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51.41°N 30.06°E
Les loups passèrent sous la grande roue panoramique et se dirigèrent contre le vent vers les autos tamponneuses. Ils couraient vite, sans hésiter, dans les herbes hautes qui commençaient à jaunir avec l’arrivée de l’automne. Bientôt, au jaune succèderaient le rouge malsain des troncs et la rougeur, sombre comme le sang figé, de la rouille couvrant la ferraille du Luna Park. Seule la neige aurait pitié de ce parc d’attractions abandonné, le recouvrant durant de longs mois d’un manteau immaculé. Les loups se blottirent entre les vieilles petites autos électriques, observant les cerfs qui s’abreuvaient dans un grand bassin. Autrefois, ce devait être une fontaine pleine d’éclaboussures et de jeux aquatiques. Les mâles, de temps en temps, levaient leur tête ornée de longs bois pour humer l’air et flairer les prédateurs, mais ils se remplissaient les narines d’un courant d’air venu du ponant, alourdi des odeurs de la ville fantôme de Pripiat.
Soudain, tous les animaux se raidirent, dressant l’oreille. Un grondement sourd s’approchait à vitesse soutenue. Trois tout-terrain chargés d’hommes armés firent irruption sur la place. Cris, rires et coups de feu. Deux cerfs tombèrent, les autres fuirent vivement, poursuivis par les balles. Les véhicules s’arrêtèrent et les hommes sautèrent de la plate-forme. La plupart d’entre eux portaient des treillis militaires de camouflage et étaient armés de fusils-mitrailleurs et de pistolets à la ceinture. À leurs vestes se balançaient des compteurs Geiger. Ils n’avaient pas du tout l’air de chasseurs. Ce n’était pas non plus le cas de ceux qui étaient descendus du pick-up le plus neuf et le plus cher, arborant d’authentiques et élégants complets anglais et tenant entre leurs bras de coûteux fusils marquetés et munis de lunettes.
Un homme en treillis appuya à terre sa kalachnikov, détacha son compteur et l’approcha des cerfs abattus. En voyant le chiffre apparu sur l’écran, il secoua la tête.
Un jeune homme bien vêtu descendit en dernier. Il ne devait pas avoir trente ans. Ses chaussures italiennes étaient faites sur mesure et son écharpe assortie à son manteau de cachemire. Il regarda autour de lui et remarqua aussitôt les loups, qui n’avaient pas bougé d’un millimètre et observaient avec curiosité les hommes en train d’écorcher les cerfs. Zosim Kataev pensa que les loups de Tchernobyl n’avaient plus peur de l’homme. Il se garda bien d’avertir les autres de leur présence. Il était impatient que la battue se termine pour se consacrer au vrai motif de sa venue à Pripiat.
Ce fut un des chauffeurs, envoyé prendre des bouteilles de vodka, qui découvrit les loups. Les chasseurs saisirent leurs kalachnikovs, pressés d’ouvrir le feu, mais Vitaly Zaytsev, que tous appelaient pakhan, leva la main.
– Les loups méritent le respect. Ils sont courageux, dit-il sur un ton solennel en extrayant son revolver de sa veste. Et ils ressemblent sacrément aux chiens des flics.
Tous, hormis Kataev, approuvèrent d’un ricanement en empoignant leurs pistolets. Ils avancèrent vers les loups, qui continuèrent à rester immobiles jusqu’à ce que le pakhan vise et presse la détente, manquant sa cible d’au moins un mètre. Alors seulement les animaux commencèrent à s’éloigner, trottinant calmement sur la route qui conduisait à la sortie du parc d’attractions.
La poursuite ne dura pas longtemps. Les loups s’engagèrent dans les rues d’un quartier voisin et se glissèrent en bon ordre dans l’entrée d’une école. “Leur tanière”, pensa Zosim Kataev. Depuis que les habitants avaient été évacués, après l’accident de la centrale nucléaire, la nature avait commencé à reprendre possession de la ville. Centimètre par centimètre. Nombreux étaient les animaux qui avaient choisi de vivre dans les immeubles abandonnés. Quand il était venu pour la première fois, son guide, un des rares qui avaient décidé de revenir à Pripiat, lui avait raconté, amusé, qu’ils avaient dû déloger du salon une famille d’ours.
Les chasseurs, excités, débouchèrent les bouteilles de vodka qui passèrent de main en main. Longues gorgées et la main qu’on passe sur les lèvres. Kataev observait, pensif, essayant de dissimuler son dégoût. Il ne pouvait pas se permettre de le manifester. Il se fit verser du thé bouillant par un des chauffeurs, en se préparant à assister à un massacre inutile. Le pakhan et ses lieutenants entrèrent les premiers, suivis par les hommes en treillis.
À travers les grandes fenêtres des couloirs autrefois parcourus par les élèves et les enseignants, Kataev les vit faire irruption dans les salles de classe en défonçant les portes à coups de pied, suivant la tactique utilisée dans les opérations de police. Ils se couvraient mutuellement comme si les loups étaient eux aussi armés. Dans la vaine tentative de s’ouvrir un passage, une louve désespérée frappa de ses pattes la vitre d’une fenêtre mais elle fut abattue d’une dizaine de projectiles.
Des toilettes des professeurs, un mâle bondit sur le dos d’un chasseur mais l’homme à côté de ce dernier le foudroya de deux balles dans le crâne.
Coups de feu, cris et rires se succédèrent pendant une autre dizaine de minutes. Le dernier loup survivant gravit l’escalier en quelques sauts et déboucha sur le toit. Il regarda vers le bas, cherchant une voie de fuite, et croisa le regard de Kataev. Un long moment, ils restèrent à se fixer, puis l’animal se retourna et s’assit sur les pattes arrière, attendant la mort. Les chasseurs s’immobilisèrent, haletants, à une dizaine de mètres. Le premier coup de feu était le privilège du pakhan, qui cette fois ne manqua pas la cible. L’impact des projectiles fit voler l’animal par-delà le toit. Les chauffeurs se plaignirent que la fourrure serait pleine de trous. Des gants et des chapeaux bien chauds, adaptés à l’hiver qui arrivait, jetés aux ordures.
Vitaly Zaytsev sortit du bâtiment et s’approcha de Kataev. Du menton, il montra la carcasse tombée du toit.
– Autrefois, ils étaient grands et majestueux. Maintenant, ils sont petits et laids. Et arrogants.
– Pour ne pas s’éteindre, ils se sont adaptés à la vie dans cet enfer, rétorqua Kataev.
– Nous aussi, nous l’avons fait. Nous avons survécu aux communistes et maintenant nous nous enrichissons avec la démocratie. Notre enfer est fini, Zosim.
Kataev pensa que les loups aussi en étaient convaincus, mais il se garda bien de contredire son chef et changea de sujet.
– Je devrais rencontrer ces fonctionnaires dont je t’ai parlé, je regrette d’abandonner cette battue mais…
Vitaly sourit et lui donna une pichenette.
– Vas-y, et avec moi, pas la peine de faire semblant de t’amuser. Je le sais, que tu ne penses qu’aux affaires.
Le pakhan s’éloigna de quelques pas puis se retourna :
– Fais attention aux fonctionnaires, autrefois, ils appartenaient à l’appareil du parti et ils sont déloyaux et malhonnêtes.
Zosim hocha la tête et Zaytsev rejoignit les autres chasseurs qui l’attendaient pour se faire immortaliser à côté du tas de loups ensanglantés. Ils s’embrassèrent fraternellement et quelques-uns découvrirent leur main ou leur avant-bras pour mettre en évidence un tatouage auquel ils tenaient beaucoup.
Personne ne demanda à Zosim de se joindre au groupe. Il n’en faisait pas partie.
Une trentaine de minutes plus tard, Kataev, à bord d’un tout-terrain UAZ orné du sigle des Nations Unies, pénétrait dans les bois pour atteindre une zone de déforestation. Des bûcherons tadjiks, trop sales et haillonneux à son goût, abattaient les arbres avec de puissantes tronçonneuses, sous le regard attentif de contremaîtres russes. Les troncs, grossièrement nettoyés, étaient chargés par des grues sur les plateaux de grands camions. Pendant des années, après l’explosion de la centrale nucléaire, le bois contaminé avait été enterré dans de profondes tranchées avec pour seul résultat de polluer les nappes phréatiques. Une autre erreur. L’énième. On s’était trompé sur tout. Avant et après. Par incurie, inefficacité, ignorance et corruption. Maintenant, un projet international finançait l’abattage des arbres et leur élimination par des sociétés spécialisées. Celle que représentait Zosim Kataev avait remporté l’appel d’offres sans rencontrer aucune difficulté.
Un fonctionnaire ouvrit une carte de la zone et l’étala sur le coffre du tout-terrain. Le jeune homme élégant était maintenant bien différent. Nullement ennuyé, il donnait des indications précises sur un ton qui n’admettait pas de réplique. Il se plaignit de l’état de santé des travailleurs tadjiks.
– Ils sont lents parce qu’ils sont mal nourris et la production s’en ressent, dit-il. Et si vous continuez à les voler de cette manière si évidente, quelqu’un va s’en apercevoir et nous aurons des problèmes. Les miens seront insignifiants comparés aux vôtres.
Fonctionnaires et contremaîtres échangèrent des regards inquiets.
– Ce sont des Tadjiks, se justifia le responsable du personnel, il en arrive sans arrêt.
– Mais chaque nouveau travailleur doit apprendre à couper et pour ça il met sept à dix jours, répliqua Zosim puis, d’un geste lent, étudié, il montra la forêt alentour. Et nous avons besoin de bûcherons rapides et efficaces parce que d’ici peu, l’hiver va arriver et quand la neige sera trop haute pour utiliser la scie, ici, il faudra qu’il y ait une belle plaine.
Zosim Kataev se tut le temps nécessaire pour que le message soit reçu avec une clarté absolue, puis il recommença à organiser le travail. Les fonctionnaires étaient étonnés de sa compétence et ils durent renoncer à leur projet d’embrouiller ce petit jeune homme à l’air si convenable.
