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À l’heure du dîner, il pleuvait encore.

Le Russe avait été invité par Gilles et Edouard Matheron, après qu’il eut fait connaissance avec eux dans l’après-midi au siège des Constructions Matheron – Père & Fils. La secrétaire avait tout de suite pris ses précautions, en soutenant que les deux hommes étaient très occupés et qu’elle serait enchantée de “tenter” d’organiser un rendez-vous dans les prochains jours. Une trentenaire très jolie et efficace, Clothilde, d’après le badge piqué sur sa chemise. Certainement le fruit d’une sélection sévère dans la multitude des femmes en quête d’un travail stable. Peskov avait gardé le silence tandis qu’elle examinait avec attention sa carte de visite, puis il lui laissa le temps de remarquer la montre, qui coûtait un bon nombre de fois son salaire, le manteau, le costume et les chaussures.

– Vous pensez vraiment que c’est une bonne idée de traiter ainsi les investisseurs étrangers ? lui demanda-t-il à brûle-pourpoint. Peut-être que M. Gilles ne sera pas très content de découvrir que vous en avez chassé un parce que vous vous êtes laissé tromper par l’apparence. Je suis trop jeune, n’est-ce pas ?

La femme remonta ses lunettes sur son nez.

– Notre problème, ce ne sont pas les investisseurs, mais les journalistes, et votre carte de visite est de mauvaise qualité, imprimée dans une quelconque boutique de photocopie.

Peskov se posa la main sur le cœur, dans un geste théâtral.

– Je suis vraiment impressionné. Vous êtes extraordinairement observatrice et j’espère que vous aurez la gentillesse de me fournir l’adresse de l’imprimeur le plus raffiné de Marseille… mais, je le jure, je ne suis pas journaliste.

Il réussit à lui arracher un demi-sourire.

– Ils nous tourmentent depuis plus d’un an, expliqua-t-elle. Et moi, je suis tenue de contrôler l’identité des personnes inconnues, si je ne veux pas perdre ma place.

Le Russe prit un stylo-plume dans la poche intérieure de sa veste et écrivit une seule ligne sur le bloc-notes posé sur le bureau. Il détacha le feuillet et le plia avec soin.

– Donnez-le à M. Gilles. Vous verrez qu’il me recevra.

Clothilde s’éloigna en remuant le cul avec classe. Alexandre pensa avec regret que la secrétaire qui recevrait les clients de la Dromos serait bien différente. Il reporta son attention sur la collègue de Clothilde, qui le fixait avec intérêt. Elle s’appelait Isis. À ses traits, il supposa qu’elle était des Caraïbes.

– Martiniquaise2 ? demanda-t-il.

– Mes grands-parents, répondit-elle en continuant à le regarder.

De quelques années plus jeune que l’autre, elle était certes mignonne et son intérêt à l’égard du Russe était explicite, mais cela ne l’intéressait pas. Il aimait les femmes à la peau blanche comme le lait. C’était le premier détail qu’il avait apprécié chez Inez.

Un cliquetis de talons hauts annonça le retour de la belle Clothilde.

– Suivez-moi, je vous prie.

Tout en Gilles Matheron indiquait un homme résolu, énergique, direct. Un chef de meute. La stature, le visage plein, les lèvres prononcées et la manière de bouger et de parler.

– Enchanté de vous connaître, monsieur Peskov, dit-il en lisant le nom sur la carte de visite. C’est un plaisir de découvrir que nous gardons nos économies dans la même banque suisse, comme vous avez voulu me le communiquer. Mais je ne comprends pas en quoi je pourrais vous être utile, la secrétaire m’a dit que vous vous êtes présenté comme un investisseur et je vous avoue que je me sens mal à l’aise. D’ordinaire, les clients se comportent de manière bien différente.

Alexandre regarda autour de lui. Plaques, photos de chantiers, inaugurations en compagnie de prélats et de politiciens. Rien d’intéressant.

– Moi, j’ai de l’argent à investir et vous êtes constructeur, rétorqua-t-il sur un ton neutre. Garder dans la même banque suisse de l’argent soustrait au fisc de nos pays respectifs m’a induit à penser que nous pourrions nous êtres mutuellement utiles.

Matheron saisit au vol.

– Utiles, combien, monsieur Peskov ?

– Beaucoup. Et pas une seule fois… toutes les conditions sont réunies pour un solide profit.

