- DEUXIÈME JOUR -
14 mai 2010
(Moulin des Chennevières)

Tutoiement

- 4 -

Ils m’emmerdent, à l’hôpital, avec tous ces papiers. J’entasse comme je peux sur la table de la salle des imprimés de différentes couleurs. Des ordonnances, des certificats d’assurance-maladie, de mariage, de domicile, d’examens. Je glisse tout ça dans des enveloppes de papier kraft. Certaines pour l’hôpital. Pas toutes. J’irai peser et envoyer l’ensemble à la poste de Vernon. Je range les papiers inutiles dans une chemise blanche. Je n’ai pas tout rempli, je n’ai pas tout compris, je demanderai aux infirmières. Elles me connaissent maintenant. J’ai passé l’après-midi d’hier et une bonne partie de la soirée là-bas.

Chambre 126, à jouer la presque veuve qui s’inquiète pour son mari qui va partir ; à écouter les propos rassurants des médecins, des infirmières. Leurs mensonges.

Il est foutu, mon mari ! J’en suis consciente. S’ils savaient ce que je peux m’en foutre !

Que ça se termine ! Voilà tout ce que je demande.

Avant de sortir, j’avance jusqu’au miroir en or écaillé, à gauche de la porte d’entrée. Je regarde mon visage fripé, ridé, froid. Mort. J’enfile une large écharpe noire autour de mes cheveux noués. Presque un tchador. Les vieilles ici sont condamnées au voile, personne ne veut les voir. C’est comme ça. Même à Giverny. Surtout à Giverny, le village de la lumière et des couleurs. Les vieilles sont condamnées à l’ombre, au noir, à la nuit. Inutiles. Invisibles. Elles passent. On les oublie.

Ça m’arrange !

Je me retourne une dernière fois avant de descendre l’escalier de mon donjon. C’est le plus souvent ainsi qu’on appelle la tour du moulin des Chennevières, à Giverny. Le donjon. Je vérifie machinalement que rien ne traîne et dans la même pensée je maudis ma stupidité. Plus personne ne pénètre jamais ici. Plus personne ne viendra, jamais, et pourtant, le moindre objet pas à sa place me ronge les sangs. Une sorte de trouble obsessionnel du comportement, comme ils disent dans les reportages. Un toc, qui en plus n’emmerde personne, à part moi.

Dans le coin le plus sombre, un détail m’agace. J’ai l’impression que le tableau est un peu décalé par rapport à la poutre. Je traverse lentement la salle. J’appuie sur le coin en bas à droite du cadre, pour le redresser légèrement.

Mes « Nymphéas ».

En noir.

J’ai accroché le tableau à l’endroit exact où l’on ne peut l’apercevoir d’aucune fenêtre, si tant est que quelqu’un puisse voir par la fenêtre du quatrième étage d’une tourelle normande construite au milieu d’un moulin.

Mon antre…

Le tableau est pendu dans le coin le moins éclairé, dans un angle mort, c’est le cas de le dire. L’obscurité rend plus sinistres encore les taches sombres qui glissent sur l’eau grise.

Les fleurs du deuil.

Les plus tristes qui aient jamais été peintes…

Je descends avec difficulté l’escalier. Je sors. Neptune attendait dans la cour du moulin. Je l’écarte de ma canne avant qu’il ne saute sur ma robe : ce chien n’arrive pas à comprendre que je contrôle de moins en moins mon équilibre. Je passe de longues minutes à fermer les trois lourdes serrures, à glisser mon trousseau de clés dans mon sac, à vérifier une fois encore que chaque serrure est bien bloquée.

Je me retourne, enfin. Dans la cour du moulin, le grand cerisier perd ses dernières fleurs. C’est un cerisier centenaire, à ce qu’il paraît. On dit qu’il aurait connu Monet ! Cela plaît beaucoup, à Giverny, les cerisiers. Le long du parking du musée d’Art américain, qui depuis un an est devenu le musée des Impressionnismes, ils en ont planté toute une série. Des cerisiers japonais, d’après ce que j’ai entendu. Ils sont plus petits, comme des arbres nains. Je trouve cela un peu bizarre, ces nouveaux arbres exotiques, comme s’il n’y en avait pas déjà assez dans le village. Mais que voulez-vous, c’est comme cela. Il paraît que les touristes américains adorent le rose des fleurs de cerisier au printemps. Si on me demandait mon avis, je dirais que la terre du parking et les voitures recouvertes de pétales roses, je trouve que cela fait, disons, un peu trop Barbie. Mais on ne me le demande pas, mon avis.

Je serre les enveloppes contre ma poitrine pour que Neptune ne les abîme pas. Je remonte péniblement la rue du Colombier. Je prends mon temps, je souffle à l’ombre du porche d’une chambre d’hôtes couvert de lierre. L’autocar pour Vernon ne passe que dans deux heures. J’ai le temps, tout mon temps pour jouer les petites souris noires.

Je tourne rue Claude-Monet. Les roses trémières et les iris orangés percent le goudron comme du chiendent, le long des façades de pierre. C’est tout le cachet de Giverny. Je continue à mon rythme d’octogénaire. Comme d’habitude, Neptune est déjà loin devant. Je finis par atteindre l’hôtel Baudy. Les vitres de l’établissement le plus célèbre de Giverny sont occultées par des affiches d’expositions, de galeries ou de festivals. Les carreaux sont d’ailleurs exactement de la taille des affiches. C’est étrange, si on y pense, je me suis toujours demandé si c’était une coïncidence, si on adaptait la dimension de toutes les affiches à celle des vitres de l’hôtel, ou si, au contraire, l’architecte de l’hôtel Baudy était un visionnaire qui dès le dix-neuvième siècle, en dessinant ses fenêtres, avait prévu la taille standard des futurs placards publicitaires.

Mais je suppose qu’une telle énigme ne vous passionne guère… Quelques dizaines de visiteurs sont attablés en face, sur les chaises de fer vertes, sous des parasols orange, à la recherche de la même émotion que la colonie de peintres américains qui débarqua dans cet hôtel, il y a plus d’un siècle. C’est bizarre aussi, quand on y réfléchit. Ces peintres américains, au siècle dernier, venaient ici, dans ce minuscule village de Normandie, rechercher le calme et la concentration. Tout l’inverse du Giverny d’aujourd’hui. Je ne comprends rien, je crois, au Giverny d’aujourd’hui.

Je m’installe à une table libre et je commande un café noir. C’est une nouvelle serveuse qui me l’apporte, une saisonnière. Elle est habillée court et porte un petit gilet genre impressionniste, avec des nymphéas mauves dans le dos.

Porter des nymphéas mauves dans le dos, c’est bizarre aussi, non ?

Moi qui ai vu ce village se transformer depuis tout ce temps, j’ai parfois l’impression que Giverny est devenu un grand parc d’attractions. Un parc d’impressions, plutôt. Ils ont inventé le concept, je crois ! Je reste là à soupirer comme une méchante vieille qui bougonne toute seule et qui ne comprend plus rien à rien. Je détaille autour de moi la foule mélangée. Un couple d’amoureux lit à quatre mains le même Guide vert. Trois gamins de moins de cinq ans se chamaillent dans le gravier et leurs parents doivent penser qu’ils seraient bien mieux au bord d’une piscine que d’un étang à crapauds. Une américaine fanée tente de commander son café liégeois dans un français hollywoodien.

Ils sont là.

Les deux sont attablés, à trois tables de moi. Quinze mètres. Je les reconnais, bien entendu. Je les ai vus de ma fenêtre du moulin, derrière mes rideaux. L’inspecteur qui faisait trempette dans le ru devant le cadavre de Jérôme Morval et son adjoint timide.

Forcément, ils regardent plutôt dans l’autre sens, vers la petite serveuse. Pas dans la direction d’une vieille souris noire.

