- HUITIÈME JOUR -
20 mai 2010
(Commissariat de
Vernon)
Affrontement
- 30 -
L’inspecteur Laurenç Sérénac est hilare. De temps en temps, par la vitre, il jette un coup d’œil discret vers le plus grand bureau du commissariat de Vernon, la salle 101, celle qui sert le plus souvent aux interrogatoires. Jacques Dupain est assis et lui tourne le dos. Il tapote avec des doigts impatients sur son accoudoir. Sérénac se retire sur la pointe des pieds dans le couloir et chuchote à Sylvio Bénavides, sur un ton de conspirateur :
— On va le laisser mariner encore un peu…
Il tire son adjoint par la manche.
— Ce dont je suis le plus fier, continue-t-il, c’est ma mise en scène ! Attends, viens voir, Sylvio.
Ils s’avancent à nouveau dans le couloir et se dirigent vers la salle d’interrogatoire.
— Combien il y en a, Sylvio ?
Bénavides ne peut s’empêcher de sourire.
— Cent soixante et onze paires ! Maury en a apporté trois de plus il y a un quart d’heure.
Sérénac se redresse et détaille encore une fois le bureau 101. Dans la pièce où Jacques Dupain attend, les policiers ont stocké la totalité des paires de bottes récupérées depuis la veille dans le village de Giverny. Elles sont entreposées dans tous les coins de la salle, aussi bien sur les étagères que sur les tables, sur le rebord des fenêtres, sur les chaises, empilées par terre ou en équilibre les unes sur les autres. Le plastique brille de toutes les couleurs, du jaune fluorescent au rouge pompier, même si le classique vert kaki verni domine. Les bottes ont été triées selon leur usure, leur pointure, leur marque. Chacune porte un petit carton avec le nom de son propriétaire.
Sérénac ne masque pas une intense jubilation :
— T’as pris une photo, Sylvio, j’espère. J’adore ce genre de délire ! Rien de tel pour mettre un client en condition ! On dirait l’œuvre d’art d’un artiste contemporain. Toi et tes dix-sept barbecues dans ton jardin, tu devrais apprécier ce genre de collection, non ?
— Si… fait l’inspecteur Bénavides, qui ne se donne même pas la peine de relever la tête. C’est formidable, d’un point de vue esthétique. Du jamais-vu, on fera une expo. Par contre…
— T’es trop sérieux, Sylvio, coupe Sérénac.
— Je sais…
Bénavides compulse des feuilles, les trie.
— Je suis désolé, je dois être un peu trop flic. Ça vous intéresse, patron, l’enquête ?
— Oh là, t’as pas le sens de l’humour, toi, ce matin.
— Pour tout vous dire, je n’ai pas dormi de la nuit, ou presque. Je prenais trop de place dans le lit, d’après Béatrice. Il faut dire, elle est obligée de dormir sur le dos depuis trois mois. Du coup, j’ai fini dans le canapé.
Sérénac lui tape sur l’épaule.
— Allez, dans une semaine ou moins, ce sera terminé, tu seras papa. Vous serez deux à pas dormir ! Ta Béa et toi. Tu prends un café ? On va faire un point dans le salon ?
— Un thé !
— C’est vrai, je suis con. Sans sucre. T’as toujours pas décidé de me tutoyer ?
— On y pensera. Je vous assure, patron, je fais un gros travail sur moi-même.
Sérénac rit sans retenue.
— Je t’aime bien, Sylvio. Et en prime, je vais t’avouer, à toi tout seul, tu abats plus de renseignements que tout un commissariat du Tarn ! Parole d’Occitan !
— Vous ne croyez pas si bien dire. Encore une fois, j’ai bossé toute la nuit.
— Dans ton canapé ? Pendant que ta femme ronflait sur le dos ?
— Oui…
Bénavides se fend d’un franc sourire. Les deux policiers avancent dans le couloir, grimpent trois marches puis pénètrent dans une pièce de la taille d’un grand cagibi. Les dix mètres carrés du « salon » sont encombrés d’un mobilier hétéroclite : deux canapés fatigués recouverts d’un tissu orange à longues franges, un fauteuil mauve, une table en formica sur laquelle sont posées une cafetière, des tasses dépareillées et des cuillères oxydées, une ampoule faiblarde au plafond dans un abat-jour cylindrique de carton roussi. Sylvio s’effondre dans le fauteuil mauve pendant que Laurenç prépare café et thé.
— Patron, commence Sylvio, on commence par la grande expo, puisque cela semble vous tenir à cœur ?
Son supérieur lui tourne le dos. Bénavides consulte ses notes.
— À cette heure, cela nous fait donc cent soixante et onze paires de bottes, de la taille 35 à la taille 46. En dessous du 35, on n’a pas retenu. Sur ce total, nous avons dénombré quinze pêcheurs et vingt et un chasseurs avec permis. Dont Jacques Dupain. On compte aussi une trentaine de randonneurs licenciés. Par contre, comme vous le savez déjà, patron, aucune semelle de ces cent soixante et onze paires ne correspond à l’empreinte de plâtre que Maury a moulée devant le cadavre de Jérôme Morval.
Sérénac verse de l’eau dans la cafetière tout en répondant :
— On s’en doutait. L’assassin n’allait pas se désigner lui-même… Mais on peut dire à l’inverse que cela innocente cent soixante et onze Givernois…
— Si vous le dites…
— Et que Jacques Dupain ne fait pas partie de ces cent soixante et onze… On va le laisser encore un peu dans son jus. Pour le reste, on en est où ?
L’inspecteur Bénavides déplie sa fameuse feuille à trois colonnes.
