7
Mairam Nazirova avait peur. Elle croyait être habituée à la tension continue de la clandestinité, mais elle n’avait jamais réussi à se sentir en sécurité à Marseille. Et maintenant que les Transnistriens ne s’étaient plus manifestés, elle était certaine de se trouver en danger.
L’instinct de survie qui lui avait permis de fuir Grozny puis Moscou lui soufflait d’embarquer pour le Maroc. La peur, de sortir tout de suite de son refuge et de ne plus y retourner. Mounir Danine lui avait garanti que le quartier était contrôlé par un réseau de solidarité salafiste qui veillerait sur elle. Des bavardages pour la faire tenir tranquille. Dans cette opération, son utilité était limitée dans le temps. Après les armes arriveraient douze jeunes Tchétchènes à entraîner et à envoyer dans une des nombreuses zones de guerre de la région et elle redeviendrait une femme, rien qu’une femme. Tel était le prix à payer pour sauver son peuple. Ghilascu et Natalia Balàn, bien que partageant sa haine des envahisseurs russes, s’étaient fait grassement payer mais jusqu’à présent, ils s’étaient montrés ponctuels. Mairam prit son portable et appela un numéro utilisé seulement pour cette opération. Il sonna dans le vide jusqu’à ce que le répondeur se déclenche.
Le plan prévoyait le départ des guerriers tchétchènes de Galati, à bord de deux fourgons d’une agence de voyages roumaine, une parmi tant d’autres qui transportaient des émigrés à travers l’Europe. Une étape en Italie, et ensuite Marseille. Les Transnistriens avaient appelé pour l’avertir que sa “nièce” était partie, puis le silence.
Pour Nazirova, cette mission serait la dernière à l’étranger, après quoi elle retournerait en Tchétchénie. Elle était toujours plus convaincue que la résistance devait changer de stratégie, mais elle avait de grandes difficultés à se faire entendre. Les veuves étaient destinées au martyre plutôt qu’à la direction politique.
Elle décida d’aller prendre quelque chose à manger dans une des boutiques du quartier qui restaient ouvertes jusqu’à une heure tardive. Elle avait surtout besoin de sortir de ce studio lugubre et étouffant. Elle se regarda dans le miroir, passa un mince doigt de pianiste sur les rides qui racontaient une vie pliée par le destin. “J’ai l’air d’une vieille”, pensa-t-elle avant de se couvrir la tête du hidjab.
Le vent qui soufflait du nord-ouest l’assaillit à la sortie de l’immeuble mais malgré sa force certaine, il n’avait pas d’incidence sur la température. C’était un étrange automne, qui ne parvenait pas à trouver le chemin du froid. À Grozny aussi. Chaque jour, elle consultait la météo et ce soir-là, il n’y avait que trois degrés de différence avec Marseille.
Combien de fois lui avait-on dit de ne pas marcher trop près des voitures. Et combien de fois elle-même l’avait répété à d’autres résistants. La portière latérale d’un fourgon s’ouvrit en grand et des bras robustes l’agrippèrent et l’aspirèrent à l’intérieur. Mairam fut plaquée sur le plancher métallique et l’aiguille d’une seringue se planta dans son cou, l’endormant aussitôt. Quelques secondes plus tard, le véhicule s’éloignait déjà.
Ulita n’arrivait pas à croire qu’elle avait capturé Nazirova. Ça n’avait pas été difficile de repérer la zone puis la maison où elle se cachait. L’électronique et la préparation de l’agent Georgi Lavrov avaient permis de dévoiler les secrets des ordinateurs et des portables soustraits aux défunts Transnistriens. Natalia Balàn avait avoué qu’ils communiquaient par téléphone et au début, Vinogradova était convaincue qu’elle mentait parce qu’il ne lui semblait pas possible qu’ils utilisent des systèmes de communication si peu sûrs. La technologie offrait mieux et ces délinquants ne manquaient pas d’argent. Mais Kalisa lui assura que la Transnistrienne disait la vérité. Elle avait désormais cédé à la douleur et raconterait tout.
Elle annonça au général Vorilov la capture de la Tchétchène. Son supérieur, inapprochable ces derniers jours du fait des très mauvais résultats électoraux qui rendaient la situation instable et affaiblissaient le Premier ministre, retrouva sa bonne humeur. Il donna un ordre auquel Vinogradova avait déjà commencé à obéir : organiser le transfert de Mairam Nazirova en Russie.
Puis il retourna s’occuper des protestations populaires en cours dans les rues de la capitale. “Russie, Russie”, criaient les manifestants en brandissant des pancartes avec la photo du mauvais homme politique.
Le fourgon conduit par Ulita se dirigea vers la plage des Saintes-Maries de la Mer où avaient débarqué les agents en renfort. Deux heures plus tard, un canot pneumatique arriva, qui prit la terroriste à bord. Elle allait se réveiller dans la cabine d’un faux chalutier en route vers la patrie. Là, elle serait enfermée dans une prison secrète et tranquillement interrogée jusqu’à ce qu’elle soit exhibée en public comme un trophée.
Ulita n’en pouvait plus de joie. Sa nomination au grade de capitaine était désormais acquise et les résultats obtenus allaient la rendre indispensable à Marseille. Elle décida de s’accorder une récompense et, en rentrant vers Saint-Barnabé, se fit déposer à une station de taxi. Un conducteur ensommeillé la laissa en bas de chez Alexandre Peskov, qui aurait préféré continuer à dormir mais qui dut se soumettre au pouvoir et à l’impétuosité de la lieutenante du FSB.
L’inspecteur Delpech, qui surveillait l’immeuble, réveilla Bourdet.
– La Russe vient d’arriver, chef. Qu’est-ce que je fais ?
– Rentre chez toi dormir, Gérard, répondit B.B., en tendant la main vers le paquet de cigarettes.
Elle aspira avec volupté. La commissaire aussi était heureuse : Friandise n’avait pas quitté la ville.
Brainard fit le premier tour de surveillance aux bureaux de la Dromos, puis il fut relevé par Tarpin. Bourdet était en train de déjeuner dans la brasserie quand les deux Russes arrivèrent accompagnées de leurs compatriotes. Elle en reconnut un. Elle l’avait vu dans la vidéo de l’agence Irina. Avec précaution, elle les immortalisa sur son portable. La qualité des images était plus que suffisante pour l’usage qu’elle devait en faire. La policière sauta le dessert. Elle irait le manger chez Armand.
– Tu as l’air fatiguée, dit Grisoni en mâchant une bouchée de pain trempé dans la bourride.
– Quand je ne dors pas, les rides et l’âge se voient plus.
– Tu as travaillé pour moi ?
B.B. eut une grimace amère.
– Apparemment, pas seulement pour toi mais aussi pour la France et la République. Je les ai trouvés.
– Tu as fait vite.
– Je suis la meilleure.
Elle lui montra les photos volées dans la brasserie.
– Mais on le fait à ma manière.
Le gangster but une gorgée de blanc.
– Qu’est-ce que ça veut dire, B.B. ?
– Que moi aussi j’ai un bénéfice à tirer de l’affaire et que j’ai besoin qu’on synchronise nos montres.
Armand ne put réprimer un sourire qui se transforma en ricanement amusé.
– Une opération conjointe avec la police ?
– Plus ou moins, répondit la femme, se laissant contaminer par sa bonne humeur.
Le garçon arriva avec un verre de sauternes et une assiette de biscuits du célèbre Four des Navettes. D’un mouvement gourmand, Bourdet en prit un et le plongea dans le vin.
– Tu n’as jamais appris à te tenir à table, la réprimanda Grisoni d’un air bonhomme. Ces goûts ne vont pas ensemble.
– C’est toi qui comprends que dalle. Comme tous ceux qui feignent d’être des gourmets à Marseille. À tous les coins de rue, tu tombes sur quelqu’un qui veut t’apprendre à manger et à boire.
– Je suis corse, rétorqua-t-il avec orgueil. Nous, le bon goût, on l’a dans le sang.
– À propos de sang… dit B.B. sur un ton sérieux. Dis à Ange de ne pas les sous-estimer, sinon tu devras assister à plusieurs enterrements.
– Je te remercie de ton empressement. Je ferai en sorte qu’aucun de mes hommes ne se fasse mal.