- 5 -

À travers les lunettes de soleil de l’inspecteur Sérénac, la façade de l’hôtel Baudy prend presque une teinte sépia, style Belle Epoque, et les jambes de la jolie serveuse qui traverse la rue se cuivrent de la couleur d’un croissant doré.

— OK, Sylvio. Tu me supervises à nouveau toutes les recherches le long du ru. Bien entendu, tout est parti au labo, les empreintes de pieds, la pierre, le corps de Morval… Mais on a peut-être oublié quelque chose. Je n’en sais rien, le lavoir, les arbres, le pont. Tu verras sur place. Tu fais le tour et tu regardes si tu trouves des témoins. Moi, de mon côté, je n’ai pas le choix, il faut que j’aille rendre visite à la veuve, Patricia Morval… Tu peux me briefer un peu sur ce Jérôme Morval ?

— Oui, Laur… Heu, patron.

Sylvio Bénavides sort de sous la table un dossier. Sérénac suit la serveuse des yeux.

— Tu prends un truc ? Un pastis ? Un blanc ?

— Heu non, non. Rien.

— Même pas un café ?

— Non. Non. Vous en faites pas…

Bénavides tergiverse.

— Allez, un thé…

Laurenç Sérénac lève une main autoritaire.

— Mademoiselle ? Un thé et un verre de blanc. Un gaillac, vous avez ?

Il se retourne vers son adjoint.

— C’est si difficile que ça de me tutoyer ? Sylvio, J’ai quoi ? Sept ans, dix ans de plus que toi ? On a le même grade. C’est pas parce que je dirige depuis quatre mois le commissariat de Vernon qu’il faut me servir du « vous ». Dans le Sud, même les bleus tutoient les commissaires…

— Dans le Nord, faut savoir attendre… Ça viendra, patron. Vous verrez…

— T’as sûrement raison. On va dire qu’il faut que je m’acclimate… même si putain, ça me fait drôle que mon adjoint m’appelle « patron ».

Sylvio tord ses doigts, comme s’il hésitait à contredire son supérieur.

— Si vous me permettez, je ne suis pas certain que ce soit une question de rapport nord-sud. Tenez, pour vous expliquer, mon père est à la retraite maintenant, mais entre le Portugal et la France, toute sa vie, il a construit des maisons pour des patrons plus jeunes que lui qui le tutoyaient et qu’il vouvoyait. D’après moi, ce serait plutôt une histoire, je ne sais pas, de cravate ou de bleu de travail, de mains manucurées ou de mains pleines de cambouis, vous voyez ce que je veux dire ?

Laurenç Sérénac ouvre les bras, écartant les pans de son blouson de cuir sur son tee-shirt gris.

— Sylvio, tu vois une cravate, là ? On est inspecteurs, tous les deux, putain…

Il rit franchement.

— Après tout, comme tu dis, le tutoiement, ça viendra avec le temps… Cela dit, pour le reste, change rien, j’aime bien ton côté portugais seconde génération qui se la joue modeste. Bon alors, ce Morval ?

Sylvio baisse la tête et lit studieusement ses notes.

— Jérôme Morval est un enfant du village qui a bien tracé sa route. Il a vécu à Giverny, mais sa famille a déménagé pour Paris lorsqu’il était encore gamin. Papa Morval était lui aussi médecin, généraliste, mais sans grande fortune. Jérôme Morval s’est marié assez jeune avec une dénommée Patricia Chéron. Ils n’avaient pas vingt-cinq ans. Le reste est une belle réussite. Le petit Jérôme suit des études de médecine, spécialité ophtalmologie, il ouvre tout d’abord un cabinet à Asnières, avec cinq autres collègues, puis, lorsque papa Morval meurt, il investit son pécule pour acheter seul son cabinet de chirurgien ophtalmologue dans le XVIe arrondissement. Apparemment, ça fonctionne plutôt bien. D’après ce que j’ai compris, il serait un spécialiste réputé de la cataracte et en conséquence il aurait une clientèle plutôt âgée. Il y a dix ans, retour au bercail, il achète une des plus belles maisons de Giverny, entre l’hôtel Baudy et l’église…

— Pas d’enfants ?

La serveuse dépose leur commande et s’éloigne. Sérénac coupe son adjoint juste avant qu’il ne réponde :

— Mignonne, la fille. Hein ? Jolis compas dorés sous sa jupe, non ?

L’inspecteur Bénavides hésite entre un soupir lassé et un sourire gêné.

— Oui… Non… Enfin, je veux dire, pour les Morval. Ils n’ont jamais eu d’enfants.

— Bon… Des ennemis ?

— Morval menait une vie de notable assez limitée. Pas de politique. Pas de responsabilités dans des associations ou des trucs dans le genre… Pas vraiment de réseaux d’amis… Par contre, il avait…

Sérénac se retourne brusquement.

— Tiens ! Bonjour, toi…

Bénavides sent la forme poilue se faufiler sous la table. Il soupire franchement, cette fois. Sérénac tend sa main, Neptune vient s’y frotter.

— Mon seul témoin pour l’instant, chuchote Laurenç Sérénac. Salut, Neptune !

Le chien reconnaît son nom. Il se colle à la jambe de l’inspecteur et lorgne avec envie le sucre dans la soucoupe de la tasse de thé de Sylvio. Sérénac lève son doigt vers le chien.

— Sage, hein. On écoute bien l’inspecteur Bénavides. Il n’arrive pas à placer deux phrases de suite. Alors, Sylvio, tu disais ?

Sylvio se concentre sur ses notes et poursuit d’un ton monocorde :

— Jérôme Morval avait deux passions. Dévorantes, comme on dit. Auxquelles il consacrait tout son temps.

Sérénac caresse Neptune.

— On progresse…

— Deux passions, donc… Pour faire court, la peinture et les femmes. Côté peinture, nous avons apparemment affaire à un vrai collectionneur, un autodidacte plutôt doué, avec une forte préférence pour l’impressionnisme, bien entendu. Et une lubie, d’après ce qu’on m’a dit. Jérôme Morval rêvait de posséder un Monet ! Et si possible pas n’importe lequel. Dénicher un « Nymphéas ». Voilà ce qu’il avait dans la tête, notre ophtalmologiste…

Sérénac siffle à l’oreille du chien :

— Rien que ça… Un Monet ! Même si son cabinet faisait recouvrer la vue à toutes les bourgeoises du XVIe, un « Nymphéas », ça me semble très au-dessus des moyens de notre bon docteur Morval… Deux passions, tu disais… Côté face, les toiles impressionnistes. Et le côté pile, les femmes ?

— Rumeurs… Rumeurs… Même si Morval ne se cachait qu’à moitié. Ses voisins et ses collègues m’ont surtout parlé de la situation de sa femme, Patricia. Mariée jeune. Dépendante financièrement de son mari. Divorce impossible. Condamnée à fermer les yeux, patron, si vous voyez ce que je veux dire…

Laurenç Sérénac vide son verre de blanc.

— Si ça, c’est un gaillac… lâche-t-il en grimaçant. Je vois ce que tu veux dire, mon Sylvio, et finalement, il commence à bien me plaire, ce médecin. Tu as déjà pu récupérer quelques noms de maîtresses ou de cocus au potentiel de criminels ?

Sylvio pose le thé dans sa soucoupe. Neptune le regarde avec des yeux mouillés.

— Pas encore… Mais apparemment, côté maîtresses, Jérôme Morval avait également sa quête, son obsession…

— Ah ? Une citadelle imprenable ?

— On peut dire ça comme ça… Tenez-vous bien, patron, il s’agit de l’institutrice du village. La plus belle fille du coin, à ce qu’il paraît, il s’était mis en tête de l’accrocher à son tableau de chasse.

— Et alors ?

— Et alors, je n’en sais pas plus. C’est juste ce que j’ai tiré d’une conversation avec ses collègues, sa secrétaire et trois galeristes avec lesquels il travaillait souvent… C’est la version de Morval…

— Mariée, l’institutrice ?

