- TROISIÈME JOUR -
15 mai 2010
(Hôpital de Vernon)

Raisonnement

- 13 -

Le réveil fluorescent au-dessus du lit indique 1 h 32. Je n’arrive pas à dormir. La dernière infirmière que j’ai vue est passée depuis plus d’une heure, maintenant. Elle doit croire que je dors. Dormir. Vous voulez rire ! Comment dormir dans des fauteuils aussi inconfortables ?

J’observe le goutte-à-goutte qui tombe de la poire molle. Ils peuvent le maintenir combien de temps comme cela encore, sous perfusion.

Des jours ? Des mois ? Des années ?

Lui non plus ne dort pas. Il a perdu l’usage de la parole hier, du moins c’est ce qu’ont dit les médecins. Il ne peut pas non plus bouger ses muscles, mais il garde les yeux ouverts. Selon les infirmières, il comprend tout. Elles me l’ont répété cent fois, si je lui parle, si je lui fais la lecture, il m’entendra : « C’est important pour le moral de votre mari. »

Il y a une pile de revues sur la table de nuit. Quand les infirmières sont là, je fais vaguement semblant de lire à haute voix. Mais aussitôt qu’elles sortent je me tais.

Puisque soi-disant il comprend tout, il comprendra…

Je regarde à nouveau le goutte-à-goutte. Elles servent à quoi, ces perfusions ? Les infirmières m’ont expliqué qu’elles le maintenaient en vie, mais j’ai oublié les détails.

Les minutes passent. Je m’inquiète pour Neptune, aussi. Mon pauvre chien tout seul à Giverny. Je ne vais tout de même pas rester là toute la nuit.

Les infirmières étaient pessimistes. Il n’a pas dû cligner de l’œil depuis dix minutes. Il continue de me dévisager fixement. Ça me rend folle.

2 h 12.

Une infirmière est repassée. Elle m’a dit d’essayer de dormir. J’ai fait semblant de l’écouter.

J’ai pris ma décision.

J’attends encore un peu, j’écoute, pour être certaine qu’il n’y a aucun bruit dans le couloir. Je me lève. J’attends encore puis, les doigts tremblants, je débranche les perfusions. Une à une. Il y en a trois.

Il me regarde avec des yeux fous. Il a compris. Ce coup-là, au moins, c’est certain, il a compris.

Il s’attendait à quoi ?

J’attends.

Combien de temps ? Quinze minute ? Trente minutes ? J’ai pris une revue sur la chaise. Normandie Magazine. Ils évoquent la grande opération de rassemblement de tableaux, cet été, « Normandie impressionniste ». Tout le monde ne parlera que de cela dans le coin à partir du mois de juin. Je lis, ostensiblement. En silence ! Comme si je m’en foutais, qu’il crève, à côté. D’ailleurs, c’est le cas.

De temps en temps, je l’observe par-dessus le journal.

Il me dévisage avec des yeux exorbités. Je le fixe quelques instants, puis je me replonge dans ma lecture. Son visage se déforme un peu plus à chaque fois. C’est assez horrible, vous pouvez me croire.

Vers 3 heures du matin, j’ai l’impression qu’il est vraiment mort. Les yeux de mon mari sont toujours ouverts, mais figés.

Je me lève, je commence à rebrancher les goutte-à-goutte, comme si de rien n’était. Et puis non, à bien y réfléchir, je les débranche à nouveau. Je tire la sonnette d’alarme.

L’infirmière accourt. Professionnelle.

Je prends un air paniqué. Pas trop, tout de même. J’explique que je m’étais endormie, que je l’ai trouvé comme ça, quand je me suis réveillée, en sursaut.

L’infirmière détaille les tubes décrochés. Elle a l’air embêtée, comme si c’était de sa faute.

J’espère qu’elle n’aura pas d’ennuis. Ce n’est pas moi qui lui ferai des histoires, en tout cas !

Elle court chercher un médecin.

Je ressens un sentiment bizarre. Entre colère, encore, et liberté.

Et ce doute.

Que faire maintenant ?

Aller tout raconter à la police ou continuer à jouer les souris noires dans les ruelles de Giverny ?

- 14 -

Les cinq photographies sont étalées sur le bureau du commissariat. Laurenç Sérénac tient une enveloppe de papier kraft marron entre ses mains.

— Nom de Dieu, fait Sylvio Bénavides, qui a bien pu envoyer ça ?

— On ne sait pas… On a trouvé l’enveloppe au courrier de ce matin. Elle a été postée d’une boîte à lettres à Vernon. Hier soir.

— Juste des photos. Il n’y avait aucune lettre, aucun mot, rien ?