Elle le fixa, étonnée.
– Tu n’as plus l’âge pour certains trucs, Armand, murmura-t-elle. Depuis combien de temps tu n’as plus tenu en main une tabanca ?
La policière avait délibérément utilisé un terme d’argot turc pour lui rappeler le dernier meurtre qu’il avait commis en personne. Le type s’appelait Ebru Korkmaz et il avait dépassé les limites. C’était justement la commissaire Bourdet qui avait enquêté et elle n’avait pas trouvé de preuves. Mais elle était certaine que c’était Grisoni qui l’avait fait.
– Ça te tracasse encore ?
– Non. C’était juste pour donner un sens au temps qui passe. Un jour tu te réveilles et tu découvres que tu n’es plus ce que tu as été.
– Je suis le chef. C’est à moi de le faire.
La policière leva les mains dans un geste de reddition.
– Ne me laisse pas me faire du mouron.
– Pareil pour toi, dit le gangster. Je serais curieux de savoir ce que peut bien être le bénéfice auquel tu as fait allusion.
B.B. retroussa les lèvres.
– Il y a des choses qu’on ne demande pas à une dame.
Grisoni hocha la tête, pensif. Il ne supportait pas les mystères des autres.
– Quand et à quelle heure ?
La commissaire écrivit une adresse sur la serviette. Une écriture ample, décidée comme celle d’un juge d’un autre temps au moment d’administrer la peine maximale.
– Après-demain matin. À l’ouverture, coupa-t-elle. Je t’avertis, moi.
– Tu me facilites pas les choses.
– J’ai déjà fait l’impossible pour toi, Armand.
Les Russes quittèrent le bureau à bord d’une voiture et comme d’habitude semèrent les policiers. Il n’y avait pas moyen de trouver le refuge où ils vivaient et passaient la nuit. B.B. était certaine qu’ils les sèmeraient, mais ce n’était pas pour cela qu’elle avait fourni à Grisoni l’adresse de Dromos. En réalité, ce qui l’intéressait, c’était d’avoir le temps de s’occuper de son objectif : Alexandre Peskov. Si elle avait eu plus d’hommes à sa disposition, elle aurait aussi volontiers ramassé l’Indien, Mister Banerjee, mais elle dut se résigner.
Elle fixa un rendez-vous à Juan Santucho. Le dealer arriva dans une Mustang noire flambant neuve. Il descendit et s’approcha de la vieille Peugeot avec l’air du type qui a tout compris de la vie.
– Ça vaut cinquante mille euros, cette caisse, commenta la commissaire.
– Elle ne m’a rien coûté, rétorqua l’homme. Je l’ai payée avec la coke de Bermudez.
– Tu es vraiment un idiot, explosa Bourdet. Tu fais tout pour te faire repérer par les Mexicains.
– Ceux-là, ils sont chez eux. Ils ont tellement de coke qu’ils ne vont pas s’embêter à chercher qui l’a volée.
La policière respira à fond. Elle avait envie de prendre son pistolet dans son sac et de lui flanquer l’acier bruni en plein visage jusqu’à lui mettre le nez en compote. Au lieu de quoi, elle dut se contenter d’une cigarette qu’elle fuma en silence, comme si à côté d’elle personne n’était assis.
Garrincha la laissa faire. Il se concentra sur le cul des passantes en leur donnant une note chacun.
– Il va falloir que tu fasses un travail pour moi, dit tout à coup B.B., et dans les cinq minutes suivantes, elle lui expliqua tout dans les moindres détails.
– Je suis un peu perdu, madame, marmonna le Sud-Américain.
– Il y a quelque chose qui t’a échappé ?
– Non. Mais je ne comprends pas pourquoi je dois le faire. Ça me semble dangereux et j’ai l’impression que s’il se passe quelque chose, la merde, c’est moi qui serai dedans jusqu’au cou.
Des éclairs de rage brouillèrent un instant la vue de la commissaire, qui serra fort le volant.
– À cette heure, tu devrais être aux Baumettes en attendant de te taper vingt ans de taule, lui rappela-t-elle d’une voix coupante. Tu fais ce que je dis, “don” Juan.
– D’accord, madame.
– Et maintenant, va-t’en.
Le dealer ne bougea pas.
– J’ai pensé à un truc et je voulais en discuter avec vous.
– En rapport avec quoi ?
– La chasse au dragon…
B.B. se raidit. C’était le terme qu’on utilisait pour désigner l’inhalation d’héroïne. Une feuille d’aluminium, un peu de poudre et un briquet.
– Et alors ?
– Ça redevient à la mode et il en arrive de bonnes quantités, répondit-il en s’échauffant. Ça arrive à environ quatre-vingts euros le gramme et…
Santucho ne termina pas sa phrase. Cette fois, la policière avait perdu patience pour de bon et elle lui avait pointé le pistolet sur la tempe.
– Je ne vois pas de raison de s’exciter comme ça, dit Juan.
Pour toute réponse, elle releva le chien de l’arme. Le bruit de ressort et d’acier envahit l’habitacle.
– À Marseille, il y a six mille toxicomanes fichés et je n’en veux pas un seul de plus, gronda-t-elle, exaspérée. Si je découvre que tu as vendu ne serait-ce qu’un sachet d’héroïne, je fais un trou dans cette putain de tête.
Garrincha glissa hors de l’auto. Madame était folle. C’était décidément vrai qu’elle ne comprenait rien et qu’elle n’avait pas la moindre trace d’esprit d’entreprise. L’héroïne, c’était l’avenir. Les gens étaient toujours plus pauvres et malheureux et la chasse au dragon effaçait les mauvaises pensées. Il haussa les épaules. Lui, son plan pour dire adieu à Marseille, il l’avait déjà. Il aurait préféré rester en sécurité dans les quartiers Nord plutôt que de devoir exécuter la nouvelle mission que Bourdet lui avait imposée. Il avait essayé de suggérer que ses gars pouvaient s’en occuper mais il n’y avait rien eu à faire.
– Tu as déjà démontré que tu étais le meilleur dans ce domaine, avait dit la commissaire.
C’était vrai, mais Garrincha avait subodoré qu’elle l’utilisait pour une opération illégale différente des opérations habituelles, très probablement à des années-lumière du narcotrafic.
Il démarra le moteur puissant et docile de la Mustang. Quelle voiture ! Il décida de tuer le temps en allant se chercher une nouvelle femme. Pour se faire manucurer, il avait essayé un salon de beauté du boulevard Michelet, où il avait remarqué une blonde naturelle qui n’avait pas cessé de lui faire les yeux doux. Ses longs cheveux couleur de blé feraient leur effet mollement répandus sur ces sièges de cuir noir.
“Tu es en train de devenir poète”, se félicita-t-il.
Alexandre Peskov monta dans le taxi en marmonnant un bonjour. Il était fatigué. Il avait travaillé jusqu’à tard avec Sunil sur le projet des câbles sous-marins. Ils s’étaient rendu compte qu’en plus d’être une excellente couverture, l’affaire était en mesure de fournir d’amples marges de bénéfices. Au point que le Russe s’était demandé si cela valait vraiment la peine de mener à bien le projet de trafic d’organes.
Son ami avait été catégorique.
– Nous avons étudié de très près et longtemps pour comprendre que c’est la vitesse à laquelle le crime se transforme en argent qui détermine l’intérêt d’une affaire. Et la clinique correspond parfaitement aux paramètres. Pour l’instant, évidemment. On peut arrêter d’un instant à l’autre.
Eh oui. Et quand une affaire illégale ne rapportait plus, c’était la vitesse à laquelle on l’abandonnait qui rendait les pertes risibles. Dromos. Course, en grec antique. Le crime était une bonne affaire seulement si on courait à la vitesse imposée par l’économie. Demande, offre, coûts, recettes. Tout le contraire des organisations criminelles, qui mettaient trop de temps à comprendre qu’une activité n’était plus rémunératrice et qui y perdaient de l’argent et des hommes. Et c’était la culture de la structure verticale des mafias qui ralentissait la capacité de jugement et d’intervention. Vouloir être un État dans l’État entraînait des bénéfices au niveau du pouvoir et des désavantages économiques. Mais les méchants jeunes gens de Leeds n’étaient intéressés que par l’argent.
