- ONZIÈME JOUR -
23 mai 2010
(Moulin des Chennevières)

Acharnement

- 53 -

Pour une fois, je ne suis pas à ma fenêtre en train d’épier. Comme quoi, vous voyez, malgré les apparences, je ne passe pas uniquement mes journées à espionner les alentours. Enfin, pas seulement.

Ce matin d’ailleurs, dehors, le bruit des tronçonneuses était infernal. J’ai appris ça il y a peu de temps. Ils ont décidé, à ce qu’il paraît, de scier quatorze hectares de peupliers. Oui, abattre des peupliers ! Ici, à Giverny ! D’après ce que j’ai compris, ces peupliers ont été plantés au début des années 1980, des petits arbrisseaux de rien du tout à l’époque, sans doute pour rendre le paysage plus impressionniste encore. Sauf que, depuis, des spécialistes, d’autres sûrement, ont expliqué que ces peupliers n’existaient pas du temps de Monet, que le paysage de la prairie qu’admirait le peintre à la fenêtre de sa maison était ouvert, et que plus les peupliers poussent, plus leur ombre recouvre le jardin, l’étang, les nénuphars… Et moins l’arrière-plan des tableaux de Monet devient reconnaissable à l’horizon par les touristes. Donc, c’est apparemment décidé, après avoir planté les peupliers, maintenant, on les coupe ! Pourquoi pas après tout, si ça les amuse. Il y a des Givernois qui gueulent, d’autres qui applaudissent. Moi, je vais vous dire, aujourd’hui, je m’en fous.

J’ai bien d’autres occupations. Ce matin, je range de vieux souvenirs, des trucs qui datent d’avant-guerre, des photos en noir et blanc, ce genre de reliques qui n’intéressent plus que les vieilles comme moi. Vous avez compris, j’ai fini par me décider à vider mon garage pour retrouver ce vieux carton corné, fermé avec une corde de lin. Il était caché sous trois couches de cassettes vidéo, une couche de disques vinyles et dix centimètres de relevés de compte du Crédit agricole. J’ai plié en quatre le napperon sur la table et j’ai étalé les photographies.

Après le moteur des tronçonneuses il y a une heure, ce coup-ci, c’est la sirène qui m’a brusquement ramenée à la réalité, comme la sonnerie d’un réveil disperse vos rêves du matin, vous voyez ce que je veux dire ?

La sirène des flics, qui hurlait le long du chemin du Roy.

L’instant juste avant, j’étais en train de mouiller de mes larmes la seule photographie importante, au fond, une photographie de classe. Giverny. 1936-1937. Je vous l’accorde, ça ne date pas d’hier ! Je détaillais le portrait d’une vingtaine d’élèves qui ont tous les fesses sagement posées sur trois gradins en bois. Les noms des enfants sont inscrits au dos, mais je n’ai pas eu besoin de retourner la photographie.

Sur le banc, Albert Rosalba est assis à côté de moi. Bien entendu.

J’ai longtemps regardé le visage d’Albert. La photographie avait dû être prise un peu après la rentrée, à la Toussaint, ou dans ces semaines-là.

Avant le drame…

C’est à ce moment-là que la sirène des flics m’a vrillé les oreilles.

Je me suis levée, vous vous en doutez. Comme si un gardien de prison, même distrait, ne se précipitait pas à la vigie de son mirador quand sonne l’alerte ! J’ai couru à ma fenêtre, donc. Enfin, j’ai couru, c’est une façon de dire. J’ai attrapé ma canne et péniblement je me suis dirigée vers la vitre, poussant discrètement le rideau à l’aide de mon bâton.

Je n’ai rien raté. Il était impossible de les manquer, les flics ! Toute la cavalerie est de sortie. Trois voitures. Sirènes et gyrophares.

Rien à dire, il fait fort, l’inspecteur Sérénac !

- 54 -

Sylvio Bénavides lève les yeux vers la tour du moulin qui défile à toute vitesse sur sa droite.

— Tiens, glisse Sylvio entre deux bâillements. Je suis passé au moulin, vous savez, patron, vous m’aviez dit de ne négliger aucun témoin, surtout les voisins…

— Et alors ?

— C’est étrange. Le moulin est comme désert. Abandonné, si vous préférez.

— T’en es certain ? Le jardin semble entretenu, la façade aussi. Plusieurs fois, lorsqu’on était sur la scène de crime, à côté du ruisseau, j’ai cru voir du mouvement dans le moulin, surtout en haut, au dernier étage de la tour… Un rideau qui bouge à la fenêtre, quelque chose comme ça.

— Moi aussi, patron, j’ai eu la même impression. Moi aussi. Pourtant, personne ne m’a répondu, et les voisins m’affirment que plus personne n’habite les lieux depuis des mois.

— Bizarre… Tu ne vas pas me refaire le coup d’une omerta villageoise, d’un mensonge complice de tous les habitants, comme pour cette histoire de gosse de onze ans ?

— Non…

Sylvio hésite un instant.

— Pour tout vous dire, les habitants surnomment ce lieu le moulin de la sorcière.

Sérénac sourit en regardant le reflet de la tour disparaître dans son rétroviseur.

— En l’occurrence, ce serait plutôt celui d’un fantôme, non ? Allez, laisse tomber, Sylvio. Pour l’instant, on a d’autres urgences.

Sérénac accélère encore. Les jardins de Monet défilent sur leur gauche en une demi-seconde. Jamais un passager n’aura eu une vue aussi impressionniste du jardin.

— Tiens, ajoute Laurenç. En parlant d’omerta villageoise… sais-tu ce que Stéphanie Dupain m’a raconté hier, à propos de la maison de Monet et des ateliers ?

— Non…

— Qu’en cherchant un peu on y trouverait, à peine cachées, des dizaines de toiles de maîtres. Renoir, Sisley, Pissarro… et bien entendu, des « Nymphéas » inédits de Monet.

— Vous les avez vues ?

— Un pastel de Renoir. Peut-être…

— Elle s’est foutue de vous, patron !

— Bien entendu… Mais pourquoi m’avoir raconté une telle histoire ? Elle a même ajouté que c’était une sorte de secret de Polichinelle, à Giverny…

Sylvio repense fugitivement à l’entretien qu’il a eu avec Achille Guillotin à propos des toiles perdues de Monet. Une toile perdue et qui aurait été retrouvée par un inconnu, pourquoi pas ? Comme ces fameux « Nymphéas » noirs. Mais des dizaines !

— Elle joue avec vous, patron. Elle vous mène en bateau. Je vous l’ai dit depuis le début… Et j’ai l’impression qu’elle n’est pas la seule, dans ce village.

Sérénac ne relève pas et se concentre à nouveau sur la route, sans décélérer. Sylvio penche son visage livide à la fenêtre ouverte. Ses narines tentent d’aspirer des bribes d’air frais.

— Ça va, Sylvio ? s’inquiète Sérénac.

— Limite… j’ai dû m’enfiler une dizaine de cafés cette nuit pour tenir. Ce matin, cela dit, les toubibs ont décidé de garder Béatrice jusqu’au bout.

— Je croyais que tu ne buvais que du thé, sans sucre ?

— Moi aussi, je croyais…

— Qu’est-ce que tu fous ici, alors, si ta femme est à la maternité ?

— Ils m’appellent s’il y a du nouveau… Le gynéco doit passer… Le bébé est toujours au chaud dans son cocon, peinard, ça peut encore durer des jours, d’après eux…

— Et du coup, t’as encore passé ta nuit sur l’affaire ?

— Gagné… Faut bien que je m’occupe, non ? Béatrice, elle, elle a ronflé comme un loir dans sa chambre tout le reste de la nuit.

Sérénac braque en épingle à cheveux en direction des hauteurs de Giverny, rue Blanche-Hoschedé-Monet. Sylvio jette un coup d’œil dans le rétroviseur. Les deux véhicules de police suivent derrière. Maury et Louvel s’accrochent. Sylvio retient in extremis un haut-le-cœur.

— T’en fais pas, continue Sérénac. L’affaire Morval sera pliée dans moins de trente minutes maintenant. Tu pourras installer un lit de camp à l’hôpital ! Jour et nuit. Les experts en graphologie ont été clairs : ce putain de message gravé dans la boîte de peinture, « Elle est à moi ici, maintenant et pour toujours », correspond à l’écriture de Jacques Dupain… Reconnais que j’avais raison, Sylvio. C’était signé !

Sylvio happe par de longues respirations l’air extérieur. La route Hoschedé-Monet serpente en grimpant le long du coteau et Sérénac roule toujours comme un fou. Bénavides se demande s’il va pouvoir tenir toute la montée. Il s’impose une longue apnée puis rentre la tête dans l’habitacle.

— Deux experts sur trois seulement, patron… Et leurs conclusions sont plus que nuancées… D’après eux, il y a certes des similitudes entre les mots gravés dans le bois et l’écriture de Dupain, mais aussi pas mal de critères divergents. J’ai plutôt l’impression que les experts n’y comprennent rien…

Les doigts de Sérénac tapotent le volant avec nervosité.