Deux hélicoptères apparurent à l’horizon et l’un deux commença à se préparer pour l’atterrissage. Kataev glissa la main sous son blouson, en sortit des enveloppes qu’il commença à distribuer. Elles n’étaient pas toutes de la même épaisseur. Les plus grosses finirent dans les poches des gros poissons. Tous remercièrent avec de brefs signes de tête et il ne perdit pas de temps à dire au revoir. Tandis qu’il se dirigeait vers l’hélicoptère, il rencontra le regard d’un jeune Tadjik. Il avait les mêmes yeux que le loup qui l’avait fixé depuis le toit. Zosim s’arrêta un instant. Le garçon desserra très légèrement les lèvres en montrant des dents de vieux et des gencives infectées. Zosim pensa qu’il ne passerait pas l’hiver.
L’hélicoptère s’éleva dans un tourbillon de feuilles et de sciure. Une poignée de secondes plus tard, le jeune Tadjik se rapetissait sans cesse. Puis il disparut.
– Tout va bien ? demanda Vitaly Zaytsev.
– Oui, aucun problème, répondit Zosim, distrait. Mais je vais devoir m’arrêter à Kiev pour régler quelques détails.
– Dépêche-toi de rentrer, ordonna le boss en montrant les deux autres passagers d’un vague geste de la main. Ils veulent comprendre ce que tu fabriques.
Kataev sourit pour la première fois de la journée.
– Tu vas être fier de moi, pakhan.
Trois jours plus tard, la Mercedes noire qui était venue prendre Zosim Kataev chez lui s’arrêta devant l’entrée de l’ex-centre d’athlétisme de l’Armée rouge que Zaytsev avait choisi comme base de son organisation. Foma, le chauffeur, sourit à la caméra et le lourd portail commença à s’ouvrir.
Zosim ramassa les notes qu’il avait relues jusque-là et les reposa dans son sac. Foma le regarda dans le rétroviseur. Il avait à peine plus de vingt ans.
– Je t’attends ici ? demanda-t-il tandis qu’il allumait la radio et que la voix de Glukoza, qui chantait Svadba, envahissait l’habitacle.
Zosim sourit.
– T’es malade. Tu n’écoutes que ça.
– Je suis amoureux. C’est différent.
– Pour la courtiser, il va falloir que tu déménages à Moscou et que tu convainques son mari de laisser le champ libre.
– Ça, c’est le problème le moins grave. Ce n’est qu’un magnat. Le plus dur, c’est de convaincre le pakhan, soupira-t-il. Alors, qu’est-ce que je fais ? Je t’attends ?
– Va boire un coup avec les gars. Je vais en avoir pour un moment.
Zosim traversa un hall couvert de fresques décolorées de la propagande communiste, puis le gymnase où des hommes torse nu couverts de tatouages et brillants de sueur s’acharnaient à soulever des poids. Il franchit une petite porte pour gravir un escalier de service qui le conduisit dans un couloir surveillé par deux gardes armés. Il passa devant une pièce où trois hommes glissaient des liasses de roubles, de dollars et d’euros dans les compteurs de billets, aboutit à un énorme salon où autrefois les officiers de l’Armée rouge dansaient et se dirigea vers une grande porte blindée gardée à vue par deux gorilles d’âge moyen, armés de mitraillettes. Le pakhan les préférait experts, peut-être moins vifs mais l’œil entraîné. Les pas de Zosim résonnaient dans la salle mais à aucun moment ils ne levèrent le regard et ils ne prirent pas non plus la peine de le saluer. Zosim n’avait jamais été en taule et n’avait pas un seul tatouage. Pour eux comme pour les autres, Zosim n’avait pas d’histoire. Le garçon était quand même une huile et quand il fit comprendre qu’il ne tournerait pas la poignée de la porte, un des deux dut tendre la main et le satisfaire.
Outre le chef, assis à son énorme bureau, il y avait six autres hommes qui l’attendaient, installés dans des fauteuils et des canapés.
Du même âge que Vitaly, ils appartenaient à la génération de mafieux qui s’étaient emparés de Saint-Pétersbourg après les règlements de comptes de 2005. Certains avaient participé à la battue de Pripiat habillés en possédants anglais, les autres, il ne les avait jamais vus. Ils buvaient, fumaient, mangeaient des toasts en bavardant à voix haute de choses sans importance. Ils ne daignèrent le regarder que quand Vitaly se leva pour venir le saluer d’une étreinte.
– Voilà notre Zosim qui va nous expliquer, maintenant, comment nous allons faire pour devenir plus riches.
Mais par respect pour l’étiquette, Kataev dut accepter l’hospitalité du pakhan et se joindre à la conversation. Il se limita à une tasse de thé en feignant d’écouter avec intérêt les anecdotes et les ragots de ces vieux coupe-jarrets. Zosim les observait en dissimulant son mépris derrière des sourires polis. Il les considérait comme des sanguinaires troglodytes tatoués, dépassés par l’histoire. Même Hollywood les avait racontés avec une extraordinaire efficacité et eux, au lieu de courir se planquer, s’étaient sentis honorés et avaient organisé des projections privées avec le faste des grandes occasions. Un jour, à Londres, il avait visité une exposition de photos de tatouages des mafieux russes et avait regardé ces images comme si elles appartenaient à une culture ancienne et mauvaise. Ils étaient pathétiques. Monstrueusement pathétiques. La violence, la corruption et une implacable vocation à la survie avaient permis leur enracinement dans la nouvelle Russie au point qu’ils avaient atteint les leviers du pouvoir politique et économique. Exactement comme tant de leurs collègues à travers le monde. Zosim les haïssait de toutes ses forces et feindre lui était devenu chaque jour plus difficile.
Le pakhan était convaincu d’avoir en lui un chiot fidèle qui ressentait à son endroit une immense gratitude. Depuis qu’il avait dévouvert son talent pour la finance, Vitaly nourrissait de grandes espérances pour Zosim et le considérait d’une certaine manière comme le point de contact entre la tradition et la modernité. Il avait compris voilà un bon moment que sa Brigade avait du retard par rapport aux autres et que les affaires de haut niveau ne pouvaient être signées par des mains couvertes de tatouages. Comme ils ne pouvaient continuer à se fier à des personnages recrutés par la corruption et le chantage ou à travers de dangereuses alliances. L’Organizatsya avait besoin d’élever en son propre sein de respectables citoyens, bien formés et capables, prêts à être utilisés selon leurs compétences. Zosim incarnait la première tentative, regardée avec méfiance par les autres chefs.
Viyia Nikitine, le plus décidé des opposants à Zosim, poussa un soupir impatient.
– Alors, vas-y, émerveille-nous avec tes comptes, garçon.
Zosim regarda Vitaly, qui donna son assentiment d’un signe de tête.
– Nous savons tous que nous avons des problèmes pour recycler notre argent. Il ne convient pas de l’investir en Russie et jusqu’à présent, nous avons toujours payé de dix à vingt centimes pour chaque dollar lavé, commença-t-il à expliquer sur un ton assuré, en distribuant des photocopies. Obéissant à un ordre précis du pakhan, j’ai étudié un plan pour remédier à cette situation et investir nos ressources de manière optimale.
– Nos ressources, notre argent… explosa Igor, célèbre dans tout Pétersbourg pour avoir dévalisé des trains chargés de matériel de l’Armée rouge. Ce type parle comme s’il avait fait quelque chose pour le gagner.
Zosim Kataev interrompit son exposé en attente de la réaction de Vitaly, qui ne tarda pas.
– Si Zosim protège et augmente notre capital, l’argent sera aussi à lui comme à tous ceux qui appartiennent à la Brigade.
– Le fait est que ce garçon n’est pas un des nôtres et, même si son oncle l’était, ça ne change pas la situation, intervint un type qu’on appelait Potap. Je suis sincèrement embarrassé de devoir l’écouter comme s’il avait quelque chose à nous apprendre.
Zosim comprit que le moment était venu de faire entendre sa propre opinion.
– Je n’ai pas votre valeur ni votre courage, admit-il. Je suis seulement un expert économique au service du pakhan qui, comme vous le savez bien, a décidé il y a quelques années de m’envoyer étudier à l’étranger. J’ai consacré tout mon temps à devenir utile à la Brigade et maintenant je suis là pour vous démontrer ma reconnaissance et mon dévouement. Au pakhan et à vous tous. En mémoire aussi de mon oncle Didim, mort dans l’honneur à la prison d’Iekaterinbourg.
C’était le genre de discours vide et pompeux qui plaisait tant aux mafieux, et de fait, ils se montrèrent satisfaits et l’invitèrent à poursuivre. Quelle bande d’idiots !
– Nous ne devons pas seulement protéger nos capitaux de la police, des juges, de nos ennemis, mais aussi de la crise économique qui est en train de frapper la planète entière, expliqua-t-il. L’objectif de mon travail est d’identifier des activités productives sûres et rentables. C’est pourquoi j’ai fondé une société d’assainissement environnemental qui a remporté l’appel d’offres pour l’abattage des arbres contaminés dans une vaste zone de la forêt de Tchernobyl. Les Nations Unies nous paient pour leur traitement comme déchets, mais le bois disparaît pour réapparaître dans trois grandes scieries de Slovénie, qui nous appartiennent, où il reçoit le label de production locale. Une partie du bois est utilisée dans une fabrique de cercueils que nous avons achetée la semaine dernière…
– Le secteur “défunts” ne connaît pas la crise, plaisanta Vitaly, déchaînant l’hilarité de ses compères.
Zosim sourit avec courtoisie avant de reprendre.
– Et le reste dans deux entreprises de maisons préfabriquées et de parquets que nous avons acquises il y a plusieurs mois. Les déchets de la production deviennent du pellet, le combustible pour les chaudières. Nous pouvons déjà compter sur un bon réseau de clients, surtout en France, en Autriche, en Allemagne et en Italie.
– Toute cette fortune pour ce putain d’endroit ! s’exclama Nikitine, admiratif.
– La forêt de Tchernobyl est une opportunité d’entreprendre à long terme et sur une vaste échelle, commenta Kataev. La matière première ne coûte rien, et même, elle est déjà un profit et a les caractéristiques qualitatives qui nous permettent de compter sur un vaste marché.
– À ce petit détail près qu’elle est radioactive, intervint encore le pakhan avec un rire sinistre.
Il était satisfait de la manière dont Zosim avait capturé l’attention des sous-chefs. C’était un premier pas vers le respect. Mais pour l’obtenir, il aurait encore besoin de temps. Et d’une montagne de profits.
Il leva son verre.
– Un toast à Zosim et à son cerveau… et au soussigné qui a eu l’idée géniale de l’envoyer étudier en Angleterre. Comment s’appelait cet endroit ?
– Leeds.