— Aucune explication, non. Mais c’est on ne peut plus limpide. Nous avons affaire à une sorte de compilation des maîtresses de Jérôme Morval. Un best of… Je t’en prie, Sylvio, jette un œil, moi j’ai déjà eu le temps d’admirer…

Sylvio Bénavides hausse les épaules puis se penche sur les cinq clichés : Jérôme Morval est présent sur chaque photographie, mais il est à chaque fois accompagné d’une femme différente… Aucune n’est la sienne. Jérôme Morval derrière un bureau, appuyé sur les genoux d’une fille qu’il embrasse à pleine bouche et qui pourrait bien être une secrétaire de son cabinet. Jérôme Morval sur un divan de discothèque, la main sur le sein d’une fille en robe à paillettes. Jérôme Morval torse nu, allongé à côté d’une fille à la peau blanche, sur une plage de sable dont le décor derrière rappelle l’Irlande. Jérôme Morval debout dans un salon décoré de peintures qui ressemble au sien, pendant qu’une fille en jupe, à genoux, tourne le dos au photographe, mais pas à l’ophtalmologue. Jérôme Morval qui marche sur un chemin de terre, au-dessus de Giverny, on reconnaît le clocher de l’église Sainte-Radegonde… main dans la main avec Stéphanie Dupain.

Sylvio Bénavides siffle.

— Rien à dire. Du travail de pro !

Sérénac sourit.

— Je trouve aussi. Il assurait sacrément, l’ophtalmo, et pourtant, il n’avait pas un physique de jeune premier…

Bénavides, décontenancé, regarde un instant son patron, puis précise :

— Je ne parlais pas de Morval, je parlais de celui qui a pris les clichés !

Sérénac lui lance un clin d’œil.

— T’es incroyable, Sylvio. Tu marches à tous les coups ! Allez, désolé, continue…

Bénavides rougit et continue en bafouillant :

— Je… je voulais dire, patron, que sans aucun doute, c’est un boulot de détective privé professionnel. À priori, je dirais que les photos, au moins celles prises dans le bureau et dans le salon, l’ont été à travers une fenêtre, avec un zoom que même un paparazzi standard doit avoir du mal à s’offrir.

Sérénac détaille à nouveau les clichés. Il force un peu sur une grimace coquine.

— Mouais. Je ne te trouve pas bien difficile. Les photos d’intérieur sont floues, non ? Cela dit, je ne vais pas critiquer, c’est plutôt cool comme boulot, non ? Visiblement, Morval choisissait des filles ravissantes. C’est ce que j’aurais dû faire, tiens, détective privé, plutôt que flic.

Sylvio ne relève pas.

— À votre avis, demande-t-il, qui, à part sa femme, aurait pu commander ces clichés ?

— Je ne sais pas. On interrogera Patricia Morval, mais lorsque je l’ai rencontrée, elle n’a pas été particulièrement bavarde en ce qui concerne les infidélités de son mari. Et j’ai surtout l’impression que dans cette affaire il va falloir se méfier des évidences.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Eh bien, par exemple, Sylvio, je pense que tu as remarqué que la nature de ces cinq photos est très différente. Dans certaines, celle de la discothèque, celle du salon, celle du bureau, aucun doute, ce sacré Morval couche avec les filles…

Bénavides fronce les sourcils.

— Bon, d’accord, ajoute Sérénac, je vais peut-être un peu vite en besogne. On va dire que Morval est suffisamment intime avec elles pour leur caresser la poitrine ou se faire offrir une gâterie. Mais si tu prends la photo de la plage ou surtout celle au-dessus de Giverny, rien ne dit que ces filles soient les maîtresses de Morval.

— La dernière, glisse Bénavides, c’est aussi la seule fille qu’on connaisse. C’est Stéphanie Dupain, l’institutrice du village, je ne me trompe pas ?

Sérénac confirme de la tête. Sylvio continue :

— Par contre, patron, je ne vois pas où vous voulez en venir avec votre histoire de hit-parade des histoires de cul de Morval. Tromper, c’est tromper, non ?

— Je vais te dire où je veux en venir. Je n’aime pas, mais pas du tout, recevoir des cadeaux anonymes. J’aime encore moins orienter une enquête criminelle à partir des envois d’un corbeau. Tu comprends, je suis un grand garçon, je n’apprécie pas trop que quelqu’un qui ne se montre pas me souffle où je dois chercher.

— En clair, ça veut dire quoi ?

— Ça veut dire par exemple que ce n’est pas parce que Stéphanie Dupain se trouve au milieu de cette série de photos que pour autant elle était la maîtresse de Morval. Mais peut-être que quelqu’un aimerait que l’on fasse l’amalgame…

Sylvio Bénavides se gratte la tête tout en réfléchissant à l’hypothèse développée par son patron.

— D’accord, je vous suis sur ce coup-là. Mais on ne peut quand même pas ne pas tenir compte de ces photos…

— Oh que non… Surtout qu’on n’est pas au bout du mystère. Accroche-toi, Sylvio, et regarde un peu le verso.

Sérénac retourne un à un les cinq clichés sur le bureau. Au dos de chaque photographie, un nombre a été inscrit.

23-02 pour le cliché du bureau. 15-03 pour celui de la discothèque. 21-02 pour celui de la plage. 17-03 pour celui du salon. 03-01 derrière celui de chemin de Giverny.

— Putain, siffle Bénavides. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Aucune idée…

— On dirait des dates. Ce sont peut-être les jours où les photos ont été prises ?

— Mouais… Elles l’auraient toutes été entre le mois de janvier et le mois de mars ? Il aurait une sacrée santé, tu ne trouves pas, le roi de la cataracte ? Et je mettrais ma main à couper que la photo de plage d’Irlande n’a pas été prise l’hiver…

— Alors ?