— T’es vraiment un maniaque, Sylvio…
— Je sais. Je construis cette enquête exactement comme j’ai construit ma terrasse ou ma véranda. Avec patience et précision…
— Et je suis sûr que chez toi ta Béatrice se fout autant de ta gueule que moi au bureau…
— Gagné… Mais n’empêche, elle est nickel, ma terrasse !
Sérénac soupire. L’eau bout.
— Allez, vas-y avec tes foutues colonnes…
— Elles se remplissent, petit à petit, à la verticale… Maîtresses, « Nymphéas », gosses…
— Et on aura résolu l’enquête quand on pourra tracer une belle flèche, bien horizontale, qui reliera tes trois colonnes. Le lien entre ces trois tubes complètement étanches pour l’instant… Sauf qu’en ce moment on patauge tellement que cent soixante et onze bottes risquent de ne pas nous suffire…
Bénavides bâille. Le fauteuil mauve semble l’avaler petit à petit.
— Alors, vas-y, Sylvio, je t’écoute. Les nouvelles de la nuit.
— Colonne un, l’ophtalmologiste et ses amantes. On commence à accumuler les témoignages, mais on n’a toujours rien qui puisse justifier un crime passionnel. Rien de neuf non plus sur la signification de ces fichus nombres au dos des photos. Je me torture les méninges, pourtant. Pour couronner le tout, aucune nouvelle d’Aline Malétras à Boston, et nous bloquons encore sur l’identification de l’inconnue de la cinquième photographie…
— La soubrette à genoux devant Morval dans le salon ?
— Excellente mémoire visuelle, patron. Sinon, j’ai essayé de classer les maris plus ou moins trompés par ordre de capacité à la jalousie. Jacques Dupain est sans conteste en tête de liste, sauf que paradoxalement nous n’avons aucune preuve tangible d’un adultère de sa femme. Vous avez avancé de votre côté, inspecteur ? Vous avez rencontré Stéphanie Dupain, hier ?
— Joker !
Sylvio Bénavides le regarde avec stupéfaction. Il trouble la digestion du fauteuil en essayant mollement de se redresser.
— Vous voulez dire quoi ?
— Joker. Point barre. Je ne vais pas te refaire le coup de ses yeux mauves qui me lancent des SOS, sinon, tu vas me dénoncer au juge d’instruction. Alors joker. Wait and see. Je gère ce segment de l’enquête de façon personnelle, si tu préfères. Mais je suis d’accord avec ton analyse. Nous n’avons aucune preuve d’adultère entre Jérôme Morval et Stéphanie Dupain, mais Jacques Dupain possède tout de même un solide profil de suspect numéro un. Allons, avançons, ta colonne deux : les « Nymphéas » ?
— Rien de neuf depuis notre entretien avec Amadou Kandy, hier. C’est vous qui deviez contacter la police de l’art ?
— OK. OK. Je vais le faire. Je vais les relancer, demain. Ah oui, je vais aussi passer faire un tour du côté des jardins de Claude Monet…
— Avec la classe de Stéphanie Dupain ?
La fumée de la cafetière s’élève au-dessus des cheveux hirsutes de Sérénac. L’inspecteur fixe son adjoint avec inquiétude.
— C’est dingue, tu es en permanence au courant de tout, Sylvio ! Tu nous as tous mis sur écoute et tu passes tes nuits à écouter les bandes ?
Bénavides bâille bruyamment.
— Pourquoi, c’est top secret, cette visite scolaire ?
Il se frotte les yeux.
— Demain, de mon côté, j’ai pris rendez-vous avec le conservateur du musée des Beaux-Arts, à Rouen.
— Pour quelle foutue raison ?
— Initiative et autonomie, c’est vous qui me l’avez recommandé, non ? Disons que je veux me faire mon idée personnelle sur cette histoire de tableaux de Monet et de « Nymphéas »…
— Tu sais, Sylvio, que si j’étais d’un naturel soupçonneux je pourrais prendre cela comme un manque de confiance envers ton supérieur hiérarchique direct ?
Les yeux fatigués de Sylvio Bénavides trouvent la force de briller de malice.
— Joker !
L’inspecteur Sérénac prend le temps de se servir avec précaution un café dans une tasse ébréchée. Il place un sachet de thé dans une autre, qu’il tend à son adjoint.
— Je dois vraiment avoir du mal à comprendre la psychologie normande… Tu devrais être au pied du lit de ta femme, en ce moment, Sylvio, au lieu de faire du zèle…
— Ne vous vexez pas, patron. Je suis un peu obsessionnel, c’est tout. Sous mes airs de chien fidèle, je suis un têtu. Je n’y connais rien en peinture, j’ai juste besoin de me mettre à niveau. Ecoutez-moi encore un peu. La dernière colonne, la trois. Les enfants de onze ans.
Sérénac grimace en trempant les lèvres dans son café.
— Ton dada…
— J’ai épluché la liste des gosses de onze ans fournie par Stéphanie Dupain. Dans l’idéal, pour enfourcher mon dada, j’ai cherché une fille ou un garçon de dix ans, dont la mère ferait des ménages, par exemple chez les Morval il y a une dizaine d’années…
— Et porterait une blouse bleue sur sa jupe retroussée… Alors, le résultat des courses ?
— Rien ! Absolument aucun enfant sur la liste ne correspond à ce portrait. Il y a neuf mômes de Giverny qui sont dans la tranche d’âge, disons neuf-onze ans. Parmi les parents, je n’ai repéré que deux mères célibataires. La première est serveuse à la boulangerie de Gasny, le bled de l’autre côté du plateau, et la seconde conduit les bus du département.
— Pas banal, ça…
— Non, pas banal, comme vous dites. J’ai aussi une mère divorcée qui est prof de lycée à Évreux. Tous les autres parents sont en couple, et aucune des mères a priori ne fait les ménages, ni aujourd’hui ni il y a dix ans.
