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Le hall était grand et désert. Zosim Kataev sortit sur la terrasse pour jouir de la vue du Vieux-Port. Il était en manches de chemise bien qu’on fût en novembre. Mais il ne faisait pas si froid et lui, il était habitué à bien d’autres températures. Marseille était beaucoup mieux que ce à quoi il s’était attendu mais il aurait quand même préféré Zurich. Là, il ne se serait pas senti aussi seul. Il était entré dans la première agence immobilière qu’il avait trouvée à côté de l’hôtel.

– Durant cette période, on n’a que l’embarras du choix, avait bien précisé le directeur après s’être fait bien répéter en anglais que M. Alexandre Peskov, tel était le nouveau nom que lui avait procuré le FSB, voulait acquérir deux immeubles de luxe à environ trois cents mètres l’un de l’autre. L’un destiné au logement, l’autre à abriter le siège de la société que le Russe allait fonder d’ici peu.

Une fois vérifiée la réalité des disponibilités financières du client, le type s’était empressé de lui faire visiter ce dont il disposait. Le critère de Zosim était la rapidité, et le soir même, il était déjà en possession des clés qu’il avait reçues en échange d’un virement arrivé en un temps record, grâce à l’intercession de l’employé qui s’occupait de son compte à Zurich.

Ça lui avait fait énormément plaisir d’entendre la voix de Sunil, son meilleur ami. Il allait bientôt arriver et l’aventure allait enfin commencer. La rencontre qu’il attendait fébrilement était tout autre, mais pour voir cette personne spéciale, il lui faudrait attendre encore un peu.

– Je m’appelle Alexandre Peskov, dit-il à la nuit. Il répéta ce nom des dizaines de fois, jusqu’à ce qu’il devienne un son familier et qu’il soit certain de ne pas se tromper. Il effectua un autre tour des pièces accompagné par le déclenchement des interrupteurs et rentra à pied à l’hôtel où il se changea pour aller au gymnase. Il choisit avec soin un tapis roulant et commença à courir. Zosim aimait courir. Il aimait la vitesse.

Depuis son enfance, courir jusqu’à l’épuisement avait été la seule manière de trouver la paix. Puis, avec le temps, c’était devenu quelque chose d’autre. Maintenant, c’était pour lui réaffirmer sa détermination à parvenir à la victoire. Et à la liberté.

Le lendemain matin, à neuf heures pile, Zosim était de nouveau dans l’appartement, attendant la décoratrice conseillée par l’agence.

– Je suis Juliette Fabre, se présenta-t-elle sur le seuil.

Une matrone au visage plaisant, où brillaient de grands yeux verts. Derrière elle, quatre collaboratrices d’âges divers.

– Je vous en prie, entrez.

– D’habitude, je ne traite pas avec des clients russes, mais mon ami a beaucoup insisté…

– Et pourquoi donc ? demanda Alexandre, amusé.

– Parce qu’ils n’acceptent pas les conseils et détruisent tout avec leur goût horrible et tape-à-l’œil.

Peskov se posa la main sur le cœur.

– Madame Fabre, vous avez carte blanche. Je suis seulement pressé.

– Beau et tout de suite, commenta la femme.

– Exactement, dit-il en lui tendant une épaisse enveloppe bourrée de billets. Ceci est une avance. Pardonnez-moi, c’est du liquide, je n’ai pas encore eu le temps d’aller retirer les carnets de chèque à la banque.

L’argent disparut dans le gros sac à main de la décoratrice.

– Ne vous inquiétez pas. Ça va très bien comme cela.

Elle fit un signe aux quatre accompagnatrices qui commencèrent à mesurer l’appartement, à le photographier dans les moindres détails et à dessiner des croquis.

– Alors, ici, le mobilier sera très, très français avec de petites touches méditerranéennes, tandis que les bureaux, même si je ne les ai pas encore visités, je les verrais plutôt projetés dans l’avenir avec beaucoup d’acier, de verre et de bois blanc et, en contraste, quelques meubles de bureau des années 50.

– Ça me semble une idée extraordinaire, commenta le Russe en prenant congé.

Juliette Fabre l’observa pendant qu’il s’éloignait. Un bel homme aux manières affables, même si c’était un barbare. Elle ne se demanda pas d’où il sortait son fric. Rares étaient, désormais, les clients fortunés qui n’éveillaient pas des soupçons sur l’origine de leur richesse.

Alexandre Peskov s’arrêta dans le bar d’une chaîne italienne pour boire un cappuccino et regarder les journaux. Il lut d’abord La Marseillaise, pour commencer à se repérer et améliorer sa connaissance de la langue. Ulita se matérialisa à sa table. Le temps de baisser le quotidien et elle était déjà assise.

– Tu as recommandé à cette grosse dondon de mettre un grand lit confortable ? demanda-t-elle avec une petite voix insolente.

– Je suis surpris de te voir ici, dit le Russe. Mais ça me fait plaisir, comme ça nous allons pouvoir éclaircir quelques points, parce que j’ai l’impression que nos accords n’ont plus de valeur. Je devais m’établir à Zurich pour gérer les fonds soustraits à la Brigade de Vitaly Zaytsev et ceux tirés de l’affaire du bois de Tchernobyl, le tout pour nourrir les caisses du FSB. Au lieu de quoi, je me retrouve dans un restaurant de Marseille en ta compagnie.

– Ça ne te fait pas plaisir que je sois venue de notre lointaine mère patrie pour te retrouver ?

– Ça me donne un plaisir fou ! Mais maintenant, réponds.

La femme changea de ton.

– Marseille est la porte entre l’Europe et l’Afrique et le carrefour des trafics des extrémistes islamistes avec lesquels les Tchétchènes ont désormais des rapports plus que stables. Hommes, armes… nous devons avoir la possibilité de les intercepter avant qu’ils arrivent en Russie pour mettre des bombes dans le métro. Nous ne t’avons pas envoyé ici seulement pour recycler et faire fructifier l’argent de ta regrettée Organizatsya. Nous devons utiliser les ressources économiques que tu nous garantis pour mettre sur pied un réseau stable et efficace.

– Vous n’avez jamais eu l’intention de m’envoyer à Zurich, n’est-ce pas ?

– En effet. Une heure de vol et tu es en Suisse pour suivre les affaires. Ici, à Marseille, tu peux en revanche te créer des relations avec les milieux qui comptent. Politiques, entrepreneurs, financiers, tout ce qui peut être utile pour renforcer notre présence.

– Tu es en train de me dire qu’il n’y a pas d’agent à nous dans cette ville ?

– Ne fais pas l’ingénu avec moi, siffla Ulita. La Russie a de nombreuses âmes et chacune a son service secret. Tu es aux ordres du FSB du général Vorilov.

– À combien d’autres arnaques je dois m’attendre ?

La femme lui agrippa le menton.

– Jusqu’à l’autre jour, tu n’étais qu’un mafieux de merde. Maintenant, tu as l’occasion de te racheter, murmura-t-elle sur un ton glacial.

– Je vous demande pardon, lieutenante Vinogradova. Je me suis exprimé d’une manière incorrecte.

– Avec toi, on ne comprend jamais si tu parles sérieusement ou si tu te fous de la gueule du monde.

Peskov écarta les bras.

– Tu me connais, tu sais bien comment je suis fait, étant donné que c’est toi m’as enrôlé.

– Et je t’ai permis de changer ton destin.

– Et que sera-t-il, Ulita ?

Elle haussa les épaules.

– Nul ne connaît l’avenir. La seule chose certaine est que nous le découvrirons ensemble. Notre lien est indissoluble.

– Tu as oublié le général, fit remarquer Peskov. Notre histoire est une histoire à trois.

– Je ne l’ai pas du tout oublié. Vorilov est notre petit père.

Alexandre frissonna. C’est ainsi qu’on appelait affectueusement Staline au temps de la grande guerre patriotique, mais il évita d’enquêter sur les idées politiques de la lieutenante. En Russie, le dictateur jouissait encore d’une grande popularité. Dans les sondages, il était en troisième position derrière le légendaire prince Nevski et le ministre tsariste Stolypine. Le dévouement d’Ulita à son pays était sincère, malgré son ambition démesurée qui, parfois, l’avait conduite à évaluer les situations d’une manière décidément erronée.

Comme l’affaire de son enrôlement. Elle était convaincue de lui avoir mis le grappin dessus avec un mélange de sexe et de bavardages. Elle était arrivée à Leeds et avait commencé à lui tourner autour jusqu’à ce qu’ils finissent au lit. Ce que la lieutenante Vinogradova ignorait, c’est que le signalement de l’étudiant Zosim Kataev aux services fédéraux leur était arrivé de par sa propre volonté. C’était lui qui s’était fait enrôler. Se libérer de l’Organizatsya, s’emparer de ses fonds, c’était le premier pas indispensable vers la liberté.

Ulita avait parié sur le mauvais cheval, qui ne lui procurerait que de brûlantes déceptions. Alexandre sourit à cette pensée.

– À quoi penses-tu de si plaisant ? l’attaqua-t-elle, agacée.

– J’étais en train de penser à ton beau cul, mentit-il. Il y a un bon moment que nous n’avons pas fait une bonne chevauchée, dommage que d’ici deux heures, j’aie un vol pour Zurich.

– Quand comptes-tu rentrer ?

– Dès demain.

Ulita sourit.

