3

Alexandre Peskov entra dans un immeuble où on louait des bureaux élégants à la journée. À cette heure, ils étaient presque tous déserts. Il portait une casquette de baseball et quand il passa sous la caméra du hall, il baissa la tête. L’ascenseur l’emmena au troisième étage et l’épaisse moquette étouffa ses pas jusqu’à la porte portant le sigle L3. Ce fut Sunil qui vint lui ouvrir. Le temps d’entrer et ils s’étreignirent fort. Quelqu’un d’autre arriva en courant, qui l’arracha aux bras de l’Indien et lui colla deux baisers sur les joues.

– Connard de mafieux russe, murmura avec émotion le type aux cheveux frisés et à la peau olivâtre.

– Giuseppe, connard de camorriste, répliqua le Russe.

En silence, raide d’émotion, Inez observait la scène du fond du couloir. Après trois longues années de séparation, ils se retrouvaient tous les quatre. Cette rencontre aurait dû avoir lieu à Zurich, où tout aurait été plus facile, mais à présent qu’ils étaient de nouveau ensemble, rien ne semblait impossible.

Alexandre se dirigea vers elle, retira sa casquette et lui donna un baiser sur le front. Ils s’étreignirent longuement.

– T’as vu quel beau morceau elle est devenue, notre Inez ? demanda Giuseppe Cruciani.

Inez lui donna un coup de poing dans le ventre.

– Tu ne changeras jamais, toi.

Sunil déboucha une bouteille de champagne. La table de la salle de réunion était richement garnie, pour au moins le triple de l’assistance.

– J’ai pensé que la réunion allait durer et nous sommes tous des jeunes gens dotés d’un certain appétit, plaisanta Banerjee.

Inez leva sa coupe.

– Un toast aux mauvais garçons de Leeds.

Giuseppe rappela la devise :

– Les plus méchants. Nous sommes ceux qui tuent leurs parents pour avoir droit à la promenade des orphelins.

Puis ils éclatèrent de rire. Comme autrefois, quand ils se retrouvaient au Dromos, leur pub préféré où ils avaient passé des heures à bavarder, à faire connaissance puis à se confier avec tant de sincérité qu’à la fin, ils s’étaient découverts semblables au point de jouer ensemble leur destin dans une partie unique.

Sunil donna une chiquenaude au Russe.

– Ben, moi, je me contente de voler systématiquement mon vieux qui pense encore vivre sous l’empire de Sa Majesté mais toi, tu as exagéré, mon ami, tu as liquidé la totalité de l’Organizatsya.

– Et ça a été une vraie joie de me libérer de tous ces cons, lança, exaspéré, Alexandre. J’ai dû les supporter pendant des années, eux et leurs traditions mafieuses à la con, leurs tatouages, leurs discours de troglodytes.

– Et toi, comment as-tu fait pour te débarrasser de ton encombrante famille ? demanda Sunil à Giuseppe. Je n’ai jamais bien compris la dynamique diabolique qui t’a conduit à devenir entrepreneur dans le secteur de la chirurgie esthétique.

– Je me suis enfui avec la caisse, répondit l’Italien avec un fort accent napolitain. Mais avant, je me suis mis d’accord avec la loi et j’ai fourni les noms et les preuves. Ils les ont arrêtés mais ils ont dit que c’était un autre qui avait parlé et avait piqué le fric. Ça m’a coûté un petit million tout rond mais au moins personne ne me donne la chasse.

– Et combien de flics et de juges tu as dû corrompre, mon cher monsieur Cruciani ? demanda encore l’Indien.

Le Napolitain haussa les épaules.

– C’est mon avocat qui a pensé à tout. Moi, je n’étais qu’un sous-fifre, alors que celui qu’ils ont accusé d’être la balance était un dur. Et ça a même déclenché une guerre entre clans.

Inez soupira.

– Vous avez bien de la chance… moi, au contraire, je dois rester bien sage et me taire pour ne pas éveiller les soupçons de papa, des frères et des oncles.

– Il ne manquerait plus que ça, intervint Giuseppe. Tu es notre banque. Sans toi, on serait foutus.

– On devrait quand même avoir un brin de reconnaissance pour nos familles détestées, suggéra le Russe. Au fond, c’est elles qui nous ont envoyé à Leeds et ça a été notre chance. C’est là que nous avons compris que nous pouvions être meilleurs qu’eux sans faire partie de leur monde.

– Parce que nous étions les meilleurs, Zosim, souligna Sunil. Tu te souviens de ce qu’a dit le recteur d’économie ?

– “Jeunes gens, ce fut un honneur de vous avoir parmi nous”, répondirent-ils en chœur.

Ils continuèrent à boire du champagne et à s’empiffrer de toasts, riant et plaisantant jusqu’à ce qu’Inez sorte un dossier d’un élégant sac de cuir.