Sérénac s’appuie contre la table en formica et prend une mine désolée.
— Si tu veux mon avis, Sylvio, il n’y a que deux explications possibles à ton fiasco. La première, c’est que toute ton hypothèse d’enfant illégitime est foireuse. C’est la plus probable. La seconde, c’est que le fameux môme à qui Morval souhaite joyeux anniversaire sur la carte postale trouvée dans sa poche n’est pas de Giverny, ni d’ailleurs sa maîtresse sur la photo, la fille en blouse bleue qui lui fait une gâterie. Qu’elle soit ou non la mère du môme. Et alors là…
Bénavides n’a pas touché à son thé. Il ose un regard timide.
— Si je peux me permettre, patron… Il y a une troisième explication possible.
— Ah ?
Sylvio hésite un instant avant de poursuivre.
— Eh bien… tout simplement… la liste fournie par Stéphanie Dupain pourrait être fausse.
— Pardon ?
Sérénac en a renversé la moitié de son café. Sylvio s’enfonce encore dans le fauteuil mauve tout en continuant :
— Je vais le dire autrement, alors. Rien ne prouve que cette liste d’enfants soit exacte. Stéphanie Dupain est également une des suspectes dans cette affaire…
— Je ne vois pas le rapport entre son hypothétique flirt avec Morval et les enfants de sa classe…
— Moi non plus. Mais on ne voit pas beaucoup de rapport entre quoi que ce soit dans cette affaire. Si on avait du temps, il faudrait confronter la liste des gamins de la classe de l’institutrice avec celle des familles de Giverny, les prénoms, les professions actuelles et passées, les noms de jeune fille des mères. Tout. Vous me direz ce que vous voudrez, mais ce mot d’Aragon sur la carte d’anniversaire dans la poche de Morval, le « crime de rêver qu’il faut instaurer », il a un rapport direct avec la classe de Giverny : c’est une récitation que les enfants du village apprennent. C’est vous-même qui me l’avez raconté, patron, vous le tenez de la bouche de Stéphanie Dupain.
Sérénac vide d’un trait sa tasse.
— OK, si je te suis, imaginons qu’il y ait un doute. Par quel bout tu voudrais prendre cela ?
— Je n’en sais rien. En plus, j’ai parfois l’impression que les Givernois nous cachent quelque chose. Comment dire, une sorte d’ambiance d’omerta de village corse.
— Qu’est-ce qui te fait penser ça ? C’est pas trop ton genre, d’habitude, les impressions ?
Une inquiétante lueur passe derrière les yeux de Sylvio.
— C’est que… j’ai autre chose en ce qui concerne ma troisième colonne, patron. Les gosses. Je vous préviens, c’est assez étrange… Plus que cela, même. Sidérant, ce serait le terme.
- 31 -
Ce matin, à giverny, il fait un temps superbe. Pour une fois, j’ai ouvert la fenêtre du salon et j’ai décidé de faire du rangement. Le soleil se glisse dans ma salle avec une timidité méfiante, comme s’il y entrait pour la première fois. Puisqu’il ne trouve chez moi aucune poussière à faire danser, il se pose juste sur le bois du buffet, de la table, des chaises, pour le rendre plus clair.
Mes « Nymphéas » noirs, dans leur coin, se terrent dans l’ombre. Je défie quiconque, même en levant la tête, même par ma fenêtre ouverte au quatrième étage, d’apercevoir le tableau de l’extérieur.
Je tourne un peu en rond. Tout est à sa place dans le salon, c’est pour cela que j’hésite un peu à fouiller partout, au-dessus du placard, au fond de ces tiroirs, ou bien à descendre dans le garage, vider ces cartons moisis, soulever des sacs-poubelle coupés en deux et dévoiler ces caisses jamais ouvertes depuis des années. Des décennies, même. Je sais ce que je cherche, pourtant. Je sais précisément ce qui m’intéresse, sauf que je n’ai aucune idée de l’endroit où je l’ai rangé, après tout ce temps.
Je vous vois venir, vous vous dites qu’elle perd la mémoire, la vieille. Si vous voulez… N’allez pas me raconter qu’il ne vous est jamais arrivé de retourner toute une maison juste pour retrouver un souvenir, un objet à propos duquel vous n’aviez qu’une seule certitude : vous ne l’aviez jamais jeté.
Il n’y a rien de plus énervant, non ?
Je vais tout vous dire, ce que je tiens tant à retrouver, c’est un carton, un simple carton de la taille d’une boîte à chaussures, rempli de vieilles photos. Vous voyez, ce n’est guère original. Il paraît que maintenant, j’ai lu ça, toute une vie de photos peut tenir dans une clé USB de la taille d’un briquet. Moi, en attendant, je cherche ma boîte à chaussures. Vous, à plus de quatre-vingts ans, vous chercherez dans votre fourbi un minuscule briquet. Bon courage. Ça doit être le progrès.
J’ouvre sans grand espoir les tiroirs de la commode, je glisse une main sous l’armoire normande, derrière les rangées de livres.
Rien, bien entendu.
Je dois me résigner, ce que je cherche n’est pas à portée de main. Ma boîte doit se trouver quelque part dans le garage, sous une couche de sédiments accumulés au fil des années.
J’hésite encore. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Dois-je prendre la peine de remuer tout ce bric-à-brac pour en définitive dénicher une photo, une seule ? Une photo que je n’ai jamais jetée, cela j’en suis certaine. La seule qui garde la mémoire d’un visage que j’aimerais tant revoir, une dernière fois.
Albert Rosalba.
Sans parvenir à prendre de décision, je regarde mon salon où rien ne traîne. Il y a juste ces deux bottes qui sèchent devant le conduit de cheminée. Enfin, qui sèchent… Deux bottes que j’ai rangées là, je devrais dire.