– Et alors, tu n’auras pas à attendre longtemps.

Elle sortit du bar suivie par les regards de plusieurs hommes. Pour un agent opérationnel, elle ne passait certes pas inaperçue. Peskov soupira. Il détestait coucher avec cette femme. Durant les préliminaires, elle aimait imposer son pouvoir jusque sous les draps, pour ensuite se mettre à plat ventre et enfoncer son visage dans l’oreiller.

Il était mal à l’aise. Pour décharger la tension de cette rencontre, il aurait voulu aller en courant jusqu’à l’aéroport mais il dut prendre à contrecœur un taxi.

À Zurich, par contre, il choisit le train pour rejoindre la ville. Il voulait être certain que personne ne le suivait. Il mangea un morceau au Kaufleuten de Pelikanstrasse en mémorisant visages et véhicules. Puis il fit un long tour pour parvenir à la Bahnhofstrasse, où se trouvait le siège de la Hans Lehmann Privat Bank. Il se présenta sous le nom d’Alexandre Peskov, demanda à rencontrer sa conseillère, Mlle Inez Theiler, et s’installa dans l’accueillante salle d’attente en feuilletant le Singapore Business Times.

Inez l’avait connu sous un autre nom, mais elle s’efforça de ne manifester aucune émotion quand elle le vit. Elle tendit la main et le salua de manière très formelle. Tous deux se fixèrent longuement. Ce fut le Russe qui se secoua et détacha sa main. Elle lui montra le chemin jusqu’à son bureau. Alors seulement, à peine la porte refermée, ils purent s’embrasser. Elle lui passa les mains sur le visage et la poitrine.

– Zosim, Zosim, mon amour, sanglota-t-elle. Enfin tu es arrivé, j’étais si inquiète.

Le Russe la serra contre lui, hésitant à la mettre au courant tout de suite du changement de plan. Ce ne fut qu’un instant. Puis il fut submergé du désir de ses lèvres.

– Donne-moi les clés. Je t’attendrai à la maison, murmura-t-il.

De la fenêtre de la chambre à coucher, dans un état quasi hypnotique, Peskov observait le lent écoulement du Limmat. Ça l’aidait à contrôler les émotions qui l’assaillaient sans cesse. Le désir de faire l’amour avec Inez était bouleversant, mais il était gâché par la conscience que la nouvelle de son affectation à Marseille lui briserait le cœur. Ils s’étaient connus à l’université de Leeds, étaient tombés amoureux au bout de quelque temps mais avaient toujours tenu cachée leur relation. C’était le seul moyen de la protéger. De l’Organizatsya, d’Ulita, de ses parents. Même leurs amis les plus chers n’étaient pas au courant.

Sur le piano du salon, dans un cadre d’argent, un cliché montrait quatre jeunes gens dans un pub. Zosim, Sunil, Inez et Giuseppe, l’Italien. Ils étaient inséparables. Et pourtant le secret avait été maintenu pour tous. Le projet de s’installer à Zurich avait été concocté pour qu’ils fussent enfin près l’un de l’autre. Maintenant, il fallait trouver la force de se construire un avenir différent. Et la seule possibilité de le faire était de se libérer du FSB.

Il attendit Inez assis dans un fauteuil. Quand elle entra, il lui demanda de se déshabiller et la contempla longuement, nue, debout. Elle était très belle. Il la prit par la main et la conduisit au lit.

En pleine nuit, Inez prépara un casse-croûte à base de Stilton, de Sauternes et de noix.

– Le FSB m’a trompé, dit-il dans un souffle. J’ai été envoyé à Marseille.

Les yeux de la jeune femme se remplirent de larmes.

– Nous trouverons une solution, se hâta de dire Alexandre.

– Et laquelle ? lui demanda-t-elle avec une pointe de sarcasme.

Il secoua la tête.

– Pour l’instant, je n’en sais rien.

Inez aussi aimait la vitesse. De pensée. Elle avait toujours analysé les situations avec une rapidité foudroyante. Ce n’était pas par hasard si, à vingt-sept ans, elle occupait dans la banque un poste dirigeant qu’on ne pouvait atteindre, d’ordinaire, qu’après une longue période d’apprentissage. Peu importait que le conseil d’administration fût solidement tenu en main par sa famille. Là, dans le travail, le mérite était le seul critère d’évaluation. Les larmes disparurent pour faire place à la rationalité.

– Il va falloir qu’on investisse le capital à Marseille avec une autre marge de risque, raisonna-t-elle à voix haute. Pas seulement économique…

– La seule solution est de faire passer l’argent dans les bons endroits en plus de les injecter dans les activités de Sunil et de Giuseppe.

– Nous aurons besoin de contacts au niveau local.

– Le FSB m’a ordonné de m’infiltrer dans les milieux qui comptent : la finance, l’entreprise, la politique.

– Demain, je vais chercher dans les archives de nos clients et je te proposerai des candidats.

Inez se leva et s’assit sur ses genoux.

– Pourquoi est-ce qu’on n’a pas de chance, Zosim ?

– Maintenant, je m’appelle Alexandre. Zosim est mort, si tu continues à m’appeler comme ça, je ne réussirai jamais à devenir quelqu’un d’autre.

– D’accord, Alexandre. Mais maintenant, réponds à ma question.

Le Russe se versa du vin. Puis renonça à le boire.

– Il ne s’agit pas de chance, mais de mon destin. J’ai été la propriété personnelle d’un chef mafieux, maintenant je le suis d’un général des services et de sa maîtresse psychopathe. Je me suis libéré du premier, quand je me serai libéré aussi des autres, nous pourrons avoir notre vie.

– Cette Ulita te baise encore ? demanda Inez sur un ton agressif.

– Quand elle en a envie, répondit-il avec une crudité sincère. Et toi, avec qui tu couches ?

– Avec ceux qui te ressemblent, comme ça je peux m’imaginer que tu es avec moi.

Inez se leva et retourna dans son fauteuil.

– Tu te souviens ce que je t’ai dit, la dernière nuit à Leeds ?

– “Nous nous aimons mais nous sommes aussi complices”, récita Alexandre. “L’amour et le crime. Si tel est notre avenir, je suis prête à aller jusqu’au bout.”

– C’était une phrase un peu bête, prononcée pour désamorcer la tension, dit Inez. Te voir partir a été douloureux… mais maintenant, malheureusement, c’est notre réalité. Et moi, je suis vraiment prête à aller jusqu’au bout.

Ils retournèrent au lit et gardèrent le silence, en se serrant dans les bras.

Esteban Garrincha se traînait vers un groupe de gros immeubles délabrés des quartiers Nord. Ses couilles lui faisaient mal et il était obligé de marcher les jambes légèrement écartées. Il était épuisé, affamé et avait perdu ses repères temporels à force de rester prisonnier dans ce putain d’endroit qui sentait le poisson. La fliquette avait voulu être sûre qu’il avait parfaitement compris comment se comporter. Ce quartier ne lui plaisait pas du tout. Il y avait la même atmosphère de misère et de désespoir que dans son vieux barrio. Des groupes de jeunes Maghrébins en train de suivre une course de motos clandestine le fixèrent avec méfiance. Deux d’entre eux commencèrent à lui tourner autour en scooter. Le Paraguayen les ignora et continua tout droit. Il trouva la bonne entrée et monta l’escalier jusqu’au troisième. L’ascenseur était surveillé par d’autres jeunes et il ne s’était pas senti de leur demander la permission de l’utiliser. Il enfonça la clé dans la serrure de l’appartement n16 et se retrouva dans un studio sale et puant. D’un coup de pied, il referma la porte derrière lui et se précipita pour ouvrir grand la fenêtre. À la différence du Russe, Garrincha n’était pas habitué au froid, et la découverte que le radiateur était glacé ne l’aida pas à améliorer son humeur.

– Putain de policière, marmonna-t-il entre ses dents.

Elle ne pouvait pas trouver pire pour l’installer.

Quelqu’un frappa à la porte avec insistance. Esteban se retrouva devant une dizaine de très jeunes voyous. Celui qui semblait le chef lui donna une bourrade et entra, suivi par les autres.

– Et toi, t’es qui, bordel ? Qui t’a donné la permission d’entrer ?

– J’ai eu les clés d’un ami, répondit le Paraguayen en espagnol.

Le chef se tourna vers ses compères.

– Ah putain, ce type parle même pas français.

– Il doit être l’ami de ce couillon de Bolivien qui habitait ici et qui s’est fait choper avec de la coke.

– Ici, c’est nous qu’on commande. Le Clan des Gitans. Mets-toi-le bien dans la tronche, et tu dois nous payer le loyer, mit au point l’autre en frottant le pouce sur l’index.

Garrincha se limita à secouer la tête. Il n’avait pas un centime en poche.

Les garçons le jetèrent à terre et le fouillèrent. D’avoir dit la vérité ne lui évita pas une rafale de coups de pied. Il protégea sa tête et ses couilles.

Ils s’en allèrent après l’avoir menacé de lui fracasser les os s’il ne commençait pas à payer dès le lendemain.

Esteban décida qu’il n’avait pas la moindre intention de devenir le passe-temps de ces jeunes voyous et il se promit de nouveau de se procurer une arme. Il ramassa sur le sol un balai sale au manche cassé et commença à balayer.