– Maintenant, passons aux affaires. J’ai un avion tôt demain matin. Je dois être à la banque à neuf heures.

– Suisses esclavagistes, plaisanta l’Indien en allumant sa tablette. Alors, Alexandre, expose-nous la situation.

– Le général Vorilov n’a jamais eu l’intention de porter à terme l’opération Zurich, qui prévoyait, comme vous le savez, la constitution d’une structure économico-financière destinée à assurer un afflux continu d’argent dans les caisses du FSB, raconta Peskov. Ils veulent que je la mette sur pied ici, à Marseille, où ils ont d’évidents intérêts géostratégiques, dont j’ignore néanmoins le détail.

– Tout ce travail gaspillé, soupira l’Indien. Et puis Zurich était beaucoup plus sûre du point de vue des couvertures.

– C’est justement ça, le problème, reprit le Russe. Le FSB m’a ordonné de m’infiltrer dans les milieux des finances, des affaires et de la politique. D’un côté, ils veulent s’enraciner de manière stable, de l’autre, élargir leur réseau de collaborateurs et d’informateurs dans les secteurs qui comptent, par les méthodes habituelles : corruption, chantage, sexe…

– À propos, l’interrompit Banerjee. Comment va la “tigresse du matelas”, notre chère Ulita ?

Peskov ne réussit pas à éviter de jeter un regard à Inez.

– Elle est ici.

– Je ne voudrais pas être à ta place, commenta Giuseppe.

– Vous avez la capacité de concentration d’une amibe, lança la jeune femme, agacée.

Puis elle se mordit les lèvres.

– Excusez-moi, mais je suis très inquiète et vous plaisantez tout le temps. On dirait que vous ne prenez rien au sérieux. Mais ici, nous ne sommes plus à l’université.

– C’est notre style, tu le sais, objecta Sunil. Ne sois pas lourde.

Inez lui montra le médius.

– Continue, dit-elle à Peskov.

– En deux mots, le projet du FSB est de s’insérer dans les mécanismes des systèmes affairistes européens les mieux rodés mais aussi les plus sensibles aux scandales et aux enquêtes de la police et de la magistrature.

– Et toi, ils sont prêts à te sacrifier à tout instant, réfléchit le Napolitain.

– Exact. En cas de problème, ils peuvent ressusciter le mafieux Zosim Kataev et le donner en pâture aux lions du moment, sans se compromettre.

– Il va falloir qu’on trouve un moyen de baiser aussi les services et de décrocher de Marseille, ajouta Giuseppe.

– Ça ne sera pas facile mais on essaiera au bon moment, soupira le Russe en regardant Sunil.

Ce dernier était le plus brillant de tous quand il s’agissait d’élaborer des stratégies. L’Indien lui rendit son regard et hocha la tête, l’air sérieux. C’était son tour de parler.

– Pour commencer, nous devrons utiliser une des sociétés offshore que nous avons ouvertes à Gibraltar pour donner une raison officielle à ta présence à Marseille. Une sorte d’enveloppe vide, crédible sur le plan du projet économique, que le FSB puisse facilement utiliser à ses propres fins.

– Tu as quelque chose de précis en tête ?

Les doigts fuselés touchèrent l’écran de la tablette.

– Le taux de croissance du trafic internet en Afrique est très élevé et les câbles sous-marins en fibres optiques sont une des meilleures affaires à Marseille, non seulement pour la position stratégique mais aussi pour le bas coût de l’énergie électrique. Si nous trouvons les bonnes personnes au bon endroit, nous pouvons aisément entrer dans la partie.

Inez agita une feuille.

– J’ai identifié plusieurs noms intéressants dans les listes de clients de la banque, qui peuvent correspondre à notre cas.

– Tu nous en parleras dans un instant, l’interrompit le Russe, qui ne voulait pas perdre le fil du raisonnement de Banerjee. Je ferai croire au FSB que l’argent de l’affaire du bois de Tchernobyl qui ne finit pas directement dans leurs caisses va être investi dans les câbles sous-marins, alors qu’il ne le sera qu’en petite partie. La plus consistante sera détournée pour des entreprises bien plus rémunératrices…

– Certaines légales, comme le marché immobilier, intervint Sunil. D’après les bavardages que j’ai recueillis, Marseille est aujourd’hui aux mains des agents immobiliers et la crise n’a pas ralenti les spéculations. Et d’autres illégales, comme le trafic de déchets, domaine dans lequel je peux, modestement, me vanter d’une certaine expérience. À travers mon fidèle commandant Van Leeuwen, nous pouvons éliminer en mer des substances chimiques, même en grosses quantités, et pour des clients qui ont besoin d’une continuité de rapports. Et puis, je ne dédaignerais pas à l’avenir la très récente affaire albanaise.

– Je n’en ai jamais entendu parler.