En réalité, ce n’était pas exact. Leur ambition était de courir plus vite que tous. Enivrés par le souffle court du défi. C’est pour cela qu’ils avaient adopté le pub qui portait ce nom, lieu de leurs rencontres quotidiennes. C’était Inez qui l’avait murmuré pour la première fois :
– Dromos Gang.
– Qu’est-ce que tu as dit ? avaient demandé les autres.
– Nous nous appellerons le Dromos Gang, avait-elle répété d’une voix ferme et assurée.
Le Russe étouffa un bâillement, perdu dans ses souvenirs. Il fut distrait par l’intensité du parfum du chauffeur et l’observa juste à temps pour se rendre compte qu’il s’était trompé de route.
– Vous avez continué tout droit au feu, monsieur, lui signala-t-il avec gentillesse.
Le type le regarda dans le rétroviseur.
– Par là, c’est plus court.
– Non, rétorqua Alexandre, agacé. Vous êtes en train de m’emmener du côté opposé.
Le type se rangea le long du trottoir. Il se retourna brusquement et frappa le passager avec une matraque électrique. Une, deux, trois fois. Jusqu’à ce que Peskov se recroqueville sur lui-même et s’écroule entre les sièges.
Le conducteur vérifia la route. Personne n’avait rien vu. À cette heure de la matinée, la Marseille qui travaillait avait bien autre chose à faire que de lorgner à l’intérieur d’un taxi. Garrincha mit le clignotant et s’inséra dans la circulation, en pensant qu’il avait eu raison de soupçonner que le type que Bourdet lui avait ordonné d’enlever n’avait rien à voir avec le trafic de drogue. Il en avait connu, des dealers, quand il était aux ordres de Maidana, y compris les soi-disant insoupçonnables, et celui-là n’appartenait pas à cette catégorie.
Profitant d’un feu, il lui donna un coup d’œil et juste histoire d’être tranquille lui administra une autre décharge. L’homme bougea à peine.
Le voyage jusqu’à l’ex-conserverie que la commissaire utilisait pour ses interrogatoires illégaux dura à peine plus d’un quart d’heure. Le rideau de fer rouillé était juste assez soulevé pour permettre le passage d’une voiture. Le Paraguayen y conduisit le taxi que l’inspecteur Brainard lui avait remis en pleine nuit.
– La plaque est bonne, avait-il dit. Personne ne t’arrêtera.
Bourdet surgit de l’ombre. Cigarette au bec et pistolet pendouillant à bout de bras.
– Il est réveillé ?
– Malheureusement non, répondit le Paraguayen en le chargeant sur son épaule.
– Déshabille-le et attache-le à la chaise, ordonna la femme.
Garrincha obéit avec des mouvements rapides et efficaces. En trois minutes, le Russe était prêt à être interrogé.
– Je lui couvre la tête ?
– Non, je veux qu’il me voie quand il se réveillera, répondit-elle. Toi, en revanche, va te fumer une sèche. J’ai besoin d’être seule avec notre nouvel ami.
“Il va avoir une attaque quand il te verra”, pensa Juan avec méchanceté, en sortant à l’air libre.
La commissaire ramassa par terre une boîte vide et la remplit d’une eau couleur de rouille à un robinet qui n’avait pas été ouvert depuis Dieu sait quand. Elle jeta l’eau au visage du prisonnier, qui commença lentement à récupérer sa lucidité.
Dès qu’il découvrit qu’il était nu et attaché, il s’agita sérieusement.
– T’es qui, merde ? hurla-t-il.
B.B. lui balança une baffe.
– Je suis une dame, Alexandre. Respecte-moi.
En s’entendant appeler par son prénom, le Russe s’efforça de paraître tranquille.
– Qui êtes-vous ?
– Là, ça va mieux, dit la policière en prenant une chaise pour s’installer en face du prisonnier. Regarde-moi ! Je porte trois cents euros de fringues et je ne suis pas russe. Qui suis-je ?
– Police, services secrets…
– Police. Brigade anti-criminalité, pour être exacte.
– Et alors, pourquoi est-ce que je ne me trouve pas dans un commissariat au lieu d’être attaché nu à une chaise ? Après avoir été assommé et enlevé ?
– Ne fais pas tant l’indigné, rétorqua B.B. en haussant le ton.
Elle prit quelques photos dans son sac et les lui mit sous le nez. La première était celle de la lieutenante Vinogradova.
– Celle-là, tu la connais bien, vu que tu te la baises. Pour moi, c’est Friandise, parce que je me la ferais volontiers moi aussi.
– Elle s’appelle Ida, Ida Zhudrick, c’est une interprète…
– Et à ses moments perdus, elle torture et tue des Transnistriens.
Bourdet lui mit sous le nez les images de l’irruption dans l’agence Irina, en les faisant tomber une à une.
– Je ne sais rien de cette histoire, affirma Peskov en la regardant droit dans les yeux.
– Je trouve ça difficile à croire.
– Écoutez, je ne suis qu’un expert économique, lança-t-il en élevant la voix. Je suis seulement celui qui procure l’argent.
– Alors, c’est pour ça que tu es en affaire avec Bremond.
Le Russe était trop intelligent pour ne pas comprendre quel était le véritable objectif de la policière.
– En réalité, c’est Bremond que vous voulez baiser, pas vrai ?
– Et Matheron, Rampal, Vidal et Teisseire. C’est le nouveau visage de la corruption, celle qui fait pourrir les fondements de cette ville, soupira B.B. De la pointe de la chaussure, elle toucha un cliché d’Ulita. Elle, en revanche, d’ici peu, elle ne sera plus parmi nous, expliqua-t-elle.
– Qu’est-ce que ça signifie ?
– Qu’elle a marché sur les pieds d’Armand Grisoni, le seul vrai boss de Marseille, et lui, il est habitué à résoudre certaines affaires à coups de pistolet. Ta belle “Ida” va mourir avec toute son équipe. Toi, de ton côté, comment tu veux finir ?
Bourdet sortit son portable de la poche de son manteau.
– Je voudrais réserver une table pour deux, dit-elle à Grisoni.
Puis elle coupa.
– Je viens juste de prononcer le verdict de la peine capitale.
Peskov avait froid, l’eau lui avait glacé la peau.
– Qu’est-ce que vous voulez de moi, exactement ?
– Les preuves pour envoyer la clique Bremond en taule.
– Et en échange ?
– Tu auras la vie sauve.
– Trop peu. Je veux sortir d’ici libre, parce que je ne peux me permettre aucun autre accord au rabais.
B.B. éclata d’un gros rire bruyant.
– Tu es un pauvre idiot et en plus tu es arrogant. D’ici quelques heures, tu seras un petit agneau heureux de me lécher la main.
Elle se tourna vers la porte.
– Juan ! cria-t-elle.
Le dealer arriva en courant.
– Vous m’avez appelé ?
– Oui. Maintenant, je veux que tu t’occupes de ce petit monsieur. Fais-lui voir comme on t’a bien appris à torturer dans l’armée paraguayenne. Je reviens dans trois heures exactement, annonça-t-elle en se penchant pour ramasser les photos par terre.
– Je vous en prie, trouvons une solution, balbutia Alexandre, épouvanté. La violence n’est pas nécessaire. Il s’agit seulement de trouver un accord.
– Moi, je n’en ai pas besoin, j’obtiendrai ce que je veux quand tu seras fatigué de souffrir, expliqua-t-elle sur un ton neutre, en fouillant dans les vêtements du Russe, à la recherche de son portable. Je m’y attendais, marmonna-t-elle, irritée, en trouvant le répertoire et le journal d’appels désespérément vides.
Elle s’approcha de Zosim et le frappa sur le front de la paume de la main.
– Tu te crois malin, Russe de mon cul, souffla-t-elle en glissant dans sa poche le portable.
Puis elle se dirigea vers la sortie.
– Je vais chercher ton compère, Mister Banerjee, mentit-elle pour affaiblir encore davantage les défenses psychologiques du prisonnier.
Garrincha écarta les bras.
– Elle est comme ça. Elle a un sale caractère.
Il prit la montre de Peskov dans sa main.
– Ça te dérange si je me la garde ?