— Eh bien, on va chercher, Sylvio ! On n’a pas le choix. On va fouiner. Tu veux que je te propose un jeu ?

Bénavides affiche un sourire méfiant.

— Pas vraiment, non…

— Ben, on va dire que t’as pas le choix…

Sérénac se penche, rassemble les cinq photos, les mélange, puis les écarte en éventail, tel un jeu de cartes. Il les tend à Sylvio.

— Chacun son tour, Sylvio. On tire une fille chacun. Et ensuite, on joue tous les deux au flic pour retrouver son petit nom, son CV et son alibi le jour du meurtre de Morval. Rendez-vous dans deux jours et on verra bien celui qui chauffe le plus…

— Vous êtes bizarre, des fois, patron…

— Mais non, Sylvio. C’est juste ma façon de présenter les choses. Pour le reste, qu’est-ce que tu veux faire d’autre que de chercher à retrouver l’identité de ces filles ? Et on ne va tout de même pas laisser Maury et Louvel aller à notre place à la chasse à ces cinq créatures de rêve, hein ?

Sérénac éclate de rire.

— Bon, je commence si tu ne te décides pas.

Laurenç Sérénac tire la photographie de Jérôme Morval à genoux sur la fille dans le bureau.

— La secrétaire particulière qui joue au docteur avec son patron, commente-t-il. On verra bien. À ton tour…

Sylvio soupire, puis attrape une carte tendue.

— Triche pas, hein, regarde pas les numéros !

Sylvio retourne la photographie. Celle de la boîte de nuit.

— Veinard ! s’écrie Sérénac. La fille à paillettes !

Sylvio rougit. Laurenç Sérénac tire à son tour. Il tombe sur la photographie de la fille à genoux.

— La surprise du chef. La fille de dos. À toi…

Sérénac présente les deux dernières cartes à Bénavides. Il tire. Le hasard désigne la photographie de plage.

— L’inconnue de la mer d’Irlande, commente Sérénac. Tu t’en sors bien, mon cochon.

Sylvio Bénavides tapote les photographies sur le bureau, puis jauge son supérieur hiérarchique avec un sourire ironique.

— Vous foutez pas de moi, patron. Je ne sais pas comment vous vous êtes débrouillé, mais j’étais sûr depuis le début que vous garderiez pour vous la photo de Stéphanie Dupain.

Sérénac lui rend son sourire.

— On ne te la fait pas, hein ? Je ne vais pas te dévoiler mon truc, mais tu as raison, privilège du chef, je garde la belle institutrice. Et ne te prends pas trop la tête sur les fameux codes au dos, Sylvio, 15-03, 21-02… Je suis certain que quand nous aurons mis des noms sur les quatre autres filles les nombres parleront d’eux-mêmes…

Il range les photographies dans le tiroir de son bureau.

— Pour le reste, on s’y met ?

— OK, on y va. Attendez, patron. Avant qu’on s’y mette, j’ai rapporté un petit cadeau. Comme quoi, même si vous passez votre temps à me faire marcher, je ne suis pas rancunier.

Bénavides se lève avant que Sérénac ait pu se défendre. Il quitte le bureau et revient, quelques minutes plus tard, un sac de papier blanc dans la main.

— Tenez, ils sortent du four, pour ainsi dire…

Sylvio Bénavides pousse le sac sur la table et le renverse. Une vingtaine de brownies s’éparpillent.

— Je les ai cuits pour ma femme, précise Sylvio, d’habitude elle les adore, mais depuis quinze jours elle ne peut plus rien avaler… Même accompagnés de ma crème anglaise maison.

Sérénac se laisse tomber dans le fauteuil à roulettes.

— T’es une mère pour moi, Sylvio. Je vais te l’avouer, j’ai demandé ma mutation dans ce pays pourri du Nord uniquement pour t’avoir comme adjoint !

— N’en faites pas trop quand même…

— J’en fais pas assez, tu veux dire !

Il lève les yeux vers son adjoint.

— Et c’est pour quand, le bébé ?

— Ces jours-ci… L’accouchement est prévu très exactement pour dans cinq jours… Mais après, vous savez…

Sérénac croque un premier gâteau.

— Putain ! Ils sont divins. Elle a bien tort, ta femme !

Sylvio Bénavides se penche vers le dossier posé contre sa chaise. Lorsqu’il se redresse, son supérieur est à nouveau debout.

— Et avec un café, ajoute Sérénac, je te raconte pas. Je descends vite fait en prendre un. Je t’en rapporte un ?

Le listing que Sylvio tient entre les mains se déroule jusqu’au sol.

— Heu, non merci.

— C’est vrai, rien ?

— Allez. Si. Un thé. Sans sucre.

De longues minutes plus tard, l’inspecteur Sérénac est de retour avec deux gobelets. Les miettes de brownies sur la table ont été nettoyées. Sérénac soupire, comme pour faire comprendre à son adjoint qu’il a le droit de prendre une pause. Il est à peine assis que Bénavides commence sa synthèse :

— Donc, patron, je vous la fais courte. Le rapport d’autopsie confirme que Morval a d’abord été poignardé. Il est mort dans la minute qui a suivi. Ensuite seulement, quelqu’un a broyé le crâne avec une pierre, puis noyé la tête dans le ruisseau. Le crime s’est déroulé dans cet ordre-là, les légistes sont formels.