– On rentre tout droit à la maison ? demanda plus tard Foma tandis qu’il démarrait la Mercedes.
– Oui, merci, dit Zosim. Je suis fatigué.
La voiture se dirigea vers le centre-ville, traversant une zone où autrefois se dressaient des usines qui maintenant attendaient d’être abattues pour faire place à de nouveaux quartiers pour classes moyennes.
Foma ralentit à la vue d’un croisement et un 4x4 lui coupa la route, l’obligeant à s’arrêter tandis qu’un fourgon se plaçait à sa hauteur. De la portière latérale, des hommes armés et masqués surgirent. Foma enclencha la marche arrière, décidé à fuir, mais Zosim posa une main sur son épaule.
– Ce n’est pas une bonne idée de se faire tuer. Éteins le moteur et ouvre les portes.
Le jeune homme obéit. Les assaillants ouvrirent les portières à la volée et entrèrent dans la Mercedes. L’un d’eux s’accroupit à côté du chauffeur, en lui enfonçant dans le ventre la mitraillette munie d’un silencieux, les deux autres se tapirent au sol à l’arrière.
Zosim baissa les yeux et croisa le regard de la personne en passe-montagne la plus proche, qui le fixait. Des yeux bleus comme le ciel et sans aucun doute féminins.
– Retourne au centre sportif, ordonna Kataev.
Le chauffeur le regarda dans le rétroviseur.
– Tu es devenu un traître, Zosim ?
– Je l’ai toujours été, lui répondit-il d’un ton neutre.
Des yeux de Foma coulèrent des larmes de douleur et de colère, mais il obéit et manœuvra le volant pour faire demi-tour.
Kataev prit son portable.
– Je reviens, avertit-il. J’ai oublié des documents.
Cette fois, Foma ne sourit pas à la caméra mais l’homme de garde n’y prêta pas attention. Il pressa la commande d’ouverture et retourna devant le petit téléviseur qu’on lui avait permis d’avoir dans sa guérite. En réalité, il n’avait la permission de l’allumer que la nuit, mais personne ne s’était jamais plaint. Il faisait entrer seulement les gens qu’il connaissait. Les autres devaient attendre l’autorisation dehors. Quand il vit le 4x4 et le fourgon se glisser à l’intérieur, il était déjà trop tard. Des hommes armés sautèrent des véhicules et se précipitèrent dans la cour. Le garde tendit la main vers la kalachnikov appuyée contre une cloison mais une grenade fut plus rapide.
La Mercedes s’arrêta devant l’entrée et couper le moteur fut le dernier geste du jeune chauffeur. L’homme masqué qui le tenait en joue lui logea une balle sous le menton et rejoignit les autres. Zosim resta dans la voiture, à tenir compagnie au cadavre de Foma.
Il ne ressentait rien. Et pourtant, il avait longtemps attendu ce moment. À l’intérieur se déchaînait une véritable bataille mais il n’avait pas le moindre doute sur son issue. Ceux qu’il avait aidés à entrer l’emporteraient.
Les détonations se firent sporadiques et isolées. Des coups de grâce. Quelques minutes plus tard, ils vinrent le chercher. Zosim parcourut les salles et les couloirs nettoyés, enjambant les cadavres. Ceux des comptables avaient été entassés sur le côté et deux hommes étaient en train de glisser l’argent dans des sacs plastique.
Zosim entra dans la pièce du pakhan. C’était l’unique survivant. Tant mieux, ce serait encore plus facile. Les autres avaient été mis à genoux et assassinés d’une balle dans la nuque. Vitaly le regarda et comprit qui avait permis la destruction de sa Brigade. Ce fut un coup si dur que le boss s’effondra en portant une main à sa poitrine. Aucun des hommes armés ne se précipita pour le secourir.
Kataev l’agrippa par un bras et le traîna vers une bibliothèque qui dissimulait un coffre-fort au mur. Il lui appuya la main sur le scanner et la porte s’ouvrit. Vitaly Zaytsev était en train de mourir, mais Zosim se dépêcha de saisir un ordinateur portable biométrique et de lui placer le visage devant l’écran pour faire reconnaître la rétine.
Tandis que Kataev tapait rapidement sur les touches, Vitaly essayait de lui dire quelque chose. Probablement voulait-il l’insulter, lui crier tout son mépris mais il ne réussissait qu’à émettre des sons inarticulés.
– Il faut te dépêcher, cria un type du commando. D’ici peu, on met le feu.
– Il va falloir que vous attendiez, dit Zosim. Je dois replacer l’ordinateur dans le coffre-fort et je n’ai pas encore terminé.
– Cinq minutes, aboya l’autre. Tu as cinq minutes.
L’expert économique que le pakhan croyait si fidèle fit disparaître toute trace du réseau de sociétés autour de l’affaire de Tchernobyl. Puis il remit tout en place. Le coffre-fort résisterait au feu mais pas à la flamme oxhydrique avec laquelle l’ouvriraient les survivants de la Brigade et lui, il voulait qu’ils se convainquent qu’il s’était agi d’une attaque pour éliminer Vitaly Zaytsev et une bonne partie de ses chefs. Zosim aurait pu déplacer l’argent sur des comptes aux îles Caïman, mais ce détail aurait cloché, il aurait attiré l’attention et aurait pu faire rater un plan si bien conçu.
Kataev courut à l’étage d’en dessous tandis que le commando commençait à placer les charges au phosphore. Il chercha un cadavre en particulier et le trouva au bas des marches. Il lui passa au poignet sa montre qui portait gravée sur le boîtier la dédicace du pakhan, lui mit ses chaussures et son pardessus avec son portefeuille et ses papiers. Il demanda à un des assaillants de tirer une rafale dans le visage du mort pour le rendre méconnaissable. L’incendie qui avait déjà envahi l’étage supérieur ferait le reste.
Une main agrippa Zosim et le traîna à l’extérieur. D’autres le poussèrent sur le siège arrière du 4x4 où l’attendaient la femme du commando et un chauffeur qui mit pleins gaz, franchissant à toute vitesse le portail. Au bout d’une centaine de mètres, tous deux retirèrent leurs passe-montagnes. Elle était belle, blonde, avec des pommettes hautes, un corps sculpté par de longues heures de gymnase. Elle s’appelait Ulita Vinogradova et était lieutenante du FSB, le service secret russe né des cendres du KGB.
– Comment on se sent, quand on est mort, Zosim ?
– Tu devrais le demander à Vitaly.
– Quand on pense qu’il avait de grands projets pour toi !
– Je n’étais pas intéressé.
– Aucun remords ? Tu dois bien ressentir un certain genre d’obligation envers les frères tués.
– Ça a été un plaisir de se défaire de ces cons. Ma loyauté ne va qu’à ma patrie.
Ulita lui posa une main sur la cuisse et serra fort, lui arrachant une grimace de douleur.
– À ta patrie et à moi, murmura-t-elle. Tu es une de mes créatures, Zosim. Ne l’oublie jamais.
Kataev se força à sourire.
– Je suis certain que tu ne me le permettrais pas.
– Le général Vorilov dit que celui qui trahit une fois trahit toujours. C’est une drogue. Et maintenant, tu y as goûté. Si jamais il te prend l’envie de jouer au plus malin, sache que je m’occuperai personnellement de toi.
– Je n’en ai pas le moindre doute. Et c’est pour ça que tu dois te sentir tranquille. Tu verras qu’à Zurich, il n’y aura pas de problèmes.
– La destination a changé. Tu iras à Marseille.
– Putain, et je vais y faire quoi, à Marseille ? explosa-t-il. Ma mission est de faire arriver de l’argent dans les caisses des services fédéraux, et en France, je n’ai aucun contact.
– Les priorités ont changé, Zosim. Et on ne discute pas les ordres.
Ils gardèrent le silence pendant le reste du voyage. Kataev était profondément troublé. Il avait d’autres plans, qui ne coïncidaient qu’en apparence avec ceux d’Ulita et du général Vorilov.
“Marseille, pensa-t-il. Je n’y suis jamais allé.” Il lui revint à l’esprit un vieux film américain sur le trafic de drogue qu’il avait vu au ciné-club de Leeds. Il fouilla dans sa mémoire, en quête d’images. Gangsters et bouillabaisse.
14.22°S 50.92°E
Le premier conteneur s’enfonça dans l’océan comme un caillou jeté dans les eaux tranquilles d’un étang. Le parallélépipède de métal se précipita sans jamais dévier de sa trajectoire verticale, heurtant le fond rocheux avec une violence remarquable. Les battants ne supportèrent pas le choc et la porte s’ouvrit en grand comme une bouche, vomissant des dizaines de vieux bidons rouillés. Le deuxième conteneur en écrasa quelques-uns mais resta intact.
La côte somalienne n’était pas loin et le capitaine Van Leeuwen était pressé de se débarrasser de sa cargaison. Quelques marins de garde scrutaient la mer avec de puissantes jumelles tandis que l’équipage malais soulevait les conteneurs avec la grue de poupe.
Le commandant en second le rejoignit d’un pas rapide et lui tendit le téléphone satellitaire.
– Mister Banerjee en ligne.
– Bonjour, marmonna, pressé, Van Leeuwen. Oui, nous avons presque fini… Oui, je compte arriver d’ici quelques jours. Ça dépend des conditions météo. Les moteurs ont quelques problèmes…
21.41°N 72.20°E
Mister Banerjee appelait de l’intérieur d’un élégant 4x4 qui roulait à grande vitesse le long de Trapaj Road, à Alang.
– Prévenez-moi comme d’habitude, vingt-quatre heures à l’avance, que je fasse organiser les équipes, rappela-t-il au capitaine avant d’interrompre la communication.
Rejeton d’une célèbre famille parsi possédant une chaîne de restaurants indiens présents dans différents pays européens, il avait vingt-neuf ans et se prénommait Sunil. Grand, maigre, les traits délicats, des lunettes à monture très fine, il était impeccablement vêtu. Il semblait en route pour un élégant bureau de la City londonienne plutôt que vers un chantier crasseux où étaient démantelés tous les types de bateaux.