— Écoute, Sylvio, je sais lire comme toi les rapports. Il y a similitude avec l’écriture de Dupain, c’est l’analyse des experts, non ? Pour le reste, les divergences, je pense tout simplement que graver dans du bois avec une lame, ce n’est pas tout à fait comme signer un chèque. Tout s’enchaîne, Sylvio, ne va pas te compliquer la vie. Dupain est un jaloux fou furieux. Primo, il menace Morval par le message de la carte postale, le texte d’Aragon, l’extrait du poème « Nymphée », « Le crime de rêver je consens qu’on l’instaure » ; deuzio, il réitère ses menaces par le message de la boîte de peinture ; tertio, il bute le rival…

La route Hoschedé-Monet se réduit maintenant à un ruban de deux mètres de bitume qui continue de tourner avant de rejoindre le plateau du Vexin. Sylvio hésite une nouvelle fois à contredire Sérénac, à préciser que face aux incohérences de l’expertise graphologique Pellissier, le spécialiste du palais de justice de Rouen, évoque la possibilité d’une tentative maladroite d’imitation…

Un court virage à gauche.

Sérénac, qui roulait au milieu de la route, évite de peu un tracteur qui descend en sens inverse. Le fermier tétanisé braque en catastrophe vers le fossé. Il fait bien.

Il regarde, incrédule, deux autres bolides bleus lui couper la priorité.

— Nom de Dieu ! hurle Sylvio en louchant dans le rétro.

Il prend une longue inspiration, puis se retourne vers Laurenç Sérénac.

— Mais, patron, que vient faire la boîte de peinture dans toute cette histoire ? D’après les analyses, cette boîte de peinture aurait au moins quatre-vingts ans. Une pièce de collection ! Une Winsor & Newton, la marque la plus connue dans le monde, visiblement, qui fournit les peintres depuis plus de cent cinquante ans… À qui pouvait-elle bien appartenir, cette foutue boîte ?

Sérénac continue d’anticiper les lacets étroits. Les moutons blasés sur les pelouses du coteau tournent à peine la tête au passage des véhicules hurlants.

— Morval était collectionneur, fait Sérénac. Il aimait les beaux objets…

— Personne ne l’avait jamais vu avec cette boîte de peinture ! Patricia Morval, sa veuve, est formelle. Sans oublier que le lien avec le crime n’est pas établi. Cette boîte de peinture a pu être balancée dans la rivière par n’importe qui, même plusieurs jours après le meurtre de Morval…

— On a retrouvé du sang sur la boîte…

— C’est trop tôt, patron ! On n’a aucun retour d’analyses. Aucune certitude qu’il s’agisse du sang de Morval… Excusez-moi, mais je crois que vous allez trop vite…

Comme pour lui répondre, l’inspecteur Sérénac coupe enfin la sirène et se gare au frein à main sur un petit parking de terre.

— Écoute, Sylvio, j’ai un mobile, j’ai une menace envers la victime écrite de la main de Dupain, lequel n’a pas d’alibi mais nous sert au contraire une histoire grotesque de bottes volées… Je fonce ! Quand les pièces de ton puzzle s’emboîteront autrement, tes putains de trois colonnes, tu me feras signe. Et puis, à charge contre Dupain, il y a… même si je sais que tu n’es pas d’accord… mon intime conviction !

Sérénac sort du véhicule sans attendre de réponse. Lorsque Sylvio pose à son tour le pied hors de la voiture, il sent le sol tourner autour de lui. Il se dit que décidément le café, comme les excès en général, ne lui réussit pas et qu’il irait bien se vider derrière les sapins, au bout du parking.

Sauf que ce ne serait pas très discret… Trois camions de gendarmerie sont garés à chaque extrémité dudit parking et une dizaine de flics en sortent en s’étirant. Dans l’instant qui suit, Louvel et Maury se croient eux aussi obligés de bloquer leurs roues avant et de déraper sur le gravier.

Les cons !

Il a déployé les grands moyens, le patron. Au bas mot, une quinzaine d’hommes, une bonne partie du commissariat de Vernon, plus les gendarmeries de Pacy-sur-Eure et d’Ecos. Il a mis les petits plats dans les grands, pense Sylvio en mâchant le chewing-gum à la chlorophylle que Louvel vient de lui offrir. Et fait preuve d’un goût de la mise en scène peut-être un peu superflu.

Tout ça pour un seul homme.

Certes, sans doute armé !

Mais dont on n’est même pas sûrs qu’il soit coupable.

Le lapin roux détale en zigzags désespérés sur la pelouse calcicole, comme si quelqu’un lui avait appris que les longs tubes d’acier que portent les trois ombres devant lui étaient capables de lui ôter la vie en un éclair blanc.

— Il est pour toi, celui-là, Jacques.

Jacques Dupain ne lève même pas son arme. Titou l’observe, étonné, puis braque son fusil. Trop tard. Le garenne a disparu entre deux genévriers.

À chacun sa magie.

Il n’y a plus devant eux que l’herbe nue broutée par les troupeaux de moutons récemment réintroduits. Ils continuent de descendre vers Giverny par le sentier de l’Astragale.

— Putain, Jacques, t’es pas en forme, glisse Patrick. Même un mouton, je crois que tu le raterais.

Titou, le troisième chasseur, hoche la tête pour confirmer. Titou est plutôt un bon tireur. Le garenne, s’il ne l’avait pas laissé à Jacques, il n’aurait pas fait deux mètres, avec lui… Fine gâchette, comme lui disent souvent les potes. Parce que pour le reste, question finesse…

— C’est à cause de l’enquête sur l’assassinat de Morval, hein ? commente-t-il en se tournant vers Jacques Dupain. T’as peur que le flic te mette au trou rien que pour te piquer Stéphanie ?

Titou éclate de rire tout seul. Jacques Dupain le dévisage avec un énervement contenu. Patrick soupire. Titou insiste :

— Faut dire, t’as pas de chance avec Stéphanie. Juste après Morval, voilà que c’est un flic qui lui court après…

Le gravier du sentier de l’Astragale dévale sous leurs pas. Derrière, sur la pelouse du coteau, pointent deux oreilles blanc et noir.

Titou, quand il commence…

— Faut dire que si t’étais pas mon pote, moi, Sté…

La voix de Patrick claque dans le silence :

— Ta gueule, Titou !

Titou laisse mourir la fin de sa phrase dans sa moustache. Ils continuent de descendre dans le sentier, dérapant plus que marchant. Titou semble ruminer dans sa tête, puis explose de rire avant même de parler :

— Au fait, Jacques, elles te font pas mal aux pieds, mes bottes…

Titou ne s’en remet pas. Il rit aux éclats, les larmes aux yeux. Patrick le regarde avec incrédulité. Jacques Dupain n’a pas l’ombre d’une réaction. Titou s’essuie les paupières avec sa manche.

— Je déconne, les gars. Tu te doutes, Jacques, je déconne. Je sais bien que tu l’as pas buté, Morval !

— Putain, Titou, arrête de…

Cette fois-ci, c’est la fin de la phrase de Patrick qui se perd au fond de sa gorge.

Devant eux, le parking où ils ont laissé leur fourgonnette s’est transformé façon Fort Alamo. Ils comptent six bagnoles à gyrophare et près d’une vingtaine de flics… Policiers et gendarmes leur font face, positionnés en demi-cercle, la main sur la hanche, les doigts sur l’étui de cuir blanc de leur revolver.

L’inspecteur Sérénac se tient un mètre devant les chasseurs. Instinctivement, Patrick effectue un pas sur le côté. Sa main se referme autour du tube froid du canon du fusil de Jacques Dupain.

— Doucement, Jacques. Doucement.

L’inspecteur Sérénac s’avance.

— Jacques Dupain. Vous êtes en état d’arrestation pour le meurtre de Jérôme Morval. Veuillez nous suivre sans résistance…

Titou se mord les lèvres, jette son fusil à terre et lève deux mains tremblantes… Comme il a vu faire dans les films.

— Doucement, Jacques, continue Patrick. Va pas faire le con…

Patrick connaît bien son pote. Des années qu’ils sortent, qu’ils marchent, qu’ils chassent ensemble. Il n’aime pas, pas du tout, ce visage de marbre, cette absence d’expression, presque comme s’il ne respirait plus.

Sérénac s’avance encore. Seul. Désarmé.

Deux mètres…

— Non ! crie Sylvio Bénavides.

L’inspecteur coupe le demi-cercle de flics et se poste presque à côté de Sérénac. C’est peut-être symbolique, mais Bénavides a l’impression de casser ainsi une sorte de symétrie ; comme s’il espérait perturber la mécanique implacable d’un duel de western en traversant la rue au mauvais moment. Jacques Dupain pose sa main sur le poignet de Patrick. Sans un mot. Patrick a compris, il n’a pas d’autre choix que de lâcher le canon d’acier.

Il espère ne pas le regretter. Toute sa vie.

Il voit avec effroi la main de Jacques se crisper sur la détente, le canon du fusil se lever doucement.

En temps normal, Jacques vise mieux encore que Titou.

— Arrêtez, Laurenç, murmure Sylvio, blême.

— Jacques, fais pas le con, chuchote Patrick.

Sérénac avance, un pas de plus. Moins de dix mètres le séparent de Jacques Dupain. L’inspecteur lève lentement la main, fixe droit dans les yeux le suspect. Sylvio Bénavides regarde avec effroi un sourire de défi s’accrocher au coin des lèvres de son patron.

— Jacques Dupain, vous…

Le canon du fusil de Jacques Dupain est maintenant braqué sur Sérénac. Un impressionnant silence a envahi le sentier de l’Astragale.

