir, ces deux-là, avec un entrepreneur russe, un certain Alexandre Peskov, à son tour lié à la clique Bremond. Aider le vieux gangster dans cette entreprise signifiait risquer non seulement la carrière, mais la taule, ça ne valait la peine de s’exposer autant qu’à condition de trouver le moyen de régler les comptes avec le député et ses copains.
– Et alors ? insista Armand.
B.B. soupira.
– S’ils sont encore dans le coin, je les trouverai, mais les gars de la DGSE ne doivent pas savoir que je m’en suis mêlée.
Grisoni sortit le DVD de l’ordinateur et le lui tendit.
– Merci, B.B.
Il était presque six heures trente quand la policière remonta dans sa voiture. Elle se dirigea vers le bar d’un quartier voisin, où les putes allaient prendre leur petit-déjeuner après avoir fait le trottoir toute la nuit. Elles étaient une dizaine autour de deux tables entre tasses, croissants, sacs et manteaux empilés. Visages las, traits tirés, maquillages coulants, cheveux décoiffés, odeur d’humanité, sueur et parfums bon marché et celle, âcre, du tabac. Quelques-unes la connaissaient mais elles étaient trop fatiguées pour sourire.
B.B. s’assit au bar et commanda un expresso. Elle repéra une nouvelle qui aspirait un café-crème avec une paille. Elle était jeune, et à son aspect, elle devait arriver de l’Est. Elle lui fit signe d’approcher. La fille se leva de mauvaise grâce et la rejoignit en traînant les pieds.
– Qu’est-ce que tu fais, maintenant ? demanda Bourdet.
– Je vais dormir, répondit l’autre dans un français incertain.
– On pourrait dormir ensemble.
La fille hésitait et elle se retourna pour regarder deux types qui suivaient la scène depuis une table près de l’entrée. Un maigre élégant et un gros habillé de cuir. Comme dans les livres : le mac et son gorille. Le premier donna un coup de coude au second qui se dressa en poussant un soupir énervé.
– T’es qui, toi ? demanda-t-il à Bourdet sur un ton provocateur. Une assistante sociale ? Une dame de charité ? Une suceuse de chattes en retard ?
Les putes éclatèrent de rire. L’homme se retourna et se rendit compte, aux gestes d’avertissement des putains, qu’il était en train d’emmerder une policière.
– Merde, excuse-moi, mais tu ressembles à ma tante, se justifia-t-il.
– Disparais, imbécile, intima Bourdet. Tu vois pas que je suis en train de parler avec la demoiselle ?
L’homme obéit et elles furent de nouveau seules.
– J’aimerais rester avec toi, dit B.B. avec douceur. Mais si tu as un autre programme ou que ça te fait pas plaisir, je n’insiste pas.
La fille haussa les épaules. B.B. décida de laisser tomber.
– Sûr que tu n’as plus du goût comme autrefois, côté poulettes, protesta une femme aux cheveux roux vénitien, en se levant et en se donnant une claque sur le cul. Tu veux comparer une vraie beauté des Bouches-du-Rhône avec une nana qui vient de je sais pas où ?
Elle la connaissait. Elle s’appelait Ninette et approchait des quarante ans.
– Je pensais que certaines beautés locales n’avaient plus la forme, rétorqua-t-elle en riant.
– Mais je suis fraîche comme une rose, dit la rousse, déchaînant l’hilarité de ses collègues.
Elle prit son sac et son manteau et s’approcha de la policière.
– Il suffit que tu ne m’emmènes pas dans un trou pourri. J’ai eu ma dose cette nuit.
– Chez moi, ça va ?
Elles s’endormirent enlacées et s’éveillèrent en début d’après-midi. Un casse-croûte et un peu de sexe tranquille. Ce fut Ninette qui insista. Puis un long bain entre bavardages et quelques rires.
B.B. lui appela un taxi et paya, comme toujours, double tarif. Quand elle ralluma son portable pour inviter ses hommes à manger une pizza, elle avait déjà un plan précis en tête. “Pizza”, dans leur code, signifiait une opération illégale qui pouvait envoyer en prison. Chacun était libre de décider s’il venait ou pas au rendez-vous. Aucun de ses inspecteurs ne s’était jamais dérobé, et elle était certaine qu’il en serait de même cette fois-ci.
Ils se retrouvèrent Chez Maria, boulevard Leccia. La commissaire Bourdet fut rapide et concise. Adrien Brainard ricana, satisfait, imité par les deux autres.
– Cette fois, c’est la bonne, chef, dit Baptiste Tarpin en se versant une dose généreuse de vin rouge.
– On va les niquer, chef, ajouta Gérard Delpech.
– Peut-être. Ne nous montons pas la tête, recommanda la commissaire avant de changer de discours. J’ai lu les journaux. L’histoire des Kurdes soupçonnés de terrorisme a fait passer au second plan le meurtre des Mexicains.
– Cette fois, les journaux ne peuvent pas se déchaîner sur la guerre des territoires, commenta Tarpin. Et puis, trois sans-papiers mexicains, ça n’intéresse personne.