La vieille cicatrice qui creusait le visage de l’homme au volant, de la lèvre à l’oreille gauche, marquait sa différence avec le dandy qu’il transportait. Il était connu sous le nom de Surendra, avait trente-cinq ans passés et sa spécialité était la traite de main-d’œuvre. Banerjee l’avait embauché et mis à la tête du service de sécurité du chantier dont il était propriétaire, un parmi tant d’autres disséminés sur la côte de ce qui était, au cours des années, devenu un véritable cimetière des navires de tous tonnages. Le choix n’était nullement dû au hasard. Surendra savait y faire. Il avait une habileté peu commune à se faire respecter en dosant faveurs, menaces et violence. En peu de temps, il était devenu l’homme de confiance de Sunil et maintenant, il s’occupait de tous ses intérêts à Alang. Les deux hommes s’appréciaient et se respectaient. Ils ne deviendraient jamais amis mais le parsi était un entrepreneur qui savait récompenser le travail et la fidélité et ne faisait jamais peser l’énorme pouvoir de sa famille.
Le 4x4 entra dans le chantier où hommes, femmes et enfants étaient en train de dépecer un navire marchand échoué sur le sable noir trempé de pétrole et de tous les autres liquides qui avaient coulé de la soute et des moteurs de dizaines d’embarcations. Bientôt, il ne resterait du bâtiment que son squelette, destiné à être découpé en petits morceaux par des dizaines de flammes oxhydriques.
Des équipes d’adultes traînaient des pièces démontées vers les camions. Celles des enfants s’occupaient d’alimenter le feu dans des trous profonds où ils jetaient les déchets de plastique.
Sunil leva les yeux de la tablette qu’il tenait sur ses genoux. Il observa la scène avec attention.
– Il faut que tu les gardes sous pression, Surendra. Ils sont trop lents, nous risquons de ne pas tenir face à la concurrence locale. Nous avons déjà perdu le défi des Chinois, nous ne pouvons pas nous permettre de n’être plus fiables pour nos clients.
L’homme au volant montra les ouvriers.
– Tu te trompes. Nous maintenons les mêmes rythmes que les meilleurs chantiers. Le problème c’est que même les plus robustes tombent très vite malades. Ils respirent trop de saleté, tu le sais.
– Alors, remplace-les plus vite, rétorqua vivement Sunil. Le plan pour importer la main-d’œuvre tamoule, ça avance ?
– Les premiers arriveront dans les prochaines semaines mais il s’agit toujours de familles. Tu ne peux pas les chasser dès qu’il y en a un qui va mal, tu risques que personne ne veuille plus travailler pour toi.
– Débrouille-toi pour trouver une solution.
– Je ne te comprends pas, protesta l’autre. Ici, ça se passe assez bien, et en tout cas, tu réussis à compenser avec le traitement des déchets et les autres affaires.
– Je ne me souviens pas t’avoir remarqué à la faculté d’économie, ironisa le dandy puis il changea de ton. Je pense et tu exécutes. Une claire distinction des rôles est à la base du succès de toute entreprise. Tu ne crois pas ?
La sonnerie de son portable évita à Surendra de répondre. Il écouta en silence une très brève communication.
– Il y a des problèmes à la clinique, annonça-t-il en passant la marche arrière.
“Clinique” n’était pas le terme exact pour décrire la petite structure moderne qui, théoriquement, devait garantir un minimum d’assistance sanitaire aux désespérés qui travaillaient au chantier. Surtout pour faire face aux accidents qu’entraînait régulièrement l’utilisation des flammes oxhydriques par des ouvriers inexpérimentés. Mais la véritable activité était tout autre, et la reporter suédoise Gulli Danielsson, qui l’avait découvert, était en train de rassembler des informations à travers interviews et photographies. Quand le 4x4 de Surendra et Mister Banerjee entra sur le parking, l’objectif de son Nikon était en train d’immortaliser trois jeunes gens qui posaient en montrant des cicatrices récentes à la hauteur des reins. Ils disparurent dès qu’ils s’aperçurent de la présence de Surendra. La journaliste eut un geste d’agacement mais ne capitula pas, et elle se mit en quête d’autres témoins dans la cour. Elle faisait ce métier depuis trop longtemps pour ne pas comprendre qu’elle avait entre les mains le classique reportage à vendre dans le monde entier, susceptible de relancer une carrière qui avait subi un coup d’arrêt après la naissance de son deuxième enfant.
Sunil appela le chef de la police locale.
– Comment se fait-il qu’un reporter ait réussi à arriver dans ma clinique ? Nous vous payons grassement pour tenir les fouineurs à l’écart.
Le fonctionnaire n’en savait rien. La fille était entrée en ville sans demander l’autorisation, rendue obligatoire pour éviter que l’opinion publique ne soit trop informée de ce qui se passait à Alang.
Banerjee raccrocha, furieux, fit signe à Surendra d’approcher et lui murmura quelques mots. L’homme de confiance s’éloigna, une expression résolue sur le visage.
Gulli Danielsson était trop excitée pour adopter les précautions nécessaires et elle ne remarqua pas Moti, un des gros bras de Surendra, qui s’approchait, armé d’un mince bâton de bois dur. Il ne la frappa qu’au visage. Une, deux, cinq fois. Puis il lui arracha l’appareil photo du cou et s’enfuit avec le reste du matériel. La reporter n’était qu’un masque sanglant. Sunil lui offrit son mouchoir et l’aida à se relever.
– Venez, vous avez besoin d’un médecin.
– Mon appareil photo, il m’a volé mon appareil, murmura la femme.
– Quel dommage. On se donne tant de mal pour faire au mieux son travail et puis arrive un voyou qui vous l’emporte. En tout cas, vous avez eu de la chance, ça aurait pu être pire.
Deux infirmiers l’aidèrent à s’étendre sur un brancard et un médecin lui fit une injection qui l’envoya au pays des rêves.
– Je ne sais pas si ça a été une bonne idée. Elle va se plaindre à son ambassade quand elle va se réveiller, commenta le chirurgien Kuzey Balta, l’expert turc en transplantations.
– Tu as raison. Il est vraiment inopportun de créer des problèmes diplomatiques. C’est pourquoi tu lui enlèveras les deux reins et tout autre organe qui trouve preneur à Bombay.
– Et personne ne viendra demander de ses nouvelles ?
– Cette dame est entrée illégalement à Alang. Pour les autorités, elle n’existe pas.
Le médecin haussa les épaules et dit à un infirmier de préparer la patiente.
– On arrête l’activité, annonça Mister Banerjee. Si un reporter quelconque a réussi à la découvrir, ça veut dire que le moment est venu d’inventer autre chose. Je te contacterai dès que possible.
– Si je dois me tenir à ta disposition, il faudra me payer.
– Je suis certain que nous trouverons un accord.
25.42°S 54.63°O
“Dieu est le plus grand”, chanta le muezzin dans l’adhan, l’appel à la prière. Son invocation, diffusée à l’extérieur de la mosquée par de puissants haut-parleurs, enveloppa les véhicules qui avançaient lentement dans le trafic de la mi-matinée.
Agacé, Deng remonta la vitre de la voiture. Pour changer, il était en train de se disputer avec Tingzhe. L’habituelle histoire des horaires de leurs femmes à la blanchisserie. Celle de Deng jouait à la plus maligne. Ils se connaissaient depuis l’enfance, ils appartenaient à la dernière génération arrivée à Ciudad del Este directement de Chine, leurs enfants étaient nés au Paraguay et écoutaient Jodete de La Secreta.
Ils laissèrent derrière eux le minaret qui surplombait les énormes panneaux publicitaires des centres commerciaux, et rejoignirent le parking d’un restaurant en passant sous l’enseigne “Comida China”, décorée en rouge et or. Quelques enfants en haillons s’approchèrent du fourgon, quémandant des sous. Les deux hommes les chassèrent en criant en espagnol avec un fort accent cantonais.
Tingzhe descendit le premier et déchargea le panier plein de linge. À cette heure, le restaurant était vide, et il se dirigea vers l’entrée, sachant qu’il allait faire enrager son ami, qui avait un sens exagéré de la hiérarchie et du décorum.
Deng entra en braillant mais il se tut quand il s’aperçut que l’endroit n’était nullement vide. Quatre jeunes Chinois, vêtus de manière voyante, de longues boucles de cheveux pendouillant avec négligence sur le front, les fixaient en silence, en fumant et en buvant de la bière. Les employés de la blanchisserie reculèrent doucement mais, dans leur dos, surgirent deux garçons armés de pistolets. Le plus vieux du groupe, qui devait avoir vingt-deux ans au maximum, fit signe à Tingzhe de s’approcher. C’était le chef de la bande. L’homme obéit. Le jeune homme lui versa de la bière et lui fourra une cigarette entre les lèvres.
– Je te prie d’accepter notre hospitalité, dit-il en lui donnant d’amicales tapes dans le dos.
Deng, terrorisé, lorgnait sans cesse sur les deux voyous qui le tenaient en joue. En souriant, ils rangèrent leurs armes, agrippèrent deux chaises et commencèrent à le frapper. L’homme tomba à terre et ils s’acharnèrent.
Deng criait et Tingzhe essayait de détourner le regard mais des mains qui sentaient le tabac et le lubrifiant pour armes lui agrippèrent la tête, l’obligeant à assister à la mort de son ami.
Les assassins soulevèrent le corps et le déposèrent dans le panier, souillant les nappes de sang.
– Ton ami a eu un accident parce que vous n’avez pas fait la livraison dans le bon restaurant, expliqua le chef d’une voix neutre. Maintenant je te prierais d’avoir la courtoisie de ramener le panier de linge à Freddie Lau. C’est un vieux sage et il comprendra l’importance d’éviter ces situations à l’avenir.
La bande se glissa hors de l’établissement en silence. Comme un gros serpent, pensa Tingzhe. Il tenta de se relever mais ses jambes se dérobèrent. De la cuisine sortit une vieille. En traînant les pieds et sans jamais cesser de marmonner à mi-voix, elle s’approcha du panier auquel elle donna un coup d’œil distrait.
– Le linge est sale. Rapporte-le.
Une vingtaine de minutes plus tard, Tingzhe déchargea le panier avec le cadavre de Deng et le poussa dans un énorme entrepôt rempli de marchandises de tous types. Jouets, vêtements, ustensiles de cuisine, bric-à-brac émergeaient de cartons ouverts ou entassés en vrac sur les rayons des hautes étagères qui divisaient le magasin en autant de couloirs, où se déplaçaient rapidement les chariots transportant les caisses. Des dizaines de personnes travaillaient comme des fourmis laborieuses et personne ne prêta attention au corps ensanglanté qui dépassait du panier.
