- DIXIÈME JOUR -
22 mai 2010
(Moulin des
Chennevières)
Sédiment
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Jadis, celui qui a construit le moulin, le donjon au milieu surtout, devait déjà avoir cette idée derrière la tête, ce n’est pas possible autrement : pouvoir ainsi surveiller tout le village par la fenêtre du quatrième étage. Appelez-la comme vous voulez, cette tour située juste au-dessus de la cime des arbres : mirador, tour de guet ou conciergerie, mais une chose est certaine : avec le clocher de l’église peut-être, c’est le meilleur point d’observation de Giverny.
Une vue imprenable, croyez-moi, sur tout le village, sur la prairie presque jusqu’à l’île aux Orties, sur le ru jusqu’aux jardins de Monet, et vous vous en doutez, c’est avant tout la meilleure et la plus discrète des loges sur le lieu du crime. Celui de Jérôme Morval, je veux dire.
Regardez, rien qu’à l’instant, dans l’eau du ruisseau, avec leurs pantalons retroussés, ils n’ont pas l’air malins, les flics. Pieds nus. Sans bottes… Ils ont dû être traumatisés. Même l’adjoint, Sylvio Bénavides, patauge dans l’eau. L’inspecteur Sérénac est le seul flic resté sur la rive, il discute avec un type curieux, à lunettes, qui plante des instruments étranges dans la rivière et passe du sable dans des sortes d’entonnoirs qui s’emboîtent les uns dans les autres.
Neptune est là aussi, bien entendu, il n’en rate pas une, vous pensez. Il passe d’une fougère à l’autre, reniflant je ne sais quoi. Ce chien, du moment qu’il y a de l’animation, il est content. En plus, je crois qu’il a pigé maintenant que l’inspecteur Sérénac l’a à la bonne et n’est pas avare de caresses.
Remarquez, je me moque un peu, mais ce n’est pas idiot de la part des flics, comme idée, draguer la rivière… Simplement, ils auraient pu y penser avant. Vous allez en déduire qu’ils ne sont pas rapides, les flics de province, ce genre de critiques faciles… Mais n’oubliez pas que le bel inspecteur qui dirige la manœuvre avait ces derniers jours les pensées embrouillées par autre chose. Si j’osais, je dirais que ce n’est pas la rivière qu’il a choisi de draguer en premier. Mais bon, vous comprenez, quand on n’est qu’une vieille sorcière qui ne parle plus à personne, se raconter des calembours à soi-même, ça n’a pas grand sens. Alors je me contente d’espionner en silence derrière mon rideau.
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Trois agents du commissariat de Vernon ratissent le lit du ru. Décimètre carré par décimètre carré. Ils n’y mettent pas une intense conviction. Le maire de Giverny leur a affirmé que la rivière était nettoyée tous les mois par les agents verts de la commune. « C’est la moindre des choses, a-t-il ajouté, ce minuscule ru revendique le titre de première rivière impressionniste de France ! Cela mérite bien quelques égards…»
Le maire n’a pas menti. Les agents pêcheurs ne retirent du fond vaseux que peu de détritus. Quelques papiers gras, des capsules de soda, des os de poulet…
Dire que toute cette merde sera examinée par la police scientifique…
Sylvio Bénavides peine à maintenir ouvertes ses paupières. Il se dit que si ça continue il va s’endormir là, dans l’eau. Il pense que ça arrive vite, ces choses-là. On s’assoupit. Avec un peu de malchance on tombe le crâne sur une pierre, une entaille pas grave, mais qui suffit à vous assommer sur le coup, qui suffit à faire glisser votre tête dans l’eau, sous l’eau, à vous noyer, au bout du compte.
Sylvio a des idées noires, ce matin. Après avoir raccroché hier avec Laurenç Sérénac, il n’a pas pu se rendormir. Les infirmières voulaient qu’il rentre chez lui, mais pas question ! Être flic présente quelques privilèges. Il a passé la nuit à regarder Béatrice dormir et à somnoler sur deux chaises de la salle d’attente, face aux affiches qui dénoncent les méfaits de la cigarette et de l’alcool chez les femmes enceintes. Il a eu le temps de penser et repenser à ses putains de trois colonnes, toujours aussi cloisonnées.