– Vraiment ?

À ce moment, un jeune homme entra. Il avait plus ou moins le même âge que le Russe et n’était pas fait de la même pâte que son père. Grand, maigre, de longs cheveux blonds qui lui descendaient sur les épaules et une petite gueule délicate et agaçante. Il avait dû tout prendre de sa mère.

– Monsieur Peskov, je vous présente mon fils Edouard.

Poignée de main de mollusque, regard fuyant. Alexandre avait déjà compris avec qui il ferait des affaires.

– Je vous invite à dîner, annonça Gilles. Nous pourrons ainsi parler plus calmement. Maintenant, malheureusement, je suis occupé. Je ne m’attendais pas à votre visite.

– Faites vos vérifications sur le compte du soussigné, coupa court le Russe. Je le considère comme un acte nécessaire et professionnel. Vous me plaisez, monsieur Matheron.

Le restaurant était tout en luxe ostentatoire, comme du reste les clients. Ce devait être le rendez-vous obligatoire du Marseille qui comptait. Si les serveurs ne vous saluaient pas avec déférence et que le sommelier tardait à se montrer à votre table, cela signifiait que vous aviez encore beaucoup de chemin à faire.

Les Matheron avaient leur coin avec vue sur la mer. Ils arrivèrent avec un retard de dix minutes, que Peskov mit à profit pour observer la faune locale en buvant de l’eau minérale. Il ne comprenait pas cette ville ni ses habitants. Le Sud en général était à des années-lumière de ses manières de penser. À Zurich, dans la complexité de la culture helvético-germanique, il se serait trouvé à son aise. Tout aurait été non pas facile mais clair, compréhensible. Géométrique. Marseille était comme Giuseppe. Confuse, tarabiscotée, éblouissante de soleil. Dans la grande salle, tout le monde chuchotait et pourtant on aurait dit qu’ils hurlaient comme au marché aux poissons. Les échanges de coups d’œil, les grimaces, les sourires étaient porteurs de messages qu’il ne déchiffrerait jamais.

La première règle qu’ils s’étaient donnée, quand ils avaient décidé de former un gang, avait été : n’entre pas dans le monde du crime si tu n’es pas diplômé, si tu ne parles pas au moins trois langues et si tu n’as pas voyagé en long et en large à travers le monde.

La deuxième était : pas de pratiques criminelles avec un homme que tu ne connais pas suffisamment. Règle qu’ils avaient été obligés de violer, mais c’était quand même une erreur. Les choses tournaient mal plus facilement.

Gilles était à sa droite, Edouard en face de lui. Les cinq premières minutes passèrent en bavardages sur les mets et le vin. Ils commandèrent une quantité exagérée de plats de poisson et une bouteille de côtes-de-Provence, pour ne pas s’éloigner de Marseille. Ce fut le fils qui entra dans le vif du sujet, coiffant son père au poteau.

– Monsieur Peskov, préféreriez-vous investir dans le secteur de la construction ou dans celui de la rénovation ? Chez nous, ce sont deux marchés bien différents, expliqua-t-il sur un ton trop blasé pour être vrai. Par exemple, en ce moment, nous sommes en train de construire un nouveau quartier dans la zone Est. Immobilier pour la classe moyenne. Vous pouvez acheter autant d’appartements que vous voulez à un prix extrêmement favorable et puis les revendre au tarif du marché.

Alexandre repoussa sur le côté le plat d’anémones de mer en sauce et s’essuya la bouche avec la serviette. Mouvements lents, mesurés. Edouard continuait à déblatérer. Le Russe leva la main pour le faire taire.

– Classe moyenne ? Les gouvernements européens sont en train de piller les économies de la classe moyenne, ces maisons resteront pour la plupart invendues.

Puis il se retourna vers le père :

– C’est ce genre d’affaires que vous avez l’intention de me proposer ? Vous en êtes sûrs, chers messieurs des Constructions Matheron Père & Fils ?

– Peut-être que mon fils est parti du mauvais pied…

– Mais vous, vous ne l’avez pas arrêté en lui disant : “Mon cher Edouard, ne te fous pas de la gueule de ce monsieur, sinon il s’en va alors que nous, nous avons tant besoin de son argent.”

Gilles haussa les épaules.