— Oui. À un mari particulièrement jaloux, à ce qu’il paraît…

Sérénac se retourne vers Neptune.

— On progresse, mon gros. Il est fort, Sylvio, hein ? Il a l’air un peu coincé comme ça, mais en vrai, c’est un crack, il possède un cerveau d’ordinateur.

Il se lève. Neptune décampe plus loin dans la rue.

— Sylvio, j’espère que tu n’as pas oublié tes bottes et ton filet pour barboter dans le ru de l’Epte. Moi, je vais porter mes condoléances à la veuve de Morval… 71 rue Claude-Monet, c’est bien ça ?

— Oui. Vous ne pouvez pas vous tromper. Giverny est un tout petit village construit à flanc de coteau. Il se résume à deux longues rues parallèles, la rue Claude-Monet, qui traverse tout le village, et le chemin du Roy, c’est-à-dire la route départementale en fond de vallée qui longe le ru. On peut y ajouter une série de petites ruelles qui grimpent assez raide entre les deux rues principales, et c’est tout.

Les jambes de la serveuse traversent la rue Claude-Monet et se dirigent vers le comptoir du bar. Les roses trémières lèchent les murs de l’hôtel Baudy, briques et terre cuite, telles des flammes pastel au fond d’une cheminée ensoleillée. Sérénac trouve la scène jolie.

- 6 -

Sylvio n’avait pas tort, le 71 de la rue Claude-Monet est sans conteste la plus belle maison de la rue. Volets jaunes, vigne vierge qui dévore la moitié de la façade, mélange savant de pierres de taille et de colombages, géraniums qui dégoulinent des fenêtres et débordent d’immenses pots de terre : une façade impressionniste par excellence. Patricia Morval doit avoir la main verte, ou au moins savoir diriger une petite armée de jardiniers compétents. Ça ne doit pas manquer, à Giverny.

Une cloche de cuivre pend à une chaîne devant un portail en bois. Sérénac l’agite. À peine quelques secondes plus tard, Patricia Morval apparaît derrière la porte de chêne. Visiblement, elle l’attendait. Le policier pousse le portail pendant qu’elle s’efface pour le laisser entrer.

L’inspecteur Sérénac apprécie toujours ce moment précis dans une enquête. La première impression. Ces quelques instants de psychologie pure à saisir sur le vif. À qui a-t-il affaire ? À une amoureuse désespérée ou à une bourgeoise sèche et indifférente ? À une amante foudroyée par le destin ou à une veuve joyeuse ? Riche, maintenant. Libre, enfin. Vengée des frasques de son mari. Feint-elle ou non la douleur du deuil ? Dans l’instant, il n’est pas facile de se faire une idée, les yeux de Patricia Morval sont dissimulés derrière de grosses lunettes de verre épais qui délavent des pupilles rougies…

Sérénac pénètre dans le couloir. Il s’agit en fait d’un immense vestibule, étroit et profond. Il s’arrête soudain, stupéfait. Recouvrant la totalité des deux murs, sur une longueur de plus de cinq mètres, deux immenses tableaux de nymphéas sont reproduits dans une variation plutôt rare, dans les tons rouge et or, sans ciel ni branches de saule. D’après ce qu’en connaît Sérénac, il s’agit sans doute de la reproduction d’une toile de Monet produite pendant les dernières années de sa vie, les séries finales, après 1920. Ce n’est pas très difficile de le déduire, Monet a suivi une logique créatrice simple : resserrer progressivement son regard, éliminer le décor, le centrer sur un seul point de l’étang, quelques mètres carrés, comme pour parvenir à le traverser. Sérénac avance dans cet étrange décor. Le couloir cherche sans doute à évoquer les murs de l’Orangerie, même si on est loin ici des cent mètres de linéaires de « Nymphéas » exposés dans le musée parisien.

Sérénac entre dans une salle. Le décor intérieur est classique, un peu trop chargé de bibelots hétéroclites. L’attention du visiteur est surtout attirée par les tableaux exposés. Une dizaine. Des originaux. Pour ce qu’en sait Sérénac, il y a quelques noms qui commencent à représenter une valeur réelle, à la fois artistique et financière. Un Grebonval, un Van Muylder, un Gabar… Apparemment, Morval avait bon goût et le sens de l’investissement. L’inspecteur se dit que si sa veuve parvient à mettre à distance les vautours qui humeront l’odeur du vernis, elle sera pour longtemps à l’abri du besoin.

Il s’assoit. Patricia ne reste pas en place. Elle déplace nerveusement des objets parfaitement rangés. Son tailleur pourpre contraste avec une peau laiteuse assez terne. Sérénac lui donnerait une quarantaine d’années, peut-être moins. Elle n’est pas vraiment jolie, mais une sorte de raideur, de maintien, lui confère un certain charme. Plus classique que classe, dirait le policier. Une séduction minimale, mais entretenue.

— Inspecteur, êtes-vous absolument certain qu’il s’agisse d’un meurtre ?

Elle a dit ça d’une voix piquante, un peu désagréable.

Elle enchaîne :

— On m’a déjà raconté la scène. Un accident n’est-il pas envisageable ? Une chute sur une pierre, un silex, Jérôme se noie…

— Pourquoi pas, madame. Tout est possible, il faut attendre le rapport des médecins légistes. Mais dans l’état actuel de l’enquête, je dois vous l’avouer, l’assassinat est la piste privilégiée. De très loin…

Patricia Morval torture entre ses doigts une petite statue de Diane chasseresse posée sur le buffet. Un bronze. Sérénac reprend la direction de l’entretien. Il pose les questions, Patricia Morval répond presque par onomatopées, rarement plus de trois mots, souvent les mêmes, en variant à peine le ton. Haut dans les aigus.

— Aucun ennemi ?

— Non, non, non.

— Vous n’avez rien remarqué de particulier ces derniers jours ?

— Non, non.

— Votre maison semble immense ; votre mari habitait ici ?

— Oui… Oui. Oui et non…

Sérénac ne lui laisse pas le choix, cette fois-ci, il ne comprend pas la nuance.

— Il faut m’en dire davantage, madame Morval.

Patricia Morval découpe avec lenteur les syllabes, comme si elle les comptait.

— Jérôme était rarement là en semaine. Il possédait un appartement à côté de son cabinet, dans le XVIe. Boulevard Suchet.

L’inspecteur note l’adresse tout en se faisant la réflexion que c’est à deux pas du musée Marmottan. Sûrement pas une coïncidence.

— Votre mari dormait souvent ailleurs ?

Un silence.

— Oui.

Les doigts nerveux de Patricia Morval recomposent un bouquet de fleurs fraîchement cueillies dans un long vase aux motifs japonais. Une image tenace vient à l’esprit de Laurenç Sérénac : ces fleurs vont pourrir sur leur tige. La mort va figer ce salon. La poussière du temps va recouvrir cette harmonie de couleurs.

— Vous n’aviez pas d’enfants ?

— Non.

Un temps.

— Votre mari non plus ? Seul, je veux dire ?

Patricia Morval compense son hésitation par un timbre de voix qui baisse d’une octave.

— Non.

Sérénac prend son temps. Il sort une photocopie de la carte des « Nymphéas » trouvée dans la poche de Jérôme Morval, la retourne et la tend à la veuve. Patricia Morval est contrainte de lire les quatre mots dactylographiés : ONZE ANS. BON ANNIVERSAIRE.

— On a trouvé cette carte dans la poche de votre mari, précise l’inspecteur. Peut-être avez-vous un cousin ? Des enfants d’amis ? N’importe quel enfant auquel votre mari aurait pu destiner cette carte d’anniversaire ?

— Non, je ne vois pas. Vraiment.

Sérénac laisse néanmoins le temps de la réflexion à Patricia Morval avant de relancer :

— Et cette citation ?