Il entendit frapper de nouveau à la porte mais plus doucement. Il alla ouvrir en brandissant le moignon de bois comme une arme. Le gamin qui avait frappé ne put s’empêcher de pouffer. Il ne devait pas avoir plus de treize ans, mais son visage en montrait une dizaine de plus.

– Tu ne fais pas très peur avec ce demi-balai, dit-il en espagnol.

Garrincha fut si content de rencontrer quelqu’un qui parlait sa langue, qu’il ignora la moquerie.

– T’es qui ?

– Pedro.

– Qu’est-ce que tu veux ?

– Tu connais celui qui était là avant ?

– Ça se peut.

– Viens avec moi.

À la sortie, ils passèrent au milieu du groupe qui l’avait agressé mais la vue du gamin suffit à les calmer.

Ils marchèrent cinq minutes en silence et arrivèrent devant un gros immeuble identique à celui où la police l’avait envoyé habiter.

– C’est le bon endroit pour entrer en contact avec la lie des quartiers Nord, lui avait dit la commissaire Bourdet.

Pedro le conduisit jusqu’à un grand appartement propre, avec un mobilier coûteux mais trop m’as-tu-vu même pour le goût du gangster paraguayen. Un type d’une trentaine d’années, mince, en tricot, les cheveux pommadés, était assis dans un fauteuil et berçait une fillette qui devait avoir dans les trois ans. Il portait tellement d’or sur lui qu’on aurait dit un de ces trafiquants latinos des séries télévisées américaines. Par signes, il invita Garrincha à s’asseoir et à ne pas faire trop de bruit.

– Sinon, elle ne s’endort pas et elle fait chier toute la nuit, expliqua-t-il à voix basse.

Garrincha hocha la tête d’un air sérieux, comme s’il avait reçu une confidence de la première importance.

– Comment tu t’appelles ? demanda le pommadé.

– Je ne le sais pas encore.

– On peut au moins savoir d’où tu viens, bordel ?

– Argentine, mentit-il.

– Ben, moi, je m’appelle Ramón, je suis vénézuélien et maintenant tu travailles pour moi.

– Qu’est-ce que je dois faire ?

– Pedro va t’accompagner dans un immeuble d’à côté. Il y a un toxico de merde qui devait me garder un peu de dope et qui l’a échangée contre de l’héroïne. Tu lui donnes une leçon et tu lui prends tout ce qui vaut plus d’un euro.

Esteban toucha son ventre.

– Je suis sans forces, je n’ai pas mangé depuis deux jours.

– Écoute, mon beau, la faim, on l’a tous connue. Tu vas faire ton travail et ce soir tu manges. Ça me semble clair, non ?

Le Paraguayen souffla, impatient. La faim, la douleur au bas-ventre, le fait d’être devenu la marionnette d’une policière et d’avoir été malmené par quatre Gitans… tout contribuait à le rendre irascible. Il se leva d’un bond et suivit encore une fois le gamin. Un autre immeuble, la même atmosphère imprégnée de violence et de désespoir. Devant la porte du toxico, Pedro fouilla dans sa poche et en sortit un point américain en cuivre brillant.

– Fais-lui mal. C’est un nègre de merde.

Une Africaine dans les trente-cinq ans, maigre, émaciée, lui ouvrit. Elle s’effondra à terre comme un chiffon quand Garrincha la frappa au menton. Arriva le noir, visiblement marqué par la toxicomanie.

– Pourquoi tu l’as frappée ? Elle ne t’a rien fait.

Esteban Garrincha était un professionnel de la violence. L’adolescence vécue dans le barrio Tarzan, la banlieue la plus dégradée de la capitale, l’armée et enfin la bande de Carlos Maidana lui avaient appris à tuer, torturer, frapper de toutes les manières possibles. Si le toxico ne mourut pas, c’est seulement parce que le Paraguayen était vraiment bon. Le remettre sur pied coûterait un joli tas d’argent à la Sécurité sociale.

Avec le gamin, il fouilla l’appartement, ramassant des pièces et d’autres misérables objets pour une valeur qui ne dépassait pas les cent euros. Mais ce fut la totale absence de nourriture qui mit Garrincha en fureur. Il agrippa la femme qui se reprenait lentement et la jeta sur un canapé défoncé.

– Y’a que dalle à manger, hurla-t-il.

La nana ricana doucement et murmura quelques mots en français, en secouant la tête.

– Qu’est-ce qu’elle a dit, bordel ? demanda-t-il à Pedro.

– Que t’es un pauvre couillon. Les tox ne dépensent pas leur argent pour manger mais pour se défoncer. Quand ils ont faim, ils vont aux Restos du cœur.

Esteban lui arracha la jupe et la culotte. Puis il ouvrit sa braguette et sortit sa bite.

– Peut-être qu’il vaut mieux que tu t’en ailles, dit-il au gamin. Je dois dire deux mots à la dame.

– J’adore les viols, amigo. Je n’en loupe pas un, rétorqua Pedro, excité.

La femme n’opposa pas de résistance. Elle le laissa faire sans émettre un son. Ce n’était pas la première fois qu’on la violait et elle savait qu’il valait toujours mieux ne pas provoquer davantage un con en rut.

Quand le Paraguayen eut fini d’abuser d’elle, elle s’assit sans le regarder et commença à s’arranger les cheveux avec des gestes lents, tandis que les larmes striaient son visage.

Garrincha alla se laver à la salle de bain. Il se rappelait avoir remarqué un rouleau de papier hygiénique. Quand il sortit, le gamin avait disparu.

Il le retrouva chez Ramón, où il revenait se faire payer.

– Pedro m’a dit que tu as cogné ce con comme un professionnel et que tu as bien nettoyé l’appartement, le félicita le Vénézuélien en avalant de la bière à la canette. Mais il m’a dit aussi que tu t’es baisé la femme et ça, je ne te l’avais pas ordonné.

Garrincha haussa les épaules.

– Je ne vois pas où est le problème.

– Personne dans mon organisation ne peut prendre d’initiative. Et c’est pour ça que je ne te donnerai pas un sou. Maintenant, disparais. Si j’ai besoin de toi, je te ferai appeler.

Le Paraguayen plissa les yeux et respira à fond pour garder la froideur nécessaire.

– Excuse-moi, Ramón, tu parles d’organisation mais jusqu’à présent, moi, je n’ai vu que toi et le gamin.

L’autre sourit, méprisant.

– Curro ! Serafín ! cria-t-il.

Entrèrent deux petits voyous aux pistolets émergeant de la ceinture. Ils s’appuyèrent à une cloison avec des airs de durs. Garrincha ne fut pas du tout impressionné.

– Ici, il y a des Maghrébins, des nègres, des Albanais, des Turcs… et il y a nous aussi, expliqua Ramón. Chacun a sa part de marché, et la nôtre, personne ne nous la prend parce que nous sommes une organisation et que nous sommes exactement aussi méchants que les autres.

Garrincha hocha la tête.

– Je te remercie de tes explications. J’attendrai que tu aies besoin de moi.

– Tu es vraiment un pendejo. Tu me manques de respect et tu t’imagines que tu vas te barrer sans être puni.

Esteban souffla. Il était fatigué, affamé et nerveux. Et tout le monde voulait le punir.

– Je n’ai fait que poser une question, expliqua-t-il sur un ton paisible.

– Que tu ne devais pas poser.

– Je dois être puni parce que je me suis fait la négresse ou parce que je t’ai manqué de respect ?

– C’est le même prix pour les deux, couillon.

– Je dois baisser mon pantalon pour recevoir la fessée ?

Ramón se leva d’un bond.

– Emmenez-le faire un tour, dit-il à ses hommes. Et cassez-lui quelques os.

Les deux types s’approchèrent en ricanant. Ils étaient costauds mais ils étaient bêtes. Celui qu’on appelait Curro l’agrippa par un bras et il suffit à Garrincha de se déplacer d’un pas et d’allonger la main pour lui prendre son pistolet. Il le pointa aussitôt sur la gorge de l’autre, le désarmant à son tour. Ramón n’en croyait pas ses yeux. Et il n’en crut pas davantage ses oreilles quand Garrincha lui demanda où était l’argent.

– Tu veux me braquer ?

– C’est ce que je suis en train de faire, connard.

– Mais tu ne peux pas, balbutia Ramón, effaré. Putain, où tu te crois ? Ici, à Marseille, ça fonctionne différemment.

– Si les autres sont comme vous, je crois vraiment que je vais bien me régaler.

Le Vénézuélien pointa le doigt sur Curro et Serafín.

– Après, on va régler nos comptes, aboya-t-il, histoire de se donner une contenance.

Esteban leva les canons des pistolets et Ramón s’empressa de soulever le coussin du fauteuil. Dans un trou creusé exprès dans la mousse, il y avait une boîte qui avait autrefois contenu les célèbres galettes du Mont-Saint-Michel. Il la prit et la posa sur une table basse.

– Mets-y dedans aussi tout l’or que tu te trimballes et ton portable, intima le Paraguayen.

– Tu exagères. Comme ça, tu es déjà mort mais si tu insistes à faire le couillon, je serai obligé de te faire très mal, avant.

L’autre le prit dans le viseur.

– C’est toi le couillon. Moi, je ne me ferais pas tuer pour quatre bijoux merdiques.

Les bagues, les bracelets et les colliers finirent dans la boîte avec un solide petit tas d’euros.