– L’Albanie a décidé d’ouvrir ses portes aux déchets. Elle va devenir le dépôt d’ordure de l’Europe et de l’Italie en particulier. On leur enverra les déchets de moindre valeur puisque les plastiques et les composants électroniques sont pillés à la source par les Chinois qui ont besoin de matières premières, mais nous pouvons organiser la collecte et le transport et offrir à des entrepreneurs albanais la possibilité de se ménager une place sur le marché.

Peskov se leva et se versa du champagne. Il ne buvait presque jamais mais à ce moment, il en ressentait le besoin.

– C’est un plan génial, Sunil, le félicita-t-il. Mais il présuppose qu’on soit pieds et poings liés avec des milieux peu fiables, avides et souvent peu attentifs aux élémentaires normes de sécurité. Je ne crois pas qu’on puisse espérer éviter des accidents de parcours, et surtout nous n’avons aucun plan alternatif qui nous mette à l’abri de toute éventualité.

Banerjee écarta les bras.

– En réalité, c’est le FSB qui nous oblige à avoir des relations avec ces milieux et nous allons devoir entrer dans leur jeu. Pour ce qui regarde le plan B, en fait, nous en avons deux. Le premier, ce sont les jeux de prestidigitation avec la finance internationale de notre Inez, qui détournera de l’argent des comptes durant de très brèves périodes pour le faire fructifier sur la base d’informations aussi sûres qu’illégales. Le deuxième, c’est la clinique de Giuseppe.

– Extractions d’organes, précisa l’Italien. Nous fournissons des pièces de rechange à ces clients qui n’ont pas envie de voyager à l’étranger et de se confier à des structures hospitalières inconnues et aux capacités douteuses. J’ai le contact avec une clinique de Milan intéressée mais nous pouvons élargir le rayon de l’affaire, il est prouvé que plus de dix pour cent des transplantations sont illégales et la demande augmente sans arrêt.

– Et ces “pièces de rechange”, elles proviennent d’où ? demanda Inez.

– De l’Inde, répondit Sunil. J’ai dû fermer ma petite clinique d’Alang qui fournissait le marché de Mumbai, mais le réseau de collecte des sujets est resté intact.

– Donateurs en totalité, précisa Giuseppe.

– Une manière comme une autre de se rendre utile à l’humanité, commenta la jeune femme en annonçant une pause-café.

– Nous aurons besoin de temps pour mettre sur pied cette activité. Au moins un an pour la rendre opérationnelle, reprit le Russe. Entre-temps, Vorilov voudra voir des résultats.

– Le siège est déjà prêt, la structure de la société aussi. L’affaire des câbles sous-marins peut déjà démarrer, dit Banerjee. Il ne manque que les contacts locaux.

– Comme je l’ai déjà dit, je crois avoir trouvé les bons personnages, dit Inez en jetant un coup d’œil sur ses notes. La presse l’a appelée “la clique Bremond”, du nom du chef de bande, le député Pierrick Bremond. En font partie M. Fabrice Rampal, directeur général de la banque Crédit Provençal, M. Thierry Vidal, propriétaire et fondateur de l’Immobilière Haxo, Me Jean-Pascal Teisseire, notaire, le constructeur Gilles Matheron et son fils, Edouard.

– Pourquoi est-ce que la presse les accuse d’être une bande ? demanda Giuseppe.

– Parce qu’ils gèrent un système politico-mafieux qui a des ramifications dans le crime organisé. Ils ont fait l’objet d’une instruction pour avoir empoché trente-cinq millions d’euros d’argent public et pour une autre dizaine de délits dont ceux de blanchiment d’argent et corruption mais ils s’en sont sortis avec les honneurs et sont toujours en place.

– Et pourquoi ces messieurs devraient-ils faire affaire avec nous ? demanda le Russe.

– Parce que éviter la prison leur a coûté une montagne d’argent et que leurs comptes sont dans le rouge.

– Ils pourraient nous convenir, j’étudierai le dossier, dit Peskov.

Ils continuèrent à discuter les détails pendant encore deux heures, puis commencèrent à se creuser la cervelle à la recherche du plan parfait pour baiser le FSB. Ils se retrouvèrent dans une impasse. Décidèrent de clore la réunion.

– Partez les premiers, dit Sunil à Inez et au Russe, Giuseppe et moi, on va boire encore un verre. On doit éclaircir deux-trois trucs sur la clinique.

Après avoir refermé la porte, l’Indien s’adressa à l’ex-camorriste.

– Mais tu as jamais compris pourquoi ils gardent leur relation secrète même pour nous qui sommes leurs amis les plus chers ? demanda-t-il sur un ton presque offensé.

– Ne leur en veux pas. L’un est russe, l’autre suisse, un assemblage plus compliqué, ça ne se trouve pas. Et puis, Inez est une super nana, mais est-ce qu’on est sûrs qu’elle baise comme il faut ? Parce que, comme tout le monde sait, les Helvétiques sont glaciales.