Amantes, « Nymphéas », gosses.
À faire le point sur ces mystères qui s’accumulent, depuis quelques jours. Que penser de ces légendaires « Nymphéas en noir » ? Amadou Kandy devait être au courant, bien entendu. Morval aussi. Et que vient faire dans cette histoire l’accident de ce gamin, Albert Rosalba, en 1937, à cet endroit précis, cette carte postale d’un gamin de onze ans, illustrée d’une reproduction de « Nymphéas » et d’une citation d’Aragon ? Et pourquoi Aragon ? Pourquoi cette citation, « Le crime de rêver je consens qu’on l’instaure », qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Pourquoi ces nombres, au dos des photos des maîtresses de Morval ? Il devine pourtant, il le sent, que toutes ces pièces s’emboîtent, qu’il ne faut en négliger aucune, que toutes ont leur importance.
Il observe Sérénac. Il n’est pas facile de déterminer s’il est particulièrement concentré sur les méthodes de datation du sédimentologue, ou s’il se désintéresse de toute cette opération. Le problème, c’est que la technique du puzzle, ce n’est pas vraiment la méthode du patron. Côté sac de nœuds, Sérénac aurait plutôt tendance à ne vouloir tirer que sur un fil de la pelote, fort, très fort. Sylvio a l’impression que ce n’est pas la solution, que cela ne fera qu’emmêler davantage le tout, et que tout ce que risque Sérénac, c’est que le fil lui pète entre les doigts. Il sera bien avancé.
Sylvio note que Louvel vient de désensabler sa troisième bouteille de plastique. Elle n’est pas si nickel que cela, si on la fouille en profondeur, la voie fluviale royale de l’impressionnisme. Le sédimentologue analyse toutes les pièces exhumées avec un systématisme professionnel, histoire de confirmer que si elles n’ont pas connu Claude Monet vivant, elles n’ont pas croisé à l’inverse le cadavre de Jérôme Morval.
Sylvio repense à Sérénac. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé de lui expliquer, à son chef. Il est d’accord, Sérénac, d’accord avec tout, les colonnes, les mystères, l’imbroglio total. Mais ça ne l’empêche pas de s’enfermer dans son intuition : pour lui, tout tourne autour de Stéphanie Dupain. L’institutrice est en danger. Ce danger a un nom : Jacques Dupain. Il ne sort pas de là. Objectivement, s’il examine les faits, Sylvio trouve que l’institutrice a autant le profil d’une suspecte que d’une victime potentielle. Il l’a dit à Sérénac, mais cette tête de mule d’Albigeois a l’air de préférer suivre son instinct que les faits objectifs. Qu’est-ce qu’il y peut ?
Il y a beaucoup pensé cette nuit, Sylvio est comme Béatrice, il l’aime bien, au fond, Sérénac. Paradoxalement, même s’ils sont différents, il apprécie de bosser en binôme avec lui. Une question de complémentarité peut-être. Mais il a comme l’impression que Sérénac ne fera pas long feu au commissariat de Vernon. Ça sent la mutation express ! Les intuitions, dans le Nord, c’est pas trop la méthode. Surtout quand ces intuitions sont moins influencées par ce qui s’agite dans le cerveau d’un flic que par ce qui se passe dans son panta…
— Je crois que j’ai quelque chose !
C’est l’agent Louvel qui a crié. Aussitôt, tous les flics s’approchent.
Louvel plonge deux mains dans le sable et en ressort un objet rectangulaire, assez plat. Le sédimentologue tend une caisse de plastique pour que le sable s’écoule dedans. Progressivement, on devine ce que le policier tient dans la main. Bientôt, il n’y a plus de doute.
L’agent Louvel a découvert une boîte de peinture en bois.
Sylvio soupire. Encore un coup pour rien, pense-t-il. C’est sans doute un peintre qui l’aura laissée là, pour avoir voulu peindre trop près de la rivière. N’importe qui. En tout cas pas Morval, il collectionnait les tableaux mais il ne peignait pas.