Sérénac trempe un gâteau dans son café puis commente, avec un sourire :

— Vu le palmarès de l’ophtalmo, si ça se trouve, trois jaloux s’y sont mis ensemble. Association de cocus. Ça expliquerait le rituel, comme dans Le Crime de l’Orient-Express.

Bénavides le dévisage avec consternation.

— Je plaisante, Sylvio. Je plaisante…

Trempette dans le café.

— Allez, je vais être sérieux deux secondes. Je vais t’avouer, il y a quelque chose d’étrange dans cette affaire. Une connexion entre tous les éléments qui n’arrive pas à se faire.

Une lueur passe dans le regard de Sylvio.

— Entièrement d’accord avec vous, patron…

Là, il hésite. Puis :

— D’ailleurs, j’ai quelque chose à vous montrer… Quelque chose qui va vous surprendre.

- 15 -

Fanette a couru, comme tous les jours à la sortie de l’école. Elle a lâché les autres enfants de la classe puis joué à cache-cache dans les ruelles de Giverny pour ne pas croiser à nouveau Vincent, Camille ou Mary. C’est trop facile ! Elle connaît toutes les ruelles par cœur. Une nouvelle fois, Paul voulait l’accompagner, rien que lui, pas les autres, il lui a dit qu’il ne voulait pas la laisser seule à cause de ce criminel qui pourrait se promener dans les rues, mais elle a tenu bon, elle n’a rien dit.

C’est mon secret !

Ça y est, elle est presque arrivée. Elle passe le pont, le lavoir, ce vieux moulin biscornu avec cette tour qui lui fait peur.

Je te jure Paul, demain, je te dis qui c’est, mon rendez-vous secret, tous les jours depuis une semaine. Je te le dis demain.

Ou après-demain.

Fanette continue, s’avance dans le chemin en direction de la prairie.

James est là.

Il se tient debout un peu plus loin, dans le champ de blé dont les épis lui arrivent au-dessus des genoux, juste au milieu de quatre chevalets de peinture. Fanette s’avance à pas de velours.

— C’est moi !

Un grand sourire déforme la barbe blanche de James. Il serre Fanette dans ses bras. Un court instant.

— Allez vite, la chipie. Au travail ! Il ne reste pas beaucoup d’heures de lumière. Elle se termine beaucoup trop tard, ton école.

Fanette s’installe à l’un des chevalets, celui que James lui prête, le plus petit, bien adapté à sa taille. Elle se penche vers la grande boîte de peinture en bois verni et se sert en tubes et en pinceaux.

Fanette ne sait pas grand-chose du vieux peintre qu’elle a rencontré il y a une semaine, sauf qu’il est américain, qu’il s’appelle James, qu’il peint ici presque tous les jours ; il lui a dit qu’elle était la fille la plus douée en peinture qu’il ait jamais vue, et il en a connu plein, dans le monde entier, il a été professeur de peinture aux États-Unis, aussi, qu’il raconte. Il n’arrête pas de lui dire qu’elle parle tout le temps, et que même si elle est très douée, elle doit se concentrer davantage.

Comme Monet. Elle doit savoir observer et imaginer. C’est sa rengaine, ça, à James. Observer et imaginer. Et peindre vite aussi, c’est pour cela qu’il transporte quatre chevalets, pour pouvoir peindre aussitôt que la lumière se pose sur un coin de paysage, aussitôt que les ombres bougent, que les couleurs changent. Il lui a dit que Monet se promenait avec six chevalets dans les champs. Il payait des enfants de son âge pour tout porter, tôt le matin et tard le soir.

Ça, c’est n’importe quoi ! C’est une combine de James pour qu’elle aussi, elle porte ses affaires. Elle l’a bien deviné, mais elle fait semblant de le croire. James, il est gentil, mais il a un peu trop tendance à se prendre pour le vieux Monet.

Et à me prendre pour une idiote !

— Rêvasse pas, Fanette. Peins !

La fillette essaie de reproduire le lavoir normand, le pont sur le ruisseau, le moulin à côté. Elle peint déjà depuis de longues minutes…

— Tu sais qui c’est, toi, Theodore Robinson ? La maîtresse nous en a parlé…

— Pourquoi ?

— Elle a inscrit la classe à un concours. Un concours mondial, monsieur James. Oui oui, MONDIAL… Le prix Robinson ! Si je gagne, je pars au Japon, ou en Russie, ou en Australie… Je vais voir… J’ai pas encore décidé…

— Rien que ça ?

— Et je te parle même pas des dollars…

James pose doucement sa palette sur sa boîte de peinture. Sa barbe, à un moment ou un autre, elle va tremper dans la peinture. Comme tous les jours.

Verte, aujourd’hui.

Je suis un peu vache, je lui dis jamais, quand il a les poils de la barbe pleins de peinture. Ça me fait trop rire.

James s’approche.

— Tu sais, Fanette, si tu travailles vraiment. Si tu y crois. Tu as une vraie chance de le gagner, ce concours…

Là, il me fait un peu peur.

James doit s’apercevoir que Fanette louche sur sa barbe. Il passe son doigt, il étale un peu plus la peinture verte.