– Glaciales ? Tu parles comme ma mère, Giuseppe, rétorqua l’autre. Et puis, ne dis pas de bêtises ! La vérité c’est que tous les trois nous avons toujours été amoureux d’Inez mais que le vieux Zosim a été plus rapide.

Entre-temps, le couple avait commencé à s’embrasser dans l’ascenseur et maintenant il était à la recherche d’un coin adapté pour tirer un coup vite fait dans le garage souterrain.

– Tu as été avec une femme, l’accusa Ulita. Je sens son parfum.

– Une touriste que j’ai rencontrée au bar d’un hôtel.

– Elle était bonne ?

– Passable.

– Mais maintenant, tu es épuisé et inutile.

– Eh oui. Je vais foncer me coucher.

– Je ne crois pas du tout. On doit parler boulot.

– Maintenant ?

– Tu le sais que c’est moi qui décide quand, comment, où…

– À vos ordres, lieutenant Vinogradova.

– Arrête d’être servile comme ça et écoute-moi avec attention, lança-t-elle en lui passant quelques feuilles couvertes de notes. Demain, tu achèteras au nom d’une de tes sociétés de couverture cette petite villa dans le quartier de Saint-Barnabé. J’en ai besoin d’urgence.

Peskov lut la fiche fournie par l’agence.

– Ça ne me paraît pas une belle affaire, commenta-t-il sur un ton dubitatif pour tester les réactions de la femme.

– Cet immeuble ne fait pas partie de tes combinaisons financières, rétorqua-t-elle, agacée, ce qui confirma à Alexandre le soupçon qu’il s’agissait d’une base d’opérations.

Puis Ulita étala le plan du siège de la société et marqua trois pièces au fond du couloir.

– Là, tu ne devras pas mettre le pied. Ni toi, ni personne d’autre. Invente-toi quelque chose.

– Ce ne sera pas un problème.

Le crayon encercla aussi la place de la secrétaire à l’entrée.

– C’est moi qui la choisis, annonça-t-elle. Rien que pour ne pas me retrouver avec une idiote, juste bonne à sucer des bites sous les bureaux.

– Dommage, j’aurais pu meubler ma pièce de travail comme le bureau ovale.

– J’ai besoin aussi d’un fourgon et d’une voiture.

– Préférences de marque, de couleur, etc. ?

– Non, il suffit qu’ils soient usagés et en bon état.

Peskov alla boire un verre d’eau à la cuisine. Ulita le suivit.

– Comment s’appelle la société de couverture ?

– Dromos.

– Maintenant, je m’appelle Ida Zhudrick, profession interprète. Ne l’oublie pas.

Peskov dormit peu et mal. Retrouver ses amis, la femme de son cœur, planifier l’avenir l’avaient troublé et excité. Il avait besoin de se défouler et il alla dans un gymnase qu’il avait repéré dans le voisinage. Il partit doucement, puis accéléra. Il défia le tapis roulant et lui tint tête. Un instructeur inquiet s’approcha et pressa le bouton off.

– Tout va bien ?

– J’aime courir vite.

– Je vois ça, marmonna l’autre en remettant l’appareil en route. Mais à cette allure, si vous perdez le rythme, vous risquez de vous faire mal. J’en ai vu plus d’un se cogner le nez.

Le Russe éclata de rire.

– Croyez-moi, c’est le cadet de mes soucis, rétorqua-t-il en augmentant la vitesse.

Il repensa à quand il s’entraînait avec Sunil et apprenait à apprécier son amitié et son incroyable capacité d’analyse, de compréhension des mécanismes économiques et de l’âme humaine, comme s’ils faisaient partie du même univers. C’était l’Indien qui avait uni le groupe comme s’il en avait choisi exprès les membres. C’était lui encore qui avait rendu possible la confiance acquise dans le rêve de baiser tous ceux qui les avaient baisés depuis leur naissance. Sunil était capable de vous convaincre en déconnant que le plus fou des plans était réalisable. Les autres étudiants et les professeurs les considéraient comme quatre gosses de riches, bûcheurs et snobs. En réalité, c’était juste quatre jeunes gens perdus dans un destin déjà fixé qu’ils n’avaient pas choisi et encore moins voulu. Puis ils avaient trouvé la force de se rebeller et quelque chose d’indéfinissable mais de nécessaire s’était emparé de leurs esprits et de leurs cœurs. Et alors, ça n’avait pas été si terrible de feindre de se faire harponner par la belle Ulita et tromper par le FSB. Puis, à son tour, il s’était fait avoir mais ce n’était pas si tragique. On pouvait tout supporter.