Leurs yeux glissent sur la carte et lisent les étranges mots qui suivent. Le crime de rêver je consens qu’on l’instaure.

— Aucune idée ! Je suis désolée, inspecteur…

Elle semble sincèrement indifférente. Sérénac pose la carte sur la table.

— C’est une photocopie, vous pouvez la garder, nous avons l’original. Je vous laisse réfléchir… Si quelque chose vous revient…

Patricia Morval s’agite de moins en moins dans la pièce, comme une mouche qui a compris qu’elle ne pourrait pas s’échapper de son bocal de verre. Sérénac continue :

— Votre mari a-t-il déjà eu des ennuis, d’un point de vue professionnel je veux dire ? Je ne sais pas, une opération chirurgicale qui aurait mal tourné ? Un client mécontent ? Une plainte ?

La mouche redevient soudainement agressive.

— Non ! Jamais. Qu’est-ce que vous insinuez ?

— Rien. Rien. Je vous assure.

Son regard embrasse les tableaux aux murs.

— Votre mari avait un goût certain pour la peinture. Vous pensez qu’il aurait pu être impliqué dans, comment dire, une sorte de trafic, un recel, même à son insu ?

— Que voulez-vous dire ?

La voix de la veuve monte à nouveau dans les aigus, plus désagréable encore. C’est classique, pense l’inspecteur. Patricia Morval s’enferme dans un déni d’assassinat. Admettre le meurtre de son mari, c’est admettre que quelqu’un pouvait le haïr assez pour le tuer… C’est admettre la culpabilité de son mari, en quelque sorte. Sérénac a appris tout cela, il doit mettre en lumière la face sombre de la victime sans pour autant braquer la veuve.

— Je ne veux rien dire, rien de précis. Je vous assure, madame Morval. Je cherche simplement une piste. On m’a parlé de son… disons, de sa quête… Posséder une toile de Monet… C’était…

— Parfaitement exact, inspecteur. C’était un rêve. Jérôme est reconnu comme l’un des meilleurs connaisseurs de Claude Monet. Oui, un rêve. Posséder un Monet. Il a travaillé dur pour cela. Il était un chirurgien surdoué. Il l’aurait mérité. C’était quelqu’un de passionné. Pas n’importe quelle toile, inspecteur. Un « Nymphéas ». Je ne sais pas si vous pouvez comprendre, mais voilà ce qu’il recherchait. Une toile peinte ici, à Giverny. Son village.

Profitant de la tirade de la veuve, le cerveau de Sérénac s’agite. La première impression ! Depuis quelques minutes qu’il converse avec Patricia Morval, il commence à se faire une idée sur la nature de ce deuil. Et contre toute attente, cette impression penche de plus en plus vers le versant de la passion enflammée, celui de l’amour foudroyé, plutôt que vers le versant fané, à l’ombre, celui de l’indifférence de la femme délaissée.

— Je suis désolé de vous ennuyer ainsi, madame Morval. Mais nous visons le même but, découvrir le meurtrier de votre mari. Je vais devoir vous poser des questions… plus personnelles.

Patricia Morval semble se figer dans la pose du nu peint par Gabar, sur le mur opposé.

— Votre mari ne vous a pas toujours été, disons… fidèle. Pensez-vous que…

Sérénac perçoit l’émoi de Patricia. Comme si en elle des larmes intimes tentaient d’éteindre l’incendie dans son ventre.

Elle le coupe :

— Nous nous sommes connus très jeunes, mon mari et moi. Il m’a fait la cour longtemps, très longtemps, à moi et à d’autres. J’ai mis beaucoup d’années avant de lui céder. Jeune, il n’était pas ce genre de garçon qui fait rêver les filles. Je ne sais pas si vous voyez ce que je veux vous expliquer. Il était sans doute un peu trop sérieux, un peu trop ennuyeux. Il… il manquait de confiance avec le sexe opposé. Ces choses-là se sentent. Ensuite, avec le temps il est devenu beaucoup plus sûr de lui, beaucoup plus séduisant aussi, beaucoup plus intéressant. Je pense, inspecteur, que j’y suis pour beaucoup. Il est devenu plus riche, également. Jérôme, à l’âge adulte, avait quelques revanches à prendre sur les femmes… Sur les femmes, monsieur l’inspecteur. Pas sur moi. Je ne sais pas si vous pouvez comprendre.

Je l’espère, pense Sérénac tout en se disant qu’il lui faudrait des noms, des faits, des dates.

Plus tard…

Patricia Morval insiste :

— J’attends de vous du tact, inspecteur… Giverny est un petit village d’à peine quelques centaines d’habitants. Ne tuez pas Jérôme une seconde fois. Ne le salissez pas. Il ne méritait pas ça. Surtout pas ça.

Laurenç Sérénac hoche la tête dans une posture rassurante.

Les premières impressions… Il s’est désormais forgé sa conviction. Oui, Patricia Morval aimait son Jérôme. Non, elle ne l’aurait pas tué pour son argent.

Mais par amour, va savoir…

Un dernier détail le frappe, ce sont les fleurs dans le vase japonais qui l’ont convaincu : le temps s’est arrêté dans cette maison. La pendule s’est brisée hier ! Dans ce salon, chaque centimètre carré transpire encore des passions de Jérôme Morval. De lui seul. Et tout restera ainsi, pour l’éternité. Les tableaux ne seront plus jamais décrochés. Les livres dans les rayons de la bibliothèque plus jamais ouverts. Tout demeurera inerte, comme un musée désert en hommage à un type que tout le monde a déjà oublié. Un amateur d’art qui ne léguera rien. Un amateur de femmes que sans doute aucune ne pleurera. À l’exception de la sienne, celle qu’il délaissait.

Une vie à accumuler des reproductions. Sans descendance.

La lumière de la rue Claude-Monet saute au visage de l’inspecteur. Il attend moins de trois minutes, Sylvio surgit au bout de la rue, sans bottes aux pieds mais le bas de pantalon souillé de terre. Ça amuse Sérénac. Sylvio Bénavides est un chic type. Sans doute beaucoup plus malin que son côté méticuleux ne veut le laisser paraître. Derrière ses lunettes de soleil, Laurenç Sérénac prend le temps de détailler la fine silhouette de son adjoint dont l’ombre s’allonge sur le mur des maisons. Sylvio n’est pas à proprement parler maigre. Étroit serait plus exact, puisque paradoxalement un embonpoint naissant se devine sous sa chemise à carreaux boutonnée jusqu’au cou et serrée dans son pantalon de toile beige. Sylvio serait plus large de profil que de face, s’amuse Laurenç. Un cylindre ! Cela ne le rend pas laid, bien au contraire. Cela lui donne une sorte de fragilité, une taille de jeune tronc d’arbre, lisse et souple, comme capable de plier sans jamais rompre.

Sylvio s’approche, le sourire aux lèvres. En définitive, ce que Laurenç aime le moins chez son adjoint, du moins physiquement, c’est cette manie qu’il a de plaquer ses cheveux courts et raides à l’arrière, ou sur le côté, en une raie de séminariste. À tous les coups, une simple coupe à la brosse suffirait à le métamorphoser. Sylvio Bénavides s’arrête devant lui et pose ses deux mains sur ses hanches.

— Alors, patron… La veuve ?

— Très veuve ! Très très veuve. Et ton boulot d’expertise ?

— Rien de neuf… J’ai discuté avec quelques voisins qui dormaient le matin du meurtre et qui ne savent rien. Pour les autres indices, on verra. Tout est sous verre et plastique… On rentre au bercail ?

Sérénac consulte sa montre. Il est 16 h 30.

— Oui… Enfin, toi seulement. Moi, j’ai un rendez-vous à ne pas manquer…

Il précise, devant l’attitude étonnée de son adjoint :

— Je ne voudrais pas manquer la sortie des classes.

Sylvio Bénavides pense avoir compris.