Tingzhe avait le visage pâle et couvert de sueur, le regard fixe. Il atteignit le fond de l’entrepôt, où se trouvait la structure préfabriquée abritant l’administration. Trois gardes armés de fusils d’assaut lui barrèrent la route.
– Je dois le livrer à M. Lau, balbutia-t-il, dans un état de confusion mentale évident.
Nul ne fit de commentaire. Un des gorilles alla prendre des instructions, et deux minutes plus tard, les petites roues du panier tournaient en silence sur la moquette rouge d’un long couloir.
À la vue de l’insolite chargement, les employés s’empressèrent de fermer les portes de leurs bureaux, à l’exception des utilisateurs des machines à compter les billets, trop occupés pour remarquer le passage d’un cadavre.
Nianzu, chauffeur et garde du corps du chef, ouvrit la porte et Tingzhe entra dans une pièce richement meublée en style chinois classique. Les tapis et les statues auraient pu parfaitement figurer dans le musée d’une grande ville. Derrière le bureau était assis un vieux Chinois, maigre, le visage creusé. Il avait l’air d’avoir une soixantaine d’années mais pouvait en avoir dix de plus. Freddie était de ceux qui se maintiennent en bonne santé grâce à un régime maniaque et la pratique quotidienne du taï-chi.
– Ce sont les Fujianais qui t’ont dit d’apporter le cadavre dans mon bureau ?
Tingzhe hocha la tête.
– Tu le sais que c’est une insulte envers ma personne. Pourquoi l’as-tu fait ?
– Je ne sais pas.
– Qu’est-ce qui s’est passé, exactement ?
L’homme raconta sans omettre le moindre détail. Freddie Lau soupira.
– Ton père a travaillé pour moi. Un brave homme qui croyait aux traditions et me portait un juste respect. Remercie-le dans tes prières d’être encore vivant.
Nianzu prit Tingzhe par un bras et le raccompagna à la porte. Puis il se retourna et rencontra le regard préoccupé de Freddie.
Celui-ci leva un index osseux.
– Appelle Garrincha, ordonna-t-il. Avertis-le qu’on arrive.
À midi pile, la limousine du Chinois s’arrêta devant un édifice en construction. Trois gardes du corps et Nianzu l’escortèrent jusqu’à l’ascenseur parmi des groupes de menuisiers, de plombiers et d’électriciens.
Esteban Garrincha les attendait avec un sourire triste aux lèvres.
– Désolé pour ce qui s’est passé.
Lau l’ignora. Ce fut Nianzu qui répondit à sa place par un remerciement rapide et aussi insignifiant qu’un crachat.
Ils montèrent jusqu’au toit où avait été installé un grand pavillon, qui abritait un petit salon élégant et bien organisé. Un homme au ventre proéminent, vautré dans un fauteuil, bavardait avec une gamine brune vêtue comme une prostituée de luxe, alors qu’à cette heure, elle aurait dû être à l’école.
Le gros se leva avec agilité et, d’un geste, chassa sa maîtresse. Il s’appelait Carlos Maidana et c’était le chef de la plus importante organisation criminelle de Ciudad del Este. Freddie et lui étaient depuis longtemps en affaires.
– Cher ami, bienvenue, dit-il en ouvrant les bras. Tu es venu voir comment avancent les travaux de notre centre commercial ?
– Je n’ai certainement pas besoin de vérifier que mon ami Carlos travaille dans l’intérêt commun, répondit le Chinois. Je suis venu te demander ce que tu as l’intention de faire avec les Fujianais. J’ai déjà perdu trois hommes et le contrôle de restaurants et de commerces. Ici, tu es le chef et le moment est venu pour toi de prendre position.
Maidana tira de sa poche un mouchoir immaculé pour essuyer une goutte de sueur inexistante sur son front.
– Le fait est que tu aurais dû agir avant, Freddie. Tu aurais dû les liquider quand ils sont arrivés et qu’ils étaient encore peu nombreux et désorganisés, mais tu as trop attendu et maintenant, ils t’entraînent dans une guerre qu’évidemment, ils sont convaincus de remporter. J’espère que tu comprendras que je n’ai pas l’intention de perdre des hommes et de l’argent rien que pour te rendre service.
– Mon argent aussi est en jeu. Et nous avons d’autres affaires en commun, mais surtout, nous nous connaissons depuis trente ans. Les Fujianais sont des barbares, ils ne sont pas loyaux comme Freddie Lau, et s’ils devaient me battre, après, ce serait ton tour. Ce que je te demande, c’est d’intervenir pour trouver un accord dans la division du territoire. J’ai besoin de temps pour organiser mes hommes.
– Ça, je peux le faire, Freddie. J’enverrai Esteban Garrincha parler avec les Fujianais et nous verrons comment organiser une rencontre, l’idée d’une guerre en ville ne me plaît pas du tout.
– Sois tranquille. Nous autres, Chinois, nous sommes discrets même quand nous nous entre-tuons.
Carlos Maidana hocha la tête et serra la main de Freddie.
– Joue bien tes cartes, mon ami. Ciudad del Este devient chaque jour plus belle et plus grasse et nous pouvons continuer à en être les maîtres.
Garrincha se retourna pour contempler le panorama et ne pas éclater de rire devant ces deux vieux gâteux. Leurs royaumes tenaient encore debout parce qu’ils avaient été les premiers arrivés et que police, magistrats et politiciens étaient à leur solde, mais Ciudad del Este était en train de changer à une vitesse vertigineuse, et ces types allaient être balayés par les Fujianais et par tous les autres qui arrivaient chaque jour du monde entier avec des idées neuves. À deux pas, de l’autre côté de la frontière, le Brésil avec Foz do Iguaçu et l’Argentine avec Puerto Iguazú. La Triple Frontière. Trois villes fédérées en un unique pacte criminel : la contrebande. Mais la Ciudad del Este qu’il observait du haut de ce futur centre commercial était le cœur battant des trafics. Dollars, euros, wons et guaranis passaient de main en main parmi des gens qui parlaient espagnol, portugais, arabe, russe et anglais. Armes et drogue. Terrorisme et finance. Composants électroniques et vêtements de marque. Impossible de distinguer entre la marchandise originale et les contrefaçons. Tout bougeait trop vite. Carlos et Freddie étaient désespérément lents et c’est pour ça qu’ils seraient battus. Esteban Garrincha déplaça son regard vers le Puente de la Amistad embouteillé par les acheteurs étrangers qui traversaient la frontière chargés de paniers. Il pouvait sentir l’odeur de l’argent monter jusqu’à lui. Il soupira. Il n’avait pas abandonné à trente ans la confortable et sûre carrière de sous-officier d’infanterie pour s’enrôler dans une armée de perdants.
– Esteban.
– Oui, chef ?
– Raccompagne Freddie à sa voiture.
Du coin de l’œil, Garrincha nota que Maidana avait fait signe à la gamine de le rejoindre. Elle s’appelait Lucita, et quand l’épouse officielle trouverait la situation insupportable, Carlos l’expédierait dans un bordel d’Asunción. Une montagne de bites à satisfaire et fin des rêves. Puis la drogue et l’alcool.
En fin d’après-midi, le boss convoqua Garrincha dans un manège à quelques kilomètres de la ville. Carlos était accompagné de deux gardes du corps, deux policiers en service, et de Neto, le chauffeur. Garrincha s’installa à une table garnie d’une collation et prit une bouteille d’orangeade dans un seau à glace. L’ensemble de l’enclos était réservé à Marcela, Paulita et Iluminada, les trois filles du chef, insolentes et gâtées. Neuf, onze et quatorze ans. Pas une pour rattraper l’autre. Garrincha ne pouvait pas les supporter. Et il soupçonnait que le père aussi partageait son sentiment. Pour changer, elles étaient en train de faire tourner en bourrique l’instructeur qui aurait voulu les prendre à coups de pied au cul, ou du moins leur crier dessus comme un fou furieux pour se faire respecter mais il ne cessait de lancer des coups d’œil terrorisés en direction de Maidana. Il faisait peine à voir, tellement il était ridicule.
– Quand tu iras voir les Fujianais, ne te casse pas trop la tête, dit Carlos. Fais semblant de faire de ton mieux, juste pour contenter mon ami Freddie Lau.
– Tu veux qu’ils se tuent entre eux ?
– C’est inévitable. Si Freddie est occupé à faire la guerre, le centre commercial sera le dernier de ses soucis. Il nous coûte plus que prévu, et moins on sera à partager, plus l’argent rentrera.
– Comment dois-je me comporter ?
– Demande une trêve et une rencontre mais sans rien offrir de significatif sur le plan des garanties. Les Fujianais n’accepteront pas et on fera bonne figure auprès de Freddie.
– Je peux te poser une question ?
Maidana ricana.
– Je la connais déjà. Pourquoi est-ce que je n’élimine pas directement Freddie et comme ça je me garde l’argent ?
Esteban hocha la tête.
– Parce que Freddie représente les Triades et que je n’ai pas envie de me mesurer à un ennemi aussi puissant, expliqua Carlos avant de se retourner vers Neto : amène-moi ce connard d’écuyer. Je vais lui faire comprendre que je ne veux pas jeter l’argent par les fenêtres.
L’instructeur arriva en courant.
– À vos ordres, monsieur Maidana.
– Je te paye pour dresser ces trois petites dindes : moi, je ne peux pas le faire, parce que sinon ma femme se met en colère, et toi tu te laisses marcher sur la tête ? T’as vraiment pas de couilles. Maintenant, tu y retournes et tu leur fais voir qui commande, d’accord ?
Les yeux du type se remplirent de larmes.
– Vous devriez leur parler, vous, monsieur Maidana. Vos filles sont un peu indisciplinées.
Neto porta la main à la ceinture et fit claquer la sûreté de son pistolet. L’homme s’enfuit, poursuivi par les rires.
Carlos soupira et serra le bras de Garrincha.
– Trois filles, trois connes. Tu t’imagines, si elles devaient être à ma place ? Je voudrais vraiment te voir aux ordres de ces emmerdeuses.
D’autres rires. Le seul à ne pas trouver la phrase amusante, ce fut Garrincha.
Le lendemain matin, Garrincha se gara devant une laverie automatique. Des femmes paraguayennes bavardaient à haute voix en fumant et en avalant des sodas.
Garrincha se dirigea vers l’arrière-boutique. Il frappa à la porte et on le fit entrer dans un entrepôt rempli de marchandises de contrebande. L’homme qui lui avait ouvert portait un pistolet dans un holster.