Alexandre courait et pensait à la plaisanterie d’Inez sur ces inconnus qui allaient être privés de leurs organes pour les enrichir, eux quatre. “Une manière comme une autre de se rendre utiles à l’humanité.” Magnifique. Tout simplement magnifique. Et profonde. En quelques mots était renfermée la vérité du monde. Mais elle aussi avait été touchée par le génie de Sunil Banerjee. Quand il l’avait connue, elle était maladroite et écrasée sous le poids de sa famille de banquiers. Et Giuseppe aussi était différent. C’était un Italien sympathique et fanfaron, terrorisé à l’idée d’être contraint de combattre les guerres de sa famille. “Je suis destiné à devenir un couillon comme tous les camorristes”, répétait-il quand il avait bu.

Et Zosim ? C’était un garçon qui avait grandi avec l’oncle Didim jusqu’à ce qu’on enferme celui-ci à Iekaterinbourg, où il était mort sous les coups des gardiens pour défendre l’honneur de la Brigade. Le jeune Zosim avait un père, une mère et deux sœurs mais dès l’âge de cinq ans, il lui avait été interdit de les voir et il était devenu propriété de Vitaly Zaytsev. La raison de cette cruauté infinie, il l’avait découverte par la suite, quand son oncle s’était décidé à lui révéler que son père devait mourir pour avoir volé l’Organizatsya, mais qu’il avait réussi à faire commuer sa peine. Zosim aurait voulu que son père soit mort et lui ait laissé en héritage la douleur du deuil. Mais il avait été lâche. Et Didim était un homme d’une stupidité sans pareille. Quand on lui annonça son décès, le jeune homme mit un survêtement et des baskets et alla courir jusqu’à l’épuisement pour s’empêcher de danser de joie.

Puis il avait rencontré Sunil Banerjee et tout avait changé. L’Indien avait un sens épique de l’existence et maintenant, il était en train de les emmener dans une aventure sans précédents. Si tout se passait pour le mieux, Zosim serait enfin libre. Personne ne prendrait plus de décision sur sa vie. Et peut-être Inez le suivrait-elle. Mais ce n’était pas dit. Il se rappelait le fils d’un mafieux connu de Hong-Kong tendrement amoureux de sa Biyu, mais qui l’abandonnerait le jour de son retour à la maison parce que son père n’imaginait pas d’union qui ne soit utile au renforcement de la Triade. Le fait est qu’Inez et lui n’avaient jamais affronté certains sujets. Il ralentit jusqu’à l’arrêt. Dans la situation où il se trouvait, arriver à découvrir les choix d’Inez serait de toute façon un résultat.

Une douche, une collation rapide et puis tout droit jusqu’à Saint-Barnabé, sous une froide pluie automnale, pour obéir aux ordres de la lieutenante Vinogradova. Dans le seul but de ne pas alimenter de soupçons, il feignit de négocier le prix de la petite villa, puis il allongea sous la table cinq cents euros à l’employée de l’agence pour accélérer la procédure. Pour les véhicules, ce fut plus facile. Le magasin du concessionnaire était pratiquement désert et ce dernier était pressé d’encaisser pour tenir en respect les créanciers. Ce fut une affaire pour les deux hommes.

El Zócalo était un typique bar-restaurant mexicain : ameublement, tenues du personnel, cuisine, bière, musique, tout était rigoureusement authentique. La clientèle était variée et de revenu moyen. Garrincha remarqua avec plaisir qu’il n’y avait pas de toxicos, de dealers ni de putains. La couverture était bonne. Et puis on mangeait bien. Ce serait l’endroit idéal pour sa deuxième vie sous le nom de Juan Santucho. Eh oui. Cet établissement allait sous peu changer de propriétaire et de gérant.

Il fit un geste à une serveuse.

– Je cherche Xavier Bermudez.

La fille l’ignora mais quelques minutes plus tard, un homme s’assit à sa table. Maigre, pas très grand, trente-cinq ans, moustaches et catogan. Il était habillé comme s’il venait de sortir de chez lui à Tijuana. Bottes, jean, mince cravate de cuir et Stetson de paille bien enfoncé sur la tête.

– Tu es venu me faire une scène de jalousie ? demanda-t-il sur un ton tranquille.

– Pour Rosario, ce serait du temps perdu. J’ai besoin de dope, coke et mota, répondit-il en utilisant le mot d’argot mexicain qui désigne la marijuana.

– Ramón ne se fournissait pas chez nous.

– Ramón est le passé, moi, je suis le présent et l’avenir.

– Paiement à la livraison et vente hors de ma zone.

– D’accord. Maintenant que nous sommes en affaires, ça te dérangerait d’arrêter de baiser ma femme ?

– Pas de problème. Je couchais avec elle et je lui faisais des cadeaux juste pour avoir des renseignements sur ce que faisait Ramón et maintenant sur toi.

– Tu n’en auras plus besoin. Je ne suis pas con comme le Vénézuélien.