Titou, Patrick, les agents Louvel et Maury, l’inspecteur Sylvio Bénavides, les quinze flics, même les moins malins, même les moins habiles à deviner ce qui peut se dissimuler derrière un cerveau… tous lisent la même chose dans le regard froid de Jacques Dupain.

La haine.

- 55 -

La fille derrière le guichet des archives de la cité administrative d’Évreux commence toujours ses phrases par cinq mots, « Vous avez bien vérifié si…». Elle mime avec application l’attitude de l’employée débordée derrière le double écran de son ordinateur et de ses lunettes dorées, puis finit par regarder le vieil homme qui lui demande maintenant des exemplaires du regretté Républicain de Vernon, l’hebdomadaire du coin qui après la Seconde Guerre mondiale est devenu Le Démocrate. Tous les numéros, entre janvier et septembre 1937.

— Vous avez bien vérifié s’ils n’avaient pas des archives, à Vernon, au siège du Démocrate ?

Le commissaire Laurentin conserve son calme. Depuis deux heures qu’il hante les archives départementales, il essaye de singer avec humilité l’attitude du petit vieux charmant, prévenant avec les femmes beaucoup plus jeunes que lui. D’habitude, cela fonctionne !

Pas là !

La fille derrière son guichet se fiche de ses roucoulades. Il faut dire qu’autour des tables de bois de la salle de consultation des archives les dix personnes présentes sont toutes des hommes de plus de soixante ans, historiens septuagénaires en herbe ou archéologues généalogistes creusant leurs racines… et tous adoptent la même stratégie que le commissaire Laurentin : la galanterie un poil démodée. Laurentin soupire. Tout était plus simple quand il pouvait coller sa carte tricolore sous le nez d’un fonctionnaire désabusé. Bien entendu, la demoiselle derrière son guichet ne peut pas se douter qu’elle a affaire à un commissaire de police.

— J’ai déjà vérifié, mademoiselle, précise le commissaire Laurentin avec un sourire forcé. Au siège du Démocrate, ils n’ont aucune archive avant 1960…

La fille récite sa litanie habituelle :

— Vous avez bien vérifié aux archives communales de Vernon ? Vous avez bien vérifié l’annexe des revues, à Versailles, aux Archives nationales ? Vous avez vérifié si…

Elle est payée par la concurrence, cette fille ?

Le commissaire Laurentin se réfugie dans la résignation patiente du retraité qui a tout son temps.

— Oui, j’ai vérifié ! Oui ! Oui !

Ses recherches sur Henriette Bonaventure, la mystérieuse dernière héritière potentielle de Claude Monet, n’ont strictement rien donné pour l’instant. Ce n’est pas très important. C’est une autre piste qu’il veut suivre, une piste a priori sans aucun rapport. Pour cela, il sait qu’il suffit de tenir jusqu’au moment où la demoiselle au guichet comprendra qu’elle perdra plus de temps à éconduire ce petit vieux têtu qu’à accéder à sa demande.

Sa ténacité finit par payer. Plus de trente minutes plus tard, le commissaire Laurentin tient devant lui l’hebdomadaire.

Le Républicain de Vernon

Un vieux numéro jauni qu’il doit être le premier à exhumer : l’édition du samedi 5 juin 1937. Il s’attarde un instant sur la une du journal qui mêle événements nationaux et faits divers locaux. Le commissaire survole un émouvant éditorial sur l’Europe en feu : Mussolini célèbre son entente avec Hitler, les biens des Juifs sont confisqués en Allemagne, les franquistes écrasent les républicains en Catalogne… Sous le dramatique éditorial explosent sur une photographie floue la coiffure blond platine et les lèvres noires de Jean Harlow, l’idole américaine morte quelques jours plus tôt, à vingt-six ans. La partie inférieure de la première page est consacrée aux débats plus régionaux : l’inauguration prochaine, à moins de cent kilomètres de Vernon, de l’aérogare du Bourget, la mort d’un ouvrier agricole espagnol, retrouvé au matin, le cou tranché, dans une péniche Freycinet amarrée à Port-Villez, presque en face de Giverny…

Le commissaire Laurentin ouvre enfin la page deux. L’article qu’il recherche s’étend sur une demi-page : « Accident mortel à Giverny ».

Le journaliste anonyme détaille en une dizaine de lignes, sur deux colonnes, les circonstances tragiques de la mort par noyade d’un jeune garçon de onze ans, Albert Rosalba, au lieu-dit La Prairie, à proximité du lavoir offert par Claude Monet et du moulin des Chennevières, dans le bief de dérivation creusé à partir de l’Epte. Le garçon était seul. La gendarmerie a conclu à un accident : le jeune garçon aurait glissé, sa tête aurait heurté une pierre sur la berge. Inconscient, Albert Rosalba, par ailleurs excellent nageur, s’est noyé dans vingt centimètres d’eau. L’article évoque ensuite la douleur de la famille Rosalba et des camarades de classe du petit Albert. Il glisse même quelques lignes sur la polémique qui enfle. Claude Monet est mort depuis plus de dix ans maintenant : ne devrait-on pas désormais couper ce bras de rivière artificiel et assécher cet étang de nénuphars insalubre laissé presque à l’abandon ?

Une photographie floue accompagne l’entrefilet. Albert Rosalba pose, la blouse noire boutonnée jusqu’au cou, les cheveux coupés court, souriant derrière son pupitre d’école. Une émouvante photographie d’enfant sage.

C’est bien lui, pense le commissaire Laurentin.

Il sort une photographie de classe de la sacoche posée à ses pieds. La date et le lieu sont indiqués sur une ardoise noire, accrochée à un arbre de la cour de l’école : « École municipale de Giverny - 1936-1937 ».

C’est Liliane Lelièvre qui, en trois clics, lui a déniché cette image d’archives sur le site Copains d’avant, exactement comme Patricia Morval le lui avait indiqué par téléphone. D’après ce que Liliane lui a dit, il s’agit d’un site où vous pouvez vous promener dans les classes que vous avez suivies depuis la maternelle, où l’on peut retrouver les visages des gens croisés pendant une vie entière, et pas seulement sur les bancs d’une école : tous ceux avec qui on a fréquenté une usine, un régiment, une colo, un club de sport, une école de musique… ou de peinture…

C’en est même surréaliste ! pense le commissaire Laurentin. C’est comme s’il n’y avait plus besoin de se souvenir par soi-même… Tchao, Alzheimer. C’est comme si toute votre vie était archivée, classée, dévoilée, et même ouverte au partage… Enfin, presque. La plupart des photographies sur le site datent de dix ans ; vingt ou trente, au maximum. Bizarrement, cette photo de classe de l’année 1936-1937 est de loin la plus ancienne.

Étrange

Comme si Patricia Morval l’avait justement mise en ligne pour qu’il la découvre. Le commissaire Laurentin se concentre à nouveau sur les clichés.

Oui, c’est bien lui

La photographie du Républicain de Vernon correspond parfaitement à ce petit garçon sur la photo de classe, assis, au milieu du deuxième rang.

Albert Rosalba.

Il n’y a par contre aucun nom d’enfant sur la photographie de classe extraite du site Copains d’avant. Les noms devaient être inscrits au dos, sur l’original… Tant pis. Laurentin referme Le Républicain de Vernon du 5 juin 1937 et ouvre les numéros suivants. Il prend le temps de lire les pages locales, d’examiner les détails. Dans l’édition du 12 juin 1937, il est fait mention de l’inhumation d’Albert Rosalba, à l’église Sainte-Radegonde de Giverny. De la douleur de ses proches.

Trois lignes.

Laurentin continue, ouvre et referme les journaux qui s’empilent, sous le regard inquiet de la fille au guichet.

Le 15 août 1937…

Le commissaire Laurentin a enfin trouvé ce qu’il cherchait. C’est un petit article de rien du tout, quelques lignes, pas de photographie, mais le titre est explicite :

La famille Rosalba quitte Giverny.

Elle n’a jamais cru à la thèse de l’accident.

Hugues et Louise Rosalba, ouvriers depuis plus de quinze ans dans les fonderies de Vernon, ont pris la décision de quitter le village de Giverny. Rappelons qu’ils ont été touchés il y a deux mois par un fait divers tragique : leur fils unique, Albert, après une chute inexpliquée, s’est noyé accidentellement dans le ru de l’Epte qui longe le chemin du Roy. La noyade avait déclenché une brève polémique dans le conseil municipal à propos de l’assèchement du bras de l’Epte et des jardins de Monet. Pour expliquer leur départ, les époux Rosalba évoquent l’impossibilité pour eux de continuer à vivre dans le décor où leur enfant a trouvé la mort. Détail plus embarrassant cependant, Louise Rosalba prétend que ce qui la pousse avant tout à quitter le village, c’est le silence troublant des habitants. Selon elle, son fils Albert ne se promenait jamais seul dans le village. Comme elle l’a indiqué plusieurs fois devant les gendarmes, elle l’a réaffirmé devant moi : selon elle, « Albert n’était pas seul au bord du ruisseau. Il y a forcément des témoins. Il y a forcément des gens qui savent ». Toujours selon Louise Rosalba, « Cet accident arrange tout le monde. Personne n’a envie d’un scandale à Giverny. Personne n’a envie d’affronter la vérité ».

Émouvante conviction de la part d’une mère meurtrie… Souhaitons bonne chance aux époux Rosalba pour reconstruire leur vie loin de ces souvenirs macabres.