– Mais quel honneur ! Le larbin de Maidana. Ton chef t’a envoyé nous tirer les oreilles ?
– Un truc de ce genre.
L’homme lui fit signe de le suivre. Il conduisit l’ex-sous-officier dans une ruelle derrière l’entrepôt. Ils se glissèrent dans un immeuble délabré où vivaient en grand nombre des Chinois miséreux, nouveaux arrivants en attente d’un emploi. Ils débouchèrent sur l’arrière d’un motel avec faux gazon et piscine en forme de requin. Des filles sud-américaines et chinoises tenaient compagnie à des gangsters fujianais qui avaient pris possession d’une aile entière du bâtiment. Le type lui indiqua une fenêtre au deuxième étage, avant de pivoter sur ses talons.
Garrincha monta l’escalier surveillé par des garçons armés de kalachnikovs et fit la connaissance de Huang Zheng, chef indiscuté des ennemis de Freddie Lau. Il parlait un excellent espagnol appris à l’université de Madrid. Il se montra affable et prêt à trouver une solution “raisonnable”. Garrincha, sincèrement admiratif, se convainquit d’avoir rencontré un homme sagement tourné vers l’avenir.
Peu après minuit, il se fraya un chemin entre les montagnes de cartons de boîte en polystyrène que les employés du nettoyage sortaient des différents magasins donnant sur les couloirs infinis d’un des plus grands centres commerciaux de Ciudad del Este. Il s’arrêta devant une porte gardée par un vigile portant un uniforme semblable à celui de la police de Chicago. Sans dire un mot, il lui tendit discrètement quelques billets et le type s’écarta. Esteban Garrincha suivit un long couloir de service totalement désert pour parvenir à un ascenseur qui le conduisit au dernier étage, où se trouvaient des bars et restaurants déjà fermés. Il atteignit le toit, où il fuma une cigarette en admirant sa belle ville. Puis il reprit l’ascenseur pour descendre au garage souterrain, et le fouilla à la recherche d’une issue discrète. Il n’était pas pressé. La pluie avait commencé à tomber.
Quelques jours plus tard, Garrincha était assis à côté de Freddie Lau dans sa limousine. À un certain point, ils passèrent devant un terrain de foot au beau milieu d’un match.
– Autrefois, j’ai joué, moi aussi, dit-il soudain. Pendant un moment je me suis cru l’héritier de Mané Garrincha, le plus grand ailier droit du monde. Et pas seulement à cause du nom.
Freddie et deux de ses gardes du corps échangèrent des coups d’œil ennuyés mais le Paraguayen décida de les ignorer et continua :
– Je l’imitais à la perfection, au point que j’en faisais une espèce de sketch qu’on m’invitait à exhiber dans les boîtes. Une fois j’ai participé à un spectacle télévisé. Mais un jour, j’ai compris que j’étais en train de devenir un homme ridicule et j’ai cessé d’être la mauvaise copie de Mané Garrincha.
– Cette histoire est censée avoir une signification ? demanda Freddie, en continuant à regarder devant lui.
– Señor Lau, vous me connaissez, vous savez que je suis un homme fiable et que je me comporte selon l’honneur. Une fois terminée cette affaire avec les Fujianais, vous ne pourriez pas dire deux mots à mon chef ? Il ne me traite pas comme un adjoint, parfois on dirait qu’il oublie qu’un jour, je prendrai sa place. Il ne pourra pas mettre une de ses filles à la tête de l’organisation…
Le vieux sourit.
– C’est sûr que trois filles, c’est vraiment pas de chance. Il ne pourra pas y avoir de vraie succession, je suis étonné que tu ne l’aies pas encore compris.
– Compris quoi ?
– Qu’à la mort de Carlos, c’est celui qui éliminera les concurrents internes qui prendra le commandement.
Garrincha saisit le message au vol.
– Et il faudra avoir des amis puissants et sages à l’extérieur.
Enfin Freddie daigna le regarder.
– Des amis qui ont pu apprécier avec le temps ta valeur et ta fidélité.
Esteban sourit et baissa la tête avec respect.
– Je vous remercie de votre précieux conseil.
La limousine entra dans le parking du centre commercial qu’Esteban avait exploré avec tant de soin. Lau et les deux gardes du corps le suivirent le long des passages, mêlés à la foule de clients chargés de sacs. Garrincha fit un signe au vigile qu’il avait déjà corrompu, lequel s’empressa d’ouvrir la porte de service.
– Je suis désolé de vous faire marcher, senõr Lau, mais la délicatesse de la rencontre nous contraint à d’indispensables précautions.
– Tu parles comme un avocat, se moqua l’un des gardes du corps.
– Ne t’inquiète pas pour moi, Esteban, coupa le vieux.
Une fois dans l’ascenseur, Garrincha écrasa le bouton du dernier étage. Il attendit quelques secondes puis leva brusquement la main vers le plafonnier, agrippa un courtaud pistolet à tambour caché la veille au soir et tira sur les gardes du corps. Les détonations l’assourdirent. Hébété, il bloqua la descente et inversa la direction, vers le garage souterrain. Freddie Lau, taché du sang de ses hommes, ne bougea pas un muscle. Il se limita à fixer le traître avec haine. Quand les portes s’ouvrirent, trois mafieux fujianais coururent vers eux armés de mitraillettes. Le vieux sortit stoïquement de l’ascenseur, affrontant son destin avec le courage qu’imposait son rôle.
– Où est mon argent ? demanda Garrincha tandis qu’il cherchait désespérément à récupérer l’ouïe.
Les Fujianais commencèrent à tirer. Lau fut touché en premier et sans le vouloir, protégea Esteban de son corps. Le Paraguayen répliqua au feu, vidant en un instant les quatre balles restées dans le tambour. D’un bond, il réussit à rentrer dans l’ascenseur, poursuivi par les projectiles qui s’abattirent comme de la grêle sur les portes de métal. Il monta au rez-de-chaussée, se libéra de sa veste souillée de sang et en chemise et, marchant vite, il gagna la sortie. Nianzu, le chauffeur de Lau, le remarqua et comprit aussitôt ce qui s’était passé. Il prit son portable pour avertir les siens.
Garrincha se dirigea vers le Puente de la Amistad. Sortir du pays était la seule vague possibilité qu’il avait de s’en sortir. Il avait été le dernier des couillons, un vrai pendejo, et maintenant sa vie ne valait plus rien. Tout le monde allait lui donner la chasse. Maidana, la Triade, les Fujianais. Huang Zheng, avec son baratin, l’avait trompé comme un gamin.
Il n’avait en poche que quelques billets et non les cinq cent mille dollars promis par le chef fujianais. Il était foutu. La foule qui se pressait à la frontière le contraignit à ralentir. La respiration lui manquait. Il lui semblait se noyer dans sa stupidité. Pendant un instant, il pensa escalader le grillage de protection et se jeter dans le Paraná. Puis il lui vint à l’esprit qu’à Foz do Iguaçu, il y avait des gens qui pouvaient l’aider et il se laissa transporter vers la douane par le flux de corps. Il se retrouva à fixer un grand panneau qui proclamait en lettres énormes : “C’est vous qui êtes forts, pas la drogue.”
Les gardes de la frontière observèrent attentivement Garrincha. C’était le seul qui avait les mains vides et son visage était souillé de sang mais aucun d’entre eux ne fut effleuré par l’idée de l’arrêter. Cette masse de gens pouvait devenir incontrôlable pour un rien, et les ordres étaient de se limiter à éviter les bouchons. Garrincha passa dans la partie brésilienne, laissant derrière lui, et pour toujours, le Paraguay. Le pays le plus beau que Dieu eût créé. Il atteignit la gare routière et monta dans un bus à étage découvert, rempli de touristes armés d’appareils photo, qui riaient et plaisantaient. Une gringa d’âge mûr lui offrit un mouchoir en papier et lui montra son visage. Esteban le mouilla avec le peu de salive qui lui était restée et commença à se frotter la peau. Le trajet se termina devant le Samba Paradise. Les touristes furent accueillis par des jeunes gens des deux sexes habillés en Cariocas qui les conduisirent dans la salle, où pendant deux heures, ils danseraient, guidés par de vrais professeurs. Un orchestre attaqua sans la moindre passion Aquarela do Brasil. Garrincha se détacha du groupe et alla frapper à la porte de la direction. Il montra son visage à la caméra pour se faire reconnaître. Un grésillement annonça l’ouverture de la serrure et il se trouva devant un petit maigre, fusil à pompe au poing, qui lui fit signe d’entrer.
Le bureau puait la coke et la sueur. Une dizaine de jeunes armés de pistolets étaient vautrés sur de coûteux canapés de cuir. Ils le fixèrent avec intérêt et méfiance. Esteban alla droit au bureau qui, comme tous ceux des boss, était énorme et très coûteux.
Un type à la peau à peine plus claire, avec de vieilles lunettes épaisses, était en train de diviser une belle pile de billets. Il ne leva pas la tête. Non par manque de curiosité, mais parce que en tant que comptable de l’organisation, il ne pouvait se permettre de se tromper dans les comptes. Même par sur deux dollars, sinon ils penseraient qu’il se les était empochés et que ce n’était pas la première fois. Et la liquidation qui suivrait ne serait pas celle de la retraite. Après quoi, ils en embaucheraient un autre.
L’or brillait sur la peau d’ébène du boss. Il s’appelait Orlando Mendes et était entré très jeune dans le Primeiro Comando da Capital, la mafia pauliste, qui l’avait expédié à Foz do Iguaçu pour éliminer la concurrence. Il n’avait pas encore réussi dans l’entreprise, mais il était déjà bien avancé. Garrincha le connaissait assez bien parce que de temps en temps, Maidana le ravitaillait en armes.
– De l’autre côté de la frontière, tout le monde te donne la chasse, annonça Mendes. Pour la première fois dans ta vie, tu vaux quelque chose. Même mort.
Les gars commencèrent à caresser la crosse de leurs pistolets. Le Paraguayen sentit la sueur lui couler dans les yeux. Maidana et la Triade avaient été rapides à mettre sa tête à prix.
– Je t’ai rendu plusieurs services dans le passé, balbutia-t-il. Je te demande seulement une aide pour disparaître.
– Non, tu ne m’as pas rendu de service. Ce n’était que des affaires.