– Ça me paraît évident. Et puis Rosario c’est pas un super coup. Pas moyen de lui apprendre à sucer une bite comme il faut.

Garrincha se raidit. Il connaissait bien le langage de la criminalité. Le Mexicain se foutait de lui. Il feignit d’entrer dans son jeu.

– Tu as tout à fait raison. Et maintenant, à vingt ans, c’est trop tard.

Ils se mirent d’accord sur la livraison. Bermudez se leva et lui tendit la main.

– Le dîner c’est pour moi.

Esteban sortit. La brise qui soufflait du nord-est était moins glaciale que la morsure qui lui tenaillait l’estomac. Il avait déjà eu affaire avec les narcos mexicains et connaissait leur arrogance. Sauf que Bermudez avait exagéré et qu’il continuerait à le faire parce qu’il pensait pouvoir se le permettre. Leurs rapports d’affaires étaient mal partis et se termineraient de manière encore pire. Garrincha en était certain. Xavier Bermudez était un homme qui pensait l’avoir plus grosse que tous les autres, mais cette erreur n’entamait pas son professionnalisme. Le rendez-vous était fixé à l’intérieur d’un grand supermarché. Le Mexicain se présenta habillé de manière passe-partout. Il tenait à la main une liste de produits à acheter qu’il feignait de choisir avec soin avant de remplir son chariot. Entre-temps, il regardait autour de lui pour exclure la présence de flics ou d’autres dangers. Garrincha se plaça à côté de lui dans un coin où il n’y avait rien à voler et où, donc, les caméras ne fourraient pas leur nez, et les chariots changèrent de mains. Comme convenu, le Paraguayen se dirigea vers la caisse n6. La caissière, une dame d’âge moyen complice de Bermudez, lui fit payer la cocaïne : 1,39 euro le kilo. Une vraie affaire.

Quelques heures plus tard, Pablo et José dealaient dans la zone qui avait été celle de Ramón. Des garçons péruviens de treize ans, habillés des pieds à la tête en tenue hip-hop, s’approchèrent, cherchant l’embrouille.

– C’est notre zone, ici. Vous devez partir, dit le plus grandelet.

Josè releva son blouson et montra son pistolet.

– Vous voulez travailler pour nous ?

Quelques-uns acceptèrent tout de suite. Seul celui qui avait parlé s’en alla. Garrincha avait observé la scène à bord de la Volvo utilisée pour enlever Pedro, qu’il n’avait pas encore abandonnée malgré les ordres. Il démarra et le suivit.

Sur le siège du passager, Cerdolito essayait de se donner des allures de gangster en observant d’un air mauvais la réalité qui l’entourait.

– Pourquoi on filoche ce demi-sel ?

– Peut-être qu’il va nous conduire à ses chefs.

– Je les connais. Ils font partie des Comando, ils s’habillent tous comme des tarlouses parce que c’est tous des tarlouses et ils écoutent Koxie. Tu vois, “Garçon, gare aux cons

– Non, je ne vois pas, répondit Esteban, impatienté.

Le géant se tut. Juan lui faisait peur. Il avait une manière de parler et de regarder pareille à celle de son père, qui était du genre à cogner dur.

Le Péruvien ne regarda pas derrière lui une seule fois et il les conduisit dans un bar où traînaillaient des toxicos aux dépendances les plus diverses, contrôlées par des jeunes de dix-huit ans habillés eux aussi à la mode hip-hop.

– Voilà les Comando, marmonna Cerdolito.

– Et qui commande les Comando ?

Un doigt gros comme une saucisse indiqua un type un peu plus vieux et robuste qui exhibait autant d’or qu’une sainte en procession. Garrincha faisait piètre figure avec la quincaillerie soustraite à Ramón, mais celle du Péruvien était manifestement fausse.

– Dughi. Il s’appelle comme ça, l’informa Cerdolito.

– Suis-moi, dit Garrincha en ouvrant la portière.

Il fonça droit sur le chef qui, par précaution, mit la main sous le blouson. Le Paraguayen leva les siennes en signe de paix.

– Je suis Juan Santucho.

– Je m’en doutais.

– Nous avons recommencé à travailler dans la zone de Ramón. Vous devez dégager ou travailler pour nous.

– Ramón est en taule et il n’est écrit nulle part que la zone te revient de droit.

– Donc, je dois tuer quelqu’un pour me la reprendre ?

L’autre le regarda comme si c’était un Martien.

– Suffit de payer, amigo.

– Et combien ?

– Cinq mille par semaine.

Esteban feignit de réfléchir à la proposition.

– Je marche.

– Forcément que tu marches, ricana Dughi. Les Comando vous auraient coupés en rondelles.

Ce type battait même Bermudez dans le concours à qui serait le plus couillon. Mais il était plus jeune et inexpert. Esteban le salua avec le respect réservé à un vrai boss et retourna à la voiture.