— À la recherche d’un enfant de onze ans qui fêterait bientôt son anniversaire ?

Sérénac cligne un œil complice vers Sylvio.

— On va dire ça… Et puis aussi un peu pour découvrir ce joyau de l’impressionnisme, cette institutrice aussi convoitée par Jérôme Morval qu’une toile de Monet.

- 7 -

J’attends l’autocar sous les tilleuls de la petite place de la mairie et de l’école. C’est le coin le plus ombragé du village, juste quelques mètres au-dessus de la rue Claude-Monet. Je suis quasiment seule. Vraiment, ce village est devenu étrange : quelques mètres, un simple bout de rue suffisent pour passer de la cohue des files d’attente des musées ou des galeries de peinture prises d’assaut aux ruelles désertes d’un village de campagne.

L’arrêt de bus est devant l’école, ou presque. Les enfants jouent dans la cour, derrière le grillage. Neptune se tient un peu plus loin, sous un tilleul, il attend avec impatience qu’on libère les enfants en cage. Il adore ça, Neptune, courir derrière les gosses.

Juste en face de l’école communale, ils ont installé l’atelier de l’Art Gallery Academy. La devise est peinte en énorme sur le mur : observation avec imagination. Tout un programme ! À longueur de journée, un régiment de retraités claudicants, coiffés de canotiers ou de panamas, quitte la galerie et se disperse dans le village. À la recherche de l’inspiration divine ! Ils sont impossibles à rater dans le bourg, avec leur badge rouge et leur caddie de grand-mère pour pousser leur chevalet.

Vous ne trouvez pas cela ridicule, vous ? Il faudra un jour qu’on m’explique pourquoi le foin d’ici, les oiseaux dans les arbres ou l’eau de la rivière n’ont pas la même couleur qu’ailleurs dans le monde.

Ça me dépasse. Je dois être trop stupide pour comprendre, je dois avoir vécu ici trop longtemps. C’est sûrement cela, comme quand on vit trop longtemps à côté d’un très bel homme. En tous les cas, ces envahisseurs-là ne repartent pas comme les autres à 18 heures, avec les autocars. Ils trament jusqu’à la nuit tombante, dorment sur place, sortent à l’aube. Ils sont américains, pour la plupart. Je ne suis peut-être qu’une vieille qui observe tout ce cirque à travers sa cataracte, mais vous ne m’empêcherez pas de penser qu’un tel défilé de vieux peintres devant l’école, ça finit par influencer les enfants du village, ça finit par leur mettre des idées dans la tête ? Vous n’êtes pas d’accord ?

L’inspecteur a repéré Neptune sous le tilleul. Décidément, ils ne se quittent plus, ces deux-là ! Il le taquine dans un mélange de lutte joyeuse et de caresses. Moi, je reste en retrait sur mon banc, comme une statue d’ébène. Ça peut peut-être vous paraître étrange qu’une vieille femme comme moi se balade comme ça en plein Giverny et que personne ou presque ne la remarque. Encore moins les flics. Je vais vous dire, faites l’expérience. Installez-vous au coin d’une rue, n’importe laquelle, un boulevard parisien, la place de l’église d’un village, ce que vous voulez, juste un endroit où il y a du monde. Arrêtez-vous quoi, dix minutes, et comptez les gens qui passent. Vous serez sidérés par le nombre de personnes âgées. À tous les coups, elles seront plus nombreuses que les autres. D’abord parce que c’est comme ça, on nous en rabâche les oreilles, il y a de plus en plus de vieux dans le monde. Ensuite parce que les personnes âgées n’ont que ça à faire, de traîner dans la rue. Et puis enfin surtout parce qu’on ne les remarque pas, c’est comme ça. On va se retourner sur le nombril à l’air d’une fille, on va se pousser devant le cadre sup qui presse le pas ou la bande de jeunes qui occupe tout le trottoir, on va laisser traîner l’œil sur la poussette, le bébé dedans et la maman derrière. Mais un vieux ou une vieille… Ils sont invisibles. Justement parce qu’ils passent si lentement qu’ils font presque partie du décor, comme un arbre ou un réverbère. Si vous ne me croyez pas, faites l’essai. Arrêtez-vous, rien que dix minutes. Vous verrez.

Enfin, pour en revenir à notre affaire, et puisque j’ai le privilège de voir sans être vue, je peux vous l’avouer, il faut bien reconnaître qu’il a un charme fou, ce jeune flic, avec son cuir coupé court, ce jean moulant, cette barbe naissante, ses cheveux fous et blonds comme un champ de blé après l’orage. On peut comprendre qu’il s’intéresse davantage aux institutrices mélancoliques qu’aux vieilles folles du village.

- 8 -

Après une longue dernière caresse, Laurenç Sérénac laisse Neptune et marche vers l’école. Lorsqu’il parvient à dix mètres de la porte, une vingtaine d’enfants passent devant lui en criant, tous âges confondus. Comme s’il les faisait fuir.

Les fauves sont libérés.

Une fillette d’une dizaine d’années court en tête, couettes au vent. Neptune lui emboîte le pas, comme mû par un ressort. Tous suivent, dévalent la rue Blanche-Hoschedé-Monet et se dispersent rue Claude-Monet. Aussi soudainement qu’elle s’est animée, la place de la mairie redevient silencieuse. L’inspecteur avance encore de quelques mètres.

Longtemps après, Laurenç Sérénac repensera à ce miracle. Toute sa vie. Il pèsera chaque son, les cris des enfants qui s’évanouissent, le bruit du vent dans les tilleuls ; chaque odeur, chaque éclat de lumière, la blancheur des pierres de la mairie, le volubilis agrippé le long de la rampe des sept marches sur le perron…

Il ne s’y attendait pas. Il ne s’attendait à rien.

Longtemps après, il comprendra que c’est un contraste qui l’a foudroyé, un infime contraste, à peine quelques secondes. Stéphanie Dupain se tenait devant la porte de l’école et ne l’avait pas vu. Un instant, Laurenç attrapa son regard envolé vers les enfants qui s’enfuyaient en riant, comme s’ils emportaient dans leur cartable les rêves de leur maîtresse.

Une mélancolie légère, comme un papillon fragile.

Puis, juste après, Stéphanie aperçoit le visiteur. Immédiatement, le sourire s’affiche, les yeux mauves pétillent.

— Monsieur ?

Stéphanie Dupain offre à l’inconnu sa fraîcheur. Une immense bouffée de fraîcheur, jetée aux quatre vents, aux paysages des artistes, à la contemplation des touristes, aux rires des gosses sur les bords de l’Epte. Dont elle ne garde rien pour elle. Don absolu.

Oui, c’est ce contraste qui troubla à ce point Laurenç Sérénac. Cette mélancolie polie. Dissimulée. Comme s’il avait entraperçu, l’espace d’un instant, la caverne d’un trésor et qu’il n’aurait plus d’autre obsession que d’en retrouver l’entrée.

Il bredouille, souriant à son tour :

— Inspecteur Laurenç Sérénac, du commissariat de Vernon.

Elle tend une main fine.

— Stéphanie Dupain. Unique institutrice de l’unique classe du village…

Ses yeux rient.

Elle est jolie. Plus que cela, même. Ses yeux pastel aux teintes de nymphéas épousent toutes les nuances de bleu et mauve, selon le soleil. Ses lèvres rose pâle paraissent maquillées à la craie. Sa petite robe légère dévoile des épaules nues presque blanches. Une peau de faïence. Un chignon un peu fou emprisonne ses longs cheveux châtain clair.

Une fantaisie retenue.

Jérôme Morval avait décidément un goût sûr, pas seulement pour la peinture.

— Entrez. Je vous en prie.