— Me fais pas marcher…

— Je ne te fais pas marcher, Fanette. Je te l’ai déjà dit. Tu as un don. Tu n’y peux rien, c’est comme cela, tu es née avec. Et tu le sais bien, d’ailleurs… Tu es douée pour la peinture. Plus que cela, même. Un petit génie dans ton genre. Mais tout cela ne sert à rien si…

— Si je ne travaille pas, c’est ça ?

— Oui, il faut travailler. C’est indispensable, bien entendu. Sinon, le talent… Pschitt… Mais ce n’est pas cela que je voulais te dire…

James se déplace lentement. Il cherche à enjamber les épis de blé pour ne pas les écraser. Il change de place un chevalet, comme si brusquement, le soleil là-haut avait piqué un sprint.

— Ce que je voulais te dire, Fanette. C’est que le génie ne sert à rien si l’on n’est pas capable de… comment t’expliquer ça ? Capable d’égoïsme…

— Quoi ?

James, parfois, il raconte n’importe quoi.

— D’égoïsme ! Ma petite Fanette, le génie emmerde tous ceux qui n’en ont pas, c’est-à-dire presque tout le monde. Le génie t’éloigne de ceux que tu aimes, et rend jaloux les autres. Tu comprends ?

Il se frotte la barbe. Il s’en fout partout. Il ne s’en rend même pas compte. Il est vieux, James. Vieux vieux vieux.

— Non, je comprends rien !

— Je vais t’expliquer autrement. Tiens, si je prends mon exemple, c’était mon rêve absolu, venir peindre à Giverny, découvrir en vrai les paysages de Monet. Tu ne peux pas imaginer, dans mon village du Connecticut, les heures que j’ai passées devant les reproductions de ses toiles, combien de fois j’en ai rêvé. Les peupliers, l’Epte, les nymphéas, l’île aux Orties… Tu crois que cela valait le coup, de laisser là-bas ma femme, mes enfants, mes petits-enfants, à soixante-cinq ans ? Qu’est-ce qui était le plus important ? Mon rêve de peinture ou passer Halloween et Thanksgiving avec ma famille…

— Ben…

— Tu hésites, hein. Eh bien, moi, je n’ai pas hésité ! Et crois-moi, Fanette, je ne regrette rien. Pourtant, je vis ici comme un clochard, ou presque. Et je n’ai pas le quart de ton talent… Tu vois ce que je veux dire, alors, quand je dis « égoïste » ? Qu’est-ce que tu crois, les premiers peintres américains qui ont débarqué à l’hôtel Baudy, du temps de Monet, tu penses qu’ils n’ont pas pris des risques, eux aussi ? Qu’ils n’ont pas dû tout quitter ?

J’aime pas quand James se met à parler comme ça. Ça me fait comme s’il pensait exactement l’inverse de ce qu’il dit. Comme si, en vrai, il regrettait, il s’ennuyait à mort, comme s’il pensait tout le temps à sa famille en Amérique.

Fanette attrape un pinceau.

— Bien, monsieur James, je m’y remets, moi. Désolée de la jouer égoïste, mais j’ai un concours Robinson à gagner.

James éclate de rire.

— Tu as raison, Fanette. Je ne suis qu’un vieux fou grognon.

— Et gaga. Tu ne m’as même pas dit qui était Robinson !

James s’avance, observe le travail de Fanette. Plisse les yeux.

— Theodore Robinson est un peintre américain. L’impressionniste le plus connu, chez moi, aux États-Unis. Il est le seul artiste américain à être devenu l’ami intime de Monet. Claude Monet fuyait les autres comme la peste. Robinson est resté huit ans à Giverny… Il a même peint le mariage de la belle-fille préférée de Claude Monet, Suzanne, avec le jeune peintre américain Theodore Butler. Et… c’est très étrange, Fanette, un autre de ses tableaux les plus célèbres représente très exactement la scène que tu es en train de peindre…

Fanette manque de lâcher son pinceau.

— Quoi !

— La même scène. Comme je te le dis ! Il s’agit d’un vieux tableau de 1891, un tableau célèbre qui représente le ru de l’Epte, le pont au-dessus, le moulin des Chennevières. En arrière-plan, on voit une femme en robe, les cheveux noués dans un foulard… et au milieu du ruisseau est peint un homme qui fait boire son cheval. C’est le titre du tableau, d’ailleurs. Père Trognon and his daughter at the bridge. Il s’appelait comme cela, le cavalier, c’était un habitant de Giverny… le père Trognon.

Ce coup-là, Fanette se retient pour ne pas rire.

Des fois, James, il me prend vraiment pour une gourde.

Le père Trognon. N’importe quoi !

James observe toujours la toile de la fillette. La barbe du vieux peintre lui descend presque sous les yeux. Son gros doigt passe à quelques millimètres de la peinture encore humide.

— C’est bien, Fanette. J’aime beaucoup les ombres autour de ton moulin. C’est très bien. C’est un signe du destin, Fanette. Tu peins la même scène que Theodore Robinson, beaucoup mieux que lui, je dois dire. Fais-moi confiance, tu vas le gagner, ce concours ! Une vie, tu sais, Fanette, c’est juste deux ou trois occasions à ne pas laisser passer. Ça se joue à ça, ma jolie, une vie ! Rien de plus.