Il déposa Cerdolito pour qu’il aille prêter main-forte aux deux autres et appela la commissaire Bourdet.

– Les Comando sont en train de dealer à grande échelle et ils utilisent comme base un bar qui s’appelle El Caracolito. Vous ne pourriez pas envoyer vos hommes faire un raid…

B.B. en savait plus que lui.

– Il y a quelqu’un en particulier que je dois faire embarquer ?

– Un type qui s’appelle Dughi.

– Je le connais. C’est un bouffon.

– Je sais. Mais avec lui, ça a tourné d’une telle manière que je suis obligé de le tuer pour ne pas perdre la face.

La policière raccrocha.

Le temps d’arriver du central et le monospace s’arrêta devant la porte du bar. Brainard et Tarpin entrèrent armés des habituels fusils à pompe. Delpech se lança dans une poursuite de Dughi qui s’acheva au bout de quelques dizaines de mètres.

– Putain, qu’est-ce qui se passe ? demanda le Péruvien, affolé. J’ai parlé avec la commissaire il y a juste deux jours.

– Il faut qu’on te foute au trou, Dughi. Tu vas te faire deux-trois mois.

– Mais pourquoi ?

– T’as planté ta merde où il fallait pas.

Garrincha retourna dans sa zone et l’explora dans ses moindres recoins, en se présentant à quiconque pouvait avoir vaguement l’air d’un client potentiel. Aux commerçants, il demanda de combien ils se faisaient racketter par Ramón. Il feignit l’indignation et appliqua les profitables tarifs de Ciudad del Este. Putain, que c’était cher, Marseille !

Il alla faire la fête avec la bande, et quand il découvrit qu’ils vivaient ensemble dans ce qui avait été l’appartement de la grand-mère de José, il demanda à visiter la caserne de ses troupes.

Entre leurs mains, une maison digne de ce nom s’était transformée en latrines. Quand Pablo alluma la lumière, une horde de cafards se dirigea en toute tranquillité vers ses tanières.

– C’est le problème de Marseille, expliqua son adjoint. Il y en a partout.

– J’ordonne la retraite, plaisanta le Paraguayen. Allons dans un bar.

Cette nuit-là encore, il expédia Rosario dormir avec la petite.

– Ce n’est pas normal, protesta la fille, soupçonneuse. Je suis ta femme.

“Juan” lui adressa un sourire las et lui referma la porte de sa chambre au visage.

Garrincha avait pris l’habitude de prendre la voiture pour changer de quartier. Il aimait se promener et les quartiers Nord étaient l’endroit le moins fait pour ça. Laid et dangereux. Ce matin-là, il jeta un coup d’œil dans la vitrine d’une boutique de vêtements et remarqua une fille qui devait avoir dans les vingt-cinq ans en train d’enfiler un pull à un mannequin. Des cheveux blonds et courts, elle portait un tricot de corps sans manches exhibant ainsi son bras droit, complètement tatoué d’images d’insectes. Ses lèvres charnues étaient mises en valeur par un fard rouge feu, ses jambes par une jupe très courte et des talons très hauts. Le Paraguayen donna un coup d’œil plus approfondi à la boutique. Elle était de bas niveau, et les vêtements voyants et de mauvais goût. Mais elle, elle était belle. Et lui, désormais, il était Juan Santucho, quelqu’un qui pouvait se permettre de courtiser toutes les femmes de Marseille.

La vendeuse l’accueillit d’un sourire.

– Salut, en quoi puis-je t’être utile ?

– Je passais et j’ai vu quelque chose de joli en vitrine et vu qu’on m’a dit que je suis mal habillé et que j’ai besoin d’un nouveau look parce que je suis en train de devenir un homme à succès, ça m’a paru une bonne idée d’entrer. Bien sûr, je ne pensais pas trouver une fille aussi belle.

La fille le toisa avec attention.

– Ce magasin ne vend que des fringues pour ratés et des cons de banlieue de toutes les tailles et si tu es vraiment un homme à succès, il faut que tu ailles ailleurs.

– Je ne crois pas que tu feras beaucoup d’affaires si tu parles mal de ton magasin.

– Il n’est pas à moi. Je ne suis qu’une vendeuse mal payée, avec sa lettre de licenciement déjà signée. Avec la crise qu’il y a, qui va acheter ces trucs ?

Garrincha en profita pour lui regarder les jambes et les nichons.

– Donc tu t’habilles comme ça pour être adaptée à ce “milieu”.

– Et ce sont les fringues les plus belles, crois-moi.

– Donc, si je te payais pour t’occuper de mon nouveau look, tu pourrais y penser.

– Si tu avais vraiment de l’argent, en plus de cet or que tu trimballes, je pourrais faire cet effort.

Esteban sortit de sa poche un rouleau de billets.