Évidemment, en bas, la cheminée est éteinte.
Ce n’est pas encore Noël.
- 32 -
Sylvio Bénavides a beau avoir prononcé ses dernières paroles avec le maximum d’emphase, son patron n’a toujours pas l’air de le prendre au sérieux. Il se sert une nouvelle tasse de café avec décontraction, comme s’il en était toujours à compter les bottes dans sa tête. Son adjoint porte sa tasse de thé à sa bouche et grimace. Pas de sucre.
Sérénac se retourne.
— Je t’écoute, Sylvio. Sidère-moi…
— Vous me connaissez, patron, explique Bénavides. J’ai épluché tout ce qui pouvait concerner à la fois Giverny et une histoire de gosse. J’ai fini par dénicher ça dans les archives de la gendarmerie…
Il bascule dans le fauteuil mou, pose sa tasse de thé par terre et fouille à ses pieds dans la liasse de papiers. Il glisse à son supérieur un compte rendu de gendarmerie de Pacy-sur-Eure : un papier jauni d’une dizaine de lignes. Sérénac déglutit. Le tasse ébréchée tremble dans ses doigts.
— Je vous fais la synthèse, patron. Je crois que vous n’allez pas trop aimer. Il s’agit d’un fait divers. Un enfant a été retrouvé noyé dans le ru de l’Epte, à Giverny. Exactement à l’endroit où Jérôme Morval a été assassiné. Mort exactement avec le même protocole, le même rituel, comme vous avez dit, à l’exception du coup de couteau : le gosse a eu le crâne broyé par une pierre puis la tête plongée dans le ruisseau.
Laurenç Sérénac ressent une violente décharge d’adrénaline. La tasse claque sur le formica.
— Nom de Dieu… Quel âge avait l’enfant ?
— Presque onze ans, à quelques mois près.
Une sueur froide coule le long du front de l’inspecteur.
— Putain…
Bénavides s’accroche aux accoudoirs comme s’il se noyait dans le fauteuil mauve.
— Il y a juste un hic, inspecteur… C’est que ce fait divers s’est déroulé il y a un sacré paquet d’années…
Il marque un silence, redoutant la réaction de Sérénac. Puis :
— En 1937, pour être exact…
Sérénac s’effondre dans le canapé orange. Ses yeux se posent sur le compte rendu jauni.
— En 1937 ? Nom de Dieu, qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? Un gosse de onze ans mort précisément au même endroit que Morval, exactement de la même façon… mais en 1937 ! C’est quoi, ce délire ?
— Je n’en sais rien, patron… Vous regarderez, tout est sur le compte rendu de la gendarmerie de Pacy. Si on y pense, ça n’a sans doute strictement rien à voir… À l’époque, les gendarmes ont conclu à un accident. Le gamin a glissé sur une pierre, s’est fendu le crâne puis s’est noyé. L’accident con. Point final.
— Il s’appelait comment, ce gosse ?
— Albert Rosalba. Sa famille a quitté Giverny peu après le drame. Aucune nouvelle d’eux, depuis…
Laurenç Sérénac tend le bras jusqu’à son café posé sur la table. Il grimace en buvant le breuvage.
— Putain, Sylvio, c’est troublant tout de même, ton histoire. J’ai tendance à ne pas trop aimer ce genre de coïncidences. Vraiment pas. Comme si le mystère n’était pas assez épais comme ça, comme si on avait besoin de ça en plus…
Sylvio rassemble les papiers éparpillés à ses pieds.
— Je peux vous demander un truc, patron ?
— Au point où on en est…
— Ce qui me trouble le plus, moi, c’est que depuis le début nos intuitions sont contradictoires. J’y ai pensé toute la nuit. Depuis le départ, vous êtes persuadé que tout tourne autour de Stéphanie Dupain, qu’elle serait en danger. Moi, je ne sais pas pourquoi, je suis convaincu que la clé se trouve dans la troisième colonne, qu’il y a bien un assassin qui se balade en liberté et qui est prêt à frapper à nouveau, mais que c’est la vie d’un gosse qui est en jeu, d’un gosse de onze ans…
Laurenç pose sa tasse par terre. Il se lève et tape amicalement le dos de son adjoint.
— C’est peut-être bien parce que tu vas être papa d’une heure à l’autre… Et que pour ma part, le célibataire que je suis s’intéresse moins aux enfants qu’à leurs mamans, même mariées… C’est juste une question d’identification. Logique, non ?
— Peut-être. Chacun sa colonne, alors, souffle Sylvio. Espérons juste qu’on n’ait pas raison tous les deux.
Cette dernière réflexion étonne Sérénac. Il observe avec attention son adjoint et il ne discerne qu’un visage tiré et deux yeux las d’être ouverts. Bénavides n’a pas encore terminé de trier toutes ses feuilles. Il sait qu’avant de partir son adjoint, ce soir, malgré sa fatigue, prendra le temps de tout photocopier et de tout ranger dans la boîte à archives rouge, puis de ranger cette boîte à la bonne place sur l’étagère de la salle au sous-sol. M comme Morval. Il est comme cela, son adjoint…
— Il y a une explication à tout, Sylvio, fait Sérénac. Il existe une façon d’emboîter les pièces du puzzle. Forcément !
— Et Jacques Dupain, soupire Bénavides. Vous ne trouvez pas qu’il a assez mariné ?
— Putain ! Je l’avais oublié, celui-là…
Pour s’asseoir sur le bureau de la salle 101, Laurenç Sérénac a poussé une dizaine de bottes bleues et les a empilées en un tas instable. Jacques Dupain ne décolère pas. Sa main droite frotte successivement sa moustache brune et ses joues mal rasées, trahissant un énervement croissant.