La douceur de l’école contraste avec la chaleur de la rue. Lorsque Laurenç pénètre dans la petite classe et observe la vingtaine de chaises derrière les tables, il ressent une sorte de trouble agréable face à cette intimité soudaine. Son regard glisse sur d’immenses cartes exposées au mur. La France, l’Europe, le monde. De jolies cartes, délicieusement anciennes. Les yeux de l’inspecteur s’arrêtent soudain sur une affiche, près du bureau.

Concours Peintres en herbe

International Young Painters Challenge

Fondation Robinson

Brooklyn Art School and Pennsylvania Academy of the Fine Arts in Philadelphia

L’entrée en matière lui semble idéale.

— Vos enfants posent leur candidature ?

Les yeux de Stéphanie brillent.

— Oui. Tous les ans ! C’est presque une tradition ici. Theodore Robinson a été l’un des premiers peintres américains à venir peindre à Giverny avec Claude Monet. Il était le plus fidèle hôte de l’hôtel Baudy ! Il est ensuite devenu un professeur d’art réputé aux États-Unis… C’est la moindre des choses que les enfants de Giverny participent aujourd’hui au concours de sa fondation, vous ne trouvez pas ?

Sérénac hoche la tête.

— Et que gagnent les lauréats ?

— Quelques milliers de dollars, tout de même… Et surtout un stage de plusieurs semaines dans une école d’art prestigieuse… New York, Tokyo, Saint-Pétersbourg… Ils changent chaque année…

— Impressionnant… Un enfant de Giverny a-t-il déjà gagné ?

Stéphanie Dupain rit franchement tout en donnant une tape sur l’épaule de Laurenç Sérénac.

Sans malice. Il frissonne.

— Non, vous pensez… Des milliers d’écoles dans le monde participent au concours. Mais il faut bien essayer, non ? Vous savez, les enfants de Claude Monet eux-mêmes, Michel et Jean, se sont assis sur les bancs de cette école !

— Theodore Robinson, lui, n’est jamais revenu en Normandie, je crois…

Stéphanie Dupain dévisage l’inspecteur, stupéfaite. Elle ouvre de grands yeux, où l’inspecteur croit percevoir un soupçon d’admiration :

— Il y a des cours d’histoire de l’art, à l’école de police ?

— Non… Mais on peut être flic et aimer la peinture, non ?

Elle rougit.

— Touchée, inspecteur…

Ses pommettes de porcelaine se teintent d’un rose de fleurs sauvages, marbré de taches de rousseur. Ses yeux lilas inondent la pièce.

— Vous avez tout à fait raison, inspecteur, Theodore Robinson est mort à quarante-trois ans d’une crise d’asthme, à New York, à peine deux mois après avoir écrit à son ami Claude Monet pour préparer son retour à Giverny… Il n’a jamais revu la France. Ses héritiers ont créé une fondation et ce concours international de peinture, quelques années après sa mort, en 1896. Mais je vous ennuie, inspecteur. Je suppose que vous n’êtes pas venu pour que je vous fasse classe…

— J’adorerais, pourtant.

Sérénac a lancé cela uniquement pour qu’elle rougisse encore. C’est gagné, au-delà de ses espérances.

L’inspecteur insiste :

— Et vous, Stéphanie. Vous peignez ?

Une nouvelle fois, les doigts de la jeune femme se perdent en l’air et se posent presque sur la poitrine de l’inspecteur. Le policier s’oblige à ne voir dans ce geste qu’un réflexe d’institutrice habituée à se pencher vers ses enfants, à leur parler dans les yeux, à les toucher.

Innocente incendiaire ?

Sérénac espère qu’il ne rougit pas autant qu’elle.

— Non, non. Je ne peins pas. Je n’ai… Je n’ai aucun talent.

Un bref instant, un nuage glisse devant l’éclat de ses iris.

— Et vous ? Vous n’avez pas l’accent vernonnais ! Tout comme votre prénom, Laurenç. Ce n’est pas fréquent, par ici.

— Bien vu… Laurenç correspond à Laurent, en occitan… Pour être plus précis, mon patois personnel serait même l’albigeois… Je viens d’être muté.

— Bienvenue, alors ! Albi ? Votre goût pour la peinture vient donc de Toulouse-Lautrec ? Chacun son peintre !

Ils sourient.

— En partie… Vous avez raison. Lautrec est aux Albigeois ce que Monet est aux Normands…

— Savez-vous ce que Lautrec disait de Monet ?

— Je vais vous décevoir, mais je vous avoue que je ne savais même pas qu’ils se connaissaient.

— Si ! Mais Lautrec traitait les impressionnistes de brutes. Il qualifia même Claude Monet de con, oui, il a employé ce mot-là, « con », parce qu’il gâchait son immense talent à peindre des paysages plutôt que des êtres humains !

— Encore heureux que Lautrec soit mort avant de voir Monet se transformer en ermite et ne plus peindre que des nénuphars pendant trente ans…

Stéphanie rit franchement.

— C’est une façon de voir les choses. En réalité, on peut plutôt considérer que Lautrec et Monet firent le choix de deux destins opposés… Pour Toulouse-Lautrec, une vie éphémère de débauche à traquer la luxure de l’âme humaine, pour Monet, une longue vie contemplative vouée à la nature.

— Complémentaires plus qu’opposés, non ? Il faut vraiment choisir ? On ne peut pas avoir les deux ?

Le sourire de Stéphanie l’affole.

— Je suis incorrigible, inspecteur. Vous n’êtes pas venu parler peinture avec moi, je suppose. Vous enquêtez sur l’assassinat de Jérôme Morval, c’est cela ?

Elle se hisse avec souplesse sur le bureau, presque à la hauteur du torse de Sérénac. Elle croise les jambes avec naturel. Le tissu de coton glisse jusqu’à mi-cuisse. Laurenç Sérénac suffoque.

— Quel rapport avec moi ? susurre la voix innocente de l’institutrice.

- 9 -

L’autocar s’est garé juste devant la place de la mairie. Derrière le volant, c’est une conductrice. Elle n’a même pas une allure de garçon manqué ou de chauffeur routier, non, c’est juste une petite bonne femme qui pourrait aussi bien être infirmière, ou secrétaire. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais de plus en plus, ce sont des femmes qui conduisent ces immenses bahuts. Surtout à la campagne. Avant, jamais on n’en voyait, des filles conductrices de bus. C’est sûrement parce que dans les villages il n’y a plus que les vieux et les gosses pour prendre les transports en commun, oui, c’est sûrement pour cela que ce n’est plus un métier d’homme, chauffeur de car.

Je lève péniblement ma jambe jusqu’au marchepied de l’autocar. Je paye la fille, qui me rend ma monnaie avec un geste assuré de caissière. Je m’installe à l’avant. Le véhicule est à moitié plein, mais je sais d’expérience que nombre de touristes vont monter à la sortie de Giverny ; la plupart descendent à la gare de Vernon. Ensuite, il n’y a pas d’arrêt juste devant l’hôpital de Vernon, mais, en général, les chauffeurs ont pitié de mes pauvres jambes et me déposent avant l’arrêt. Vous comprenez maintenant, les femmes conduisent les cars car elles acceptent ce genre de choses.

Je pense à Neptune. Hier, j’ai pris un taxi pour rentrer de Vernon. Ça m’a coûté très exactement trente-quatre euros ! Une sacrée somme, vous ne trouvez pas, pour moins de dix kilomètres ? Tarif de nuit qu’il m’a dit, le type derrière le volant de son Renault Espace. Ils en profitent, forcément, ils savent bien qu’il n’y a plus aucun autocar pour Giverny après vingt et une heures. D’ailleurs, en passant, vous remarquerez que ce sont toujours des hommes qui sont au volant des taxis, jamais des femmes. Si ça se trouve, ils doivent tourner toute la nuit autour de l’hôpital, comme des vautours, juste pour guetter la sortie des vieilles veuves qui n’ont jamais appris à conduire. Dans ces moments-là, ils se doutent qu’on ne va pas marchander ! Enfin… Je dis ça mais peut-être que je serai bien contente d’en trouver un, tout à l’heure. Parce que ce soir, d’après ce qu’ont dit les médecins, ça pourrait bien être le dernier. Alors, ça risque de durer une bonne partie de la nuit.