– Je voulais voir comment vous alliez réagir. Vous auriez pu être un crétin plein de fric qui ne connaissait pas grand-chose au marché immobilier.

– Mais papa, pour qui tu me fais passer ? protesta le jeune Matheron. C’est mon projet.

– Ce n’est pas le bon client, rétorqua le géniteur. Va faire un tour, Edouard. Je rentre en taxi.

Le visage blême, le fils regarda autour de lui, évaluant combien de gens allaient remarquer son départ de table au premier service de hors-d’œuvre. Il se leva d’un bond.

– Veuillez m’excuser, mais j’ai un problème au chantier et je dois vous quitter, dit-il à haute voix au bénéfice des voisins.

Il salua d’un signe de tête et fila.

– Vous avez beaucoup d’argent, monsieur Peskov. Vous l’avez trouvé sous votre matelas ?

– Disons que je représente un riche groupe de pouvoir de mon pays.

– Mafia ?

– Non. Comme vous ne l’ignorez pas, la Russie est aujourd’hui gouvernée par divers groupes économico-politiques. L’un d’eux est prêt à faire affaire avec vous.

– Vous n’avez pas besoin de moi pour investir à Marseille dans le secteur immobilier.

– Mais il n’y a pas que ça qui nous intéresse. Dommage que la clique Bremond soit l’habituelle invention des magistrats et des journalistes, parce qu’elle pourrait nous être utile.

– Dommage pour vous, mais moi j’ai failli aller en prison.

– Heureusement que vous avez les poches bien garnies.

– Je note encore une fois que vous êtes très bien informé.

– Nous n’avons pas perdu le vice de fourrer notre nez partout.

Matheron plongea sa cuillère dans la bouillabaisse qu’on venait de servir. Il en profita pour réfléchir sur le tour qu’avait pris cette rencontre.

– Vous n’auriez pas un micro sur vous, par hasard ?

– Non. Mais si vous voulez, nous pouvons aller aux toilettes et nous entre-palper avec la timidité du premier rendez-vous.

Le Marseillais secoua la tête, agacé par la franchise du Russe.

– De manière purement hypothétique, j’aimerais en savoir un peu plus sur ces affaires. Le dîner est encore long et nous n’avons pas tant de sujets de conversation en commun…

Alexandre lui parla de l’affaire des câbles sous-marins, du bois slovène et des déchets. Gilles Matheron n’en perdit pas un mot.

– Je peux peut-être vous aider à trouver les milieux réceptifs pour chacun de ces secteurs d’investissement, dit-il. Bien sûr, mon aide est strictement liée à mes intérêts personnels. Plus grand sera le bénéfice, plus grand sera mon effort pour vous ouvrir les portes de la ville.

– Et cela vaut aussi pour vos amis ?

– Évidemment. Mais nous agirons avec précaution. Si vous ne correspondez pas à nos paramètres, on en restera là.

La lieutenante Vinogradova attendit que l’homme se gare près de Notre-Dame de la Garde puis le suivit à pied, le visage caché par le parapluie. Le type s’arrêta pour acheter des cigarettes dans un bar et en profita pour boire un petit verre. La Russe vérifia encore une fois l’absence de personnes suspectes et entra dans l’établissement. Elle se hissa sur le tabouret à côté. Il la regarda et sourit. Une belle femme seule dans un bar ça méritait qu’on tente le coup. Elle lui rendit son sourire.

– Salut, Philip, murmura-t-elle. Vorilov te passe le bonjour.

L’homme se raidit et se retourna brusquement pour scruter les visages des autres clients.

– Du calme, dit Ulita. J’ai déjà vérifié.

– Je ne t’ai jamais vue, dit l’homme.

– À partir d’aujourd’hui, on va se rencontrer souvent, répondit-elle sans cesser de sourire.

Dans la confusion du bar, ils pouvaient passer pour deux inconnus faisant connaissance.

– Je pensais que vous m’aviez oublié.

– Mais tu as reçu l’argent régulièrement. Tu devais bien imaginer qu’un jour ou l’autre, on viendrait te rendre visite.

Philip était le nom de code d’un informateur du FSB qui avait un canal privilégié avec les services français, la Direction centrale du renseignement intérieur en particulier, canal qu’il avait cultivé pendant des années en travaillant comme analyste d’une revue de politique internationale. Son vrai nom était Nicolas Jadot, il approchait sans honte ni gloire de la soixantaine et son visage était rendu anonyme par des moustaches blanches, épaisses et bien soignées.