Le commissaire Laurentin relit plusieurs fois l’article, referme le journal, puis détaille longuement tous les autres exemplaires du Républicain de Vernon de l’année 1937, mais aucun autre article n’est consacré à « l’affaire Rosalba ». Il demeure un long moment immobile. L’espace d’un instant, il se demande ce qu’il fait là. Son existence est-elle devenue à ce point vide pour qu’il passe ses journées à la poursuite de la première chimère venue ? Son regard embrasse la salle et la dizaine d’autres amateurs d’archives, tous concentrés sur des piles de documents jaunis. À chacun sa quête… Le stylo du commissaire glisse sur son bloc-notes. 2010 – 1937 = 73…

Il calcule rapidement. Le petit Albert avait onze ans en 1937, il est donc né en 1925 ou 1926… Les époux Rosalba pourraient avoir aujourd’hui un peu plus de cent ans. Une lueur passe devant les yeux du commissaire Laurentin.

Peut-être vivent-ils encore…

La fille derrière le guichet regarde s’approcher le commissaire avec la tête du préposé qui voit débouler un client à l’heure de la fermeture. Sauf qu’il est à peu près 11 heures du matin et que les archives restent ouvertes toute la journée… Le commissaire Laurentin se risque à un numéro de charme façon vieux acteurs de l’âge d’or de Hollywood, de ceux dont on ne saurait dire s’ils sont encore en vie ou non. Mélange de Tony Curtis et de Henry Fonda.

— Mademoiselle, vous avez un annuaire électronique sur Internet ? Je cherche une adresse, c’est assez urgent…

La fille met une éternité à relever la tête, pour lâcher :

— Vous avez bien vérifié si…

Le commissaire explose littéralement, en lui collant sa carte d’identité sous le nez :

— Commissaire Laurentin ! Du commissariat de Vernon ! En retraite, je vous l’accorde, mais ça ne m’empêche pas de continuer de faire mon boulot. Alors, ma petite, vous allez accélérer un peu le mouvement…

La fille soupire. Sans panique, ni colère apparente. Comme si elle était habituée aux excentricités des anciens qui fouillent les archives et qui, de temps à autre, allez savoir pourquoi, piquent leur crise. Elle accélère cependant ostensiblement le rythme de ses doigts sur le clavier.

— Vous recherchez quel nom ?

— Hugues et Louise Rosalba.

La fille pianote. Allegro.

— Vous voulez une adresse ? demande Laurentin.

— Pour Hugues Rosalba, ce ne sera pas la peine, fait sobrement la fille. Je vérifie toujours avant d’ameuter Interpol. Question d’habitude ! Hugues Rosalba est mort en 1981, à Vascœuil…

Laurentin encaisse. Rien à dire. La fille au guichet est organisée…

— Et sa femme, Louise ?

La fille pianote encore.

— Aucune mention de décès… Aucune adresse connue non plus.

L’impasse !

Laurentin scrute la pièce blanche autour de lui, à la recherche d’une idée. À tout hasard, il essaye à l’intention de la fille un regard d’épagneul à la Sean Connery. Un soupir exaspéré lui répond, de l’autre côté du guichet.

— Généralement, glisse la fille d’une voix lasse, pour retrouver les gens, à partir d’un certain âge, plutôt que l’annuaire, mieux vaut chercher parmi les pensionnaires des maisons de retraite… Y en a un sacré paquet dans l’Eure, mais si votre Louise habitait Vascœuil, on peut commencer par les plus proches…

Sean Connery retrouve le sourire. Pour un peu, l’autre se prendrait pour Ursula Andress. La fille tape maintenant en mitraillette sur le clavier. Les minutes passent.

— J’ai consulté les résidences sur Google Maps, lâche enfin la fille. La plus près de Vascœuil, pas de doute, c’est la résidence Les Jardins, à Lyons-la-Forêt. On doit bien pouvoir trouver des informations sur les résidents. Comment vous dites, déjà ?

— Louise Rosalba…

Les touches crépitent.

— Ils doivent bien avoir un site… Ah, voilà. Laurentin se tord le cou à essayer d’apercevoir une bribe d’écran d’ordinateur. Quelques autres minutes s’écoulent. La fille relève la tête, triomphante :

— Gagné ! J’ai déniché la liste complète des résidents. Eh bien, vous voyez, c’était pas si compliqué. Je la tiens, votre cliente. Louise Rosalba. Elle est entrée il y a quinze ans à la résidence de Lyons-la-Forêt et visiblement, elle y est encore… cent deux ans ! Autant vous avertir, je ne vous garantis pas le service après-vente, commissaire…

Laurentin sent son cœur s’accélérer dangereusement. Repos, repos, lui serine son cardiologue… Mon Dieu ! Serait-ce possible ? Resterait-il un témoin ?

Un dernier témoin ?

Vivant !

- 56 -

Les trois estafettes de gendarmerie descendent la rue Blanche-Hoschedé-Monet, toutes sirènes hurlantes. Elles ne prennent même pas la peine de contourner le village, elles coupent au plus court, rue Blanche-Hoschedé-Monet, rue Claude-Monet… chemin du Roy.

Giverny défile…

La mairie…

L’école…

Lorsqu’ils entendent les sirènes, tous les enfants de la classe tournent la tête et n’ont qu’une envie : se précipiter à la fenêtre. Stéphanie Dupain les retient d’un geste calme. Pas un enfant n’a remarqué son trouble. Pour conserver son équilibre, l’institutrice pose la main sur le bureau.

— Les… les enfants… Du calme ! Revenons à notre programme…

Elle s’éclaircit la voix. Les sirènes de police résonnent encore dans sa tête.

— Les enfants, je vous parlais donc de ce concours « Peintres en herbe » organisé par la fondation Robinson. Je vous rappelle qu’il ne reste plus que deux jours pour rendre vos tableaux… J’espère que cette année vous serez plusieurs à tenter votre chance…

Stéphanie est incapable de chasser l’image de son mari lui souriant ce matin, alors qu’elle était encore au lit, l’embrassant en lui posant une main sur l’épaule, « Bonne journée, mon amour ».

Elle continue à réciter une leçon longtemps répétée :

— Je sais bien qu’aucun enfant de Giverny n’a jamais gagné ce concours, mais je suis également certaine que lorsque le jury international voit qu’une candidature est issue de l’école de Giverny, c’est un sacré avantage pour vous !

Stéphanie revoit Jacques enfilant sa cartouchière… Jacques décrochant le fusil de chasse du mur…

— Les enfants, Giverny est un nom qui fait rêver les peintres du monde entier…

Deux autres bolides bleus traversent le village. Stéphanie sursaute malgré elle, paniquée. Impuissante.

Les véhicules n’ont pour ainsi dire pas ralenti dans le village.

Laurenç ?

Stéphanie tente de se concentrer à nouveau. Elle regarde sa classe, passe en revue un par un les visages devant elle. Elle sait que parmi ses élèves certains sont particulièrement doués.

— J’ai remarqué que parmi vous certains, certaines ont beaucoup de talent.

Fanette baisse les yeux. Elle n’aime pas trop quand la maîtresse les observe ainsi. Ça la gêne.

Je sens que ça va être pour moi…

— Je pense à toi, Fanette. Je pense particulièrement à toi. Je compte sur toi !

Qu’est-ce que je disais…

La fillette rougit jusqu’aux oreilles. L’instant suivant, l’institutrice se retourne vers le tableau. Au fond de la classe, Paul adresse un clin d’œil à Fanette. Le garçon s’étale sur la table, juste devant Vincent qui est assis à côté de lui, et tend le cou pour se rapprocher encore un peu plus de la fillette :

— Elle a raison, Fanette, la maîtresse ! C’est toi qui vas le gagner, ce concours. Toi et personne d’autre !

Mary est assise juste devant eux, elle partage sa table avec Camille. Elle se retourne vers eux.

— Chut…

Toutes les têtes se figent soudain.

On frappe à la porte.

Stéphanie ouvre, inquiète. Elle découvre le visage défait de Patricia Morval.

— Stéphanie… Il faut que je te parle… C’est… c’est important.

— A… attendez-moi, les enfants.

Une nouvelle fois, l’institutrice essaye de faire en sorte qu’aucun de ses gestes ne trahisse devant les enfants sa terrible panique.

— Je n’en ai que pour un instant…

Stéphanie sort. Elle ferme la porte derrière elle et s’avance dans la cour de la mairie, sous les tilleuls. Patricia Morval ne masque pas son état d’excitation. Elle a enfilé une veste froissée qui jure avec sa jupe vert bouteille. Stéphanie remarque que son chignon, habituellement impeccable, a été coiffé à la hâte. Tout juste si elle ne s’est pas précipitée dans la rue en peignoir…

— C’est Titou et Patrick qui m’ont prévenue, débite Patricia d’une traite. Ils ont arrêté Jacques, en bas du chemin de l’Astragale, au retour de la chasse.

Stéphanie pose la main sur le tronc du tilleul le plus proche. Elle ne comprend pas.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?…

— L’inspecteur Sérénac… Il a arrêté Jacques. Il l’accuse du meurtre de Jérôme !

— Lau… Laurenç…

Patricia Morval dévisage étrangement Stéphanie.