Garrincha se dirigea vers le centre pour fêter ça. Il entra dans un fast-food et s’empiffra de cheeseburgers et de Coca-Cola. Puis dans un grand magasin pour renouveler sa garde-robe et enfin dans une pension où il prit une chambre décente. Il se tailla la barbe, prit une douche bouillante et téléphona à la commissaire Bourdet avec le portable de Ramón qui continuait à recevoir des messages de menace de son ex-propriétaire.

En pleine nuit, Esteban sortit avec sur lui des vêtements neufs et tous les bijoux qu’il avait piqués au Vénézuélien. Les deux pistolets étaient glissés dans les poches de son blouson. Qu’ils essaient de venir le braquer. Il n’eut pas à marcher beaucoup, la vieille Peugeot de la policière était garée juste en face.

B.B., cigarette aux lèvres, tourna le bouton du volume. La voix de Johnny Hallyday baissa jusqu’à disparaître complètement.

– Le bruit court que t’es fou mais tu as aussi des admirateurs prêts à parier que tu vas devenir le nouveau chef des Latinos, si tu tues Ramón…

Garrincha haussa les épaules. Il prit une cigarette dans le paquet sur le tableau de bord.

– Ce que je dois faire, c’est vous qui devez me le dire, chef.

Bourdet fuma en silence.

– Découvre où Ramón garde sa dope, dit-elle au bout d’un moment. Et moi je ferai une rafle et j’arrêterai une bonne partie de la bande, comme ça, tu ne me saliras pas les rues de sang.

– Je n’ai pas d’assez bons rapports avec ces cons pour qu’ils me le disent.

– Pedro sait tout.

– Ce n’est qu’un gamin, je risque de l’estropier pour rien.

– Pedro est le frère de Ramón, révéla la policière. Et à cette heure, tu peux le trouver dans un coin tranquille loin des quartiers Nord.

– Je n’ai pas de voiture, je ne sais pas où l’emmener pour lui dire deux mots en paix.

– Ça, c’est pas un problème, coupa court B.B. Je veux comprendre si tu te défiles.

– Non, chef. Je prendrai Pedro et je le ferai chanter.

La policière le crut. Ce n’était pas le premier trafiquant qu’elle gérait de manière illégale et clandestine, mais Garrincha était différent. Il avait d’inégalables qualités criminelles et pouvait être utile pour atteindre ces résultats qu’elle s’était depuis longtemps fixés. Elle glissa une main dans son sac et en sortit une carte d’identité.

– À partir de maintenant, tu t’appelles Juan Santucho, Argentin de San Luis. Dépêche-toi d’apprendre notre langue, sinon ce document, que des milliers de cons comme toi, ils tueraient leur maman pour l’avoir, il vaudra que dalle.

– Oui, chef.

D’un geste foudroyant, la femme l’agrippa par les cheveux et l’attira à elle.

– Je ne suis pas ton chef, “Juan”, je suis ton unique Dieu. Tu réussis à saisir la différence ?

Pedro, quand il pouvait, s’évadait du quartier, de sa foutue existence pour passer quelques heures insouciantes dans une salle de jeu du 2e. Là, c’était le Gang des Carmes qui commandait et comme il n’avait pas de problèmes ni de comptes à régler avec les Vénézuéliens, Pedro pouvait sortir son fric sans courir le risque d’être braqué. Cette nuit-là, il n’avait pas envie de retourner au studio à côté de l’appartement de Ramón. Son frère ratissait les quartiers Nord à la recherche de ce type qui s’était foutu de sa gueule et il n’avait pas envie de subir sa colère. Ramón n’avait jamais subi pareille humiliation, et sa réputation était sérieusement menacée s’il ne le tuait pas de ses propres mains après lui avoir fait regretter d’être né. Tandis qu’il se démenait sur ce vieux flipper de la série Tortues Ninja, Pedro ne cessait de penser à ce qu’avait subi la noire. Ça lui avait plu de regarder. Plus encore que cette fois où Curro et Serafín avaient amené en cadeau à son frère une étudiante défoncée. Une vraie étudiante en fac, une de celles qui deviendraient enseignantes ou architectes. Pedro avait déjà baisé. Deux fois. Et avec des putains payées par Ramón qui l’avaient traité comme un gamin et s’étaient amusées à le faire jouir tout de suite.

Il ne nota la présence de Garrincha qu’au moment où il lui mit la main sur l’épaule.

– Je veux faire la paix avec ton frère, mentit Esteban. J’ai fait une connerie et je veux réparer. Accompagne-moi près de lui. J’ai la voiture dehors.

Le discours aurait pu même être crédible mais il y avait un détail qui éveilla les soupçons de Pedro. Comment il avait fait, bordel, pour savoir qu’il se trouvait dans la salle de jeux ?

– Vas-y tout seul. Tu connais le chemin.

La main d’Esteban devint une tenaille.

– Si tu ne sors pas avec moi maintenant, je te tire dessus avec le pistolet de Curro. Dessus, il y a ses empreintes et pour échapper à la perpète, il mettra ton frère dans la merde. Toi au cimetière et lui en taule.

Le gamin était perdu et apeuré et, sans tenter de fuir ou d’appeler à l’aide, il se laissa conduire jusqu’à la voiture. C’était une Volvo qui avait été volée, retrouvée et pas encore rendue au propriétaire. Magie des flics comme Brainard, Delpech et Tarpin.

– Tu dois savoir une chose à mon sujet, Pedro, dit le Paraguayen en passant la première. Je viens d’un pays d’Amérique du Sud où il y a eu longtemps une dictature féroce. Et à l’époque, j’étais un jeune soldat de l’armée. Et la première chose qu’on m’a apprise, ça a été de torturer pour obtenir des informations. Et je suis devenu bon à faire ça. Ma spécialité, c’était d’enlever la peau à ces connards de guérilleros. C’est pas facile, tu sais ? Il s’agit de couper et puis de tirer tout doucement les lamelles de peau, autrement, elle se déchire. Pour une jambe, il faut au moins une heure, pour faire du bon travail.

Il tourna la tête pour regarder le gamin. Il était terrorisé.

– Maintenant, il faudrait que je t’emmène dans un endroit tranquille, que je t’attache et que je te torture, continua-t-il sur un ton neutre. Et puis je devrais te finir d’une balle dans la nuque parce que putain, où tu vas sans peau ? Ça s’achète pas au mètre…

– Qu’est-ce que tu veux de moi ? cria Pedro, affolé.

– C’était justement là que je voulais en arriver, parce qu’on peut éviter d’aller dans cet endroit affreux si tu me dis où Ramón cache sa dope.

C’était vraiment un gamin englué dans des histoires plus grandes que lui. Il trahit son frère puis éclata en sanglots désespérés. Garrincha le fit descendre au feu rouge.

– Ça, c’est un secret qui restera entre nous, petit, mentit-il encore une fois. Et puis, ce n’est pas si grave. Ramón n’est qu’un pauvre couillon.

Le lendemain matin, un monospace pila devant une boutique de coiffure pour dames dans les quartiers Nord. Delpech et Brainard descendirent en courant, armés de fusils à pompe et firent irruption sur les lieux. Tarpin resta de garde à l’extérieur.

À vitesse normale, arriva aussi la Peugeot de la commissaire Bourdet, qui alluma une cigarette en observant les façades des immeubles environnants.

– Sors les lacrymos et tiens-toi prêt à les tirer dans les fenêtres au premier con qui commence à foutre le bordel, dit-elle. Ici, on risque l’émeute.

Elle fit son entrée dans la boutique avec un sourire satisfait aux lèvres.

– Bonjour, belles dames, attaqua-t-elle avec une courbette vers le petit groupe de dames collées au mur, certaines avec des bigoudis sur la tête et leurs mèches à moitié faites. Alicia, la propriétaire, une Vénézuélienne d’une trentaine d’années, était couchée par terre, les brodequins de Brainard enfoncés dans le dos.

– Qu’est-ce que vous voulez, bordel ? Vous effrayez ma clientèle.

La commissaire se pencha vers elle.

– Il paraît qu’il y a un tas de drogue dans ce paradis de la mise en plis.

– Vous vous trompez.

– Oh, non. Pedro, le petit frère de Ramón, m’a dit qu’elle est cachée dans l’arrière-salle, dans un double fond aménagé dans l’armoire à balais, dit-elle à voix assez haute pour que tout le monde l’entende, mettant ainsi fin à la carrière de dealer du gamin.

La propriétaire commença à crier et se démener.

– Moi, je n’en savais rien, se défendit-elle. Serafín, le larbin de Ramón, vient ici de temps en temps et me demande d’aller aux toilettes. Je le dirai au juge. Je ne veux pas finir en taule à cause de ces cons.

Delpech revint de l’arrière-boutique en agitant un sachet.

– Il doit y en avoir pour trois kilos.

Ce qui signifiait qu’il y en avait quatre et qu’un kilo finirait dans la réserve de l’équipe.

– Et pour toi, ça sera au moins dix ans, lança B.B. à la coiffeuse.

– N’essaie pas de me mettre là-dedans, sale pute, cria-t-elle, désespérée.

Brainard déplaça son pied du dos au visage, en lui conseillant de se taire si elle voulait conserver ses dents.

Le commissaire appela Félix Barret, un collègue de l’OCRTIS, l’Office central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants.