— Je ne comprends toujours pas ce que vous me voulez, inspecteur. Cela fait près d’une heure que vous me retenez ici. Allez-vous enfin me dire pourquoi ?
— Un entretien. Un simple entretien…
Sérénac embrasse d’un geste ample l’exposition de bottes.
— On ratisse large, monsieur Dupain. Vous pouvez le constater. Presque tous les habitants du village nous ont confié une paire de bottes. Ils collaborent, calmement. On vérifie que leurs chaussures ne correspondent pas à l’empreinte sur les lieux du crime, puis on ne les ennuie plus… C’est aussi simple que cela. Tandis que…
La main droite de Jacques Dupain se crispe dans sa moustache pendant que la gauche serre l’accoudoir avec nervosité.
— Combien de fois devrai-je vous le dire ? Je ne les retrouve pas, mes foutues bottes ! Je pensais les avoir laissées dans l’abri qui sert de garage à côté de l’école. Elles n’y sont plus ! Hier, j’ai dû emprunter celles d’un ami…
Sérénac expérimente un sourire sadique.
— Etrange, non, monsieur Dupain ? Pourquoi quelqu’un s’amuserait-il à voler une paire de bottes boueuses ? Du 43, votre pointure. Précisément de la taille de l’empreinte mesurée sur la scène de crime ?
Sylvio Bénavides se tient debout au fond de la pièce, adossé à une étagère, côté rayon des bottes neuves et presque neuves, du 39 au 42. Il observe l’entretien avec une lassitude amusée. Au moins, ça le maintient éveillé. À la question posée par Sérénac, il aurait bien une réponse en tête, mais il ne va tout de même pas la souffler au suspect.
— Je ne sais pas, s’énerve Dupain. Peut-être parce que ce quelqu’un est l’assassin et a eu la bonne idée de voler les premières bottes de la bonne pointure qu’il a trouvées pour faire accuser un pauvre type à sa place !
C’est la réponse qu’attendait Bénavides. Pas si con, ce Dupain, pense-t-il.
— Et ça tomberait sur vous, insiste Sérénac. Comme par hasard ?
— Ça tombe sur quelqu’un. Ça tombe sur moi. Ça veut dire quoi, « comme par hasard » ? Je n’aime pas vos sous-entendus, inspecteur.
— Contentez-vous d’entendre, alors. Que faisiez-vous le matin du meurtre de Jérôme Morval ?
Les pieds de Dupain décrivent de larges cercles dans l’espace duquel toutes les bottes de plastique ont été expulsées, comme un gosse coléreux qui fait le vide de jouets dans son parc.
— Vous me suspectez, alors ? Vers 6 heures du matin, j’étais encore au lit, avec ma femme, comme chaque matin…
— Voilà encore un point étrange, monsieur Dupain. Les mardis matin, d’après nos témoignages, vous avez l’habitude de vous lever aux aurores pour aller chasser les garennes sur le terrain de votre ami Patrick Delaunay. Parfois en groupe. Seul, le plus souvent… Pourquoi avoir dérogé à vos habitudes, le matin du crime, justement ce mardi-là ?
Un silence. Les doigts agacés de Dupain continuent de torturer sa moustache.
— Allez savoir… Pour quelle foutue raison un homme peut-il avoir envie de rester au lit avec sa femme ?
Jacques Dupain plante ses yeux dans ceux de Laurenç Sérénac. Planter est le mot juste. Deux poignards. Sylvio Bénavides ne rate rien de l’affrontement. Une nouvelle fois, il pense que Jacques Dupain se défend plutôt bien.
— Personne ne vous le reproche, monsieur Dupain. Personne. Soyez sans crainte, nous vérifierons votre alibi… Quant au mobile…
Sérénac repousse avec application la dizaine de bottes bleues entassées au bout du bureau et pose en évidence la photographie de Stéphanie et Jérôme Morval, main dans la main sur le chemin du coteau.
— La jalousie pourrait en être un. Vous ne croyez pas ?
Jacques Dupain regarde à peine le cliché, comme s’il en connaissait déjà le contenu.
— Ne dépassez pas les bornes, inspecteur. Que vous me soupçonniez, si cela vous amuse, pourquoi pas… Mais ne mêlez pas Stéphanie à votre petit jeu. Pas elle. Nous sommes d’accord, je pense ?
Sylvio hésite à intervenir. Il a l’impression que maintenant la situation peut dégénérer, d’une seconde à l’autre. Sérénac continue de jouer avec sa proie. Il a enfilé deux bottes bleues dans chacune de ses mains et essaye distraitement de reconstituer des paires. Il lève des yeux ironiques.
— C’est un peu court, comme défense, monsieur Dupain. Vous ne trouvez pas ? En termes juridiques, on appelle même cela une défense tautologique… Se défendre d’un mobile reposant sur la jalousie… par un excès supplémentaire de jalousie…
Dupain se lève. Il est à moins d’un mètre de Sérénac. Dupain est plus petit que l’inspecteur, d’au moins vingt centimètres.
— Ne jouez pas sur les mots, Sérénac. Je comprends, je comprends parfaitement votre petit jeu… Si vous vous approchez encore…
Sérénac ne lui accorde pas un regard. Il jette une botte et en enfile une autre dans sa main. Souriant.
— Vous n’êtes pas en train de me dire, monsieur Dupain, que vous voudriez entraver le bon déroulement de l’enquête ?…
Sylvio Bénavides ne saura jamais jusqu’où Jacques Dupain aurait pu aller, ce jour-là. Il ne tient pas à le savoir, d’ailleurs. C’est pour cela qu’il pose à temps une main rassurante sur l’épaule de Jacques Dupain, tout en mimant un signe d’apaisement à destination de Sérénac.