— Oui, Laurenç Sérénac… Ce flic…

— Mon Dieu… Et Jacques n’a…

— Non, non, rassure-toi, ton mari n’a rien. D’après ce qu’ils m’ont raconté, heureusement que Patrick était là. L’adjoint de Sérénac aussi, l’inspecteur Bénavides. Ils ont évité de peu que cela tourne au carnage. Tu te rends compte, Stéphanie, ce fou de Sérénac pense que c’est Jacques qui a tué mon Jérôme…

Stéphanie sent que ses jambes peinent à la porter, elle laisse son corps s’effondrer contre le tronc clair de l’arbre. Elle a besoin de respirer. Elle a besoin de réfléchir calmement. Elle doit retourner dans sa classe, ses enfants l’attendent. Elle doit courir au commissariat. Elle doit…

Les mains de Patricia Morval tordent le col de sa veste fripée.

— C’est un accident, Stéphanie, depuis le début, j’ai voulu croire que c’était un accident. Mais si je m’étais trompée, Stéphanie ? Si je m’étais trompée, si quelqu’un a vraiment tué Jérôme ? Dis-le-moi, Stéphanie : ça ne peut pas être Jacques ? Dis-le-moi, que ça ne peut pas être Jacques…

Stéphanie pose sur Patricia Morval son regard Nymphéas. De tels yeux ne peuvent pas mentir.

— Bien sûr que non, Patricia. Bien sûr que non…

- 57 -

J’espionne les deux femmes. Enfin, j’espionne, c’est un bien grand mot… Je suis simplement assise en face, de l’autre côté de la rue, à quelques mètres de l’Art Gallery Academy, pas trop près de l’école tout de même. Pas tout à fait invisible, juste discrète. Juste au bon endroit pour ne rien rater de la scène. Je suis assez douée pour cela, vous vous en êtes rendu compte, je pense. Ce n’est pas bien difficile, en fait. Patricia et Stéphanie parlent fort. Neptune est couché à mes pieds. Comme tous les jours, il attend la sortie des enfants. Il a de ces manies, ce chien… Et moi, comme une gâteuse, je lui cède, je viens là, presque tous les jours, guetter avec lui la fin de l’école.

En attendant, Neptune doit se contenter d’une sortie des classes qui lui donne beaucoup moins envie de frétiller de la queue : le départ des peintres de l’Art Gallery Academy : une quinzaine d’artistes aussi prometteurs qu’un banc de sénateurs. Bien entendu, ils traînent leurs caddies à peinture et arborent leurs badges rouges, des fois qu’on les perde. La sortie des classes du troisième âge ! Section internationale : Canadiens, Américains, Japonais.

Je tente de me concentrer sur la conversation entre Stéphanie Dupain et Patricia Morval. Le dénouement est proche, c’est bientôt le dernier acte de la tragédie antique. Le sacrifice sublime…

Tu n’as plus le choix, ma pauvre Stéphanie.

Tu vas devoir…

Je n’y crois pas !

Un peintre se plante pile devant moi : un pur octogénaire américain, la casquette « Yale » vissée sur la tête, les chaussettes enfilées dans les sandalettes en cuir.

Qu’est-ce qu’il me veut ?

— Toutes mes excuses, miss…

Il prononce chaque mot avec un accent texan. Il met trois secondes entre chaque syllabe, du genre moins d’une phrase à la minute…

— Vous êtes sûrement d’ici, miss ? Vous devez sûrement connaître une place originale pour peindre…

Je suis à peine polie !

— Au-dessus, à cinquante mètres, il y a un panneau indicateur. Il y a un plan avec tous les sentiers, tous les panoramas.

Dix secondes la phrase, record battu ! Je l’ai limite envoyé chier mais l’Américain sourit toujours.

— Grand merci, miss… Très bonne journée à vous.

Il s’éloigne. Je peste toute seule contre cette saleté d’invasion ! Le Texan m’a fait perdre le fil de la scène. Patricia Morval se tient maintenant seule sur la place de la mairie et Stéphanie est déjà rentrée dans sa classe. Forcément bouleversée. Evidemment tiraillée par le dilemme suprême.

Son mari dévoué coffré par son bel inspecteur.

Ma pauvre chérie, si tu savais… Si tu savais qu’en réalité tu glisses sur une planche qu’on a savonnée pour toi. Inexorablement.

Une nouvelle fois, j’hésite. Je ne vais pas vous le cacher, moi aussi, je suis tiraillée par le dilemme. Me taire ou prendre l’autocar et aller tout raconter au commissariat de Vernon ? Si je ne me décide pas maintenant, ensuite, je n’en aurai sans doute plus jamais le courage. J’en suis consciente. Les flics pataugent… Ils n’ont pas interrogé les bons témoins, ils n’ont pas déterré les bons cadavres. Jamais, laissés à eux-mêmes, ils ne découvriront la vérité. Jamais, même, ils ne pourront la soupçonner. Ne vous faites aucune illusion, aucun flic, aussi génial soit-il, ne pourrait maintenant enrayer cet engrenage maudit.

Les Américains se dispersent dans le village comme des représentants de commerce dans un lotissement pavillonnaire. La casquette Yale, pas rancunière, m’adresse même un petit signe de la main. Patricia Morval demeure un long moment pensive sur la place de la mairie, puis redescend vers chez elle.

Forcément, elle passe devant moi.

Sale gueule !

Elle a ce visage fermé de la femme résignée à ne jamais connaître un autre amour que celui qui vient de lui être enlevé. Elle doit obligatoirement repenser à notre conversation, celle d’il y a quelques jours. Mes confidences… Le nom de l’assassin de son mari. Qu’en a-t-elle fait ? M’a-t-elle crue, au moins ? Une chose est certaine, elle n’en a pas parlé à la police. Je serais déjà au courant !

Je me force à lui dire quelque chose, je ne parle plus beaucoup, vous avez remarqué, même lorsque les Américains me draguent.

— Ça va, Patricia ?

— Oui, ça va… Ça va…

Elle n’est pas bavarde, elle non plus, la veuve Morval.

- 58 -

— Où est mon mari ?

— Incarcéré à la maison d’arrêt d’Évreux, répond Sylvio Bénavides. Ne vous inquiétez pas, madame Dupain. Il s’agit simplement d’une inculpation. Le juge d’instruction va tout reprendre…

Stéphanie Dupain fixe tour à tour les deux hommes qui lui font face, les inspecteurs Sylvio Bénavides et Laurenç Sérénac. Elle crie plus qu’elle ne parle :

— Vous n’avez pas le droit !

Sérénac lève les yeux aux murs du bureau et s’attarde sur les toiles accrochées : son regard se perd dans les méandres des jeux de lumière du dos nu de la femme rousse brossée par Toulouse-Lautrec. Il laisse Sylvio répondre. Son adjoint le fera d’autant mieux qu’il cherchera à se persuader lui-même.

— Madame Dupain. Il faut voir la réalité en face. L’accumulation d’indices convergents qui accusent votre mari. Tout d’abord cette paire de bottes, disparue…

— On les lui a volées !

— Cette boîte de peinture retrouvée sur la scène du crime, continue Bénavides, impassible. Des menaces gravées à l’intérieur, rédigées de la main de votre mari, la plupart des experts le confirment…

L’argument a ébranlé Stéphanie Dupain. Elle découvre apparemment cette histoire de boîte de peinture et semble puiser dans les ombres de sa mémoire. Elle aussi tourne la tête et détaille les posters fixés aux murs. Elle se fige de longues secondes sur la reproduction de l’Arlequin de Cézanne coiffé de son chapeau de lune, comme pour rechercher dans son visage sans lèvres la force de refuser de céder.

— J’ai dû me promener avec Jérôme Morval deux fois. Peut-être trois. Nous avons simplement discuté. Le geste le plus osé qu’il ait tenté a consisté à me prendre la main. J’ai clarifié la situation, je ne l’ai jamais revu seul. D’ailleurs, Patricia Morval, qui est une amie d’enfance, vous le confirmera. Inspecteurs, tout cela est ridicule, vous n’avez pas de mobile…

— Votre mari n’a pas d’alibi !

C’est Laurenç Sérénac qui a répondu, cette fois. Du tac au tac, devançant les longues explications de Sylvio.

Stéphanie hésite un long moment. Depuis le début de l’entretien, Laurenç évite de croiser son regard. Elle tousse, crispe ses deux mains le long de sa jupe, puis glisse, d’une voix blanche :

— Mon mari n’a pas pu assassiner Jérôme Morval. Ce matin-là, il dormait avec moi.

Les inspecteurs Bénavides et Sérénac se figent dans la même attitude hébétée. Bénavides reste une main en l’air, celle qui tient son stylo. Sérénac garde le coude sur le bureau et la paume ouverte, supportant le poids d’un menton mal rasé et d’une tête soudain trop lourde. Un silence de musée s’abat sur le bureau 33. Stéphanie décide de pousser l’avantage plus loin encore :

— Si vous souhaitez davantage de détails, inspecteurs, Jacques et moi avons fait l’amour, ce matin-là. À mon initiative. Je veux un enfant. Nous couchions ensemble, le matin où Jérôme Morval a été assassiné. Il est matériellement impossible que mon mari soit coupable.