– J’ai un beau paquet tout prêt à retirer et d’autres arrestations qui te feront finir en première page de La Marseillaise, annonça-t-elle.

Le pacte était le suivant : B.B. et ses hommes enquêtaient et démantelaient les bandes de narcotrafiquants mais les paperasses et le mérite revenaient aux autres. Il valait mieux pour tout le monde qu’ils n’entrent pas en contact avec les juges et qu’ils ne finissent pas à la barre des témoins. Ils étaient imprésentables, et même un avocat commis d’office aurait pu les déchiqueter en creusant dans le passé de chacun d’eux. B.B. avait voulu affronter quelques gros bonnets de la ville connus sous le nom de “clique Bremond”, en s’obstinant sur une enquête pour corruption et détournement de fonds publics pour un montant de trente-cinq millions d’euros recyclés dans une banque de Genève, et elle en était sortie brisée, sa carrière terminée.

Entre-temps, Marseille, la ville des excès, était devenue incontrôlable. La “guerre de territoires”, comme l’appelait sans détour la presse, était menée à coups de kalachnikovs par des bandes de très jeunes garçons commandés par de vieux caïds qui finissaient souvent assassinés dans la rue. Un enfant de onze ans avait même perdu la vie durant une expédition punitive de la Tunisian Connection au Clos de la Rose, toujours dans les quartiers Nord.

Les chefs de la police, pressés par le gouvernement et par l’opinion publique, avaient décidé de réprimer le phénomène avec fermeté, et l’OCRTIS avait offert à B.B. le commandement d’une équipe qui s’occuperait des bandes de narcos venant d’Amérique latine. Elles n’avaient jamais été particulièrement actives à Marseille, se limitant à vendre coke et marijuana à des tiers, mais maintenant les territoires du crime étaient en train de changer et les différents cartels avaient décidé de prendre racine en Europe. La commissaire Bourdet avait eu carte blanche et l’ordre précis de faire place nette. Elle avait ramassé trois inspecteurs au bord du gouffre professionnel pour usage de stupéfiants, jeu de hasard, alcoolisme. Trois bons policiers que la bureaucratie s’apprêtait à mettre au rancart. Elle les avait remis d’aplomb et avait commencé à agir en utilisant des méthodes peu orthodoxes mais indubitablement efficaces. Elle avait conclu un pacte avec le patron de la pègre corsico-marseillaise Armand Grisoni, qui contrôlait une bonne partie des trafics de la ville et avait à son tour de bons rapports avec le crime organisé maghrébin. Tous trouvaient leur intérêt à empêcher l’expansion des Latinos et fournissaient des informations précieuses à l’équipe qui, en échange, n’enquêtait pas sur la coke en provenance de Colombie.

B.B. était convaincue de défendre la ville. Corses et Nord-Africains en faisaient partie depuis trop longtemps et ils étaient impossibles à juguler. Mais on pouvait limiter les dégâts en fermant la porte à tous les autres.

Dans la police, elle était considérée comme un fantôme et une légende. Au sommet, on la laissait faire parce que les résultats étaient excellents et qu’on pourrait se débarrasser d’elle au premier faux pas, sans la moindre conséquence. On ignorait que B.B. n’avait pas renoncé au rêve de baiser les puissants qui l’avaient détruite. Pas un jour ne passait sans qu’elle recueille des indices, une petite et apparemment insignifiante information. Souvent, la nuit, elle se levait et prenait un volumineux dossier qui, désormais, occupait presque tout l’espace du coffre-fort mural, et elle se mettait à le feuilleter à partir de la première page. Un jour ou l’autre, elle arriverait à affronter la vraie pourriture qui souillait sa belle ville. Mais ses hommes ne l’abandonneraient pas. Fidèles et reconnaissants, ils la suivraient partout.

À l’époque, elle avait recueilli assez de preuves pour démarrer une enquête à l’issue inévitable sur le plan procédural. Mais elle ignorait que le juge auquel elle avait remis le dossier était depuis peu monté dans le train du député Bremond. Pour enterrer l’affaire, ils eurent recours aux mesures disciplinaires et à la presse. B.B. n’était pas exactement le genre de flic à mettre au premier rang des parades, et quand ils en eurent terminé avec elle, sa crédibilité était nulle.

La commissaire n’attendit pas l’arrivée des agents des stups et monta dans sa vieille voiture. Une heure plus tard, elle était assise dans un fauteuil, à l’intérieur d’un élégant bureau au mobilier très féminin. À travers un énorme miroir sans tain, on pouvait observer une grande salle qui, à ce moment, était déserte mais qui le soir se remplirait de putains et de clients.

– Tu as quelque chose pour moi ? demanda-t-elle à Xixi, la gérante cambodgienne du bordel le plus sélect de Marseille.

Quarante ans bien portés, sobre tailleur haute couture et chaussures à talons plats, elle avait plus l’air d’une dirigeante d’entreprise que d’une sous-maîtresse chevronnée.

– Ils sont venus en groupe, comme d’habitude, dit Xixi en prenant un DVD dans un tiroir.

– Avec qui ont-ils fait la fête, cette fois ?

– Avec deux politiciens de petit calibre.

B.B. glissa le DVD dans son sac, puis se leva et fit le tour du bureau. Elle caressa le visage de la Cambodgienne.

– Tu es toujours la plus belle, murmura-t-elle.

Xixi se déroba en baissant les yeux.

– Vanessa est libre. Elle est dans la salle des lys.

– C’est toi que je veux.

– Mais moi, je ne suis pas dans le programme.

– Je sais, mais moi, je suis la loi.

– Moi, la loi, je la paie tous les mois.

– Bref, tu ne veux plus t’amuser avec cette policière ?

– Vanessa est plus belle et sait mieux y faire.

B.B. retourna s’asseoir.

– En tout cas, tu es la plus belle de toutes, Xixi.

La tenancière prit le téléphone.

– Tu auras une dame dans une dizaine de minutes.

– Et pourquoi pas tout de suite ?

– Je dois te parler d’une certaine affaire, répondit-elle. Délicate, très délicate…

– Grouille-toi, Xixi, j’ai envie de baiser.

– Babiche, une de nos filles, a disparu.

La policière se raidit.

– Raconte.

– On dirait que les Roumains se la sont reprise. Elle s’était enfuie de Lyon et s’était présentée ici en racontant une histoire très différente. Elle était belle et elle savait y faire, alors je n’ai pas cherché à en savoir beaucoup plus.

– Et les Roumains, comment l’ont-ils retrouvée ?

Xixi saisit une télécommande et alluma le lecteur DVD. Les caméras de la salle étaient capables de rendre les moindres détails. La Cambodgienne montra un homme chauve avec une veste de cuir qui se tournait brusquement au passage d’une fille au bras d’un client. Une fraction de seconde plus tard, la fille plongeait son visage dans l’épaule de l’homme comme pour se cacher.

– Deux jours plus tard, elle ne s’est pas présentée et son appartement a été vidé.

– Je comprends que tu n’aies pas dénoncé l’enlèvement à la police mais ce bordel est protégé par Armand Grisoni.

– C’est lui qui m’a dit de t’en parler.

B.B. se versa deux doigts de cognac. Armand était un sacré fils de pute. Il savait que c’était le genre de crime qui lui faisait monter le sang à la tête et il avait voulu en profiter.

– Qui est ce type ? demanda-t-elle. On le voit de dos et il ne me semble pas le connaître.

– Il n’est venu que deux-trois fois ici mais plusieurs personnes l’ont reconnu. Il s’appelle Gogu Blaga, il gère un réseau de filles qui travaillent en appartement.

La commissaire Bourdet s’alluma une autre cigarette. Elle n’avait plus envie de sexe.

– Tu m’as foutu la journée en l’air, Xixi.

– Tu vas voir que Vanessa va te remettre de bonne humeur.

– Vraiment, je ne crois pas. Je suis impatiente d’aller au central pour remuer les archives et voir ce que nous avons sur ce gentilhomme, dit-elle en se levant.

La Cambodgienne avait été conne, elle aurait pu très bien lui en parler “après”.

– Dis à Armand que je vais m’en occuper mais si je retrouve Babiche et que je mets les choses au point avec le Roumain, tu seras bien contente de coucher avec moi.

Xixi sourit, embarrassée.

– Mais c’est pas une bonne idée.

– Dis-le-lui ! lança-t-elle, furieuse.

Puis elle sortit en claquant la porte. En réalité, c’était contre Blaga qu’elle était en fureur. Elle avait toujours été convaincue que les esclavagistes devaient être punis par la peine maximum prévue par le code Bourdet.

Garrincha frappa à la porte de l’appartement de Ramón. Une jeune femme avec une fillette dans les bras vint lui ouvrir. “Vingt ans, mignonne, un peu en surpoids”, évalua le Paraguayen qui alla s’asseoir dans le fauteuil préféré du maître des lieux.

– Tu dois être Rosario, dit Esteban. Et la petite, c’est Pilar, c’est ça ?

– Et toi, qui t’es, bordel ? demanda la femme.

– Juan, répondit-il en ouvrant son blouson pour montrer un des colliers pris à Ramón. Je suis le type qui a baisé ton homme.

– Et t’as le culot de te présenter ici ?

– Ramón et sa bande vont rester en taule un bon moment. La petite et toi, vous avez besoin de quelqu’un qui s’occupe de vous, sinon, tu vas te retrouver sur le trottoir à travailler pour les Arabes.