- 33 -
Sylvio Bénavides a raccompagné Jacques Dupain en dehors du commissariat. Il a su formuler les politesses d’usage, les excuses voilées. L’inspecteur Bénavides est assez doué pour ça. Jacques Dupain est remonté furieux dans sa Ford et, en signe de dérisoire défi, a traversé le parking de la rue Camot pied au plancher. Bénavides a fermé les yeux puis est retourné dans le bureau. Sylvio Bénavides est également doué pour écouter les états d’âme de son supérieur.
— Tu en penses quoi, Sylvio ?
— Que vous y avez été fort, patron. Trop fort. Beaucoup trop fort.
— OK, on va dire que c’est mon côté occitan. Mais à part ça, tu en penses quoi ?
— Je ne sais pas. Dupain n’est pas net, si c’est ce que vous voulez entendre. Cela dit, on peut le comprendre. Il a une femme à laquelle il est assez naturel de tenir. Ce n’est pas vous qui allez me dire le contraire. Mais ça ne fait pas pour autant de lui un assassin…
— Putain, Sylvio. Et le coup des bottes qu’on lui aurait volées ? Ça ne tient pas debout une seconde ! Son alibi non plus, sa femme, Stéphanie, m’a affirmé qu’il était parti à la chasse, le matin du crime…
— C’est troublant, patron, d’accord. On devra confronter leurs témoignages. Mais il faut aussi reconnaître que les éléments à charge s’accumulent un peu trop facilement. D’abord la photo de sa femme en promenade avec Morval envoyée par un corbeau, puis ses bottes de chasse qui disparaissent… On pourrait penser que quelqu’un cherche à faire peser les soupçons sur lui. Et puis, en ce qui concerne cette histoire d’empreinte de semelle, il n’est pas le seul à avoir besoin d’un mot d’excuse ! Nous sommes loin d’avoir réussi à dénicher tous les habitants de Giverny. On s’est aussi heurtés à des portes fermées, à des maisons vides, à des Parisiens absents presque tout le temps. Il nous faudra plus de temps, beaucoup plus de temps…
— Bordel…
Sérénac attrape une botte orange et la tient entre deux doigts, par le talon.
— C’est lui, Sylvio ! Me demande pas pourquoi, mais je sais que c’est Jacques Dupain !
Laurenç Sérénac lance soudain la botte orange dans une dizaine d’autres, posées sur l’étagère en face.
— Strike ! commente placidement Sylvio Bénavides.
Son chef demeure quelques instants silencieux, impassible, puis hausse soudain le ton :
— On piétine, Sylvio. On piétine ! Convoque-moi toute l’équipe pour dans une heure.
Laurenç Sérénac, les nerfs à vif, tente péniblement d’animer le brainstorming pour lequel il a rassemblé toute son équipe au commissariat de Vernon. La pièce claire aux rideaux déchirés est inondée de soleil. Sylvio Bénavides somnole au bout de la table. Il entend, entre deux apnées, le patron du commissariat de Vernon faire à nouveau le point sur les différentes pistes et énumérer l’impressionnante liste des recherches à couvrir : identifier les maîtresses de Morval et interroger leurs proches, creuser les affaires de trafic d’art autour de l’impressionnisme et en particulier serrer de près Amadou Kandy, en savoir davantage sur cette fameuse fondation Theodore Robinson, creuser également cette étrange histoire de noyade dans le ruisseau qui date de 1937, interroger encore les Givernois, notamment les voisins, notamment les proches des Morval, notamment ceux qui, comme par hasard, n’avaient pas de bottes chez eux, notamment ceux qui ont des gosses de onze ans… Voir aussi du côté des clients du cabinet d’ophtalmologie.
Ça fait beaucoup, l’inspecteur Sérénac en est conscient, beaucoup trop pour une équipe de cinq personnes, et encore, pas à temps plein, loin de là… Ils devront piocher au hasard et croire en leur chance. Attendre la bonne pioche… Les flics sont habitués, c’est tout le temps comme cela. La seule mission que Sérénac n’a pas rappelée à ses collègues, c’est la vérification de l’alibi de Jacques Dupain. Celle-ci, il se la garde… Le privilège du chef !
— D’autres idées ?
L’agent Ludovic Maury a écouté les injonctions musclées de son supérieur avec l’attention lassée d’un footballeur remplaçant dans un vestiaire. Le soleil dans son dos est en train de lui rôtir la nuque. Pendant le brain-storming, il a détaillé une nouvelle fois les photographies de la scène de crime étalées devant lui : le ruisseau, le pont, le lavoir. Le corps de Jérôme Morval, les pieds sur les berges et la tête dans l’eau. Il se demande pourquoi les idées viennent parfois à un moment et pas à un autre et lève un doigt.
— Oui, Ludo ?
— Juste une idée comme ça, Laurenç. Au point où on en est, tu ne crois pas que l’on pourrait carrément draguer le fond du ruisseau de Giverny ?
— Tu veux dire quoi ? s’énerve la voix agacée de Sérénac, comme si, subitement, il appréciait peu le tutoiement méridional pratiqué par l’agent Maury.
Sylvio Bénavides se réveille en sursaut.
— Ben… continue Maury, nous avons fouillé partout sur la scène de crime, on a des photos, des empreintes, des échantillons. Nous avons aussi regardé dans le ru, bien entendu. Mais je ne crois pas qu’on ait dragué la rivière en profondeur. Remué le sable, je veux dire, creusé en dessous. L’idée m’est venue en regardant sur la photo l’orientation des poches de Morval : elles sont dirigées vers le ruisseau. Un objet, n’importe quel truc, a pu glisser dans l’eau, s’enfoncer dans le sable. Disparaître.