James repart déplacer ses chevalets. À croire qu’il passe plus de temps à bouger ses toiles qu’à peindre dessus. À croire que le soleil est plus rapide que lui.

Il n’a pas de mal.

Il s’est écoulé presque une heure lorsque Neptune vient les rejoindre. Le berger allemand renifle avec méfiance la boîte de peinture, puis se couche aux pieds de Fanette.

— Il est à toi, ce chien ? demande James.

— Non, pas vraiment… Je crois qu’il est un peu à tout le monde dans le village, mais je l’ai adopté. C’est moi qu’il préfère !

James sourit. Il s’est assis sur un tabouret devant un des chevalets, mais à chaque fois que Fanette l’observe, c’est pour le voir piquer du nez devant sa toile. Sa barbe ne va pas tarder à finir arc-en-ciel. Elle attend le bon moment pour rire…

Non. Non, je dois me concentrer.

Fanette continue son étude du moulin de Chennevières. Elle tord les formes de la petite tour en colombage, renforce les contrastes, l’ocre, la tuile, la pierre. Le moulin, James l’appelle « le moulin de la sorcière ». À cause de la vieille qui y habite.

Une sorcière…

Des fois, James me prend vraiment pour une gamine.

Sauf que Fanette a un peu peur quand même. James lui a expliqué pourquoi il n’aime pas trop cette maison. Il dit qu’à cause de ce moulin les « Nymphéas » de Monet ont failli ne jamais exister. Le moulin et le jardin de Monet sont construits sur le même ruisseau. Monet voulait faire un barrage, poser des vannes, détourner l’eau pour créer son étang ! Personne n’était d’accord, dans le village, à cause des maladies, des marécages, tout ça. Surtout pas les voisins. Surtout pas les habitants du moulin. Ça a fait des tas d’histoires, Monet s’est fâché après tout le monde, a donné plein d’argent aussi, a écrit au préfet, à un type qu’elle ne connaît pas aussi, un copain à Monet, Clémenceau, qu’il s’appelle. Et il a fini par l’avoir, Monet, son étang aux nénuphars.

Ça aurait été dommage !

Mais c’est quand même idiot de la part de James de ne pas aimer ce moulin pour ça. Cette bagarre de barrage entre Monet et ses voisins, c’était il y a super longtemps.

Il est idiot des fois, James.

Elle frissonne.

Sauf si le moulin est réellement habité par une sorcière !

Fanette travaille encore de longues minutes. La lumière tombe. Ça rend plus sinistre encore le moulin. Elle adore. James, lui, dort depuis longtemps.

Soudain, Neptune se lève en sursaut. Le chien grogne méchamment. Fanette se retourne en un bond vers le petit bosquet de peupliers, juste derrière elle, et surprend la silhouette d’un garçon de son âge.

Vincent ! Le regard vide.

— Qu’est-ce que tu fiches là ?

James se réveille, lui aussi en sursaut. Fanette continue de crier :

— Vincent ! Je déteste quand t’arrives comme un espion dans mon dos. T’es là depuis combien de temps ?

Vincent ne dit rien. Il scrute le tableau de Fanette, le moulin, le pont. Il semble hypnotisé.

— J’ai déjà un chien, Vincent. J’ai déjà Neptune. Ça me suffit. Et arrête de me regarder comme ça, tu me fais peur…

James tousse dans sa barbe.

— Heu… hum. Bon, les enfants, ça tombe bien que vous soyez deux. Vu la luminosité, je crois qu’il est temps de replier le matériel. Vous allez m’aider ! Monet disait que la sagesse, c’est de se lever et se coucher avec le soleil.

Fanette n’a pas quitté Vincent des yeux.

Il me fait peur, Vincent, quand il surgit comme ça de nulle part. Dans mon dos. Comme s’il m’espionnait. Des fois, j’ai l’impression qu’il est fou.

- 16 -

La tasse de l’inspecteur Laurenç Sérénac s’est figée dans sa main. Son adjoint adopte l’attitude d’un élève qui a rédigé un devoir supplémentaire chez lui et que l’envie et la peur de le montrer à son professeur paralysent. La main droite de Bénavides se perd dans un épais dossier. Elle finit par en sortir une feuille A4.

— Tenez, patron, histoire d’y voir plus clair, j’ai commencé à faire ça…

Sérénac prend un nouveau biscuit au chocolat, pose sa tasse de café et se penche, étonné. Sylvio continue :

— C’est juste une façon d’organiser mes idées. C’est un peu une manie, chez moi, ce genre de trucs, rédiger des notes, faire des synthèses, dessiner des croquis. Là, vous voyez, j’ai divisé la feuille en trois colonnes. Ce sont les trois pistes possibles, selon moi : la première, c’est le crime passionnel, qui serait donc lié à l’une des maîtresses de Morval. On peut bien entendu soupçonner sa femme, ou bien un mari jaloux, ou bien encore une maîtresse éconduite… On ne manque pas de pistes de ce côté-là.

Sérénac lui adresse un clin d’œil.