– Foutaises.

– Je me suis renseigné. Tu es seule. Zéro ami, zéro parent proche.

Rosario garda le silence en le fixant. Garrincha avait l’impression d’entendre le bruit de sa petite cervelle qui s’efforçait de réfléchir.

– Ramón était bon avec nous. Il ne levait jamais la main et ne faisait manquer de rien…

– Foutaises, mais fais ce que je te dis et tu auras le même traitement. Je vais relancer la bande et tu seras la first lady.

– Jusqu’à ce que tu te trouves une petite pute plus belle et plus jeune…

– C’est ce que tu étais quand tu as mis le grappin sur ce crétin de Ramón… Maintenant, va coucher la petite et puis reviens tout de suite ici.

– Oh, là, pourquoi t’es si pressé ? Nous n’avons pas fini de parler.

– Mais si, mais si. Maquille-toi et mets une belle robe. Je mérite une séance de bienvenue bien comme il faut, tu ne crois pas ?

Rosario prit son temps mais quand elle réapparut, son nouveau concubin décida que ça avait valu la peine d’attendre. La robe succincte mettait ses formes en valeur, et le rouge à lèvres sanglant ressortait bien sur le visage à la peau ambrée. Garrincha était déjà nu. Il écarta les jambes.

– Montre-moi ce que tu sais faire.

Une dizaine de minutes plus tard, Esteban se convainquit qu’elle n’était pas terrible. Ramón était vraiment un couillon. Il s’était mis avec une fille qui ne savait pas baiser. Et il lui avait même fait une fille. Tandis qu’il bougeait en elle, il pensa qu’il devait la remplacer au plus vite.

Au même moment, Pedro tournait entre les barres d’immeuble en essayant de trouver un moyen de rentrer chez lui sans être vu. Tout ce qu’il possédait était dans ce putain de studio. Il ne savait pas quoi faire. Sa vie ne valait plus rien et n’importe qui, dans les quartiers Nord, était autorisé à lui cogner dessus. Il devait fuir mais il ne savait pas où. La policière, en ouvrant sa grande gueule de merde, l’avait exclu de tout avenir possible. Il était plein de colère et, comme toujours, avec beaucoup de confusion dans la tête.

Il arriva devant l’appartement du toxico que ce grand cornard qui avait braqué son frère avait expédié à l’hôpital. Et puis il lui avait même violé sa femme. Qui, maintenant, devait être seule. Seule. Il repensa à Garrincha qui respirait comme un soufflet de forge quand il était en elle et son érection crût jusqu’à devenir douloureuse. Il frappa. La toxico ouvrit et le reconnut. Elle tenta de refermer mais Pedro fut rapide, un coup d’épaule et il se retrouva à l’intérieur. Il n’avait pas vu le long couteau de cuisine que la femme serrait dans son poing droit. Il ne le remarqua qu’à l’instant où elle le lui enfonça dans le ventre.

Il était encore vivant quand la nana revint en compagnie de trois autres femmes. Elles le saisirent et le traînèrent jusqu’à l’ascenseur. Les portes s’ouvrirent en grand au rez-de-chaussée, d’autres mains le transportèrent à l’extérieur. Une enquête pour meurtre aurait gêné les affaires et la tranquillité quotidienne de tout le bâtiment. Pedro mourut quelques heures plus tard, la joue sur un vieux pneu. Pedro, la balance. Pedro, le gamin. Il n’avait jamais eu l’espoir de devenir adulte depuis le jour où ses parents étaient rentrés au Venezuela en le confiant à Ramón.

Alexandre Peskov retira chaussures et cravate et s’étendit sur le divan. Juliette Fabre avait fait un excellent travail et la maison était luxueusement confortable. Le moindre détail avait été soigné avec goût et compétence. Certes, l’addition avait été un peu salée, mais de toute façon, c’était sa vieille Organizatsya qui avait craché au bassinet. Il agrippa la télécommande et sur l’écran plasma commencèrent à courir les images d’un journal télévisé en langue russe. Peskov huma l’air.

– Ton parfum est impossible à confondre, Ulita.

Un gloussement annonça l’entrée en scène de la lieutenante Vinogradova, qui ne portait rien d’autre qu’une chemise de Zosim ouverte.

– Je suis la femme officier la plus raffinée de tout le FSB. Le général Vorilov ne perd aucune occasion de le répéter. Ce serait stupide de le décevoir avec une marque ordinaire.

La femme approcha sa bouche de l’oreille d’Alexandre et la mordilla. Ce qui lui arracha une grimace imperceptible.

– Il y a des nouvelles sur mon décès prématuré ? demanda Peskov, dans l’espoir qu’elle le laisse en paix.

– Rien de neuf. Les médias ont cessé de s’occuper de la tuerie au centre sportif et les enquêtes sont déjà enterrées. Après le traitement au phosphore blanc, il n’est resté que des os calcinés et les identifications ont été très rares. Il n’y a que le vieux Vitaly qui a été enterré avec tous les honneurs dus à un pakhan. Mais ne parlons pas des morts. Maintenant, contente-toi de penser à démontrer un peu de reconnaissance à cette pauvre femme folle d’amour, dit-elle en glissant sa langue entre les lèvres de Peskov.

Le Russe se réveilla endolori peu après l’aube. Il découvrit qu’il était encore étendu sur le divan. Il se traîna jusqu’à la chambre à coucher. Elle était vide et le lit intact. Il chercha Ulita dans le reste de la maison. Elle était déjà sortie, mais pas depuis longtemps. La cafetière était chaude. Son parfum flottait comme si elle était encore assise à table. La lieutenante Vinogradova était en train de devenir un cauchemar, dans une situation instable et dangereuse.

Il fouilla l’appartement à la recherche d’indices permettant de comprendre quelles étaient les intentions réelles du FSB mais il ne trouva rien, hormis une brosse à dents de marque française.

Il se fourra sous la douche avec la conscience qu’il ne pouvait continuer à rester dans l’ignorance de sa place réelle dans les trames des services fédéraux. Il devait trouver un moyen de convaincre Ulita de le mettre au courant. Peut-être devrait-il tenter de renforcer leur relation. L’idée seule lui soulevait l’estomac. Et puis Vinogradova n’était pas la femme idéale pour ce type de stratégie. À la place du cœur, elle avait des médailles.

La lieutenante se trouvait déjà depuis un moment dans le quartier de Saint-Barnabé. Tranquille, résidentiel, pas loin du centre, il était devenu à la mode, les rénovations se multipliaient et les affaires des agences immobilières avaient augmenté malgré la crise. La Vinogradova en consulta un certain nombre. Elle cherchait une petite villa avec un jardinet et un grand garage. Queue de cheval, fausses lunettes de vue, jean et baskets de marque, et un accent anglais marqué. Elle se présenta comme la femme d’un directeur marketing qui venait d’être affecté au siège de Marseille.

La quatrième visite fut la bonne. Deux cents mètres carrés sur deux étages, entourés de trois cents mètres carrés de pelouse à l’anglaise. Elle dit à l’employée qui l’accompagnait que ça ne l’intéressait pas mais c’était tout le contraire. Bientôt, le pavillon serait acheté et deviendrait un siège opérationnel des services fédéraux.

Le quartier n’avait pas été choisi par hasard. L’objectif de la mission ordonnée par le général Vorilov se trouvait à un peu plus d’un kilomètre de distance de la villa. En marchant doucement, attentive au moindre détail, Ulita s’en alla repérer les endroits les mieux adaptés pour les planques de surveillance.

Elle eut de la chance. Une brasserie avait une vaste vue sur les deux vitrines de l’agence matrimoniale “Irina – Mariages, vies communes et amitiés avec femmes russes, roumaines et biélorusses”.

Les affaires ne devaient pas aller très bien vu que, jusqu’à l’heure du déjeuner, pas un seul client n’entra. Un couple anonyme, dans les trente-cinq ans, ferma la porte à clé et se dirigea vers un restaurant grec tout proche. Ulita les suivit et réussit à s’asseoir assez près pour suivre leur conversation. Pour éviter d’éveiller les soupçons, elle parla à voix très haute en passant la commande en anglais au garçon.

Le couple bavardait en roumain mais l’homme répondit en ukrainien à un coup de fil. D’après la lecture du dossier, Vinogradova savait qu’ils parlaient correctement aussi le russe, comme une bonne partie des habitants de la minuscule République moldave de Transnistrie, à l’indépendance autoproclamée et non reconnue, née avec la bénédiction de l’Union soviétique quand déjà elle tombait en morceaux. Mais Gorbatchev, pour ne pas laisser sans surveillance le plus grand dépôt d’armes et de munitions d’Europe, avait “fraternellement” et sagement évité de retirer la quatorzième division de la capitale, Tiraspol. Les indépendantistes moldaves avaient exprimé leur contrariété d’une manière plutôt vive, et, en 1992, l’artillerie de la nouvelle Russie avait aplati la ville de Tighina. Maintenant, l’Armée rouge veillait, dans le rôle du peacemaker, mais son seul intérêt restait de contrôler les dépôts et les usines, qui avaient été réunis sous la marque Sheriff par le gouvernement fantoche et la mafia russe. Le pays avait été transformé en supermarché où se fournissaient criminels et terroristes du monde entier. Les accords prévoyaient que les Russes fermeraient les deux yeux sur la florissante contrebande de drogue, de pétrole et de cigarettes. Bêtises en comparaison du danger du trafic d’armes.