– Je suis juste content de recommencer à me rendre utile, rétorqua-t-il, piqué. Qu’est-ce que je dois faire ?

– Passer à nos collègues français une information sur une cellule marseillaise du PKK, qui s’occupe de financer la lutte armée au Kurdistan, expliqua la Russe.

– La DCRI les flanquera en taule et le gouvernement plastronnera sur les journaux, retrouvant un peu de popularité, commenta le journaliste.

“Et surtout, il sera occupé ailleurs un moment”, pensa Ulita en se levant et elle glissa une clé USB dans la poche du blouson de l’homme.

Elle approcha la bouche de son oreille.

– À bientôt, Philip.

Il hocha la tête, tandis que ses narines se remplissaient du parfum de son nouvel agent de liaison.

La guerre des territoires avait fauché une autre victime. La vingt-quatrième depuis le début de l’année. Le cadavre de Lou Duverneil, gangster connu de la vieille garde, gisait sous une pluie battante dans une rue de La Castellane, dans le 16e arrondissement. Il se trouvait au volant de sa voiture quand une moto chevauchée par deux hommes s’était portée à sa hauteur. Le passager lui avait tiré deux balles dans la tête et les assassins avaient disparu au milieu d’une circulation rendue encore plus chaotique par le mauvais temps.

La commissaire Bourdet connaissait bien le défunt. Elle savait qu’il était lié à Armand Grisoni par une vieille amitié née en prison et renforcée au cours des années par des échanges de services criminels. Il lui sembla que la courtoisie imposait d’aller lui présenter ses condoléances dans son restaurant.

– Pour l’instant, il est occupé, se dépêcha de dire le fidèle Ange.

B.B. nota que Marie-Cécile n’était pas assise à la caisse et elle ricana, malicieuse.

– Et moi qui pensais qu’il était désespéré par la mort de son vieil ami. Peut-être qu’un peu de gymnastique est pour lui une grande consolation. Qu’est-ce que tu en penses ?

– Je ne sais pas, commissaire, mentit-il sans trop se forcer à paraître crédible. Mais si vous n’avez pas déjà dîné, le cuisinier a préparé du chevreau au four, aussi bon que celui que faisait ma mère à Ajaccio.

– Je suivrai ton conseil, Ange.

Le lieutenant de Grisoni allait la confier aux bons soins d’un serveur mais la policière lui posa une main sur l’épaule.

– Armand n’a pas d’enfants, chuchota-t-elle. Il est resté veuf et n’a plus voulu se remarier et poursuivre la lignée. Tu t’es jamais demandé pourquoi ?

L’homme secoua la tête.

– Commissaire, ce soir, vous me posez des questions auxquelles, vraiment, je ne sais pas quoi répondre.

– Tu as dû te poser la question, Ange, puisque tu es l’héritier désigné. Armand t’a élevé comme si tu étais son fils.

– Demandez-le à lui.

– Non, je te le demande à toi, parce que quand lui ne sera plus là, les autres bandes vont vouloir se répartir l’empire et le sang va couler.

– Quand Armand nous aura quittés, vous serez à la retraite depuis un moment, commissaire, dit-il en s’éloignant.

B.B. suivit le serveur avec un sourire satisfait. Elle avait voulu sonder l’inquiétude de la bande après le meurtre de Duverneil et, vu que tous étaient si tranquilles, il n’était pas bien difficile de comprendre que c’était Grisoni lui-même qui avait ordonné l’exécution. Elle jeta un coup d’œil parmi ses hommes les plus jeunes en essayant de deviner lesquels pouvaient être les tueurs mais le vieil Armand, pour ce genre de boulot, utilisait de la main-d’œuvre corse qui arrivait avec le ferry et repartait tout de suite après.

Le caïd se montra un peu plus tard. Il s’assit à la table de la policière.

– Tu tiens de drôles de propos qui plongent le pauvre Ange dans la confusion, dit-il en brisant un bout de pain.

– C’était juste pour comprendre si c’était toi qui avais ordonné l’élimination de ce pauvre Lou.

Grisoni fit un signe au garçon qui se précipita pour prendre la commande.

– Ton homme des quartiers Nord fait des étincelles.

– Il obéit aux ordres.