— Merci au corbeau… Vas-y, continue, Sylvio…

— La deuxième colonne, c’est celle de la peinture, sa collection de tableaux, les toiles qu’il recherchait, les Monet, les « Nymphéas ». Pourquoi pas une histoire de recel ? Une vente au noir ? En tout cas, une question d’art et de fric…

Sérénac croque un autre brownie puis vide sa tasse de café. Par réflexe, Bénavides recueille les miettes sur la table en un petit tas. Il lève les yeux et observe aux murs du bureau la dizaine de tableaux que son patron a tenu à y accrocher dès son arrivée. Toulouse-Lautrec. Pissarro. Gauguin. Renoir…

— Coup de chance si je peux dire, ajoute Sylvio. La peinture, c’est plutôt votre domaine, inspecteur.

— Pure coïncidence, Sylvio… Si je m’étais douté, lors de ma mutation à Vernon, que mon premier cadavre tremperait dans le ruisseau de Giverny… Je m’intéressais déjà pas mal à l’art avant l’école de police, c’est pour cela j’ai passé la plupart de mes stages à la police de l’art, à Paris.

Bénavides semble découvrir qu’il existe un tel service.

— T’es pas très branché art, Sylvio ?

— Culinaire, seulement…

Laurenç rit.

— Bien vu ! Et j’en témoigne la bouche pleine… J’ai mis mes anciens collègues de la police de l’art sur le coup. Pour voir… Vols… recels… collections louches… marchés parallèles… C’est un business dont on n’a pas idée… J’ai eu pas mal l’occasion de baigner dedans, à l’époque. Tu n’imagines pas, il y a des millions et des millions en jeu. J’attends de leurs nouvelles. Bon, et ta troisième colonne ?

Sylvio Bénavides penche ses yeux sur sa feuille.

— Pour moi, la troisième piste, et ne vous foutez pas de moi, patron, ce seraient les enfants. Onze ans de préférence. On ne manque pas d’indices non plus : cette carte postale d’anniversaire et cette citation d’Aragon. Morval pourrait aussi avoir connu une maîtresse il y a une douzaine d’années, à qui il aurait laissé un gosse sans en parler à sa femme… D’ailleurs, autre détail troublant, d’après les expertises, le papier de la carte postale d’anniversaire retrouvée dans la poche de Morval est assez ancien. Il date d’au moins une quinzaine d’années, peut-être plus. Le texte dactylographié, BON ANNIVERSAIRE. ONZE ANS, serait de la même époque, mais l’ajout, le texte d’Aragon, serait lui plus récent… Bizarre, non ?

L’inspecteur Sérénac siffle d’admiration.

— Je maintiens ce que j’ai dit, Sylvio. Tu es l’adjoint idéal.

Il se lève brusquement en riant.

— Juste un poil tatasse, tatillon, quoi, mais on va dire qu’avec moi, ça fait une moyenne.

Il se dirige vers la porte.

— Allez, Sylvio, on se bouge. Tu me suis au labo ?

Bénavides lui emboîte le pas sans discuter. Ils marchent dans les couloirs, descendent un escalier mal éclairé. Sérénac, tout en continuant d’avancer, se retourne vers son adjoint.

— Dans les choses à faire, en priorité, tu vas m’écrire sur ta feuille « chercher des témoins ». C’est tout de même pas croyable que dans un village où tout le monde peint du soir au matin personne n’ait vu quoi que ce soit le jour de l’assassinat de Morval et que les seuls témoins spontanés que l’on ait soient un paparazzi anonyme, qui nous envoie des photos cochonnes, et un chien en recherche de caresses. Tu t’es renseigné sur la maison d’à côté du lavoir ? Ce moulin biscornu ?

Sérénac sort de sa poche une clé pour ouvrir une porte coupe-feu rouge sur laquelle est précisée la triple mention « labo-archives-documentation ».

— Pas encore, répond Bénavides. Il faut que j’y passe aussitôt que j’ai une seconde.

L’inspecteur ouvre la porte rouge.

— En attendant, j’ai pensé à une autre mission pour occuper tout mon commissariat. Je vais même mobiliser une équipe de plusieurs hommes pour cela… La surprise du chef !

Il s’avance dans la pièce sombre. Un carton est posé sur la première table. Sérénac l’ouvre et en sort l’empreinte en plâtre d’une semelle.

— Du 43, énonce-t-il fièrement. La semelle d’une botte. Il ne peut pas y en avoir deux semblables au monde ! Selon Maury, sa sculpture est plus précise qu’une empreinte digitale, moulée bien fraîche dans la boue des berges du ru de l’Epte quelques minutes après le meurtre de Morval. Je ne te fais pas un dessin, le propriétaire de cette botte est au minimum un témoin direct du crime… et prendra même une belle option pour le titre d’assassin !

Sylvio écarquille les yeux.

— Et on fait quoi avec ça ?

Sérénac rit.

— Je lance officiellement l’opération « Cendrillon » !

— Je vous assure, patron, je fais des efforts, mais parfois j’ai du mal, avec votre humour…

— Ça viendra, Sylvio. On s’y habitue, t’en fais pas.

— Je ne m’en fais pas. Je m’en fiche même un peu, pour tout vous dire. Alors c’est quoi, votre opération « Cendrillon » ?

— Je vous propose une version rurale, tendance gadoue et marécage… La mission sera de récupérer toutes les bottes que les trois cents habitants de Giverny conservent chez eux.

— Rien que ça !

Sylvio se passe la main dans les cheveux.