Louvel pose sa trouvaille sur la berge pendant que le sédimentologue verse le sable qui recouvrait la boîte de peinture dans ses tamis et entonnoirs. Le sable file.
— Depuis combien de temps est-elle là ? demande l’agent Maury, qui s’intéresse à ces choses-là.
Le sédimentologue examine un cadran, dans le plus petit des entonnoirs.
— Moins de dix jours, tout au plus. Cette boîte est tombée dans le ru entre hier, au plus tôt, et, disons, le jour de l’assassinat de Morval au plus tard… Je me fie à la pluie qui est tombée le 17 mai. Les alluvions charriées pendant l’averse sont caractéristiques. Elles viennent de l’amont, et il n’a pas plu depuis. Je me donne une marge de cinq jours avant et cinq jours après.
Sylvio se rapproche de la rive. Ça l’intrigue, maintenant, cette découverte. La boîte de peinture est donc ensablée dans le ruisseau depuis dix jours, au plus… La date pourrait correspondre au meurtre. Sérénac lui aussi s’est avancé. Ils sont tous les deux à moins d’un mètre de la boîte en bois.
— Je t’en prie, Sylvio, fait Sérénac. À toi l’honneur… Tu as bien mérité d’être le premier à ouvrir ce trésor, ajoute-t-il en adressant un clin d’œil à son adjoint. Mais on partage le butin en cinq parts égales.
— Comme les pirates ?
— T’as tout compris…
Ludovic Maury se marre derrière eux. L’inspecteur Bénavides ne se fait pas prier et porte la boîte de peinture à quelques centimètres de ses yeux. Le bois est ancien, laqué, curieusement très peu abîmé malgré son séjour dans l’eau. Seules les charnières de fer apparaissent rouillées. Sylvio déchiffre, un peu effacé, ce qui lui semble une marque, Winsor & Newton, inscrite en lettres capitales sous un logo figurant une sorte de dragon ailé. En plus petit, un sous-titre précise The World’s Finest Artists’ Materials. Il n’y connaît rien, mais Bénavides suppose que c’est un bel objet, prestigieux, américain, ancien ; il faudra vérifier.
— Alors, s’impatiente Sérénac, tu l’ouvres, ton coffre ? On veut savoir ce qu’on a trouvé. Pièces d’or, bijoux, carte de l’Eldorado…
Ludovic Maury éclate encore de rire. Ce n’est pas facile de savoir si l’agent apprécie réellement l’humour de son patron ou s’il en rajoute. Sylvio, sans pour autant se presser, fait jouer les charnières rouillées. La boîte s’ouvre, comme si elle était neuve, comme si elle avait servi encore hier. Sylvio s’attend à trouver des pinceaux, des tubes de peinture trempés, une palette, une éponge. Rien de particulier…
Mon Dieu !
L’inspecteur Bénavides a failli en lâcher la boîte dans le ruisseau. Mon Dieu… Tout se bouscule dans sa tête. Et s’il s’était trompé depuis le début, et si c’était Sérénac qui avait raison ?
Il crispe ses doigts sur le bois et crie :
— Nom de Dieu, patron, venez voir ça ! Vite, venez voir ça !
Sérénac approche d’un pas. Maury et Louvel également. La stupeur de l’inspecteur Bénavides les a cueillis par surprise. Sylvio Bénavides tient la boîte ouverte devant leurs yeux. Les policiers fixent les pans de bois avec le recueillement craintif d’orthodoxes devant une icône byzantine.
Tous lisent le même message, gravé au couteau, sur le bois clair de la boîte : Elle est à moi ici, maintenant et pour toujours.
Le texte gravé est suivi de deux entailles qui se croisent. Une croix. Une menace de mort…
— Bordel ! hurle l’inspecteur Sérénac. Quelqu’un a balancé cette boîte dans le ruisseau il y a moins de dix jours ! Peut-être même le jour où Morval a été assassiné !