– Je dois te remercier de nous avoir ramené Babiche.

– Ça a été un plaisir.

– Faire éliminer Gogu Blaga aussi, j’imagine.

B.B. soupira.

– Ne joue pas à ces petits jeux avec moi, Armand. J’en ai rien à foutre du type mort aujourd’hui. C’était ton ami, pas le mien.

– C’est que parfois, tu es bizarre, commissaire.

– Nous le sommes tous.

Le vieux gangster leva son verre.

– À la santé des gens “bizarres”, alors.

Ils mangèrent en silence pendant quelques minutes, puis Grisoni reprit :

– Un fédéral mexicain, un gros bonnet de la division antidrogue de Veracruz, vient d’arriver en ville.

– Il n’est pas passé par les canaux officiels, autrement je l’aurais su.

– Je ne crois pas qu’il ait envie de rencontrer des collègues, ricana le gangster, amusé. Il est venu chez moi pour tâter le terrain. Leur cartel est en train de perdre la guerre et eux cherchent des tanières pour sauver leur peau.

– Qu’est-ce qu’il t’a offert ?

– Une montagne de coke pour avoir accès au port de Fos-sur-Mer et une autre pour pouvoir s’installer en ville, répondit-il. Ils n’ont pas l’intention de revendre à Marseille mais en Italie, pour ne pas marcher sur les pieds de Bermudez qui, d’après ce qu’il m’a dit, est la tête de pont du cartel du Golfe.

– Qu’est-ce que tu lui as répondu ?

– Que j’appréciais le fait qu’il soit venu me demander la permission vu que de nos jours, ici, personne n’a plus de respect et que tout le monde se croit en droit de venir chier dans ma ville, mais que je n’étais pas intéressé parce que la coke, on la prend chez les Colombiens.

– C’est tout ?

– J’ai ajouté que s’il essayait de s’adresser à d’autres et s’ils trouvaient son offre intéressante, ça contribuerait à rendre encore plus incandescente la guerre des territoires.

– Laisse-moi deviner, l’interrompit la commissaire. Au lieu de t’écouter, il est allé parler avec Lou Duverneil et tu l’as fait descendre.

– Juste pour donner un signal clair et sans équivoque.

– Bientôt Bermudez servira aussi d’avertissement.

– Nous ne réussirons pas longtemps à tenir les Mexicains à l’écart, B.B., ni les autres Latinos.

– On est en train d’essayer avec des bons résultats. Si toi et les autres boss vous réussissez à trouver un accord de paix, on peut y arriver.

– J’aimerais bien être aussi optimiste, soupira Grisoni. Mais le problème, ce sont les gangs de minots qui sont en train de réintroduire l’héroïne et les indépendants qui augmentent à vue d’œil.

B.B. le fixa, étonnée.

– Qu’est-ce qui t’arrive, Armand ? Tuer les vieux amis te rend pessimiste ?

– N’exagère pas, commissaire.

Elle leva les yeux au ciel.

– Et susceptible, en plus… Puis elle devint sérieuse. Au-delà des bavardages du troisième âge, Bermudez est devenu un objectif prioritaire. Tu verras que mon bonhomme des quartiers Nord va éliminer le problème.

“Juan Santucho”, en réalité, était beaucoup plus avancé que la commissaire Bourdet, même si c’était pour des motifs différents. Tandis qu’il continuait à élargir le réseau de sa clientèle, il s’était mis en tête de surveiller le Mexicain, décidé qu’il était à le baiser dans les grandes largeurs. Il l’avait insulté, ridiculisé, traité comme un pinche, ce qui dans le jargon de Bermudez désignait le couillon, la stupide tête de nœud et, pour cela, le Paraguayen le punirait sans pitié.

Il avait envoyé Bruna à El Zócalo avec pour tâche de le garder à l’œil. Dans l’armée et chez don Carlos Maidana, il avait appris qu’avant d’attaquer, il faut rassembler toutes les informations possibles sur l’ennemi.

La seule chose qui l’empêchait de se consacrer corps et âme à réparer le tort subi, c’était la commissaire Bourdet. Leurs projets pour Bermudez différaient sur le final. La policière voulait le mettre au trou pour vingt ans ; Garrincha, au contraire, jugeait nécessaire de faire épargner tout cet argent aux contribuables. Il devrait s’inventer un bobard à la hauteur de la situation.