Le prisonnier ne répondit pas. Il se limita à l’étudier. La policière l’avait présenté comme un tortionnaire expert de l’armée paraguayenne. Si c’était vrai, ce n’était pas un policier mais un mercenaire, ou en tout cas ce n’était pas quelqu’un qui agissait par sens du devoir.
Garrincha ajusta le bracelet et se le passa au poignet. Puis il examina le portefeuille. Il le vida du peu de liquide qu’il contenait. Geste significatif, aux yeux du Russe.
– Putain, mais t’en as combien, de cartes de crédit ? s’étonna le Paraguayen, tandis qu’il évaluait d’un toucher expert le tissu du costume. Je prends ça aussi, il suffira de le faire élargir d’un demi-centimètre et ça m’ira parfaitement.
Peskov respira à pleins poumons avant de demander.
– Tu es aussi stupide que la policière ?
Garrincha lui jeta un coup d’œil perplexe.
– Tu es pressé de commencer à crier ?
– Je suis pressé de faire affaire avec toi.
– N’essaie pas de m’offrir de l’argent pour te laisser partir, la lesbienne me tient par les couilles.
– Je n’essaierai sûrement pas vu qu’elle ne te fait pas confiance et qu’elle est postée dehors, prête à me suivre.
– Et ça, c’est quoi, de l’humour russe ? demanda Garrincha sur un ton méprisant.
– Simple logique. Si j’étais elle, j’agirais pareil.
Santucho lui planta un doigt sur la poitrine.
– Si tu m’as dit une connerie, je t’enfonce le taser dans le cul.
– Va voir, le défia le Russe. Et après, on parlera affaires.
L’autre sortit de la salle. Il revint quelques minutes plus tard, le visage sombre. Alluma une cigarette.
– Tu avais raison, admit-il à voix basse. Il y a ses trois sous-fifres qui tiennent l’entrée à l’œil.
Peskov soupira de soulagement.
– Qu’est-ce que je t’avais dit ? Maintenant, tu peux m’écouter ?
Juan s’assit et croisa les bras.
– La connasse pense être plus maligne qu’Esteban Garrincha, ragea-t-il.
– Je t’offre cent mille euros pour un coup de fil, attaqua le Russe. Tu appelles un numéro, tu communiques à la personne qui te répond le lieu où doit être remis l’argent. Une fois que tu as l’argent en main, tu me prêtes le portable une minute.
– Où est l’arnaque ?
– Il n’y en a pas. Je ne sais pas où je suis, je ne peux donner aucune information pour te baiser. C’est toi qui as les cartes en main.
Garrincha pencha la tête de côté pour mieux observer son prisonnier.
– Tu serais qui, toi, merde ?
– Je suis celui qui enrichit les malins.
– Et la fliquesse, qu’est-ce qu’elle veut de toi ?
– Que je l’aide à baiser des politiciens, des banquiers et des constructeurs locaux, répondit-il en s’efforçant d’être convaincant. Rien que des gens qui peuvent être utiles et très, très reconnaissants.
Cent mille euros. En drogue, il en avait plus de quatre millions, mais vu comment ça tournait, cet argent pouvait être utile. Cette salope de policière avait jugé certain que le Russe réussirait à le corrompre et, nécessairement, elle avait dû prévoir aussi un final où elle le niquait. Contrairement au Russe, qui lui faisait miroiter la perspective d’élargir ses connaissances aux milieux qui comptent.
– D’accord, mais tu bouges pas d’ici.
– Une minute, j’ai besoin d’une minute.
Le Paraguayen prit le portable.
– Quel numéro je dois faire ?
La bande de Grisoni arriva à bord d’un camion de la société Déménagements Gémenos. Ils portaient des blouses beiges et des casquettes à larges visières qui leur dissimulaient la partie supérieure du visage. On aurait dit des figurants d’un film qui se passait dans les années 50. Armand entra dans le hall de l’immeuble, suivi par Ange et les autres. Les quatre derniers poussaient des malles montées sur roulettes. La concierge reconnut le vieux gangster et se barricada après avoir suspendu le carton “je reviens de suite”. L’idée d’appeler la police ne l’effleura même pas.
Grisoni emprunta l’ascenseur et se plaça bien en vue sous la caméra qui contrôlait l’entrée de Dromos. Il prit le bout de crayon qu’il portait derrière l’oreille, lécha la pointe et écrivit quelque chose sur le bloc qu’il tenait sous le bras. Il attendit d’être rejoint par ses hommes qui se tinrent opportunément cachés et appuya sur la sonnette. Il retira la casquette pour se gratter la tête, de manière à ce que la personne en train de l’observer se convainque qu’il s’agissait d’un vieux livreur inoffensif.
– Vous désirez ? demanda une voix féminine dans l’interphone.
Armand approcha la bouche.
– J’ai du matériel à remettre à M. Peskov.
– Quel matériel ?
– Et qu’est-ce que vous voulez que j’en sache ? feignit-il de s’indigner. Moi, je livre et c’est tout.
– D’accord. Excusez-moi, trancha la voix tandis qu’on pressait le bouton d’ouverture.
Tandis qu’il poussait la lourde porte blindée, Grisoni sortit le .45 muni d’un silencieux et se retrouva nez à nez avec la tortionnaire qui avait supplicié les deux Transnistriens. Elle souriait, élégante et féminine. Le faux livreur leva le bras et commença à tirer.
Flop, flop, flop. Touchée à la poitrine, Kalisa glissa à terre, entraînant la chute du téléphone. Elle eut le temps de crier quelque chose en russe avant que le boss ne lui loge une balle sous l’œil droit. Pendant ce temps, les gangsters s’étaient glissés à l’intérieur et avaient envahi le couloir, où se déchaîna un enfer ouaté. Tous, agresseurs et agressés, utilisaient des semi-automatiques avec réducteur de son. Les Russes bloquèrent les Corses jusqu’à ce que leurs munitions s’épuisent. Un chargeur par tête. Ils n’auraient jamais imaginé devoir soutenir un échange de coups de feu dans les bureaux de la société de couverture. Ils réussirent à blesser deux assaillants puis ils furent submergés. L’ex-spetsnaz Prokhor tenta l’impossible armé d’un coupe-papier mais il fut abattu d’une dizaine de projectiles. Puis ce fut le tour de Georgi qui avait inutilement levé les mains en signe de reddition. La dernière à être éliminée fut Ulita. Elle avait été touchée aux jambes et au foie. Bien qu’agonisante, elle tenta de frapper Ange à la gorge, qui lui enfonça de force le silencieux dans la bouche avant de presser la détente.
Les corps furent déposés dans les malles et les blessés transportés dans les bras. L’un d’eux était gravement atteint. Grisoni avait assez d’expérience pour savoir qu’aucun médecin de la pègre ne serait assez bon pour lui sauver la vie.
Quand Ange ferma la porte à clé après avoir détruit les enregistrements du sophistiqué système de surveillance en circuit fermé, ils laissèrent derrière eux des éclaboussures de sang, des balles enfoncées partout et un tapis de cartouches. Le calibre était la signature du vieux gangster. Il voulait que les Services français sachent que c’était lui qui avait fait le ménage.
Il revint au restaurant et trouva Bourdet qui l’attendait. Elle était assise à côté de Marie-Cécile, qui tourmentait un mouchoir, les yeux rouges.
– La petite s’inquiétait pour toi, lui dit la policière en l’accueillant. Cette nuit, elle va te faire des gâteries de grand vizir.
– Et toi, tu étais inquiète, B.B. ?
– Moi ? Pourquoi donc ? demanda-t-elle en passant son petit manteau vert clair.
Elle sortit et regarda le ciel limpide. Treize degrés, et elle ne savait plus comment s’habiller. Elle monta dans la Peugeot et prit la route de chez elle. Ça rallongerait un peu, mais elle voulait écouter les aveux du Russe avec la documentation sur la clique Bremond à portée de main.
Elle était contente pour Armand, mais elle l’enviait un peu pour l’anxiété sincère qu’elle avait sentie chez Marie-Cécile. Le temps de maudire le destin qui l’avait condamnée à la solitude et elle recommença à se concentrer sur Peskov. Elle était certaine qu’il réussirait à corrompre cet être ignoble qu’était Esteban Garrincha, alias Juan Santucho, et à fuir suivi par ses inspecteurs. Bourdet était convaincue qu’il serait utile et intéressant de découvrir où il allait se réfugier et qui il chercherait à contacter. Et en totale sécurité. Brainard, Delpech et Tarpin le récupéreraient sans problème.