Il essuie de sa manche la sueur qui perle sur son front, poursuit :
— Sylvio, tu me trouves illico un expert en graphologie et tu me compares ce message gravé sur le bois à l’écriture de tous les cocus du village. Et tu me mets Jacques Dupain en premier sur la liste !
Sérénac regarde sa montre. Il est 11 h 30.
— Et je veux ça avant ce soir !
Il regarde longuement le lavoir, juste en face. Il laisse retomber l’excitation et adresse un sourire sincère aux quatre hommes qui l’entourent.
— Bien joué, les garçons ! On termine vite la fouille de la rivière et on libère les lieux. Je pense qu’on a péché le plus gros poisson qui s’y cachait.
Il lève un pouce vers l’agent Maury.
— C’est une putain d’idée lumineuse que t’as eue là, Ludo. Draguer la rivière. On tient une preuve, les gars. Enfin !
Maury n’en peut plus. Il sourit comme un gosse qui a reçu un bon point. De son côté, Sylvio Bénavides, par habitude, se méfie des enthousiasmes trop précipités. Pour son patron, le « elle » du message « Elle est à moi ici, maintenant et pour toujours » ne peut désigner qu’une femme, et la menace a obligatoirement été rédigée par un mari jaloux… De préférence Jacques Dupain. Mais, pense Sylvio, le « elle » du message pourrait au contraire désigner n’importe quoi, n’importe qui. Pas forcément une femme. « Elle est à moi » pourrait aussi se rapporter à une enfant de onze ans, ou à n’importe quel objet féminin. Une peinture, par exemple.
Les policiers continuent méthodiquement la fouille de la rivière, avec de moins en moins de conviction. Ils ne déterrent plus que de rares détritus. Doucement, le soleil tourne et l’ombre du donjon du moulin des Chennevières recouvre la scène de crime que les policiers commencent à quitter. Avant de partir, Sylvio Bénavides lève plusieurs fois les yeux vers la tour du moulin : il jurerait avoir vu un rideau s’agiter tout en haut, au quatrième étage. L’instant suivant, il a déjà oublié. Il a bien d’autres choses à penser.
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— Claude Monet a-t-il des héritiers ? Vivants, je veux dire ?
La question du commissaire Laurentin surprend Achille Guillotin. Le commissaire en retraite n’y est pas allé par quatre chemins, d’après ce que lui a dit la secrétaire du musée des Beaux-Arts de Rouen. Il a téléphoné au musée et a demandé à parler au meilleur spécialiste de Claude Monet. Bref, autant dire à lui, Achille Guillotin ! La secrétaire l’a joint en catastrophe, sur son portable. Il était en pleine réunion avec le service culturel du conseil général pour l’opération « Normandie impressionniste ». Encore une réunion interminable. Il est presque sorti avec plaisir dans le couloir.
— Claude Monet, des héritiers… Eh bien, commissaire, c’est difficile à dire…
— Comment ça, « difficile » ?
— Eh bien… je vais essayer d’être le plus clair possible : Claude Monet a eu deux enfants avec sa première femme, Camille Doncieux : Jean et Michel. Jean épousera Blanche, la fille de sa seconde femme, Alice Hoschedé. Jean est mort en 1914, Blanche en 1947 ; le couple n’a pas eu d’enfants. Michel Monet est mort en 1966, il était le dernier héritier de Claude Monet. Quelques années plus tôt, dans son testament, Michel Monet avait fait du musée Marmottan, c’est-à-dire l’académie des Beaux-Arts, son légataire universel. Le musée Marmottan, à Paris, abrite encore aujourd’hui la collection « Monet et ses amis », soit plus de cent vingt toiles. La plus importante collection de…
— Plus d’héritiers donc, coupe Laurentin. La descendance de Claude Monet s’est ainsi éteinte en une seule génération.
— Pas tout à fait, précise Guillotin avec une évidente jubilation.
Laurentin tousse dans le combiné.
— Pardon ?