– Je suis bien fourni, fillette. Je te l’ai dit que je suis un homme de succès.

– De quoi tu t’occupes, juste pour savoir ?

Garrincha allongea la main et passa l’index sur les narines rougies de la fille.

– Je deale de la coke, mais sûrement pas celle que tu t’es sniffée cette nuit, parce que la mienne n’est pas coupée avec des saletés qui irritent comme ça.

– T’es un type intéressant, hombre.

– Je m’appelle Juan. Et toi ?

– Bruna.

Il montra le bras tatoué.

– Excuse-moi, Bruna, mais j’ai une question sur le bout de la langue depuis que je suis entré. Tous ces insectes, ils vont quelque part ?

La jeune fille releva son tricot et baissa d’un centimètre la jupe. Un scorpion se glissait sous l’élastique de sa culotte.

– Toi aussi, t’as un genre intéressant, commenta-t-il, visiblement frappé. Alors, tu veux que je t’embauche comme styliste ?

– On peut en parler.

– Maintenant. Tu enfiles ton manteau et tu t’en vas.

– Je suis certaine qu’un rail m’aiderait à décider plus vite.

Garrincha n’en consommait pas mais il avait toujours sur lui quelques échantillons pour les nouveaux clients et pour impressionner les filles.

Il lui mit deux doses dans la main.

– Poudre-toi le nez, beauté.

Le lendemain matin, il se réveilla avec un lourd mal de tête. Ce putain de cognac français. Bruna était nue et dormait, placide, sur le ventre. Quand elle bougea légèrement, il lui sembla que les papillons tatoués sur les fesses prenaient leur envol. Il découvrit qu’en les touchant d’une certaine manière, ils repliaient leurs ailes. Au bout d’un moment, elle se réveilla et, sans dire un mot, se retourna et la prit dans sa bouche. Esteban apprécia le zèle.

Ils prirent leur petit-déjeuner au bar, puis la fille l’emmena chez un coiffeur de sa connaissance qui lui fit une coupe “agressive mais classieuse”. Puis vestes, pantalons, chemises et chaussures. Bruna s’y connaissait et elle connaissait un paquet de gens qui s’occupaient de mode et sniffaient de la coke. Elle lui procura une dizaine de nouveaux clients avant l’heure du déjeuner.

Garrincha la présenta à la bande et eut la confirmation que c’était la femme qu’il fallait pour un boss de son niveau. Elle avait une autorité innée, même si elle se comportait comme une fille de son âge. Son seul défaut, qui entraînerait inévitablement leur séparation, c’était qu’elle aimait trop la coke et qu’elle perdrait la boule. Mais pour le moment, elle était parfaite. Les belles femmes, ce n’était pas ce qui manquait à Marseille : quand le cerveau de la nouvelle first lady partirait en bouillie, il jetterait un coup d’œil autour de lui.

Il décida de la présenter à Rosario.

– Finalement, tu l’as trouvée, la salope plus jeune. Je dois faire mes valises ? demanda-t-elle, furieuse.

Garrincha l’étreignit d’un air affectueux.

– Elle s’appelle Bruna et c’est mon experte en look, en plus d’être ma prof de français. Tu n’as pas remarqué comme ma prononciation s’est améliorée ?

Rosario tenta de se dégager mais il ne la laissa pas partir.

– Qu’est-ce que tu racontes, bordel ?

– Assieds-toi, Rosario. Je dois te parler. Toi aussi, Bruna, s’il te plaît.

Le Paraguayen lui prit la main.

– Je dois reconnaître qu’avec les hommes, tu n’as pas eu de chance, attaqua-t-il sur un ton de telenovela. D’abord ce con de Ramón et puis moi. Aucun des deux ne t’a comprise et tu as été obligée de te glisser dans le lit de Xavier Bermudez.

Rosario pâlit et essaya de dire quelque chose, mais Esteban lui posa délicatement un doigt sur les lèvres et continua son discours.

– Malheureusement, le Mexicain aussi s’est révélé une arnaque et tu es restée encore une fois sans amour. Mais moi, qui éprouve pour toi une affection sincère, j’ai trouvé la solution, celle qui te permettra d’avoir toute la passion que tu désires et que tu mérites. Tu iras vivre avec la bande et tu t’occuperas de José, de Pablo et de Cerdolito. Tu passeras d’un lit à l’autre et, entre-temps, tu garderas la maison en ordre. Cet appartement est une vraie poubelle.

Rosario était anéantie. Son visage, un masque de terreur. Bruna éclata de rire et Garrincha eut du mal à garder son sérieux. Rosario se jeta à genoux.

– Je t’en prie, ne me fais pas ça.

Il lui caressa amoureusement les cheveux.

– Cerdolito !

Le géant demeuré fit son entrée.

– Aide ta nouvelle fiancée à déménager.