En fait, ça ne s’était pas passé comme ça. Ses hommes l’avaient appelée pour l’avertir que Peskov et “don” Santucho n’avaient pas bougé. Manifestement, le dealer avait marché droit. Il avait enfin compris qu’elle était son unique Dieu, ou bien le plaisir d’infliger la douleur avait été une tentation plus forte que l’argent. Elle le saurait bientôt. Le plan était simple et efficace. Aveux du Russe, vérification des preuves et nouveau dossier sur les méfaits du député et de ses associés, à déposer au parquet et en même temps sur les tables des directeurs de quelques journaux nationaux. Le scandale serait impossible à éviter. La magistrature marseillaise n’apprécierait pas cette nouvelle manifestation de méfiance, mais B.B. ne voulait pas courir le risque de se faire avoir encore une fois.
Bruna, la femme de Garrincha, appuyait son beau cul sur le tabouret d’un bar à la mode du Vieux-Port, fréquenté principalement par des touristes américains. Elle sirotait un gin tonic en surveillant les lieux dans les grands miroirs accrochés aux murs. Sunil entra, tendu et inquiet comme il ne l’avait jamais été de sa vie. Il tenait un portable à la main de manière à être remarqué facilement. Bruna lui fit signe et il s’approcha.
– Tu as l’argent ?
L’Indien ouvrit son manteau. Une enveloppe de papier kraft émergeait de la poche intérieure.
La fille tendit la main et la prit. Elle l’ouvrit, lorgna à l’intérieur.
– Tout y est ?
– Tu vas pas te mettre à compter ! explosa Banerjee, exaspéré.
Bruna haussa les épaules et but une autre gorgée.
– Dépêche-toi, souffla l’autre.
Bruna appela Santucho.
– C’est bon, dit-elle.
Sunil lui arracha le téléphone des mains.
– Oui, elle a l’argent. Maintenant, je veux parler avec mon ami.
Le Paraguayen approcha le portable du visage du Russe.
– L’affaire est faite.
Peskov ne perdit pas de temps en salutations et profita de la minute à sa disposition pour fournir à Banerjee toutes les informations utiles qui pouvaient le sauver.
– Sois tranquille, je vais tout arranger, dit l’ami mais la communication avait déjà été coupée.
L’Indien était profondément troublé. À eux, représentants de très haut niveau du tertiaire de l’économie criminelle, des choses de ce genre ne devaient pas arriver. Pour la première fois, il était contraint d’agir comme un type recherché parce qu’une policière voulait l’enlever et l’attacher nu à une chaise, comme ce pauvre Zosim.
Bremond était à une réunion avec la direction régionale du parti. La secrétaire fut inébranlable et Sunil sauta dans un taxi pour se précipiter chez Matheron. Il ne perdit pas de temps à se faire annoncer. Clothilde et Isis tentèrent de l’arrêter mais il les contourna et entra dans le bureau de Gilles, où était en cours une rencontre avec des clients. En plus de son fils Edouard, il y avait quatre autres personnes autour d’une grande table sur laquelle étaient dépliés planimétries et projets.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda le vieux Matheron.
– Bernadette Bourdet, articula l’Indien.
L’autre pâlit.
– Tout le monde dehors, ordonna-t-il à voix basse. Tout de suite !
Quand ils furent seuls, il demanda à Sunil :
– Et alors ?
– Elle a enlevé Alexandre Peskov et elle est en train de l’interroger avec des méthodes illégales pour avoir des aveux complets sur les affaires de la clique Bremond, comme vous-même l’avez définie.
– Merde !
– Je dois parler avec un certain Armand Grisoni, tout de suite.
– Qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans, le parrain de la pègre marseillaise ? demanda le constructeur, effaré.
– Il paraît que c’est le seul qui peut arranger les choses.
Gilles s’attaqua au téléphone et renversa sous un fleuve d’insultes les réticences de la secrétaire du député. Puis il avertit Rampal, Vidal et Teisseire.
– Espérons qu’il ne soit pas trop tard, souhaita Gilles en mettant son chapeau.
La commissaire Bourdet fit son entrée dans la grande salle nauséabonde de la conserverie avec un gros dossier sous le bras. Elle venait juste de changer ses plans et avait ordonné à ses inspecteurs d’aller ramasser l’Indien pour qu’il tienne compagnie au Russe. Garrincha fumait assis sur une chaise et Peskov, toujours nu et attaché, ne présentait pas la moindre trace de l’interrogatoire auquel le Paraguayen aurait dû le soumettre. Il était seulement hébété de froid. Mais c’était un Russe. Il devait être habitué à des températures bien plus rudes.
“Don” Juan se leva.
– Il s’est allongé tout de suite, annonça-t-il sur un ton peu convaincant.
– Tu ne l’as même pas touché. Tu l’as convaincu par la force de la pensée ?
– Ça n’a pas été nécessaire. Quand je lui ai décrit deux ou trois traitements, il s’est décidé tout de suite à collaborer.
La policière s’assit et fixa Peskov.
– Je t’écoute, annonça-t-elle en mettant en route un magnétophone numérique.
Quand il s’appelait encore Zosim Kataev, il avait appris à mentir avec une incroyable habileté. Vaincre la méfiance innée des membres de l’Organizatsya nécessitait préparation et attention. Rien ne devait jamais être improvisé. Regard, posture, élocution. Et les mensonges devaient toujours se baser sur un fond de vérité connue ou vérifiable.
Si B.B. avait été au courant du passé de son prisonnier, elle l’aurait écouté d’une autre oreille. Au lieu de quoi, en quelques minutes, elle bascula dans le piège et écouta, fascinée, la petite histoire qu’il avait tout exprès confectionnée pour elle.
Elle décida que Garrincha ne lui servait plus.
– Tu peux partir. Je te recontacterai, lui lança-t-elle sans même le regarder.
Alexandre parla de sociétés écrans, de corruption, de recyclage, mais rien de ce qu’il disait ne correspondait le moins du monde à la nature réelle des intérêts qu’il partageait avec la clique Bremond. Le truc était de souligner sans cesse l’existence de preuves documentées.
“C’est fait, se répétait la commissaire en l’écoutant, je les fourre tous au trou.”
À un certain moment, le Russe cessa de parler.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda la policière.
– J’ai froid et j’ai la gorge sèche.
– Et alors, dépêche-toi, rétorqua-t-elle agacée par l’interruption.
Elle ne voulait pas que le Russe cesse de lui éclairer sa journée.
Peskov souffla.
– Vous ne comprenez pas. Je ne suis pas en train de vous avouer les noms d’une bande de braqueurs, mais un système complexe de criminalité économique.
– D’accord, se rendit Bourdet qui ramassa le manteau du prisonnier et le lui mit sur les épaules. Maintenant, continue. L’eau, on s’en occupera après.
Le Russe ralentit le rythme et employa les quarante minutes suivantes à expliquer un passage d’argent, aussi compliqué que fantomatique, d’une société de Gibraltar à une banque des Îles Vierges britanniques.
À un certain moment, le portable de la commissaire sonna et elle fixa l’écran, étonnée.
– Qu’est-ce qui se passe, Armand ?
– Rien, je suis en train de me promener sur la plage des Catalans avec quelques amis, répondit le gangster.
– Le ciel est couvert, commenta-t-elle, soupçonneuse. Ce n’est pas le meilleur jour pour ça.
– Mais on est bien. Ça faisait un moment qu’on n’avait pas eu un mois de novembre aussi doux.
B.B. s’agita, mal à l’aise, sur sa chaise. Elle n’arrivait pas à comprendre ce qui se passait.
– Si c’est un coup de fil de courtoisie, je suis obligée de l’interrompre parce que, là, je suis occupée. Je passe peut-être ce soir, ou demain.
Le ton de Grisoni se fit moins léger.
– C’est un coup de fil de courtoisie que je passe à une vieille amie pour l’empêcher de commettre une erreur.
– De quoi tu parles ?
– Laisse partir ton invité.
– Il n’en est pas question.