Guillotin laisse planer un court suspense, puis :
— Michel Monet a eu une fille naturelle avec son amante, Gabrielle Bonaventure, une femme ravissante qui exerçait la profession de mannequin. Michel Monet finira par officialiser sa relation et se marier avec Gabrielle Bonaventure, à Paris, en 1931, après la mort de son père.
Le commissaire Laurentin explose dans le téléphone :
— Dans ce cas, c’est donc cette fille naturelle qui est la dernière héritière ! Elle est la petite-fille de Claude Monet…
— Non, répond calmement Guillotin. Non. Curieusement, Michel Monet n’a jamais reconnu sa fille naturelle, même après son mariage. Elle n’a donc jamais touché le moindre centime du fabuleux héritage de son grand-père.
La voix du commissaire Laurentin devient blanche :
— Et comment s’appelait cette fille naturelle ?
Guillotin soupire.
— On trouve son nom dans n’importe quel bouquin sur Monet. Elle s’appelait Henriette. Henriette Bonaventure. D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi j’emploie le passé. Elle doit être toujours vivante, du moins, je crois.
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16 H 31. Pile.
Fanette, en sortant de l’école, ne perd pas une seconde. Elle dévale la rue Blanche-Hoschedé-Monet et court tout droit à l’hôtel Baudy ! Elle le sait, c’est là que dormaient les peintres américains du temps de Monet, Robinson, Butler, Stanton Young. Elle connaît l’histoire, la maîtresse leur a raconté. C’est forcément là, aujourd’hui, qu’un peintre américain doit dormir. Elle jette un bref coup d’œil aux tables et chaises vertes à la terrasse en face, de l’autre côté de la rue, puis entre en trombe dans l’hôtel-restaurant.
Les murs sont couverts de peintures, de toiles et de dessins. On se croirait dans un musée ! Fanette se rend compte que c’est la première fois qu’elle entre dans l’hôtel Baudy. Elle aimerait prendre un peu plus de temps pour détailler les signatures prestigieuses dans le coin des affiches, mais un serveur la regarde de derrière son comptoir. Fanette s’approche. C’est un très haut comptoir de chêne clair, Fanette doit se mettre sur la pointe des pieds pour que sa tête dépasse. Elle se hisse devant le type en s’aidant de ses mains. Il a une longue barbe noire, qui ressemble un peu aux portraits de Renoir que peignait Monet.
Il a pas l’air drôle !
Fanette parle vite, s’embrouille, bafouille, mais Renoir semble finir par comprendre que la petite fille recherche un peintre américain, « James », non, elle ne connaît pas son nom de famille. Vieux, une barbe blanche. Quatre chevalets…
Renoir prend un air désolé.
— Non, mademoiselle. Nous ne logeons personne qui ressemble à votre James.
La barbe lui mange la bouche, il n’est pas facile de deviner s’il s’amuse ou s’il est agacé.
— Vous savez, mademoiselle, les Américains, il y a bien longtemps qu’on n’en voit plus autant que du temps de Monet…
Connard ! T’es qu’un connard, Renoir !
Fanette ressort rue Claude-Monet. Paul l’attend dehors, elle lui a tout raconté pendant la récré.
— Alors ?
— Rien, personne !
— Qu’est-ce que tu vas faire ? Essayer les autres hôtels ?
— Je ne sais pas ; je ne connais même pas son nom de famille, de toute façon. En plus, j’ai l’impression que James dormait dehors, le plus souvent.
— On pourrait en parler aux autres. Vincent. Camille. Mary. Si on s’y met à tous, on…
— Non !
Fanette a presque crié. Quelques clients de l’hôtel Baudy, attablés à la terrasse en face, se sont retournés.
— Non, Paul. Vincent, avec ses airs fourbes, je ne peux plus le sentir, depuis quelques jours… Camille, si tu le mets au courant, il va nous citer tous les peintres américains venus à Giverny depuis la préhistoire. Ça va bien nous avancer.
Paul rit.
— Et Mary encore, pire, d’abord elle va pleurer, et juste après elle va tout aller raconter aux flics. Tu veux que ma mère m’arrache les yeux ?
— Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
Fanette contemple le parc devant l’hôtel Baudy, jusqu’au chemin du Roy : les bottes de foin enroulées qui font un peu d’ombre sur la pelouse coupée ras, la prairie qui s’étend derrière, jusqu’à l’embouchure de l’Epte et de la Seine, la fameuse île aux Orties.
Ce sont ces paysages qui faisaient rêver James… Les paysages pour lesquels il avait tout quitté. Son Connecticut, sa femme et ses enfants. Il me l’avait dit.
— Je ne sais pas, Paul. Tu penses que je suis folle, hein ?
— Non…
— Il était mort, je te jure…
— Où, exactement ?
— Dans le champ de blé, après le lavoir, après le moulin de la sorcière.
— On y va…
Ils descendent la rue des Grands-Jardins. La hauteur des murs de pierre des façades des maisons semble avoir été tout juste calculée pour que le maximum d’ombre inonde la ruelle. La fraîcheur ferait presque frissonner Fanette.
Paul tente de rassurer son amie :
— Tu m’as dit que James installait quatre chevalets pour peindre ! Plus tous ses instruments, ses palettes, ses couteaux, sa boîte de peinture. Il y a forcément une trace, il reste forcément une trace là-bas…
Fanette et Paul passent plus d’une heure dans le champ de blé. Ils ont simplement découvert des épis de blé couchés, comme si quelqu’un était mort, là…
Au moins, ce cercueil de paille je ne l’ai pas rêvé…
… ou, a précisé Paul, comme si quelqu’un s’était couché ici quelques minutes. Comment faire la différence ?
Paul et Fanette finissent également par repérer des épis tachés de peinture. Certains sont teintés de rouge, c’est peut-être du sang, ils ne savent pas. Comment faire la différence entre une goutte de sang et une goutte de peinture rouge ? Il y a aussi des morceaux de tubes de peinture, écrasés. Mais ça ne prouve rien, rien du tout. À part que quelqu’un peignait ici, souvent… Mais cela, Fanette le sait déjà.
Je ne suis pas folle.
— Qui d’autre pourrait l’avoir vu, ton peintre ? demande Paul.
— Je ne sais pas, Vincent ?
— Et à part Vincent ? Qui, comme adulte ?
Fanette regarde vers le moulin.
— Je ne sais pas, un voisin… La sorcière du moulin peut-être… Du haut de sa tour, elle doit tout voir !
— On y va !
Donne-moi la main, Paul. Donne-moi la main !
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Je ne peux pas les rater. Je les vois s’approcher, les gamins ! Ils passent le pont sur le ruisseau et jettent juste un œil sur les berges. Le lieu même où les flics viennent de ramasser cette boîte de peinture ensablée.
Maintenant, il n’y a plus un seul flic, plus de bande jaune, plus de type à lunettes avec ses entonnoirs. Il n’y a plus que le ru de l’Epte, les peupliers, le champ de blé. Comme si de rien n’était, comme si la nature s’en foutait.
Et ces deux gamins qui ne se doutent de rien, qui approchent. Innocents. S’ils savaient le danger qu’ils courent, les pauvres fous. Approchez, mes enfants, approchez-vous, n’ayez pas peur, osez entrer chez la sorcière… Comme dans les contes pour enfants, comme dans Blanche-Neige. N’ayez pas peur de la sorcière. Approchez, les enfants… Méfiez-vous tout de même, ce n’est pas ma pomme qui est empoisonnée. Ce sont les cerises.
Question de goût…
Je m’éloigne lentement de ma fenêtre. J’en ai assez vu.
De l’extérieur, personne ne peut me repérer, personne ne peut savoir si je suis là ou non. Si mon moulin est déserté ou habité. Aucune lumière ne me trahit. L’obscurité ne me gêne pas, bien au contraire.
Je me tourne vers mes « Nymphéas » noirs. Maintenant, j’aime de plus en plus les observer ainsi, dans l’obscurité. Avec la pénombre de la pièce, l’eau figurée sur la toile semble presque disparaître, les rares reflets à la surface de l’étang s’estompent, on ne distingue plus que les fleurs jaunes des nénuphars dans la nuit, comme des étoiles perdues dans une galaxie lointaine.