— Allez, ça devrait monter à combien ? continue Sérénac. Cent cinquante bottes ? Deux cents au maximum…

— Putain. Inspecteur… c’est surréaliste, comme idée.

— Exactement ! Je crois même que c’est pour ça qu’elle me plaît bien.

— Mais enfin, patron, je ne comprends pas. Le tueur va les avoir jetées, ses bottes. En tout cas, à moins d’être le dernier des abrutis, il ne les confiera pas à un flic qui vient les lui réclamer…

— Justement, mon grand… Justement… On va procéder par élimination. Disons que les Givernois qui prétendront ne pas avoir de bottes chez eux, ou bien qui diront qu’ils les ont perdues, ou encore qui nous présenteront des bottes très neuves achetées comme par hasard hier, on les remontera bien haut sur la liste de nos suspects…

Bénavides regarde la semelle en plâtre. Un grand sourire élargit son visage.

— Si je peux me permettre, patron, vous avez quand même de sacrées idées à la con… Mais le pire, c’est que ça pourrait nous faire avancer ! En plus, l’enterrement de Morval devrait avoir lieu dans deux jours. Imaginez qu’il flotte à torrents… Tous les Givernois vont vous maudire !

— Parce que vous assistez aux enterrements en bottes, en Normandie ?

— Bah, s’il flotte, oui…

Bénavides éclate de rire.

— Sylvio, je vais te dire, moi aussi, je crois que j’ai du mal avec votre humour.

Son adjoint ne relève pas. Il tord sa feuille entre les mains.

— Cent cinquante bottes, marmonne-t-il. Je vais noter ça dans quelle colonne ?

Ils demeurent silencieux un court instant. Sérénac observe la pièce sombre, les épaisses étagères d’archives qui recouvrent trois murs sur quatre, le coin dans lequel est installé un minable laboratoire de fortune, le quatrième mur pour la documentation. Bénavides attrape une boîte à archives vide, rouge, et écrit « Morval » sur la tranche, tout en se disant qu’il classera les premières pièces du dossier un peu plus tard.

Il se retourne soudain vers son supérieur.

— Au fait, inspecteur, vous avez récupéré à l’école la liste des enfants de onze ans ? Ça me ferait un élément de plus pour ma troisième colonne… C’est la plus mince, et pourtant…

Sérénac le coupe :

— Pas encore. Stéphanie Dupain doit me la préparer… Que je sache, vu la nature des photographies qu’on a reçues, au hit-parade des maîtresses de Morval, elle n’est plus notre première suspecte…

— Sauf que je me suis renseigné sur le mari, tique Bénavides. Jacques Dupain. Celui-là, par contre, n’est pas loin d’avoir le profil idéal.

Sérénac fronce les sourcils.

— Dis-m’en plus là. C’est quoi, le profil idéal ?

Bénavides consulte ses notes.

— Ah… ça peut être utile parfois d’avoir un adjoint… tatasse…

La remarque semble beaucoup amuser Sérénac.

— Jacques Dupain, donc. La petite quarantaine. Agent immobilier à Vernon, plutôt médiocre d’ailleurs. Chasseur à ses heures avec plusieurs autres Givernois, et surtout jaloux maladif pour tout ce qui concerne sa femme. Qu’est-ce que vous en dites ?

— Que tu me le surveilles ! Et de près !

— C’est sérieux ?

— Ouais… Ce serait comme, disons, une sorte d’intuition. Non, plus que ça même, une sorte de pressentiment.

— Quel genre ?

Sérénac passe son doigt sur les cartons d’une étagère. E, F, G, H…

— Tu ne vas pas aimer, Sylvio…

— Raison de plus. Quel genre d’intuition, alors ?

Le doigt continue de courir. I, J, K, L…

— L’intuition qu’un autre drame pourrait bien couver…

— Faut m’en dire plus, là, patron. En règle générale, je suis pas fan des intuitions de flics, je suis plutôt adepte de la collectionnite jusqu’à l’excès de pièces à conviction. Mais là, vous m’intriguez.

M, N, O, P. Sérénac lâche tout d’un coup :

— Stéphanie Dupain… C’est elle qui est en danger.

Sylvio Bénavides fronce les sourcils. C’est comme si la pièce était devenue plus sombre encore.

— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

— Je t’ai dit, l’intuition…

Q, R, S, T. Laurenç Sérénac piétine nerveusement dans la pièce, il sort les trois photographies adultérines de sa poche et jette celle de Stéphanie Dupain sur la table, juste à côté de la semelle en plâtre. Il continue, sous le masque inquisiteur de Bénavides :

— Je ne sais pas, moi. Un regard un peu trop appuyé. Une main trop serrée. J’ai ressenti un appel au secours. Voilà, c’est dit !

Bénavides s’avance. Il est plus petit que Sérénac.

— Une main trop serrée… Un appel au secours… Sauf votre respect, patron, et puisque vous aimez qu’on vous parle franchement, je pense que vous êtes en train de tout confondre et que vous déconnez complètement.

Sylvio saisit la photo sur la table, observe longuement la silhouette gracieuse de Stéphanie Dupain main dans la main avec Morval.

— À la limite, patron, je peux vous comprendre. Mais ne me demandez pas d’être d’accord.