– Je ne t’ai jamais dit que je suis depuis toujours un soutien des campagnes électorales du bon Pierrick ?
Le monde s’écroula sur elle. La dure commissaire de la Brigade anti-criminalité semblait une femme d’âge mûr vaincue par la vie.
– Ne me fais pas ça, implora-t-elle.
– L’affaire se termine là, B.B. Et personne n’en paiera les conséquences. Toi, en particulier.
– Tu vieillis mal, Armand, murmura-t-elle dans l’intention de l’insulter.
Grisoni interrompit la conversation.
Ses yeux se remplirent de larmes. Elle fouilla dans son sac en quête d’un paquet de mouchoirs. Se reprit. Alluma une cigarette. Elle avait un goût horrible. Quand elle se sentit prête, elle affronta le regard du Russe. Il était froid, impassible, complètement débarrassé de la peur manifestée jusque-là.
Bourdet saisit le magnétophone.
– Tu m’as raconté une montagne de conneries, pas vrai ?
– C’est vrai.
– J’ai commis deux erreurs, admit B.B. avec amertume. Te sous-estimer et impliquer Garrincha.
En réalité, ça, ça n’avait été que des erreurs mineures, pensa Alexandre. Celle qui avait été fatale, ça avait été de ne pas capturer tout de suite Sunil Banerjee. Mais il se garda bien de le lui faire remarquer.
La policière retrouvait sa lucidité et elle comprit comment Alexandre avait pu avertir ses associés.
– Don Juan t’a prêté son téléphone.
– Ça n’a plus d’importance, rétorqua Peskov, impatienté. Et maintenant, détache-moi et laisse-moi partir, sale pute.
B.B. perdit le contrôle et sortit une main de la poche de son manteau, brandissant une bombe anti-agression au poivre. Elle l’agrippa par les cheveux et la lui vida dans les yeux, dans le nez, dans la bouche.
Le Russe cria jusqu’à ce qu’il s’évanouisse.
Grisoni passa un bras autour des épaules de Sunil.
– Intéressante, cette affaire des câbles sous-marins, mais moi, j’appartiens à une génération à l’écart de la technologie, je préfère les immeubles.
Gilles Matheron intervint.
– Mister Banerjee et M. Peskov sont en train d’investir une importante somme d’argent dans l’affaire du Cap Pinède.
Armand sourit comme un requin.
– Importante ?
L’Indien fit un rapide calcul.
– Environ soixante millions.
– J’attends la confirmation des virements, annonça le banquier Rampal.
Le parrain hocha la tête, frappé par le niveau de la somme.
– C’est moi qui vais prendre votre place, dit-il, glacial. Et je me prendrai aussi le reste, comme ça les affaires resteront entre Marseillais, parce qu’on est un peu fatigués de tous ces étrangers qui viennent ici et pensent qu’ils vont tout commander. Pas vrai, Pierrick ?
Bremond hocha la tête et échangea des coups d’œil avec ses acolytes. Ils n’étaient pas franchement ravis de ce nouvel associé. L’Indien et le Russe étaient certainement plus fiables. C’étaient des investisseurs. Grisoni se contenterait de prendre. Le désappointement général n’échappa pas au vieux gangster.
– Je vous ai sauvé le cul, les gars.
– Cette salope essaye toujours, couina Thierry Vidal, hystérique.
– Ne te permets jamais plus d’insulter la commissaire Bourdet en ma présence.
Le gangster s’amusa à l’humilier devant tout le monde. Puis il se tourna vers le député :
– Elle ne vous ennuiera plus, je vous l’assure.
– Nous, de toute façon, nous abandonnons la ville. Marseille sort de la sphère de nos intérêts, énonça clairement Sunil pour se donner une contenance.
Mais personne ne lui prêta attention. La vitesse des affaires les avait déjà transformés, le Russe et lui, en souvenir fugace.
Une vingtaine de minutes plus tard, accompagné par le chauffeur de Matheron, l’Indien parcourait la zone du chemin du Littoral où, selon les informations fournies par l’horrible homme des cavernes qui commandait le crime à Marseille, devait errer Zosim.
Il le repéra de loin. Son ami marchait comme s’il était ivre, en se tamponnant le visage avec un mouchoir, la chemise hors du pantalon et la cravate pendant d’une poche.
– C’est lui, cria-t-il.
Il sauta hors de la voiture et l’étreignit.
– Mon ami.
– Il me faut un médecin, Sunil, balbutia Alexandre avant de s’évanouir encore.
Bourdet suivait la scène à bord de sa Peugeot. Johnny Hallyday chantait Ma gueule. Elle regarda la voiture s’éloigner. Le sentiment de défaite devenait insupportable. Elle appela Ninette.
– Combien tu veux ?
– Tu as le ton des mauvais jours.
– Le pire de tous.
– Moi non plus, je ne suis pas de bonne humeur. L’effort va te coûter cher.
– Peu importe. Je t’attends chez moi.
L’obscurité dévora la lumière incertaine du coucher de soleil. Il n’y avait pas un souffle de vent et la pluie fine et serrée tombait à pic sur la mer. Les moteurs de la Reine des îles tournaient à plein régime. Destination : une plage de Ligurie.
Peskov se leva du divan où il se reposait et alla se verser une goutte de cognac.
– Je bois rarement et jamais à cette heure, mais je suis tenté de me descendre toute la réserve de ce bon Matheron.
– Les expériences de ce genre n’arrivent pas tous les jours, philosopha Sunil. J’ai eu si peur…
Le Russe vida son verre.
– Ce sont des animaux, marmonna-t-il. Tous. Policiers et criminels. La violence fait partie de leur vie, de leur quotidien. Ils n’arrivent pas à concevoir autre chose
Il se laissa tomber sur le divan. Il était secoué par l’idée qu’il n’oublierait jamais ces heures passées attaché à une chaise dans la crainte d’être torturé.
– Heureusement, tu as trouvé ce narcotrafiquant qui s’est laissé corrompre, dit Banerjee.
– Un autre troglodyte, commenta Alexandre, méprisant.
– Sa femme n’était pas mieux, ajouta l’Indien. Mais le Sud-Américain mérite quand même un monument. S’il n’avait pas été corruptible, à cette heure tu serais sans ongles et tu obéirais comme une marionnette à cette horrible commissaire.
Peskov frissonna.
– Combien on a perdu ?
– Presque tout. Grisoni a été avide et Bremond et compagnie ont dû se soumettre. Avoir affaire à ce Corse n’entrait pas dans leurs plans.
– C’est quel genre, ce boss ?
Sunil haussa les épaules.
– Le classique mafieux de merde. Comme Zaytsev, comme les amis de mon père. Arrogant, ignorant, adroit… il m’a promis qu’il ferait courir le bruit que tu as été éliminé.
– Pour la deuxième fois… Il n’est pas dit que le général Vorilov avale ça, commenta le Russe. Je dois absolument profiter de la soudaine disparition de la belle Ulita pour me créer une nouvelle et définitive identité.
– Sans le boulet au pied du FSB, nous pourrons nous consacrer aux affaires. Nous sommes des génies pour faire de l’argent, mon ami, et tu vas voir qu’on va se refaire en peu de temps. Maintenant, toi, pense seulement à te rendre invisible.
– Et toi, qu’est-ce que tu vas faire ?
– Pour commencer, je vais m’assurer que ton séjour dans la clinique de Giuseppe sera confortable, puis je retournerai à Alang suivre les affaires. Déchets, bateaux et pièces de rechange pour riches Européens infirmes.
Alexandre étreignit son ami.
– Merci ! murmura-t-il, ému.
– Eh là, tu vas pas m’embrasser à la Brejnev ? plaisanta l’Indien. Avec vous autres, Russes, on sait jamais…
L’autre s’écarta.
– Merci ! répéta-t-il.
– Et de quoi ? Les méchants garçons de Leeds s’aident toujours entre eux.
Peskov hocha la tête et s’enferma dans ses pensées.
Sunil ne put retenir sa langue.
– Tu es en train de penser à ta belle ?
– De qui tu parles ?
– D’Inez. De ton unique et grand amour. La fille qui a fait perdre la tête au soussigné et à Giuseppe mais qui, pour des raisons incompréhensibles, t’a choisi, toi.
Peskov était effaré.