L’homme et la femme étaient des Moldaves connus pour leur foi indépendantiste. Il s’appelait Dan Ghilascu mais, dans le milieu, c’était Zub tandis qu’elle n’avait pas de surnom, elle s’appelait Natalia Balàn et le plus grand danger venait d’elle. C’était cette femme qui avait eu l’idée de l’agence matrimoniale comme couverture pour vendre les meilleurs produits de l’artisanat transistrien. Et quand le FSB avait découvert qu’ils voulaient s’implanter en France, le général Vorilov avait facilement deviné qu’il ne s’agissait pas de commerce mais d’activités hostiles contre la patrie, qui devaient être interceptées et frappées. Et sans informer le gouvernement, il avait décidé de renforcer le réseau de renseignement et d’action à Marseille, en y concentrant toutes les ressources disponibles. Y compris économiques. C’est pourquoi la destination de l’ex-mafieux Zosim Kataev avait été changée. Au temps de la guerre froide, les fonds destinés à l’espionnage étaient illimités, maintenant, il fallait se les procurer à tout prix. Même si l’on devait se salir les mains avec des personnages discutables.

Ulita retourna se placer à une table de la brasserie, en se préparant à une longue attente. Au milieu de l’après-midi, comme le soleil se couchait, elle finit de lire le roman en anglais qu’elle avait utilisé comme excuse pour occuper la table. Elle n’avait cessé de consommer et de payer en laissant de généreux pourboires, et les serveurs l’avaient laissée tranquille.

Elle commanda une bière et un sandwich. Tandis qu’elle mordait dans un bout de baguette, elle vit une femme qui devait avoir dans les trente-cinq ans arriver d’un pas pressé et se glisser dans l’agence. Apparemment, elle avait une envie urgente de trouver un mari. Elle portait un bonnet de laine et son col était relevé. La lieutenante Vinogradova n’avait aperçu que quelques détails insignifiants du visage. Peu après, un Maghrébin d’une cinquantaine d’années s’approcha. Il ralentit à peine devant la porte, sans s’arrêter. Arrivé devant un fourgon garé non loin, il tourna autour puis revint d’un pas plus assuré et entra. Ulita n’eut aucun doute. Ce type s’était donné le temps de vérifier que l’endroit n’était pas contrôlé.

Elle laissa le sandwich à moitié mangé et se plaça au coin d’une traverse, en jouant la comédie d’une femme qui attend quelqu’un en retard. Une vingtaine de minutes plus tard, la femme et le Maghrébin sortirent ensemble et marchèrent dans sa direction. Elle, deux pas en arrière, en signe de respect. La lieutenante aurait pu tenter de les suivre mais, seule, ils auraient eu vite fait de la repérer. Elle décida d’aller à leur rencontre, d’un pas rapide, baissant la tête et ne la relevant qu’au dernier moment pour les regarder bien en face. Quand elle croisa le regard de la femme, elle en eut pendant un instant le souffle coupé et elle dut se forcer pour tourner la tête et le dévisager lui aussi.

Le Maghrébin lui était inconnu. Elle l’avait assez observé pour tenter une reconnaissance photographique mais pour la femme, ce n’était pas nécessaire. Elle s’éloigna d’une centaine de mètres, s’assura qu’elle n’était pas suivie et appela Vorilov.

– Général, Mairam Nazirova est ici, à Marseille.

L’officier supérieur la félicita chaleureusement mais ne s’attarda pas autant que l’aurait souhaité la lieutenante. Il donna les dispositions nécessaires. Puis raccrocha.

Ulita était dans tous ses états. Elle aurait voulu crier à tout Marseille qu’elle avait repéré une dangereuse terroriste tchétchène. Une des dernières survivantes du groupe des “veuves”. Elle rentra chez Peskov. Elle ne le mettrait pas au courant, bien entendu, mais elle l’inviterait à dîner et elle jouirait d’une nuit de sexe. C’était un des avantages du rôle de recruteuse. On pouvait choisir les sujets les mieux adaptés et les plus agréables.

L’ex-mafieux n’était pas là. La maison était désespérément déserte. Elle dut se résigner à visionner sur l’ordinateur la centaine de photos de djihadistes maghrébins que Vorilov s’était occupé de lui faire envoyer.

La déception de ne pas avoir son jouet à sa disposition fit place à une nouvelle dose de bonheur, de satisfaction et d’orgueil quand elle reconnut en Mounir Danine le quinquagénaire qu’elle avait vu en compagnie de Nazirova. C’était un terroriste marocain, leader d’un groupe combattant salafiste.

La nouvelle fut accueillie à Moscou avec enthousiasme.

– Peut-être qu’une fois l’opération terminée, je serai honoré de m’adresser à vous en vous appelant capitaine, dit Vorilov en prenant congé.

Esteban Garrincha regardait la télévision, assis dans le fauteuil. On diffusait une telenovela mexicaine dont il n’avait pas manqué un épisode, et il essayait de comprendre quelques mots de français.

Il entendit frapper. Il pensa que dans le coin, il n’y avait pas une seule sonnette qui fonctionnait. Il prit un pistolet sur la table basse et le cacha dans son dos. L’autre, il le laissa bien en vue.

– C’est ouvert.

Entrèrent trois garçons, entre seize et dix-huit ans. Le dernier était énorme et avait l’air d’un type un peu demeuré. Les deux autres étaient maigres et vifs. Le premier, pas très grand, s’appelait José.

– On dit partout que tu veux mettre sur pied une nouvelle bande, attaqua-t-il en espagnol.

– Qu’est-ce qu’on dit d’autre ?

– Que t’es un type qu’a des couilles en acier trempé.

– Il y en a un parmi vous qui parle et écrit ce putain de français de manière décente ?

– Moi. Ma belle-mère est française, répondit l’autre.

– Comment tu t’appelles ?

– Pablo.

– Bien, Pablo. Tu es mon adjoint. Tu devras me coller au cul comme une tique.

Pablo montra le géant.

– Lui, c’est Cerdolito. Il cogne comme un marteau-pilon. Il n’a peur de rien.

– Et il parle ?

– Bien sûr que je parle, assura le costaud d’une voix bizarre, presque métallique.

– Vous avez des armes ?

– Deux pistolets par tête. Et un fusil de chasse à canon scié.

“Mieux que rien”, pensa Garrincha. Il se leva et leur serra la main avec solennité.

– Vous êtes l’avant-garde de mon armée. Les quartiers Nord seront à nous.

Il se dépêcha de renvoyer sa nouvelle bande pour ne pas rater la fin de la telenovela. Avec ces gars à ses côtés, il serait mort dans deux jours. Par chance, il y avait la policière qui veillait sur lui. Il avait bien fait d’allumer cette dizaine de cierges dans la cathédrale de Saint-Blaise à Ciudad del Este, avant d’entuber Freddie Lau.

La même nuit, la commissaire Bourdet le prit dans sa voiture et le conduisit faire un tour.

– J’ai une nouvelle bande mais j’ai besoin de coke et d’herbe pour me rendre crédible et faire bouger mes garçons, dit “Juan”.

– D’accord. On a une certaine réserve mais après, il faudra que tu t’arranges et que tu trouves tes canaux pour te procurer la dope. Tout va bien à la maison ?

– Comment ça ?

B.B. ricana.

– Rosario a un amant. C’est un Mexicain qui s’appelle Xavier Bermudez et qui fréquente El Zócalo, un restaurant qui sert des tortillas et de la cocaïne. D’après moi, il s’est mis à baiser Rosario pour avoir des informations sur Ramón et maintenant sur toi.

Garrincha rumina la nouvelle, l’air agacé.

– Et quand est-ce qu’ils se voient ?

– Elle emmène la petite à la crèche et puis elle va au Zócalo où elle se fait baiser dans la cuisine.

– J’aimerais beaucoup la prendre à coups de pied dans le cul. Mais peut-être que vous n’êtes pas d’accord, madame1.

– Tu ne toucheras pas à un cheveu de Rosario, sinon tu auras affaire à moi. Mais avec le Mexicain, il va juste falloir que tu aies un peu de patience. Tu vas t’emparer de son réseau et il finira comme Ramón, mais avant tu dois faire ami-ami avec lui.

– Et comment ?

– Il va devenir ton fournisseur.

Bourdet gara la voiture près d’une station de taxis.

– Demain soir, tu vas rendre visite à une bande de Roumains qui contrôle une tour dans la zone Est des quartiers Nord. Leur chef, Gogu Blaga, a organisé une belle fête pour quelques intimes en l’honneur de son cousin à peine sorti de taule.

– Qu’est-ce que je dois faire exactement ?

B.B. ne répondit pas. Elle se limita à le fixer d’un regard privé d’expression.

Garrincha hocha la tête.

– Mais il y a une chose que je ne comprends pas, et je suis sûr, madame, que vous pourrez me l’expliquer… les Roumains comptent pour que dalle, ce serait mieux de dérouiller les Arabes. Par exemple, cet Ahmed qui contrôle presque tout le quartier est dangereux et ses hommes me regardent avec mépris. Si j’avais votre autorisation de tirer quelques rafales, je pourrais frapper dur et ils ne nous soupçonneraient jamais…

– Tiens-toi bien à l’écart de la guerre des territoires, ordonna la policière. Tu ne durerais pas un jour et moi, je ne pourrais pas te protéger. Fais ce que je te dis et avec le temps, tu deviendras le patron des Latinos… à condition que tu apprennes à parler français et que tu arrêtes de t’habiller comme un immigré qui vient de débarquer du cargo de bananes.