Sérénac s’est levé. La réponse claque :

— Stéphanie, vous m’avez dit le contraire, il y a quelques jours. Vous m’avez affirmé que votre mari était parti à la chasse, comme tous les mardis matin…

— J’ai réfléchi depuis. Je… J’étais troublée, alors. Je me suis trompée de jour…

Sylvio Bénavides se lève à son tour et prend l’initiative de soutenir son patron :

— Votre revirement ne change rien, madame Morval. Le témoignage d’une femme en faveur de son mari ne vaut pas…

Stéphanie Dupain hausse le ton :

— Foutaises ! N’importe quel avocat…

À l’inverse, le timbre de la voix de Sérénac s’apaise.

— Sylvio, laisse-nous.

Bénavides affiche ostensiblement sa déception, mais il sait qu’il n’a pas le choix. Il tasse une liasse de papiers, la prend sous son bras et sort du bureau 33, refermant la porte derrière lui.

— Vous… vous gâchez tout ! explose aussitôt Stéphanie Dupain.

Laurenç Sérénac conserve son calme. Il s’est assis sur le fauteuil à roulettes et le laisse doucement glisser avec ses pieds tendus.

— Pourquoi faites-vous cela ?

— Quoi, cela ?

— Ce faux témoignage.

Stéphanie ne répond pas, ses yeux levés glissent de Cézanne au dos nu de la femme rousse.

— Je déteste Toulouse-Lautrec… Je déteste cette espèce de voyeurisme hypocrite…

Elle baisse les yeux. Pour la première fois, dans le bureau, son regard attrape celui de Laurenç Sérénac.

— Et vous, pourquoi faites-vous cela ?

— Quoi, cela ?

— Vous concentrer sur cette seule piste… Traquer mon mari comme un assassin. Il n’est pas coupable, je le sais. Libérez-le !

— Et les preuves ?

— Jacques n’avait aucun mobile. C’est ridicule ! Combien de fois devrai-je vous le dire, je n’ai jamais couché avec Morval. Aucun mobile, et à l’inverse, il possède un alibi… Moi…

— Je ne vous crois pas, Stéphanie…

Le temps s’est arrêté dans le bureau 33.

— Que fait-on, alors ?

Stéphanie marche dans la pièce à petits pas nerveux. Laurenç l’observe en adoptant à nouveau sa position faussement décontractée, tête oblique et menton soutenu par sa main ouverte. Stéphanie prend une profonde inspiration, comme si elle se perdait dans la spirale du chignon roux sur le dos nu du modèle peint par Toulouse-Lautrec, puis se retourne soudain.

— Inspecteur, que reste-t-il alors comme choix à une femme éplorée ? Jusqu’où peut-elle aller pour sauver son mari ? Combien de temps lui faut-il pour comprendre le message ? Vous savez, inspecteur, ces romans noirs américains, ce genre de flic capable d’accuser un pauvre type dans le seul but de lui voler sa femme…

— Non, Stéphanie…

Stéphanie Dupain s’avance vers le bureau. Doucement, elle détache les deux rubans d’argent qui retiennent ses longs cheveux châtains. Elle les décoiffe avec délicatesse tout en s’asseyant sur le bureau de l’inspecteur. Elle le domine de moins d’un mètre, mais s’il reste assis, il doit lever les yeux vers elle.

— C’est ce que vous attendiez, n’est-ce pas, inspecteur ? Vous voyez, je ne suis pas si gourde. Si je me donne à vous, tout sera terminé, c’est cela ?

— Arrêtez, Stéphanie.

— Qu’avez-vous, inspecteur ? Vous hésitez à franchir la dernière marche ? Ne vous posez pas trop de questions… Vous l’avez prise dans vos filets, la femme fatale. Vous la tenez, le mari est derrière les barreaux, elle est piégée. Elle est à vous…

Stéphanie remonte doucement ses jambes afin que sa jupe descende le long de sa peau nue. Un bouton du corsage blanc disparaît entre ses doigts. Des taches de rousseur explosent sur la naissance de sa poitrine, jusqu’au coton du haut d’un soutien-gorge dévoilé.

— Stéph…

— À moins que ce ne soit elle, la femme fatale, qui tire les ficelles depuis le début. Pourquoi pas, après tout ?

Les yeux de Stéphanie se fendent en amande. Laurenç Sérénac se surprend à y déceler le mystère oriental d’un lever de soleil indigo. Il doit se reprendre. Il n’a pas le temps de raisonner davantage, l’institutrice continue :

— Ou bien eux. Le mari et la femme, complices. Les diaboliques. Le couple infernal. Vous ne seriez que leur jouet, inspecteur…

Stéphanie, toujours assise, a posé ses deux pieds sur le bureau, la jupe de toile beige glisse en chiffon autour de sa taille. Un second bouton du corsage saute. Les aréoles des seins de l’institutrice se devinent sous la dentelle fine des sous-vêtements. Des gouttes de sueur coulent dans le creux de sa poitrine.

Des gouttes de peur ? D’excitation ?

— Arrêtez, Stéphanie. Cessez ce jeu ridicule. Je vais la prendre, votre déposition.

Il se lève et saisit une feuille de papier. Lentement, Stéphanie Dupain reboutonne son corsage, défroisse sa jupe retombée le long de ses jambes, les croise.

— Je vous préviens, inspecteur, je ne vais pas changer d’avis. Je ne vais pas modifier une ligne à ce que je vous ai affirmé. Ce matin-là, le matin où Jérôme Morval a été assassiné, Jacques est resté au lit avec moi…

L’inspecteur écrit, lentement.

— J’en prends note, Stéphanie. Même si je ne vous crois pas…

— Vous voulez d’autres détails, inspecteur ? Vous souhaitez tester la crédibilité de mes affirmations ? Si nous avons fait l’amour ? Dans quelle position ? Ai-je joui ?

— Le juge d’instruction vous le demandera certainement…

— Notez alors. Notez, Laurenç. Non, je n’ai pas joui. Nous avons fait cela rapidement. J’étais sur lui. Je veux un enfant… À genoux sur l’homme, c’est la meilleure des positions, paraît-il, pour avoir un enfant…

L’inspecteur continue de baisser les yeux, note en silence.

— Vous faut-il encore d’autres détails, inspecteur ? Je suis désolée, je n’ai aucune photographie, aucune preuve, mais je peux décrire…

Laurenç Sérénac se lève lentement.

— Vous trichez, Stéphanie.

L’inspecteur contourne le bureau, ouvre le premier tiroir et en sort un livre cartonné. Aurélien.

— Je suis persuadé que vous trichez.

Il ouvre le livre à une page cornée.

— Rappelez-vous, c’est vous qui m’avez demandé de lire ce livre d’Aragon, à cause de cette étrange phrase retrouvée dans la poche de Jérôme Morval. « Le crime de rêver » et la suite… Je vous rafraîchis la mémoire, Stéphanie ? Chapitre 64. Aurélien croise Bérénice dans les jardins de Monet, elle fuit dans un chemin creux de Giverny, comme si elle voulait échapper à son destin. Aurélien la poursuit, la retrouve, haletante, adossée au talus… Vous me pardonnez, je crains de ne pas me souvenir du texte intégral, je vais vous lire la scène…

Cette fois-ci, presque pour la première fois, Laurenç Sérénac soutient le regard pourpre de Stéphanie.

— « Aurélien avançait vers elle, il voyait sa poitrine soulevée, la tête renversée avec les cheveux blonds qui retombaient tout d’un côté. Des paupières battues, le cerne qui faisait plus troublants les yeux, et cette bouche tremblante, et les dents serrées étaient félines, si blanches…»

L’inspecteur avance. Il se tient maintenant debout devant Stéphanie. Elle ne peut se reculer, coincée sur le bureau. Laurenç progresse encore, le genou de l’institutrice touche à présent la toile du jean. Elle sent le bassin de l’inspecteur, exactement à la hauteur du bas de son ventre. Il suffirait qu’elle décroise les jambes…

Sérénac continue de lire :

— « Aurélien s’arrêta. Il était devant elle, très près, il la dominait. Il ne l’avait jamais vue ainsi…»

Il délaisse un instant le livre.

— C’est vous qui gâchez tout, Stéphanie.

Il pose une main sur son genou dénudé. La chair frissonne, Stéphanie n’y peut rien. Elle ne parvient pas à empêcher le tremblement de ses deux jambes entortillées comme une glycine à un tuteur. Sa voix n’est pas plus assurée :

— Vous êtes un drôle d’homme, inspecteur. Un flic. Amateur de peinture… Amateur de poésie…

Sérénac ne répond pas. Quelques pages tournent dans ses mains.

— Toujours le fameux chapitre 64, quelques lignes plus loin, vous vous souvenez ? « Je vous emmènerai quelque part où personne ne vous connaisse, pas même les motards… Où vous serez libre de choisir… Où nous déciderons de notre vie…»

Le livre tombe avec son bras, le long de sa taille, comme s’il pesait une tonne. Il laisse son autre main sur la peau lisse du bas de la cuisse qui tremble encore, longtemps, comme pour calmer le cœur affolé d’un nourrisson…

Ils demeurent là, silencieux.

Sérénac, le premier, rompt le charme. Il se recule. Sa main se referme sur la feuille où il a consigné la déposition de l’institutrice.

— Je suis désolé, Stéphanie. C’est vous qui m’avez demandé de lire ce roman…

Stéphanie Dupain passe la main devant ses yeux, entre larmes, émotion et lassitude.