Mendes joua avec ses grosses boucles d’oreille et ses bracelets. Ça l’aidait à réfléchir. Puis ses lèvres s’entrouvrirent sur un sourire cruel. Il lui était venu une idée amusante.
– Je ne t’aide que si tu fais l’imitation de Mané Garrincha. C’est la seule chose que tu sais faire et les gars n’ont jamais eu l’occasion de t’admirer…
Esteban entendit dans son dos les murmures d’approbation. Il plissa les yeux. Le boss voulait l’humilier avant d’encaisser la récompense. Mais refuser serait stupide et douloureux. Ces gars défoncés étaient impatients de se déchaîner sur le premier malheureux qui leur tomberait sous la main. Et alors, il feignit d’avoir un ballon au pied.
– Voilà le grand Garrincha qui dribble un adversaire, cria-t-il sur le ton d’un commentateur télé. Il fonce vers le gardien mais un arrière tente de l’intercepter, le ballon lui passe entre les jambes, un nouveau tunnel du grand Garrincha, il touche la balle du pied gauche, prépare le tir… buuuuuuuut !
Estaban n’avait plus de souffle. Il l’avait entièrement dépensé dans cette piteuse exhibition.
– C’est pas Mané, ça, gueula un gaillard. Ce con se fout de notre gueule, il nous a manqué de respect.
– Ferme-la, Fernandinho, coupa Mendes.
Il ouvrit un tiroir, en tira une poignée d’ovules de coke et les jeta sur le bureau.
– Avec ça, tu peux aller loin et sauver ton cul.
– D’accord. Où dois-je aller ?
– Marseille. Là, Maidana et les Chinois n’arriveront pas à te trouver.
– Marseille ?
– Oui, mon beau, Marseille. La France…
– Mais c’est en Europe ! Qu’est-ce que je vais y foutre ?
Orlando croisa les bras.
– Tu te mets à faire le difficile ? Peut-être que Fernandinho a raison et que tu es venu te foutre de nous.
Garrincha joignit les mains comme il avait fait le jour de sa première communion.
– Je te demande pardon. Je ferai ce que tu me dis.
Le Brésilien s’amusa à le tenir sur des charbons ardents. Puis, au bout d’un moment qui parut interminable à Garrincha, il se décida à ouvrir la bouche.
– On attend le feu vert de nos amis en France. Quand il arrivera, on te donnera un faux passeport et un billet d’avion.
– Et entre-temps ?
– Tu nettoieras les chiottes. T’as pas idée de ce qu’ils chient, ces putains de touristes, répondit-il en se touchant le bide. C’est la samba. Les gringos, ça leur fait l’effet d’un laxatif.
51.30°N 00.10°O
En famille, la mère de Sunil Banerjee ne parlait que le gujarati. Elle soutenait que c’était pour éviter que les domestiques anglais les écoutent. Quand son fils lui rendait visite dans la fastueuse maison de Londres, elle exigeait qu’il endosse les habits traditionnels semblables à ceux des ancêtres accrochés aux murs. Sunil s’exécutait volontiers, il était lié à sa mère par une affection sincère.
– Ton père est très en colère contre toi, dit la femme.
– Tu le sais bien que je n’ai aucune intention de diriger une chaîne de restaurants. Un boulet au pied qui, avec le temps, m’entraînerait par le fond.
– Maintenant que ton père a l’intention de s’étendre aussi aux Pays-Bas, il a besoin de toi. Et puis, tu es le seul enfant mâle, comment va finir l’entreprise familiale ?
– Ce sera un plaisir de la vendre aux Chinois.
– Sunil, tu es vraiment impossible.
– Non, je suis seulement prévoyant du point de vue économique.
Sa mère soupira.
– Est-ce que je pourrai au moins avoir le plaisir de voir ma famille réunie ? Je suis lasse de ne vous rencontrer que séparément.
– Si mon père bien-aimé promet de ne pas me harceler…
– Il ne réussira pas à se retenir, tu le sais.
– Ça veut dire que je parlerai de sa jeune maîtresse hindoue.
La femme ricana.
– Ça, ça serait vraiment amusant. Une Hindoue. Heureusement que ta sœur s’est laissé convaincre de se fiancer à un Parsi.
– Tu l’as menacée de ne plus financer son oisiveté et de l’obliger à chercher un travail !
– Arrête de plaisanter. Dis-moi plutôt, quand est-ce que tu te marieras ? Ton père a trouvé une fille très très belle.
– C’est presque une enfant, elle fréquente encore le collège zoroastrien de Mumbai, et puis le mariage n’est pas dans mes projets immédiats.
– Quand est-ce que tu vas te comporter comme un Parsi ?
– Freddie Mercury était un Parsi, maman. Zubin Mehta est un Parsi. Notre monde n’est plus celui d’autrefois, dit-il en montrant une estampe de 1878 qui représentait trois hommes et un enfant.
Il sentit un de ses portables vibrer dans sa poche. Une seule personne en possédait le numéro. Il s’excusa et se réfugia dans sa chambre. Elle était restée absolument intacte depuis l’époque de l’université.
– Salut, Zosim. Je crois comprendre que tu as fait le grand saut, dit-il avec émotion, en regardant une photographie encadrée.
Elle avait été prise quelques années auparavant dans un pub de Leeds fréquenté par les étudiants. Le premier à gauche était Sunil, le deuxième Zosim, puis il y avait une fille aux longs cheveux noirs et un autre jeune homme avec une tignasse bouclée. Pintes de bière, sourires insolents et joyeux.
– Marseille ? Mais tu ne devais pas aller à Zurich ? demanda-t-il, surpris.
Il écouta la réponse, à l’évidence préoccupé.
– On va devoir changer nos plans, dit-il.
Ils fixèrent un rendez-vous et se dirent au revoir. Son cœur battait fort. Le projet né dans les bavardages était en train de devenir réalité. Il pouvait encore se retirer mais c’était hors de question. Ce plan était si génial et fou qu’il valait la peine de tout jouer sur lui. Y compris sa vie.
Il se rappela la première fois qu’il avait remarqué l’étudiant russe. Zosim traversait en courant Saint George’s Park. La semelle de ses baskets touchait à peine le terrain. Rythme, rapidité. Sunil avait été frappé par son expression perdue. Il la connaissait bien. Il la voyait reflétée dans son miroir chaque matin. Quelques jours plus tard, il l’avait approché dans un petit restaurant fréquenté par les étudiants en économie.
– Tu as déjà tout décidé, pas vrai ? lui avait-il demandé à brûle-pourpoint.
Zosim ne s’était pas démonté.
– De quoi parles-tu ?
– De ton petit papa et de ton avenir.
Le Russe avait secoué la tête.
– Je suis une espèce d’orphelin.
– Tu as de la chance. Mais alors, qui te paie les études pour devenir un gros bonnet de la finance russe ?
– Ce ne sont pas tes affaires.
– Tu te trompes. Je suis Sunil Banerjee, l’irrésistible Parsi de Leeds, et nous avons quelque chose en commun.
– Quoi ?
– Un destin déjà écrit.
L’arrivée d’un SMS détourna Sunil de ses souvenirs. Le message confirmait le rendez-vous avec une séduisante demoiselle dans un célèbre hôtel du centre. Il ouvrit un tiroir, prit quelques grosses coupures et les plaça dans son portefeuille. Vicky voulait être payée comptant. C’était une jeune fille à l’ancienne.
43.17°N 5.22°E
L’avion atterrit un peu avant minuit. Le voyage avait été un enfer. Esteban Garrincha en avait entendu parler, mais il n’avait jamais imaginé ce que signifiait garder ces putains d’ovules dans le ventre. L’anxiété à l’idée qu’ils puissent exploser lui remuait les tripes, et l’envie de courir aux toilettes risquait de devenir incontrôlable. Et puis, il ne pouvait pas se permettre de boire ou manger quoi que ce soit mais il devait faire semblant, car les hôtesses signalaient aux flics les passagers qui refusaient les repas.
Garrincha débarqua en murmurant l’adresse que Mendes lui avait ordonné d’apprendre par cœur. Durant les longues heures de vol, il avait évité de se poser des questions sur son avenir de clandestin en France. Il ne savait rien du pays et ne connaissait pas même un mot de la langue locale. Une chose à la fois, s’était-il dit. Il se débarrasserait des ovules et puis commencerait la dure bataille pour la survie. À condition, bien sûr, qu’on ne l’arrête pas à la douane.
Maintenant, il faisait la queue pour le contrôle des passeports et la peur augmentait au fur et à mesure qu’il découvrait le déploiement de forces surveillant l’aéroport. Soldats, flics en uniforme ou en civil, chiens antidrogue, artificiers. Deux garçons devant lui furent invités à sortir de la file et conduits dans une pièce à proximité pour être fouillés.
Le passeport que lui avait fourni Mendes avait été volé à un touriste du Honduras qui s’appelait Jorge Lima. Celui qui avait remplacé la photo connaissait son affaire. Ça pouvait marcher.
Le policier prit le document et commença à l’examiner comme s’il s’agissait d’un texte ancien.
– But de la visite ? demanda-t-il en éprouvant l’épaisseur du papier.
– Tourisme.
Le policier apposa le tampon avec soin et donna un dernier coup d’œil au passeport.
– Je vous souhaite un bon séjour.
Garrincha huma l’air avant de monter dans le taxi. Il voulait comprendre s’il était différent de celui de Ciudad del Este. Il l’était. Il glissa une main dans la poche, en tira les quatre billets de cinquante euros qu’Orlando lui avait remis pour payer la course et les montra au conducteur. Un Maghrébin. Il y en avait tellement dans sa ville qu’il avait appris à les reconnaître. Il dut répéter trois fois l’adresse. Ce connard faisait semblant de ne pas comprendre.
Une vieille Peugeot 205 était garée devant un hôtel de dernier ordre. Les phares d’une voiture de passage éclairèrent l’habitacle. Une femme fumait assise au volant. Entre quarante-cinq et cinquante ans, bien en chair, un mètre soixante-cinq, cheveux blonds coupés court mettant en évidence un visage qui n’était pas beau, marqué de rides profondes aux coins de la bouche. Dans le lecteur dont la production avait été abandonnée depuis des années, une cassette de Johnny Hallyday qui, pour l’instant, chantait Que je t’aime.
Non loin, dans un monospace, trois types, Brainard, Delpech et Tarpin, écoutaient du hip-hop français en bavardant et en ricanant.