– Depuis quand le savez-vous ?
– Depuis toujours.
– Ce n’est pas que je voulais le cacher, c’est que…
D’un geste, Banerjee lui fit comprendre qu’il n’avait pas à se justifier.
– Tu es russe, elle suisse. Une stupide réserve avec les amis les plus chers était inévitable.
– Une fois que j’aurai changé d’identité, je pourrais aller m’installer à Zurich, non ?
– Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, c’est le premier endroit où Vorilov te cherchera.
Alexandre hocha la tête.
– Tu as raison, il faudra que je m’invente autre chose.
Plusieurs heures plus tard, les marins jetèrent à la mer un petit canot pneumatique qui transporta les deux passagers sur une plage proche de Varazze, où les attendait Giuseppe Cruciani.
– Mais vous ne pouviez pas venir en train ? brailla-t-il en les étreignant et en les couvrant de baisers. Je me suis gelé les couilles à vous attendre sur cette putain de plage. La mer, c’est l’été qu’on y va, non ?
Le Napolitain les submergea de ses déconnades insistantes et, pendant tout le voyage jusqu’à la clinique, ils ne firent que rire et se moquer les uns des autres. Le principal sujet fut, évidemment, les aveux du Russe sur sa relation avec Inez. En réalité, Giuseppe n’avait pas vraiment envie de s’amuser mais ses amis avaient besoin de décharger leur tension. Et puis Zosim ou Alexandre, ou quel que soit son putain de nom maintenant, allait devoir affronter un problème très délicat, et il valait mieux ne pas trop l’angoisser.
Malgré l’heure tardive, le médecin était encore en train de les attendre dans son bureau.
– Je te présente mon ami Gaetano Bonaguidi, dit Cruciani à Peskov. C’est le meilleur qui existe. Et le plus fiable.
– Et le plus cher, spécifia le chirurgien avec un sourire.
Giuseppe sortit et referma la porte derrière lui.
Le Russe observa les plaques et les photos accrochées aux murs. Bonaguidi avait été l’élève des plus célèbres chirurgiens esthétiques américains.
Le médecin prit le menton d’Alexandre et observa attentivement son visage.
– Vous avez un visage parfait, je doute de réussir à en reconstruire un autre du même niveau esthétique, expliqua-t-il. Vous risquez de vous retrouver avec des traits moins agréables, exactement l’opposé de ce que désire un patient quand il s’adresse à moi.
– Ne vous inquiétez pas. Je veux une tête de vendeur d’automobiles, vous comprenez ce que je veux dire ?
Bruna s’agita dans son lit. Pour réussir à dormir, elle s’était bourrée de somnifères. Et pourtant, elle était certaine qu’un connard quelconque était en train de frapper à la porte. Elle ouvrit un œil et lorgna Juan. L’homme dormait avec des boules Quiès dans les oreilles et il ne serait même pas réveillé au son du canon. Elle saisit sa montre. Il était 6 h 15 du matin. Ça ne pouvait être que les flics mais ensuite, elle pensa qu’ils se trouvaient dans son vieil appartement et que personne, et surtout pas la police, n’en connaissait l’emplacement. Elle se leva et au bout de quelques secondes renonça à chercher ses pantoufles et quelque chose pour se couvrir. Ce connard n’arrêtait pas de frapper à la porte et qui qu’il soit, il lui faudrait se contenter de sa nuisette à deux cents euros.
Mais la commissaire Bourdet l’apprécia.
– T’es une beauté, Bruna, s’exclama-t-elle avec une sincère admiration. Où est Santucho ?
– Peut-être qu’il n’est pas là.
B.B. lui colla une baffe.
– Je t’ai demandé où il est ?
– Il dort.
La policière prit le couloir et chercha la chambre. Elle s’assit au bord du lit et alluma la lampe de la table de nuit avant de secouer le dealer. Garrincha se retourna brusquement, furieux. Il l’avait dit mille fois à Bruna qu’il ne voulait être réveillé qu’avec une affectueuse douceur. Il fit un bond en reconnaissant la policière.
– Bonjour, madame, murmura-t-il, la bouche pâteuse. Je ne m’attendais pas à recevoir votre visite.
– Surtout ici, pas vrai ? Tu pensais me garder caché ce nid d’amour.
Elle le frappa du bout du doigt sur le front.
– Tu n’as jamais compris la différence entre les flics de ton bled et ceux de Marseille, pas vrai ?
– Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? demanda-t-il, sur ses gardes.
– Ce matin, je me suis réveillée avec une question à laquelle je ne peux pas donner de réponse et peut-être que tu peux m’aider.
– Bien sûr, si je peux, très volontiers.
– Je n’arrive pas à comprendre comment les amis du Russe ont fait pour découvrir qu’il était, disons, mon invité. Tu as une idée ?
– Non. Je ne sais même pas qui sont ces types.
– Tu sais, Juan, je suis venue ici parce que plus j’y pense et plus je me convaincs que c’est toi qui m’as trahie. Il n’y a pas d’autre explication possible. Et une fois déjà, je t’avais dit que je suis ton Dieu unique, et à Dieu, on ne ment jamais. Tu ne penses pas qu’il serait mieux de me dire la vérité ?
– Je l’ai juste laissé passer un coup de fil, admit le Paraguayen. Une minute, rien de plus.
– À qui a-t-il téléphoné ?
– À un Indien.
– Qu’est-ce qu’il a dit ?
– Je ne sais pas, mentit-il. Je n’ai pas écouté.
B.B. soupira.
– Tu as combiné un beau merdier et je ne peux pas te pardonner, Juan. Maintenant, Dieu t’envoie en enfer.
Elle se leva et sortit de la pièce, suivie par les hurlements de “don” Juan.
– Vous ne pouvez pas m’envoyer en taule pour un putain de coup de fil, moi je travaille pour vous, vous verrez que je saurai réparer. Je défoncerai le cul de toutes les bandes qui dealent. Je vous livrerai les quartiers Nord sur un plateau d’argent.
La commissaire agrippa Bruna par un bras et la traîna à la cuisine.
– Prépare le café, beauté.
Elle ouvrit la porte de l’appartement et fit entrer Delpech, Brainard et Tarpin.
– À vous de jouer.
Les trois inspecteurs se précipitèrent dans la chambre à coucher, où ils trouvèrent Garrincha en train d’enfiler un pantalon. Il pâlit.
– Eh, oh, qu’est-ce qui se passe, merde ?
Delpech ricana et sortit de sa poche une feuille pliée en quatre qu’il ouvrit et brandit sous le nez de Garrincha.
– Tu sais ce que c’est ?
– Non.
– C’est un arrêté d’expulsion, et là, il y a écrit que le Paraguayen Esteban Garrincha s’en retourne chez lui par le premier avion.
La nouvelle s’abattit sur le corps et l’esprit du Paraguayen avec la violence de la foudre. Il perdit la raison et devint un fauve blessé à mort. En criant comme un fou furieux, il se jeta sur les trois policiers, lesquels ne prirent pas la peine de l’étourdir avec leurs pistolets électriques mais s’amusèrent à le démolir à coups de matraque de cuir remplies de billes de plomb. Il avait osé se moquer de leur commissaire. Il devait payer.
– Ils vont le tuer, cria Bruna.
– Non. Ils lui donnent juste une leçon, répondit sèchement Bourdet. Après, ce sera ton tour.
– Je n’ai rien fait, balbutia-t-elle, terrorisée.
– Je sais tout. Juan était mon informateur. Mais après, il a joué au con et maintenant, on va le conduire devant le juge auquel il avouera le meurtre des Mexicains, tricha la policière. Il sera le premier à balancer et il vous baisera tous. De toute façon, je le lui dois bien : il m’a passé un tas d’informations.
La jeune fille s’effondra sur la chaise, muette. La commissaire mit devant elle une tasse de café.
– Bien sûr, je préférerais aider une belle poulette comme toi.
Bruna leva le regard.
– Vous pourriez vraiment me sauver ou vous vous foutez de moi ?
– Je peux faire exactement ce que je veux, ça dépend de ce que tu m’offres.
– Qu’est-ce que vous voulez, exactement ?
Bourdet fouilla dans son sac et en tira l’enregistreur numérique.
– La vérité.