Ça m’embête vraiment de laisser Neptune traîner dehors.

- 10 -

Dans la salle de classe de l’école de Giverny, l’inspecteur Laurenç Sérénac tente de ne pas aimanter son regard à la peau nue des jambes de l’institutrice. Il fouille avec maladresse dans sa poche pendant que Stéphanie Dupain l’observe avec candeur, comme si la pose qu’elle adoptait, assise sur le bureau les cuisses croisées, était la plus naturelle du monde. Habituellement, raisonne Laurenç Sérénac, aucun enfant de sa classe ne doit y voir de malice. Habituellement…

— Alors, demande à nouveau l’institutrice. Quel rapport avec moi ?

Les doigts de l’inspecteur finissent par extirper une photocopie de la carte postale aux « Nymphéas ».

ONZE ANS. BON ANNIVERSAIRE.

Il tend la carte.

— On a retrouvé ceci dans la poche de Jérôme Morval.

Stéphanie Dupain décrypte la phrase avec attention.

Lorsque l’institutrice se penche et se tourne un peu de profil, le rayon de soleil par la fenêtre se reflète sur le papier blanc et éclaire son visage, dans une pose de liseuse baignée d’un halo de lumière suggérant Fragonard. Degas. Vermeer. L’espace d’un instant, une étrange impression effleure Sérénac : aucun des gestes de la jeune femme n’est spontané, la grâce de chaque mouvement est trop parfaite, elle est calculée, étudiée. Elle pose, pour lui. Stéphanie Dupain se redresse avec élégance, ses lèvres de craie s’ouvrent doucement et libèrent un souffle invisible qui disperse en poussière les ridicules suspicions du policier.

— Les Morval n’avaient pas d’enfants… Alors vous avez pensé à l’école…

— Oui… C’est là tout le mystère. Y a-t-il des enfants de onze ans dans votre classe ?

— Plusieurs, bien entendu. J’accueille à peu près tous les âges, de six à onze ans. Mais à ma connaissance aucun ne fêtera son anniversaire dans les jours ou les semaines qui viennent.

— Vous pourrez nous dresser une liste précise ? Avec l’adresse des parents, les dates de naissance, enfin, tout ce qui peut être utile…

— Cela peut avoir un rapport avec l’assassinat ?

— Cela peut… ou pas… Nous tâtonnons, pour l’instant. Nous suivons différentes pistes. Tenez, à tout hasard, est-ce que cette phrase vous dit quelque chose ?

Sérénac guide le regard de Stéphanie vers le bas de la carte postale. Elle fronce légèrement les sourcils dans un effort de concentration. Il adore chacune de ses attitudes.

Elle lit encore. Les paupières battent, la bouche tremble, la nuque se courbe. Une femme qui lit a toujours le fantasme de l’inspecteur. Comment pourrait-elle se jouer de lui ? Comment pourrait-elle le savoir ?

Le crime de rêver je consens qu’on l’instaure.

— Alors… ça ne vous dit rien ? balbutie Sérénac.

Stéphanie Dupain se lève brusquement. Elle marche vers la bibliothèque, se penche puis se retourne, tout sourire. Elle lui tend un livre blanc. Laurenç a l’impression que la poitrine de l’institutrice bat à se rompre sous la robe de toile, pareille à un moineau tremblant qui n’ose pas franchir la porte ouverte de la cage. L’instant suivant, Sérénac se demande pourquoi lui vient cette image stupide. Il tente de se concentrer sur l’ouvrage.

— Louis Aragon, lance la voix claire de Stéphanie. Désolée, inspecteur, je vais à nouveau devoir vous faire un cours…

Laurenç pousse un cahier et s’assoit sur une table d’écolier.

— Je vous ai dit. J’adore…

Elle rit encore.

— Vous n’êtes pas aussi calé en poésie qu’en peinture, inspecteur. La phrase de la carte postale est extraite d’un poème de Louis Aragon.

— Vous êtes incroyable…

— Non, non, je n’ai aucun mérite. Tout d’abord, Louis Aragon était un habitué de Giverny, un des seuls artistes à avoir continué à venir résider au village après le décès de Claude Monet, en 1926. Et ensuite parce que cet extrait est tiré d’un poème célèbre d’Aragon, le premier à avoir été censuré, en 1942, par Vichy. Je suis encore désolée pour la leçon, inspecteur, mais lorsque je vous dirai le titre du poème, vous comprendrez pourquoi c’est une tradition dans le village de le faire apprendre chaque année aux enfants de l’école…

— « Impressions » ? tente Sérénac.

— Perdu. Vous y étiez presque. Aragon a baptisé son poème « Nymphée ».

Laurenç Sérénac essaye de trier les informations, de les mettre en ordre.

— Si je vous suis bien, Jérôme Morval, logiquement, devait lui aussi connaître l’origine de ces vers étranges…

Il reste un instant pensif, hésitant sur l’attitude à adopter.

— Je vous remercie. On aurait pu mettre des jours avant de trouver ça. Même si, pour l’instant, je ne vois guère à quoi cela nous avance…

L’inspecteur pivote vers l’institutrice. Elle est debout devant lui, leurs visages sont presque à la même hauteur, distants d’une trentaine de centimètres.

— Stéphanie… Vous permettez que je vous appelle Stéphanie ? Vous connaissiez Jérôme Morval ?

Les yeux mauves se posent sur lui. Il hésite à peine, il plonge.

— C’est minuscule, Giverny, fait Stéphanie. Quelques centaines d’habitants…

L’inspecteur a déjà entendu ça !

— Ce n’est pas une réponse, Stéphanie…

Un silence. Vingt centimètres les séparent.

— Oui… je le connaissais.

La surface mauve d’iris est inondée de lumière. L’inspecteur surnage. Il doit insister. Ou sombrer. Tout son cynisme de pacotille ne lui est d’aucune utilité.

— Il… il existe des rumeurs.

— Ne soyez pas gêné, inspecteur. Je suis au courant, bien entendu. Les rumeurs… Jérôme Morval était un homme à femmes, c’est bien comme cela que l’on dit ? Non, je ne vais pas prétendre qu’il n’a pas essayé de m’approcher… Mais…

La surface de ses yeux nymphéas se trouble. Une légère brise.

— Je suis mariée, inspecteur Sérénac. Je suis l’institutrice de ce village. Morval en est le médecin, en quelque sorte. Il serait ridicule de vous orienter vers de telles pistes folles… Il ne s’est jamais rien passé entre Jérôme Morval et moi. Dans les villages comme le nôtre, il y a toujours des personnes pour vous épier, pour colporter des mensonges, inventer des secrets…

— Au temps pour moi. Excusez-moi si j’ai été impertinent…

Elle lui sourit, là, juste devant sa bouche, et soudain elle disparaît à nouveau vers la bibliothèque.

— Tenez, inspecteur. Puisque vous avez le cœur artiste…

Laurenç constate, stupéfait, que Stéphanie lui tend un nouveau livre.

— Pour votre culture personnelle. Aurélien, le plus beau roman de Louis Aragon. Les scènes les plus importantes se déroulent à Giverny. Du chapitre 60 au chapitre 64. Je suis certaine que vous allez adorer.

— Mer… merci…

L’inspecteur ne trouve rien d’autre à dire et peste intérieurement contre son mutisme. Stéphanie l’a pris au dépourvu. Que vient faire Aragon dans toute cette histoire ? Il sent que quelque chose lui échappe, comme un dérapage, une perte de contrôle. Il saisit le livre avec une assurance forcée, le colle contre sa cuisse, le bras ballant, puis tend la main à Stéphanie. L’institutrice la serre.