— Ne confondez pas tout… J’ai lu Aragon, moi aussi. J’ai compris, je suis libre de choisir. Rassurez-vous, je déciderai de ma vie… Si vous voulez savoir, Laurenç, je vous l’ai déjà dit. Non, je n’aime pas mon mari. Je vais même vous offrir un autre scoop : je crois que je vais le quitter. Cela a fait son chemin en moi, comme un long fleuve, comme si les remous, ces derniers jours, ne pouvaient qu’annoncer une cascade. Vous voyez ce que je veux dire ? Mais tout cela ne change rien au fait qu’il soit innocent… Une femme ne quitte pas un homme en prison. Une femme ne quitte qu’un homme libre. Vous comprenez, Laurenç ? Je ne retire rien à ma déposition. Je faisais l’amour à mon mari, ce matin-là. Mon mari n’a pas tué Jérôme Morval…

Sans un mot, Laurenç Sérénac tend à l’institutrice la feuille et un stylo. Elle signe sans relire. Elle quitte le bureau. Sérénac détourne les yeux, vers les dernières lignes du chapitre 64 d’Aurélien.

« Il la regarda s’enfuir. Elle courbait les épaules, elle faisait celle qui ne marche pas vite…Il était immobilisé par cet incroyable aveu. Elle mentait, voyons ! Non. Elle ne mentait pas. »

Combien de temps s’écoule avant que Sylvio Bénavides ne cogne à la porte ? De longues minutes ? Une heure ?

— Entre, Sylvio.

— Alors ?

— Elle maintient sa version. Elle couvre son mari…

Sylvio Bénavides se mord les lèvres.

— Cela vaut peut-être mieux, après tout…

Il glisse une liasse de feuilles sur le bureau.

— Ça vient de tomber. Pellissier, le graphologue de Rouen, il modifie sa déposition. Après avoir approfondi son expertise, il conclut que le message gravé dans la boîte de peinture trouvée dans le ruisseau ne peut pas avoir été écrit par Dupain.

Le temps d’un suspense exaspérant, puis :

— Tenez-vous bien, patron, selon lui, le message a été gravé par un enfant ! Un enfant d’une dizaine d’années ! Il est formel…

— Putain, murmure Sérénac. C’est quoi encore, ce bordel ?

Son cerveau semble refuser de réfléchir. Bénavides n’a pourtant pas terminé :

— Il n’y a pas que ça, patron, on a aussi reçu les premières analyses du sang retrouvé sur la boîte de peinture. D’après elles, une chose est sûre, il ne s’agit du sang ni de Jérôme Morval ni de Jacques Dupain. Ils continuent de chercher…

Sérénac se lève, titube.

— Un autre meurtre, c’est ça que tu essaies de me dire ?

— On n’en sait rien, patron. À vrai dire, on ne comprend plus rien à rien.

Laurenç Sérénac tourne en rond dans la pièce.

— OK, OK. J’ai compris le message, Sylvio. Je n’ai pas d’autre choix que de relâcher Jacques Dupain. Le juge d’instruction va gueuler, une détention de moins de cinq heures…

— Il préférera cela à une erreur judiciaire…

— Non, Sylvio. Non. Je vois bien ce que tu penses, que je me suis planté dans les grandes largeurs, toute cette mise en scène précipitée en bas du sentier de l’Astragale pour coffrer un type et, finalement, toutes les preuves nous glissent entre les doigts quelques heures plus tard… Il faut le relâcher. Mais ça ne change rien à ma conviction. Rien ! Jacques Dupain est coupable !

Sylvio Bénavides ne répond pas. Il a maintenant compris que sur le terrain miné des intuitions de son patron il n’y a aucune discussion raisonnable à avoir. Bénavides repense pourtant à la somme des éléments contradictoires qui s’accumulent dans les colonnes de la feuille pliée qui ne quitte plus sa poche. Il ne peut pas y avoir une réponse simple à tous ces indices délirants, contradictoires, c’est impossible. Plus l’enquête avance, et plus Sylvio a l’impression que quelqu’un se joue d’eux, tire les ficelles, s’amuse à multiplier à leur intention les fausses directions, afin de poursuivre en toute impunité son plan parfaitement orchestré.

— Entrez.

Laurenç Sérénac lève les yeux, surpris que l’on frappe à son bureau à cette heure tardive. Il se croyait seul, ou presque, dans le commissariat. La porte de son bureau n’est pas fermée. Sylvio se tient dans l’encadrement, un étrange regard dans les yeux. Ce n’est pas seulement de la fatigue, il y a quelque chose d’autre.

— T’es encore là, Sylvio…

Il consulte l’horloge sur son bureau.

— Il est plus de 18 heures ! Putain, tu devrais être à la maternité, à tenir la main de ta Béatrice. Et dormir, aussi…

— J’ai trouvé, patron !

— Quoi ?

Sérénac a presque l’impression que même les personnages des tableaux aux murs se sont retournés, l’Arlequin de Cézanne, la femme rousse de Toulouse-Lautrec…

— J’ai trouvé, patron. Nom de Dieu, j’ai trouvé.

- 59 -

Le soleil vient de se dissimuler derrière le dernier rideau de peupliers. La pénombre qui s’installe signifierait pour n’importe quel peintre qu’il est l’heure de replier son chevalet, de le prendre sous le bras et de rentrer chez lui. Paul s’avance sur le pont et regarde Fanette peindre avec frénésie, comme si toute sa vie dépendait de ces dernières minutes de luminosité.

— Je savais que je te trouverais là…

Fanette le salue d’une main, sans cesser de peindre.

— Je peux regarder ?

— Vas-y, je me dépêche. Entre la sortie de l’école, ma mère qui me casse les pieds et le jour qui tombe trop tôt, je ne vais jamais venir à bout de mon tableau. Je dois le rendre après-demain…

Paul tente de se faire le plus discret possible, comme si même l’air qu’il respirait pouvait perturber l’équilibre de la composition. Il aurait pourtant une tonne de questions à poser à Fanette.

Sans se retourner vers le garçon, Fanette anticipe ses interrogations.

— Je sais bien, Paul, qu’il n’y a pas de nymphéas dans le ruisseau… Mais je me fiche de la réalité, j’ai peint les « Nymphéas » l’autre jour, dans les jardins de Monet. Pour le reste, impossible, je n’arrivais à rien avec cette eau plate. Il fallait que je pose mes nénuphars sur une rivière, de l’eau vive, quelque chose qui danse. Une vraie ligne de fuite, tu vois. Un truc qui bouge.

Paul est fasciné.

— Comment fais-tu, Fanette ? Réussir comme cela à donner l’impression que ton tableau est vivant, que l’eau coule, et même que le vent remue les feuilles ? Comme ça, rien qu’avec de la peinture sur une toile…

J’aime bien quand Paul me fait des compliments…

— Je n’y peux rien, tu sais. Comme disait Monet, ce n’est pas moi, c’est juste mon œil. Je me contente de reproduire sur la toile ce qu’il voit…

— Tu es incr…

— Tais-toi, idiot ! Je vais te dire, à mon âge, Claude Monet était déjà un peintre connu dans la ville du Havre, à cause des caricatures des passants qu’il dessinait… Et puis, je ne suis pas assez… Tiens, regarde l’arbre, en face, le peuplier. Sais-tu ce que Monet demanda un jour à un paysan ?

— Non…

— Il avait commencé à peindre un arbre en hiver, un vieux chêne. Mais quand il est revenu, trois mois plus tard, son arbre était couvert de feuilles. Alors, il a payé le propriétaire de l’arbre, un paysan, pour enlever toutes les feuilles de l’arbre, une à une…

— Tu me racontes des histoires…

— Non ! Il a fallu deux hommes, pendant une journée, pour déshabiller son modèle ! Et Monet a écrit à sa femme qu’il était tout fier de pouvoir peindre un paysage d’hiver en plein mois de mai !

Paul se contente de fixer les feuilles qui dansent dans le vent.

— Je le ferais pour toi, Fanette. Changer la couleur des arbres. Si tu me le demandais, je le ferais pour toi.

Je le sais, Paul, je le sais.

Fanette peint encore de longues minutes. Paul reste derrière elle, silencieux. La clarté baisse encore. La fillette finit par renoncer.

— Ça ne sert plus à rien… Je terminerai demain. J’espère…

Paul avance vers la berge et observe le ruisseau qui coule à ses pieds.

— Toujours aucune nouvelle de James ?

La voix de Fanette semble se fissurer. Paul a l’impression que peindre avait permis à Fanette d’oublier et que la réalité la rattrape, maintenant. Il se dit qu’il est stupide, qu’il n’aurait pas dû poser la question.

— Non, murmure Fanette. Aucune nouvelle. C’est comme si James n’avait jamais existé ! Je crois que je deviens folle, Paul. Même Vincent me dit qu’il ne se souvient pas de lui. Il l’a vu pourtant, il nous espionnait, tous les soirs. Je ne l’ai pas rêvé !

— Vincent est bizarre…

Paul cherche le sourire le plus rassurant qu’il ait en stock.

— Je te rassure, si entre vous deux il y en a un qui ne tourne pas rond, c’est pas toi ! Tu as essayé de parler de James à la maîtresse ?

Fanette se rapproche de sa toile pour vérifier si elle est sèche.

— Non, pas encore. Ce n’est pas facile, tu comprends… Je vais essayer demain…

— Et pourquoi tu n’en parles pas à d’autres peintres du village ?