À ce moment, Santucho, évanoui, porté par les inspecteurs, passa devant la porte de la cuisine. B.B. les arrêta d’un geste, pour que la fille se rende compte de son état.
– Dans cette compétition, le vainqueur c’est celui qui a la langue la plus rapide.
Et Bruna, vaincue et terrorisée, avoua tout. Même ce qu’elle pouvait éviter, comme le coup de couteau dans la poitrine du cuisinier mexicain. Elle montra à la policière la cachette de la drogue mexicaine volée à Bermudez et, d’un tiroir, elle sortit les cent mille euros que lui avait remis l’Indien. À la fin, elle était vidée et avait un besoin infini de se faire un rail. Elle implora la commissaire qui secoua la tête.
– Le moment est venu pour toi de commencer à te désintoxiquer.
Bourdet appela Félix Barret, son collègue de l’OCRTIS.
– J’ai une affaire compliquée entre les mains. Si tu la débrouilles comme je te dirai, tu ramènes le trésor des Mexicains et les responsables du massacre du Zócalo.
Le policier des stups arriva une demi-heure plus tard.
– Tu as dû te fourrer dans un beau merdier pour me faire un cadeau qui vaut une promotion, attaqua-t-il en souriant.
B.B. lui offrit une cigarette.
– Il faudra que tu fasses le prestidigitateur. Et fais attention que ça ne soit pas le mauvais lapin qui sorte du chapeau.
Félix montra la fille qui fumait une cigarette comme si c’était la dernière.
– Et celle-là ?
– Je te présente Bruna, ton témoin, dit-elle en lui remettant le magnétophone.
Elle ramassa son manteau et son sac et s’approcha de la fille.
– Lui, c’est le flic qui peut sauver ton cul, beauté. Fais ce qu’il te dit et tu t’en sortiras avec dix ans.
– Dix ans ? cria Bruna, hystérique. Mais j’ai parlé ! Vous devez me libérer maintenant !
Les policiers échangèrent un coup d’œil en se retenant difficilement de rire.
– Tu vois les dégâts que provoquent les séries télé américaines ? s’exclama Barret. Maintenant, le premier con que tu arrêtes t’appelle “détective”, la première chose qu’il dit c’est “je veux passer un accord” et il appelle le juge “Votre Honneur”.
– Proteste auprès de ton syndicat, se moqua Bourdet. Cette situation est insupportable.
Deux policiers en tenue vinrent prendre Garrincha à la sortie du couloir de débarquement. Il avait le visage tuméfié, les lèvres éclatées en deux points et son aspect avait tenu à l’écart les autres passagers pendant toute la durée du voyage. Il se fit menotter sans histoire et avança vers la sortie et son propre destin avec une attitude résignée, traînant les pieds et murmurant des prières. En réalité, c’était une feinte. Quand un des policiers ouvrit la portière pour le faire entrer, Garrincha, d’un bond, tenta de fuir avec pour unique résultat d’encaisser un déluge de coups de poing. Il ne se plaignit pas trop. Il maudit le destin et Bourdet. Il ne protesta pas quand la voiture prit le chemin du bureau de son ex-chef. À travers la glace, il regarda sa Ciudad del Este. En pleine nuit, elle était encore plus belle, chaque détail un souvenir.
Quand ils le firent descendre, il essaya de se donner une contenance et de garder le buste droit. Il passa devant la pièce où les compteurs de billets étaient toujours en pleine activité. Les comptables le reconnurent et le saluèrent d’un ironique geste de la main.
Carlos Maidana était assis à son bureau. Il était en train de bavarder avec Neto, son nouvel adjoint. Avant la trahison de Garrincha, c’était un simple soldat. Mais il n’avait aucun don hormis la fidélité. Ces temps-ci, c’était suffisant pour faire carrière.
Les policiers libérèrent Esteban de ses menottes. Le boss saisit une enveloppe sur le bureau et la lança au plus proche.
– Muchas gracias, don Carlos.
Maidana se débarrassa des flics d’un geste pressé. Il concentra toute son attention sur le nouvel arrivant.
– Je dois te féliciter, Esteban. En France, tu as appris à t’habiller comme un pédé, ici ton cul me rapporterait gros et c’est vraiment dommage que je doive te remettre à nos amis chinois.
Garrincha repoussa un sanglot au fond de sa gorge.
– S’il te plaît, ne fais pas ça. Au nom du bon vieux temps. Fais-moi tirer une balle dans la tête par Neto.
Carlos joua la stupeur.
– Et pourquoi ? Les Chinois des triades sont célèbres pour leur pitié, ne t’inquiète pas, Esteban. Tu t’en iras vite et sans souffrir.
Il essaya de garder son sérieux mais éclata de rire, en se donnant des claques sur les cuisses. Neto se limita à sourire. Il lui aurait plu d’éliminer personnellement le traître et il n’était pas si sûr que ce soit correct de le remettre aux Chinois.
D’un coup, le boss redevint sérieux.
– Je suis surpris qu’on t’ait déniché en Europe. Je ne croyais pas que tu avais assez de cervelle pour aller si loin.
La Mercedes de Maidana s’arrêta sous un viaduc de la périphérie nord de la ville. Les Chinois étaient déjà arrivés avec deux crossovers Ford. Ils fumaient, appuyés aux carrosseries. Garrincha en compta une dizaine. Ils étaient conduits par Nianzu, chauffeur et garde du corps de feu Freddie Lau. Ce serait lui qui le torturerait. Il avait entendu dire qu’un Chinois expert pouvait vous garder en vie jusqu’à plusieurs jours. Il se mordit la lèvre, qui commença à saigner copieusement.
Neto le tira de la voiture.
– Tu vas t’amuser, souffla-t-il en lui donnant une bourrade.
Garrincha marcha d’un pas lent mais sans hésitation vers le chef du comité de réception. À un mètre de distance, il s’arrêta et ses pieds commencèrent à bouger jusqu’à ressembler à ceux d’un joueur de foot en pleine partie.
– Et voilà le grand Garrincha, cria-t-il avec tout le souffle qu’il avait dans le corps, qui dribble le centre-avant, évite une féroce balayette, il cherche encore une ouverture…
Les hommes de la Triade trouvèrent l’exhibition amusante et se mirent à rire et à moquer le condamné à mort, jouant les supporters.
– … et voici le grand Garrincha devant les buts. Il est seul devant le gardien, hurla-t-il.
Il replia la jambe droite et balança un coup de pied terrible, écrasant les testicules de Nianzu, qui s’évanouit sur le coup.
Par réaction, les autres Chinois vidèrent sur lui leurs chargeurs, puis prirent le cadavre à coups de pied. Mais il était trop tard. Garrincha les avait encore baisés.
La brume rendait encore plus floue l’enseigne de l’hôtel. Brainard, Delpech et Tarpin bavardaient au chaud dans le monospace. En bruit de fond, l’habituel hip-hop français. Non loin de là, à bord de sa vieille Peugeot 205, la commissaire Bourdet fumait en écoutant l’habituel Johnny Hallyday. Un taxi se rangea devant l’entrée du bouge, déposant l’habituel Sud-Américain au ventre plein des habituels ovules remplis de coke. Un petit sac, le regard circonspect, il se dirigea vers la porte.
B.B. ramassa le talkie-walkie.
– Maintenant ! ordonna-t-elle.
La portière s’ouvrit en grand et les trois inspecteurs jaillirent au-dehors. Pistolets, matraques, menottes. Puis un petit tour à l’ex-conserverie.
La “guerre des territoires” continuait. Trois gamins du 14e avaient été assassinés à coups de pistolets. Les assassins avaient incendié la voiture dans laquelle ils se trouvaient et seule l’analyse ADN avait permis l’identification des cadavres. Ils avaient dix-neuf ans. La veille était mort, après une brève agonie, un policier fauché par une rafale de kalachnikov pendant qu’il essayait d’empêcher un braquage de supermarché. Le gouvernement avait annoncé une nouvelle livraison de cent cinquante fusils à pompe. Les flics avaient décidé de vendre cher leur peau. B.B., elle, continuerait avec ses propres méthodes jusqu’au jour de la retraite. Elle le devait à sa Marseille. Dommage pour la bouillabaisse de Grisoni. C’était une des meilleures de la ville.