Sérénac se passe la main sur le front.
— C’est pas idiot… Pourquoi pas, après tout… Sylvio, t’es réveillé, là ? Tu me montes une équipe au plus vite, avec un sédimentologue, ou un type dans le genre. Tu vois ? Un scientifique qui soit capable de dater au jour près toute la merde qu’on va remonter de la vase du ruisseau !
— OK, fait Bénavides, qui soulève ses paupières dans un effort d’haltérophile. Tout sera près pour après-demain. Demain, je vous rappelle, pour nous deux, c’est la journée du patrimoine. Au programme, visite aux jardins de Claude Monet pour vous et au musée des Beaux-Arts de Rouen pour moi.
- 34 -
Rue Blanche-Hoschedé-Monet, La lumière du soir se faufile entre les volets des stores de la chambre mansardée des Dupain. Les chaumières normandes en vente sur le papier glacé se tordent dans les doigts nerveux de Jacques Dupain.
— Je vais prendre un avocat, Stéphanie. L’attaquer pour harcèlement. Ce flic, ce Sérénac, il n’est pas net, Stéphanie… On dirait que…
Jacques Dupain se tourne dans le lit. Il n’a pas besoin de vérifier. Il sait qu’il parle au dos de sa femme. À sa nuque. À ses longs cheveux clairs. À un quart de visage. À une main qui tient un livre. Parfois, quand les draps sont complices, à une chute de reins, un cul sublime qu’il se retient chaque soir de caresser.
— On dirait qu’il me cherche, ce flic, continue Dupain. Qu’il en fait une affaire personnelle.
— Ne t’inquiète pas, répond le dos. Calme-toi…
Jacques Dupain tente de se replonger dans sa brochure de maisons à vendre. Les minutes passent lentement sur le cadran du réveil posé juste face à lui.
21 h 12…
21 h 17…
21 h 24…
— Tu lis quoi, Stéphanie ?
— Rien.
Un dos, ce n’est pas bavard.
21 h 31…
21 h 34…
— J’aimerais te trouver une maison, Stéphanie. Autre chose que ce placard au-dessus de l’école. La maison de tes rêves. C’est mon métier, après tout. Un jour, je pourrai te l’offrir. Si tu es patiente, je pourrai…
Le dos bouge un peu. La main s’étire jusqu’à la table de nuit, pose le livre.
Aurélien.
Louis Aragon.
Elle appuie sur l’interrupteur de la lampe de chevet.
— Pour que tu ne me quittes jamais, glisse dans le noir la voix de Jacques Dupain.
21 h 37…
21 h 41…
— Tu ne le laisseras pas, Stéphanie ? Tu ne laisseras pas ce flic nous séparer ? Tu sais bien que je n’ai rien à voir avec le meurtre de Morval.
— Je le sais, Jacques. Nous le savons tous les deux.
Un dos, c’est lisse et froid.
21 h 44.
— Je le ferai, Stéphanie… Ta maison, notre maison, je la trouverai…
Un bruit de drap froissé.
Le dos s’efface. Deux seins, un sexe s’invitent dans la conversation.
— Fais-moi un enfant, Jacques. Un enfant avant tout.
- 35 -
James, allongé sur le dos, goûte les derniers rayons de soleil : encore une quinzaine de minutes avant qu’il ne se cache derrière le coteau. Il sait qu’il sera alors un tout petit peu plus de 22 heures. James n’a pas de montre, il vit au rythme du soleil, comme le faisait Monet, il se lève et se couche avec lui. Un peu plus tard chaque soir, en ce moment. Pour l’instant, l’astre joue à cache-cache avec les peupliers.
C’est agréable, cette chaleur alternative. James ferme ses paupières. Il est bien conscient qu’il peint de moins en moins et qu’il dort de plus en plus. Pour le dire comme doivent le penser les habitants du village, il devient de plus en plus clochard et de moins en moins artiste.
Quel délice ! Passer pour un clochard aux yeux des braves gens. Devenir le clochard du village, comme chaque village possède son curé, son maire, son instit, son facteur… Lui, il sera le clochard de Giverny. Il y en avait un avant, il paraît, du temps de Claude Monet. On le surnommait le Marquis à cause du chapeau de feutre avec lequel il saluait les passants. Mais surtout, le Marquis était connu parce qu’il récupérait devant la maison de Monet les mégots des cigarettes que le vieux peintre fumait à peine. Il s’en bourrait les poches. La grande classe !
Oui, devenir le clochard de Giverny, le Marquis. Voilà une sacrée ambition. Mais pour y parvenir, James est conscient qu’il a encore du chemin à parcourir ! Pour l’instant, à part la petite Fanette, personne ne s’intéresse à ce vieux fou qui dort dans les champs avec ses chevalets.
À part Fanette…
Fanette lui suffit.
Ce ne sont pas des mots en l’air, Fanette est réellement une jeune fille très douée. Tellement plus douée que lui. Cette gamine est un véritable don du ciel, comme si le bon Dieu l’avait fait naître exprès à Giverny, comme si le bon Dieu l’avait placée exprès sur son chemin.
Elle l’a appelé « père Trognon », tout à l’heure ! Comme dans le tableau de Robinson. Père Trognon… James aimerait mourir comme ça, en savourant simplement ces deux mots prononcés par Fanette.
Père Trognon.
Deux mots comme une synthèse de sa quête… Du chef-d’œuvre de Theodore Robinson à l’impertinence d’un génie en herbe.
Lui.
Père Trognon.
Qui aurait pu l’imaginer ?
Le soleil ne brille plus.