Garrincha sortit de la voiture sans dire un mot. Ce n’était pas vrai du tout qu’il était mal habillé. Bien sûr, il n’était pas aussi élégant et à la mode qu’à Ciudad del Este, mais là-bas, il avait d’autres ressources économiques et un tas de commerçants qui ne rêvaient que de servir l’adjoint de Carlos Maidana. Non sans quelque difficulté, il refoula la nostalgie.

Quand il rentra chez lui, Rosario lui raconta que Pedro avait été tué. Le Paraguayen ne s’y attendait pas.

– Qui a fait ça ?

– La toxico que tu t’es baisée. Tu te serais pas chopé une maladie et ta bite ne serait pas infectée, par hasard ?

Il lui dit d’aller se coucher avec la petite. La jeune femme ne parvint pas à dissimuler son soulagement. Esteban se demanda comment devait se comporter un chef dans ce type de situation. Il était vrai que c’était lui qui avait mis Pedro dans la merde, mais il était tout aussi vrai qu’il s’agissait d’un Sud-Américain et que les noirs devaient apprendre qu’on ne touche pas aux Latinos. Il appela Pablo.

La noire était désolée pour le gamin. Elle n’arrivait pas à se l’ôter de la tête et elle avait traîné partout en mendiant un peu d’héroïne. La seule amie qui l’avait aidée à oublier à quel point sa vie était dégueulasse. Elle était complètement défoncée quand les trois garçons pénétrèrent dans l’appartement et la jetèrent par la fenêtre.

Garrincha et les siens se cachèrent au coucher de soleil, peu après dix-sept heures, sur le toit de l’immeuble où vivait Blaga. Quatre heures plus tard, ils descendirent jusqu’au cinquième, où ils se tapirent derrière la porte de l’escalier anti-incendie. Dans l’appartement 422, on entendait de la musique et des rires. De l’ascenseur sortit un type dans les trente-cinq ans, chauve, qui portait un costume voyant, une chemise ouverte sur la poitrine, des bijoux et des tatouages. “Juan” le reconnut. C’était Gogu Blaga en personne. Il était collé à une fille, talons vertigineux, longues jambes, bas rouges opaques. Cerdolito déglutit bruyamment pour exprimer son appréciation. Les deux arrivants riaient bruyamment et se susurraient des phrases à l’oreille. Ils s’arrêtèrent pour s’embrasser au milieu du couloir. Garrincha abaissa son passe-montagne, aussitôt imité par les autres, et s’élança vers le couple, un couteau dans la main droite et un pistolet dans la gauche. L’homme le vit arriver du coin de l’œil et repoussa la fille, tentant de rejoindre la porte de l’appartement, mais le Paraguayen enfonça la lame dans l’épaule et poussa vers le bas. Le type se retourna en hurlant, avec une telle violence que le couteau échappa à la main de Garrincha, qui fut contraint de lui tirer en pleine poitrine. Dans l’appartement le silence s’abattit et aussitôt après, des hommes armés apparurent à la porte. Habillés pour la fête, le visage échauffé par la nourriture et la danse. Et le pistolet à la main. Le plus vieux, un sexagénaire trapu, se fraya un chemin et sortit. Il pointa le doigt sur Garrincha.

– Fais-moi entendre ta voix que je puisse te retrouver et t’égorger, cria-t-il en français avec un fort accent roumain.

La bande des Latino-Américains s’apprêtait à ouvrir le feu quand une femme jaillit en courant de l’appartement et se jeta sur le cadavre.

– Gogu, mon fils !

La mère se trouvait en pleine ligne de tir et le vieux fit signe de ne pas tirer. Il avait déjà perdu un fils, voir mourir aussi sa femme aurait été trop.

“Juan” fit signe à ses hommes de se replier vers l’escalier. Ils bloquèrent les portes en glissant une barre d’acier dans les poignées et se précipitèrent en bas, volant au-dessus des marches qui les séparaient du salut.

B.B. et ses hommes étaient postés non loin de là. Ils avaient entendu le coup de feu et les cris mais ils n’étaient pas intervenus pour éviter l’embarras de se retrouver face à face avec Garrincha et sa bande.

Dès qu’ils les virent sortir, les inspecteurs armés de fusils à pompe bondirent au-dehors et disparurent dans le hall. La commissaire arrangea son petit manteau vert clair et se mit en route très calmement. Sans le pistolet qu’elle tenait avec beaucoup de désinvolture, n’importe qui l’aurait prise pour une tranquille dame d’âge moyen.

Quand elle arriva en ascenseur au cinquième étage, et qu’elle vit la mère et le père de Blaga pleurer sur son cadavre, elle comprit que son informateur lui avait fourni un mauvais renseignement. Il ne s’agissait pas d’une fête avec des putains mais d’une réunion de famille. Gogu était mort, un objectif avait été atteint. Mais le plus important, libérer Babiche, était misérablement manqué.

– Appelle ceux de la BAC, ordonna-t-elle à Brainard qui, avec les deux autres, tenait à l’œil la situation, sans bien savoir quoi faire.

Puis elle fonça droit sur le père.

– Gogu Blaga était ton fils ?

– Oui, répondit-il, en essayant d’arracher sa femme au corps.

– Je dois te parler.

– Plus tard. Maintenant, je n’ai pas le temps.

– Je te conseille de m’écouter, sinon j’ordonnerai tellement d’examens médicolégaux qu’on ne vous rendra pas le corps de votre fils avant six mois.

L’homme lui adressa un regard chargé de haine. Puis il se leva et fit signe de le suivre dans l’appartement.

– Je cherche une fille qui s’appelle Babiche et que ton fils a enlevée et qui, maintenant, tapine dans un appartement, dit la policière, entrant tout de suite dans le vif du sujet.

L’homme allait répliquer mais elle l’en empêcha.

– Tais-toi. Je n’ai pas envie de savoir quel bon garçon était Gogu et autres conneries de ce genre. Je veux Babiche tout de suite. Autrement, j’embarque ta femme et je l’accuse du meurtre. Je parie que les seules empreintes sur le cadavre sont celles de madame.

– Tu ne peux pas faire ça, grogna l’autre.

– Mais si. Et je m’arrangerai pour qu’elle finisse en cellule de sûreté avec les camées et les putains en recommandant qu’on lui réserve un traitement spécial. Elle sortira avec la langue usée à force d’avoir léché.

– Elle est innocente. Tu le sais.

– Et toi tu sais que je peux la garder au trou quatre-vingt-seize heures avant qu’un avocat réussisse à l’en sortir.

L’homme allait perdre la tête. La policière l’en empêcha en lui pointant le pistolet au visage.

– Du calme, connard, du calme.

Le Roumain respira à fond.

– Bon d’accord. Laisse-moi passer un coup de fil.

Il se fit prêter le portable d’un de ses parents et s’éloigna de quelques mètres pour ne pas être écouté. La conversation dura moins d’une minute.

– D’ici une heure, tu trouveras la fille à l’angle du boulevard Bon Secours et de la rue de la Carrière.

B.B. s’en alla, suivie de ses hommes. À l’extérieur, ils rencontrèrent des hommes de la BAC en train d’enfiler leurs gilets pare-balles.

– Pas besoin, dit la commissaire.

– On a combien de morts ? s’enquit un vétéran des quartiers Nord. Brainard, t’as parlé d’un seul Roumain buté.

– Il paraît qu’il s’appelait Gogu Blaga, répondit l’inspecteur. Un coup de couteau dans le dos et une balle dans la poitrine. Les autres vont bien.

– Il y avait une fête en cours et ils étaient plutôt bourrés, intervint B.B. Peut-être qu’un mot de trop a été lancé et que l’histoire a dégénéré.

Bourdet prit congé. De ses hommes aussi. Et alla prendre la fille. Elle était déjà là à attendre, quand elle arriva. Dans un état pitoyable, elle tenait à peine debout. La commissaire l’aida à monter dans la voiture et l’accompagna dans une clinique privée où on lui devait plus d’un service.

Puis elle appela Xixi.

– Babiche est en lieu sûr et Gogu Blaga, malheureusement, n’est plus parmi nous, annonça-t-elle. Tu as transmis mon message à Armand ?

– Oui.

– Et qu’est-ce qu’il a dit ?

– Que si je n’ai pas envie de coucher avec toi, je suis pas obligée.

– Et tu n’en as pas envie ?

– Non, B.B.

– Et pourquoi ?

– Tu es laide. Tu ne me plais pas.

Bernadette Bourdet éclata de rire et raccrocha, satisfaite. Armand et Xixi étaient deux personnes correctes. Le monde, après tout, n’était pas si mauvais. Elle monta dans sa voiture et tourna dans la zone des putes. Elle en fit monter une qui connaissait ses goûts et la conduisit dans un motel. Après le sexe, la putain l’entoura de ses bras et lui murmura : “Dors, Bernadette”, et elle ne la quitta qu’au matin. C’était pour garder secret ce tendre geste d’affection que B.B. payait double tarif.