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— Y a personne, je te dis, fait Fanette.
La fillette observe avec attention la cour du moulin. Des pales de bois vermoulu trempent dans l’eau du ruisseau. Sur la margelle du puits de pierre trône un seau rouillé, rongé par la mousse. L’ombre du grand cerisier plane sur presque toute la cour.
Paul insiste :
— On va bien voir…
Il frappe à la lourde porte de bois. À son tour, il s’attarde sur les ombres qui dansent dans la cour de terre, comme si les objets, les murs, les pierres avaient été abandonnés là, au soleil, pour sécher, pour l’éternité.
— Tu as raison, il colle la frousse, ce moulin, dit Paul.
— En fait, non, répond Fanette. En vrai, je crois que j’adorerais habiter plus tard dans un tel endroit. Ça doit être trop bien d’habiter une maison pas comme les autres.
Des fois, Paul, il doit me trouver bizarre.
Paul contourne le moulin et tente de regarder par une fenêtre du premier étage. Il lève les yeux vers le donjon puis se retourne vers Fanette et mime avec maladresse une bouche tordue et des doigts crochus.
— Je suis sûûûûr qu’il y a une sorcière qui habite làààà, Faaanette… elle détessssste la peinture, elle va nous…
— Ne dis pas ça !
Il a les jetons, Paul. Je le vois bien. Il fait son crâneur, mais il a les chocottes !
Soudain, un chien hurle, de l’autre côté du moulin.
— Merde, on se tire.
Paul attrape Fanette par la main mais la fillette éclate de rire.
— Idiot ! C’est Neptune, il dort toujours là, à l’ombre sous le cerisier.
Fanette a raison. Dans les secondes qui suivent, Neptune approche, jappe encore une fois et vient se frotter aux jambes de la fillette. Elle se penche vers le berger allemand.
— Neptune, tu le connaissais bien, toi, James, tu l’as vu, hier, dans le champ. Tu l’as trouvé. Tu l’as senti. Où il est passé, maintenant ?
Toi au moins tu le sais, Neptune, que je ne suis pas folle !
Neptune s’est assis. Il observe un long moment Fanette. Son regard suit un instant un papillon qui passe, puis, avec une sorte de lassitude de lézard sur un mur de pierre, il se traîne jusqu’à l’ombre du cerisier. Fanette le suit des yeux. Elle réalise, stupéfaite, que Paul est grimpé dans l’arbre.
— T’es fou, Paul ! Qu’est-ce que tu fais ?
Pas de réponse. Fanette insiste :
— Elles sont pas mûres, les cerises. T’es dingue !
— Mais non, c’est pas ça ! souffle Paul.
L’instant suivant, le garçon est déjà redescendu. Dans sa main droite brillent deux rubans d’argent.
Des fois, il est idiot, Paul. S’il croit qu’il a besoin de faire son Tarzan pour que je l’aime…
— C’est… explique Paul en reprenant sa respiration. C’est pour éloigner les oiseaux qui tournent autour des fruits trop jolis !
Il saute sur ses deux pieds, soulevant un léger nuage de poussière, puis s’avance, pose un genou au sol et tend ses bras dans une attitude de chevalier médiéval.
— Pour toi, ma princesse, de l’argent pour faire briller tes cheveux, pour toujours te protéger des méchants vautours, quand tu seras partie loin, célèbre, à l’autre bout du monde.
Fanette tente de retenir ses larmes. Impossible ! C’est trop, c’est beaucoup trop pour une petite fille comme elle : la disparition de James, les disputes avec sa mère à propos de la peinture, de son père, de tout, ce concours de la fondation Robinson, ses « Nymphéas », et surtout cet idiot de Paul, et ses drôles d’idées romantiques.
T’es trop con, Paul ! Trop trop con !
Fanette déroule les rubans d’argent au creux de sa main et de l’autre caresse la joue de Paul.
— Relève-toi, idiot.
Mais c’est elle qui se penche, jusqu’à sa bouche, y dépose un baiser.