– … Alors j’arrête la voiture et je descends pour voir ce qui s’est passé, racontait Brainard. Grossière erreur. Quelque chose me frappe la tête, et puis tombe sur le pare-brise. Je regarde : un godemiché noir géant, épais comme une bouteille de bière. Tout de suite après me dégringole dessus une pluie de godes. Je plaisante pas. C’était comme si Dieu avait vu ce qui se passait à Marseille et avait dit : “Pas de criquets pour vous : comme plaie, je vous envoie une pluie de gros godes noirs…”
– Et d’où est-ce qu’ils pleuvaient ? demanda Delpech, plié en deux de rire.
– D’une des fenêtres ici, en haut. Un pédé était en train de jeter les saletés de son amant dans la rue. Et en dessous, un travelo maigrichon les ramassait et mettait tout dans un sac à main. Pas croyable.
– Regardez ça, intervint Tarpin, en montrant un taxi qui s’était arrêté pour décharger un type.
– Latino-américain, dans les trente ans, à peine descendu de l’avion, bagage léger… observa Delpech, sarcastique. Ça ne vous paraît pas un peu suspect ?
– Ce gode a des jambes et parle espagnol, ajouta Tarpin.
– Peut-être qu’il est là avec un visa d’étudiant, commenta Brainard, ricanant.
La femme dans la Peugeot avait elle aussi assisté à la scène. Elle tendit la main vers le siège du passager où elle avait posé un talkie-walkie.
– Maintenant ! ordonna-t-elle, et les hommes à bord du monospace bondirent au-dehors.
Le portier du bouge ne lui avait rien demandé. Il s’était contenté de lui remettre la clé de la chambre no74. Garrincha avait couru aux toilettes où il avait trouvé une poire à lavement posée en évidence sur l’étagère branlante au-dessous du miroir.
Il avait baissé son pantalon et s’était enfoncé la canule dans l’anus. C’est à ce moment précis que la porte avait été défoncée par trois types armés qui avaient pointé sur lui pistolets et fusils à pompe.
Maintenant, il avait le pantalon baissé et les mains levées. Un des trois agita des menottes.
Garrincha soupira. “Pour dix qui passent par ici, il y en a un qui est vendu pour que les flics aient leur photo dans le journal… Ça tombe toujours sur le plus con… Soy el pendejo de esta fiesta…”
Puis il s’assit sur le chiotte. Il n’en pouvait plus. Les trois policiers lui laissèrent prendre son temps mais ils l’obligèrent à récupérer la coke et à bien laver les ovules. Ils le traînèrent menotté et encapuchonné jusqu’au monospace et l’obligèrent à s’étendre sur le sol et à servir de tapis-brosse pour leurs brodequins. Garrincha pensa que c’était décidément vrai que les flics étaient les mêmes dans le monde entier.
Un peu plus tard, quand ils se décidèrent à lui retirer sa capuche, il se retrouva nu, pieds et mains liés sur une chaise fixée au carrelage, dans un lieu qui n’était nullement un commissariat de police mais plutôt une usine abandonnée. Dans l’air flottait une forte odeur de poisson.
Une femme d’âge moyen, assise en face de lui, fumait en examinant son passeport. Dans son dos, les types qui l’avaient arrêté. La femme écrasa son mégot sous son talon.
– Tu comprends le français ? lui demanda-t-elle en espagnol.
– Non.
– Alors, tu as de la chance. Mes collègues aussi parlent ta langue, expliqua-t-elle. Nous nous occupons exclusivement de connards qui parlent castillan.
– Pourquoi vous m’avez amené ici ?
– Parce que, autrefois, on y faisait des filets de sardine.
– Je ne suis pas une sardine.
– Non ?
– Non !
La femme fit un geste à l’intention de Brainard, qui s’approcha de Garrincha et lui planta un taser dans les testicules. Esteban cria. La décharge l’avait secoué des pieds à la tête.
– Tu es une sardine ? demanda la femme.
– Oui, admit le Paraguayen sur un ton décidé.
– Qu’est-ce que tu sais de Marseille ?
Garrincha secoua la tête en lorgnant sur le type avec le pistolet électrique.
– Nada.
La femme alluma une autre cigarette et commença à marcher nerveusement.
– Ce que je ne supporte pas, c’est de vous voir arriver ici sans savoir que dalle de cette ville, parce que si vous la connaissiez juste un peu, il ne vous viendrait pas l’envie d’y arriver l’estomac plein de coke.
Un autre signe, une autre décharge, un autre lancinant cri de douleur.
– Le Vieux-Port, la Canebière, Notre-Dame de la Garde, la place de Lenche, les calanques, le château Borély… vous êtes tellement cons qu’il ne vous vient pas à l’esprit de consulter un guide touristique, de taper le mot “Marseille” sur n’importe quel moteur de recherche… Brainard !
– Assez, je vous en prie, implora Garrincha.
– Non, tu dois être puni. Nous sommes marseillais et tu nous as insultés.
Le policier lui infligea une autre dose d’ampères. La femme se rassit, satisfaite.
– Nous pouvons te faire ce que nous voulons et ensuite te jeter à la mer avec une pierre au cou et personne n’en saurait rien. C’est clair ?
– Oui.
– Et tu sais qu’à force de les griller avec le taser, à la longue, les couilles sont foutues ? Pisser, ça devrait être le truc le plus marrant que tu pourras faire. Crois-moi, c’est inscrit dans les instructions.
– Je vous crois, rétorqua Esteban, maintenant convaincu de se trouver entre les mains d’un groupe clandestin de flics sadiques. Il en connaissait deux ou trois à Ciudad del Este et il savait que personne ne sortait vivant de leurs traitements mais putain, on était en Europe. Il y a des trucs qui ne devraient pas se passer.
– Qu’est-ce que tu dirais de commencer à parler ?
Garrincha se mordit les lèvres de fureur. Il avait compris que jusque-là, il avait joué dans un petit spectacle, où il tenait le rôle du couillon. À en juger par les événements récents, tel était le rôle qu’il interprétait le mieux, mais peut-être le moment était-il arrivé de jouer différemment la partie.
– J’aimerais beaucoup parler avec vous, señora, mais je voudrais aussi savoir ce que vous avez à me dire.
La femme l’agrippa violemment par les cheveux.
– Bon réveil, baby, murmura-t-elle. Si ce que tu racontes me satisfait, je ne t’envoie pas en taule, mais je te promène dans Marseille avec une belle laisse bien courte. Je n’ai rien d’autre à te dire. Et toi ?
– Par où voulez-vous que je commence ?
La policière fouilla dans son sac à main à la recherche d’un magnétophone.
– Commence par la première connerie que tu as faite. Personne ne nous attend à la maison.
D’un brusque mouvement du bras, Brainard lui infligea une nouvelle décharge. La femme attendit qu’Esteban se reprenne.
– Excuse, j’avais oublié de t’avertir qu’au cas où nous aurions l’impression que tu te fous de notre gueule, l’électricité te rappellerait que dire des mensonges est un péché. Quel est ton vrai nom ?
– Esteban Garrincha.
– Enchanté, Esteban. Je suis la commissaire Bernadette Bourdet, et eux, ce sont les inspecteurs Adrien Brainard, Gérard Delpech et Baptiste Tarpin.
Les flics s’amusèrent à faire des courbettes exagérées.
– T’es né où, Esteban ?
– Ciudad del Este.
– Très bien. Continue tout seul.
La commissaire Bourdet entra dans un restaurant du Vieux-Port. Comme toujours à l’heure du déjeuner, il était bondé. Les tables voisines de la caisse étaient occupées par des hommes à l’air mauvais qui ne faisaient rien pour dissiper le soupçon qu’ils appartenaient au crime organisé. L’un d’eux se leva et lui barra le passage, avec tact et gentillesse.
– Salut, Ange.
– Bonjour, commissaire. Armand est en train de déjeuner.
– Je lui tiendrai compagnie.
– Je vous montre le chemin.
La commissaire cligna de l’œil à la caissière, une trentenaire au décolleté bien en vue, qui répondit d’un sourire las. Ange fit glisser le rideau qui offrait ce qu’il fallait d’intimité à une petite salle éclairée par deux fenestrons aux épaisses vitres blindées. Armand Grisoni plongea sa cuillère dans l’assiette de soupe, en jetant un regard au quotidien ouvert à côté.
– Tu gardes les rues sûres, commissaire ?
– Je fais mon possible. Il y a tellement de criminels qui traînent.
Mme Bourdet s’assit et approcha le nez de l’assiette.
– Elle a l’air bonne.
Elle prit un bout de baguette qu’elle trempa d’abondance. Elle mastiqua tranquillement, puis se retourna vers Ange.
– Tu pourrais avoir la gentillesse de m’en faire porter une assiette ?
L’homme secoua la tête et sortit de la pièce.
– Qu’est-ce qu’il a ? demanda la commissaire.
– Il est inquiet pour ta réputation. Avec tous les journalistes qui traînent.
– C’est bien mignon de sa part, mais il n’y a pas de danger. Personne n’osera me casser les couilles.
– Pas même le nouveau préfet ?
La femme ricana.
– Ils se gardent bien de le mettre au courant de mon existence.
Un vieux serveur arriva avec la soupe et les couverts.
– J’ai vu que tu as promu Marie-Cécile à la caisse.
– Je l’ai retirée de la rue. Elle y a assez été et puis c’est une brave fille, elle sait rester à sa place.
– À genoux, et pas pour dire des prières.
– Toi aussi, tu t’es amusée avec elle.
– Je l’admets. Je l’ai prise plus d’une fois en voiture mais je l’ai toujours payée. Je ne suis pas de ces flics qui baisent les putes gratis.
Armand attendit que la policière pose la cuillère.
– Qu’est-ce que t’as à me dire, B.B. ?
Grisoni était une des rares personnes qui pouvaient l’appeler par le surnom qui lui avait été donné à l’époque où elle servait à la BAC. Elle était laide, rebelle, méchante et lesbienne. Avec Brigitte Bardot, elle n’avait que les initiales en commun.
– J’ai placé un Sud-Américain dans les quartiers Nord et je crois qu’il se fera remarquer. Dis à tes gars de ne pas le buter.
– D’accord. Et toi, tu penseras à moi ?
La policière secoua la tête et se leva.
– Comme toujours. T’éviter la prison est le but de ma vie, Armand.