Il n’est pourtant pas encore 22 heures. Il fait soudain sombre, comme si le soleil avait brusquement changé de jeu, comme si du cache-cache dans les peupliers il était passé au colin-maillard. Comme si le soleil était resté à compter jusqu’à vingt derrière un peuplier, laissant à la lune un peu d’avance pour se sauver…
James ouvre les yeux. Tétanisé ! Terrifié !
Il ne voit qu’une pierre, une pierre immense, au-dessus de sa figure, juste au-dessus, à moins de cinquante centimètres.
Vision surréaliste.
Il comprend trop tard qu’il ne rêve pas. La pierre écrase son visage comme un vulgaire fruit mûr. James sent sa tempe exploser en même temps qu’une douleur immense.
Tout bascule. Il se retourne sur le ventre. Il rampe dans les épis de blé. Il n’est pas si loin du ruisseau, d’une maison, de ce moulin. Il pourrait crier.
Aucun son ne sort de sa bouche. Il lutte pour ne pas perdre conscience. Un bourdonnement terrible sature ses pensées, son crâne enfle telle une machine à vapeur qui va exploser.
James rampe encore. Il sent que son agresseur est là, debout, au-dessus de lui, prêt à l’achever.
Qu’est-ce qu’il attend ?
Ses yeux accrochent deux pieds de bois. Un chevalet. Ses mains s’agrippent, désespérées. Les muscles de ses bras se tendent en une ultime tentative pour se redresser.
Le chevalet s’effondre dans un fracas assourdissant. La boîte de peinture tombe juste devant lui. Pinceaux, crayons, tubes de peinture se répandent dans l’herbe. James repense fugitivement à ce message gravé à l’intérieur. Elle est à moi ici, maintenant et pour toujours. Il n’a pas compris cette menace. Ni qui l’a gravée ni pourquoi.
A-t-il vu quelque chose qu’il n’aurait pas dû ?
Il va mourir sans savoir. Il a l’impression que ses pensées l’abandonnent, qu’elles coulent dans la terre, avec le reste de son sang, de sa peau. Il se traîne maintenant sur les tubes de peinture, les écrase, les éventre. Il continue, droit devant lui.
Il perçoit l’ombre, toujours au-dessus.
Il sait qu’il devrait se calmer, se retourner. Essayer de se relever. Prononcer un mot. C’est impossible. Une peur panique le glace. L’ombre a cherché à le tuer. L’ombre va recommencer. Il doit fuir. Il n’arrive plus à raisonner autrement, il y a trop de bourdonnements dans son crâne. Il ne pense plus qu’en pulsions primaires. Ramper. S’éloigner. S’échapper.
Il renverse un deuxième chevalet. Du moins, c’est ce qu’il croit. Le sang inonde ses yeux, maintenant. Son regard se brouille. Le paysage devant lui se tache de rouge, de rouille, de pourpre. Le ruisseau ne doit pas être très loin. Il peut encore s’en sortir, quelqu’un peut arriver.
Ramper, encore.
Un chevalet, encore un autre, devant. Avec sa palette, ses pinceaux, ses couteaux.
L’ombre le devance.
Elle est devant lui maintenant. Dans un filtre rouge gluant, James voit une main se saisir de son couteau à gratter. S’approcher.
C’est fini.
James rampe encore quelques centimètres, puis pousse sur ses bras. Ses dernières forces. Son corps roule sur lui-même, une fois, deux fois, plusieurs fois. Un instant, James espère qu’il suivra le sens de la pente, qu’il roulera, loin, qu’il glissera le long de la légère inclinaison de la prairie, jusqu’à l’Epte ; qu’il s’en sortira, ainsi.
Un instant seulement.
Son corps s’échoue dans les épis couchés. Sur le dos. Il n’a pas parcouru deux mètres. Il ne voit plus rien, désormais. James crache un mélange de sang et de peinture. Il n’arrive plus à aligner deux pensées cohérentes.
L’ombre s’approche.
James essaye une dernière fois de bouger, un muscle, un seul. Il en est incapable. Il ne commande plus son corps. Ses yeux, peut-être.
L’ombre est au-dessus.
James la regarde.
Brusquement, c’est comme si tout son cerveau lui était rendu. La dernière pensée du condamné. James a immédiatement reconnu l’ombre, mais il refuse encore de croire ses yeux. C’est impossible ! Pourquoi une telle haine ? Quelle folie a pu la nourrir ?
Une main le maintient contre le sol, l’autre va planter le couteau dans sa poitrine. James est incapable de bouger. Son cerveau ne le fait presque plus souffrir, maintenant. Il est terrifié.
Maintenant, il a compris.
Maintenant, James voudrait vivre !
Pas pour ne pas mourir. Sa vie a tellement peu d’importance. Il voudrait vivre pour empêcher ce qu’il devine, stopper cet enchaînement monstrueux, inéluctable, cette machination effroyable, dont il n’est qu’une scorie, un drame secondaire.
Il sent la lame froide fouiller sa chair.
Il est trop vieux. Il ne souffre même plus. La vie le quitte. Il se sent si inutile. Il a été incapable de s’opposer au drame qui se noue. Il était trop vieux pour protéger Fanette. Qui pourra aider la fillette, désormais ? Qui pourra la protéger de l’ombre qui va la recouvrir ?
James embrasse d’un dernier regard le champ de blé balayé par le vent. Qui trouvera son cadavre au milieu des épis ? Dans combien de temps ? Plusieurs heures ? Plusieurs jours ? Dans une dernière hallucination, il croit voir apparaître une dame à l’ombrelle, Camille Monet, au milieu des herbes folles et des coquelicots.
Il ne regrette plus rien, maintenant. Au fond, il avait quitté son Connecticut pour cela. Pour mourir à Giverny.
Le jour baisse doucement.
La dernière chose que James ressentira, avant de mourir, sera le frisson des poils de Neptune sur sa peau froide.