Long long long. Comme pour toujours.
Elle pleure sans se retenir, maintenant.
— Idiot. Triple idiot. Tu les supporteras toute ta vie dans mes cheveux, ces rubans d’argent. Je t’ai dit qu’on allait se marier !
Paul se relève doucement et prend Fanette dans ses bras.
— Allez, on s’en va. On est fous. Il y a eu un mort, hier. Et puis encore un autre, le type assassiné, il y a quelques jours. On devrait laisser les flics s’en occuper. C’est dangereux, il ne faut pas rester là…
— Et James ? il faut que je…
— Pas ici, il n’est pas ici… il n’y a personne. Fanette, si tu es sûre de toi, je crois qu’il faut en parler à la police ! On ne sait jamais, la mort de James a peut-être un rapport avec l’autre type retrouvé assassiné, tu vois ce que je veux dire, le meurtre dont tout le monde parle dans le village.
La réponse de Fanette est sans appel :
— Non !
Non ! Non ! Ne viens pas mettre le doute dans ma tête, Paul. Non !
— Qui alors, qui te croira, Fanette ? Personne ! James vivait comme un clochard. Personne ne faisait attention à lui.
Ils s’arrêtent un instant devant le chemin du Roy, attendent que la départementale soit dégagée, puis traversent. Quelques rares nuages commencent à s’accrocher à la cime des coteaux de la Seine. Ils remontent sans se presser vers Giverny. Soudain, Paul s’arrête.
— Et la maîtresse ? Pourquoi tu ne parlerais pas à la maîtresse ? Elle aime la peinture. Elle a lancé le concours des peintres en herbe, de la fondation Robinson machin chose. Si ça se trouve, elle l’a croisé, James… En tout cas, elle te comprendra… Elle saura quoi faire…
— Tu crois ?
Plusieurs passants doublent les deux enfants dans la rue. Paul tourne sur lui-même.
— J’en suis certain ! C’est LA bonne idée.
Il se penche vers Fanette comme pour lui faire une confidence.
— Je vais te confier un secret, Fanette. J’ai remarqué que la maîtresse porte elle aussi des rubans d’argent dans les cheveux… Pour tout te dire, je crois que c’est ainsi que les princesses se reconnaissent dans les mes de Giverny.
Fanette lui attrape la main.
Je voudrais que le temps s’arrête là. Que Paul et moi, on ne bouge plus, que ce soit juste le décor qui défile autour de nous, sans cesse, comme au cinéma.
— Tu dois me faire une promesse, Fanette.
Leurs mains se tordent comme des lianes.
— Il faut que tu termines ton tableau, Fanette. Il faut que tu gagnes ce concours Robinson, quoi qu’il arrive ! C’est le plus important.
— Je ne sa…
— C’est ce que James aurait dit, Fanette, tu le sais bien. C’est ce que James aurait voulu…
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Les gamins vont tourner vers la rue du Château-d’Eau, je vais les perdre de vue. Déjà, à travers le rideau tiré, les silhouettes sont un peu floues… Neptune, lui, il s’en fout de tout ça. Il dort sous le cerisier.
Cette pauvre gamine croit pouvoir s’échapper. Vous voulez rire ! Elle croit peindre un chef-d’œuvre, celui qu’elle a caché sous le lavoir, elle croit pouvoir s’envoler au-dessus de l’étang de Monet. Au-dessus de Giverny. Défier l’apesanteur de son seul art, de son petit génie dont on lui rabâche les oreilles.
Des « Nymphéas » en arc-en-ciel ! Pauvre petite Fanette.
Quelle dérision !
Je me retourne vers mes « Nymphéas » noirs. Les corolles jaunes luisent entre les teintes de deuil jetées par le pinceau d’un peintre désespéré.
Quelle vanité !
Une chute libre dans l’étang, voici tout ce qui attend la petite Fanette. Noyée, coincée sous la surface des nénuphars comme sous la couche de glace dans l’eau d’un lac en hiver.
Bientôt, très bientôt maintenant.
Chacun son tour.