Un peu trop fort.

Un peu trop longtemps.

Une seconde ou deux. Juste le temps que coure son imagination. Cette main dans la sienne semble s’y accrocher, semble crier : « Ne me lâchez pas. Ne m’abandonnez pas. Vous êtes mon seul espoir, Laurenç. Ne me laissez pas tomber tout au fond. »

Stéphanie lui sourit. Ses yeux scintillent.

Il a dû rêver, bien entendu. Il devient fou. Il s’emmêle les pinceaux dès sa première enquête normande.

Cette femme ne dissimule rien…

Elle est belle, tout simplement. Elle appartient à un autre.

Normal !

Il bafouille, en reculant :

— Stéphanie, vous… penserez à me préparer la liste des enfants. J’enverrai demain un agent la chercher…

Ils savent tous les deux qu’il n’enverra aucun agent, qu’il reviendra lui-même, et qu’elle l’espère aussi.

- 11 -

L’autocar de Vernon tourne rue Claude-Monet et se dirige vers l’église, dans la portion du village où le flux de touristes est moins dense. Si l’on peut dire… J’adore traverser ainsi le village en car, assise à l’avant devant un écran panoramique qui défile. Je dépasse les galeries de peinture Demarez et Kandy, l’agence Immo-Prestige, la chambre d’hôtes du Clos-Fleuri, l’hôtel Baudy. L’autocar rattrape un groupe d’enfants qui marchent dans la rue, cartable sur le dos. Les gosses se poussent sur le côté au coup de klaxon de la chauffeuse, en écrasant sans scrupules roses trémières et iris. Deux autres gamins courent, un peu plus loin, et détalent dans le champ en face de l’hôtel Baudy. Je les reconnais, ils sont toujours ensemble, ces deux-là. Paul et Fanette. J’aperçois aussi Neptune, il court à côté d’eux, dans le foin. Ce chien ne lâche pas les gosses, surtout Fanette, la gamine aux couettes.

Je vais vous dire, je deviens gâteuse, je crois. Je me fais un sang d’encre pour mon vieux chien alors qu’il se débrouille très bien sans moi avec les gamins du village.

Tout au bout de la rue, je repère le prochain arrêt du car. Je ne peux pas m’empêcher de soupirer. C’est l’exode ! Plus d’une vingtaine de passagers attendent, équipés de valises à roulettes, de sacs à dos, de duvets et, bien entendu, de grandes toiles encadrées dans du papier kraft.

- 12 -

Fanette tient la main de Paul. Ils sont cachés derrière la botte de foin, dans le grand champ qui sépare le chemin du Roy de la rue Claude-Monet, à la hauteur de l’hôtel Baudy.

— Chut, Neptune. Dégage ! Tu vas nous faire repérer…

Le chien regarde les deux enfants de onze ans et ne comprend pas. Il a de la paille plein les poils.

— Va-t’en ! Idiot !

Paul rigole franchement. Sa large chemise est ouverte. Il a jeté son sac d’école à côté de lui.

J’aime bien le rire de Paul, pense Fanette.

— Les voilà ! s’exclame soudain la fillette. Au bout de la rue ! Viens…

Ils détalent. Paul a tout juste le temps d’attraper son sac. Leurs pas résonnent dans la rue Claude-Monet.

— Paul, plus vite ! crie encore Fanette en attrapant la main du garçon.

Ses couettes volent dans le vent.

— Là !

Elle tourne brusquement à la hauteur de l’église Sainte-Radegonde, grimpe sans ralentir l’allée de gravier, puis se couche derrière l’épaisse haie verte. Cette fois-ci, Neptune ne les a pas suivis, il renifle le fossé de l’autre côté de la route et urine sur les maisons basses. À cause de la pente du coteau, on dirait presque qu’elles sont enterrées. Paul étouffe un fou rire.

— Chut, Paul. Ils ne vont pas tarder à passer. Toi aussi, tu vas nous faire repérer.

Paul se recule un peu. Il s’assoit sur la tombe blanche derrière lui. Une fesse sur la plaque dédiée à Claude Monet, une autre sur celle dédiée à sa seconde femme, Alice.

— Fais gaffe, Paul ! T’assois pas sur la tombe de Monet…

— Désolé…

— Pas grave !

J’aime trop Paul aussi, quand je le dispute et qu’il s’excuse en faisant son timide.

Alors que Fanette pouffe à son tour, Paul s’avance, sans parvenir à éviter de prendre appui sur les autres plaques du caveau, celles des autres membres de la famille Monet.

Fanette guette à travers les branches. Elle entend des pas.

Ce sont eux !

Camille, Vincent et Mary.

Vincent arrive le premier. Il scrute les alentours avec une concentration d’Indien. Il observe Neptune d’un air méfiant, puis crie :

— Faaanette ! T’es ooùùù ?

Paul pouffe encore. Fanette pose sa main sur sa bouche.

Camille parvient à son tour à la hauteur de l’église. Il est plus petit que Vincent. Ses bras potelés et son ventre débordent de sa chemise ouverte. Essoufflé. Le petit gros de la bande, comme il y en a toujours un.

— Tu les as vus ?

— Non ! Ils ont dû aller plus loin…

Les deux garçons continuent leur route. Vincent crie, plus fort encore :

— Faaanette ! T’es ooùùù ?

La voix stridente de Mary résonne un peu plus loin :

— Vous pourriez m’attendre !

Camille et Vincent sont déjà partis depuis près d’une minute lorsque Mary s’arrête à l’église. La fillette est plutôt grande pour sa dizaine d’années. Ses yeux pleurent sous ses lunettes.

— Les garçons, attendez-moi ! On s’en fout de Fanette ! Attendez-moi !

Elle tourne la tête vers les tombes, Fanette en un réflexe se couche sur Paul. Mary n’a rien vu, elle finit par continuer tout droit, rue Claude-Monet, traînant de rage ses sandalettes sur le goudron.

Ouf…

Fanette se relève, tout sourire. Elle resserre ses couettes. Paul donne des pichenettes aux gravillons tombés sur son pantalon.

— Pourquoi tu ne veux pas les voir ? demande le garçon.

— Ils m’énervent ! Ils ne t’énervent pas, toi ?

— Bah. Si, un peu…

— Ah… Tu vois. Attends. Camille, il n’arrête pas de ramener sa science, « Et patati, et patata, je suis le premier de la classe, écoutez-moi »… Vincent, c’est encore pire, ras-le-bol qu’il me colle autant ! Lourd, lourd, lourd ! Il me laisse pas un mètre pour respirer. Quant à Mary, je ne te fais pas un dessin. À part chialer, fayoter avec la maîtresse et dire du mal de moi…

— Elle est jalouse, dit doucement Paul. Et moi ? Je ne te colle pas trop, moi ?

Fanette lui chatouille la joue avec une feuille de buis.

Toi, Paul, c’est pas pareil. Je ne sais pas pourquoi, mais ce n’est pas pareil.

— Idiot. Tu sais bien que c’est toi que je préfère. Pour toujours…

Paul ferme ses paupières, goûte le plaisir. Fanette ajoute :

— D’habitude, au moins. Mais pas aujourd’hui !

Elle se relève et vérifie si le terrain est libre. Paul roule des yeux.

— Quoi ? Tu me lâches, moi aussi ?

— Ouais. J’ai mon rendez-vous. Top secret !

— Avec qui ?

— Top secret, je te dis ! Tu ne me suis pas, hein. Y a que Neptune qui a le droit…

Paul tortille ses doigts, ses mains, ses bras, comme s’il cherchait à dissimuler une peur intense.

C’est à cause de ce meurtre. Tout le monde ne parle que de ça dans le village depuis ce matin ! Les flics se baladent dans les rues. Comme s’il y avait du danger aussi pour nous…

Fanette insiste :

— Promis ?

Paul le regrette mais il le jure :

— Promis !