— Je ne sais pas, je n’ose pas. James était toujours seul. J’ai l’impression qu’à part moi il n’aimait pas grand monde…

Tu sais, Paul, j’ai un peu honte. Très honte, même. Parfois, je me dis que je devrais oublier James, faire comme s’il n’avait jamais existé.

Fanette attrape fermement sa toile, presque plus grande qu’elle, et la pose sur une large feuille de papier marron qu’elle utilise pour la protéger. Ses yeux se tournent vers le moulin des Chennevières. La tour du moulin se détache dans un ciel qui vire au rouge orangé. La vision est aussi belle qu’effrayante. Fanette regrette dans l’instant d’avoir rangé son matériel.

— Paul, tu sais ce que je crois, parfois ?

La fillette est penchée sur sa feuille marron qu’elle plie avec délicatesse.

— Non ?

— Je crois que j’ai inventé James. Qu’il n’existait pas, en vrai. Qu’il est, comment dire, une sorte de personnage d’un tableau. Que je l’ai imaginé. Tiens, James, en vrai, c’est le père Trognon du tableau de Theodore Robinson. Il est descendu de son cheval pour me rencontrer, me parler de Monet, me donner envie de peindre, me dire que j’étais douée, puis il est retourné d’où il venait, dans son tableau, sur son cheval, dans le ruisseau, au pied du moulin…

Tu me trouves dingue, hein ?

Paul se penche à son tour et aide Fanette à porter sa toile.

— Faut pas te mettre des idées comme ça dans la tête, Fanette. Faut pas. Faut surtout pas. On le porte où, ton chef-d’œuvre ?

— Attends, je vais te montrer ma cachette secrète. Je ne le rapporte pas chez moi, ma mère me prend pour une folle à cause de James et ne veut plus entendre parler de peinture ; et encore moins de ce concours… Ça fait un drame à chaque fois !

Fanette escalade le pont et saute derrière le lavoir.

— Il faut juste faire attention de ne pas glisser sur les marches et tomber dans l’eau… Passe-moi le tableau.

La toile file de main en main.

— Regarde, c’est ma planque, là, sous le lavoir. Il y a un vide, juste l’espace, comme si on l’avait inventé pour y cacher un tableau !

Fanette scrute les environs avec un air de conspiratrice : la prairie qui s’étend devant elle, la silhouette du moulin dans le ciel qui s’éteint.

— Tu es le seul à savoir, Paul. Le seul avec moi.

Paul sourit, il adore cette complicité, la confiance que lui témoigne Fanette. Soudain, les deux enfants sursautent. On marche, on court près d’eux. En un bond, Fanette repasse sur le pont. Une ombre s’avance, indistincte.

Un instant, j’ai cru que c’était James…

— Idiot, crie Fanette, tu nous as fait peur !

Neptune vient se frotter contre ses jambes. Le berger allemand ronronne comme un gros chat.

— Je rectifie, Paul. Vous êtes seulement deux à savoir, pour ma cachette. Neptune et toi !

- 60 -

Sérénac dresse un regard étonné vers son adjoint. Sylvio a les yeux brillants de fatigue, comme un chien qui aurait traversé le pays pour retrouver ses maîtres.

— Qu’est-ce que tu as trouvé, bordel ?

Sylvio s’avance, tire une chaise à roulettes et s’effondre dessus. Il pose une feuille de papier sous le nez de son patron.

— Regardez, ce sont les nombres au dos des photos des maîtresses de Morval.

Sérénac baisse la tête et lit.

23-02. Fabienne Goncalves au cabinet ophtalmologique de Morval.

15-03. Aline Malétras au club Zed, rue des Anglais.

21-02. Alysson Murer sur la plage de Sercq.

17-03. L’inconnue en blouse bleue dans la cuisine de Morval.

03-01. Stéphanie Dupain sur le chemin de l’Astragale au-dessus de Giverny.

— Ça m’est venu tout d’un coup, en mettant mes notes au clair. Vous vous rappelez ce que Stéphanie Dupain nous a dit, tout à l’heure, à propos de Morval ?

— Elle a dit pas mal de choses.

Sérénac se mord la langue, son adjoint brandit une feuille, sur laquelle sans aucun doute il a déjà consigné mot pour mot les paroles de Stéphanie.

— Je vous lis ses propos exacts : « J’ai dû me promener avec Jérôme Morval deux fois. Peut-être trois. Nous avons simplement discuté. Le geste le plus osé qu’il ait tenté a consisté à me prendre la main. J’ai clarifié la situation, je ne l’ai jamais revu seul »…

— Et alors ?

— OK, maintenant, patron, vous vous souvenez de ce que je vous ai dit avant-hier soir, lorsque je vous ai téléphoné de l’hôpital ? Aline Malétras, la fille de Boston ?

— À propos de quoi ?

— À propos de Morval !

— Qu’elle était enceinte.

— Et avant ?

— Qu’elle était sortie avec Morval, elle avait vingt-deux ans et des arguments, Morval dix de plus et du fric…

Sylvio Bénavides braque sur Sérénac des yeux de somnambule réveillé en sursaut :

— Oui, exact, mais elle a aussi précisé qu’elle était sortie avec Morval une quinzaine de fois !

Sérénac fixe les lignes qui se troublent sur son bureau.

15-03. Aline Malétras au club Zed, rue des Anglais.

03-01. Stéphanie Dupain sur le chemin de l’Astragale au-dessus de Giverny.

Son adjoint ne lui laisse pas le temps de souffler.

— Vous avez compris, maintenant. Stéphanie Dupain, 03 ; Aline Malétras, 15. C’était le code le plus stupide qui soit : c’est le nombre de fois où le couple adultère s’est rencontré qui est noté au dos de chaque photographie. Le détective privé, ou le paparazzi, a dû choisir le cliché le plus représentatif de la liaison parmi tous ceux dont il disposait.

Laurenç Sérénac observe son adjoint avec une admiration non feinte.

— Et je suppose que si tu es venu me voir, c’est que tu as déjà vérifié pour les autres filles…

— Exact, répond Bénavides. Vous commencez à me connaître. Je viens d’avoir Fabienne Goncalves au téléphone, elle est incapable de me donner le nombre de fois où elle est sortie avec son patron, mais à force de lui tirer les vers du nez elle a fini par me donner une fourchette, entre vingt et trente fois.

Sérénac siffle.

— Et Alysson Murer ?

— Notre brave petite Anglaise note tout sur un petit agenda, et elle garde tous ses petits agendas des années précédentes dans un tiroir. Elle a compté avec moi au téléphone car elle ne s’était jamais posé la question.

— Résultat des courses ?

— Le jackpot, elle a compté très précisément vingt et un rendez-vous !

— Génial ! J’adore les gens méticuleux qui notent tout.

Sérénac lance un clin d’œil complice vers son adjoint. Sylvio ne relève pas l’allusion et continue :

— Nous avons donc affaire à un détective privé particulièrement méticuleux, lui aussi. Pour être ainsi capable de comptabiliser chaque rendez-vous…

— Plus ou moins. À l’exception d’Alysson Murer, rien ne dit qu’il s’agisse du nombre exact. C’est un ordre de grandeur. Je suppose que c’est ce qu’on demanderait à un détective privé enquêtant sur les infidélités d’un mari : une fourchette approximative du nombre d’incartades hors du lit conjugal. Pour résumer, Sylvio, la bonne nouvelle, c’est qu’on ne va plus perdre de temps avec ce code. La mauvaise, c’est qu’il ne nous apprend strictement rien.

— Sauf qu’il reste les seconds chiffres : 01. 02. 03.

Sérénac plisse le front.

— Tu as une idée là-dessus ?

Bénavides la joue modeste.

— Quand on tire un fil, le reste vient avec. On sait que le premier chiffre n’est pas une date, mais qu’il concerne la nature de la relation entre Morval et ses maîtresses. Une information que le photographe donne à son commanditaire. À part le nombre de rencontres entre les amoureux, quel autre détail pourrait être utile à fournir ?

— Putain ! explose Sérénac. Bien entendu ! La nature de cette relation… Est-ce que Morval couchait avec ces filles ! Sylvio, t’es un…

Sylvio Bénavides coupe son patron pour avoir le privilège d’achever sa démonstration :

— Aline Malétras est tombée enceinte de Morval. Le photographe a inscrit 15-03. On peut donc supposer sans grand risque que 03 signifie que la fille en question couchait avec Jérôme Morval.

Un grand sourire s’affiche sur la figure de Laurenç Sérénac :

— Et que t’ont répondu tout à l’heure Fabienne Goncalves et Alysson Murer ? Parce que tu leur as demandé, bien entendu. Elles portent le dossard « 02 », toutes les deux…

Sylvio Bénavides rougit légèrement.

— J’ai fait comme j’ai pu, patron, c’est pas trop mon truc d’insister sur ces choses-là auprès d’une fille. Enfin, notre petite Anglaise, Alysson Murer, m’a juré sur la tête de la reine d’Angleterre qu’elle n’avait jamais couché avec son bel ami ophtalmo. La pauvre devait croire au mariage à Notre-Dame ou Canterbury… Quant à Fabienne Goncalves, elle a failli me raccrocher au nez, surtout que j’entendais ses gosses crier derrière elle, mais pour avoir la paix elle a fini par me confirmer qu’elle aussi avait toujours refusé de coucher. Juste des bisous et des caresses avec son boss, d’après elle, dit Sylvio en agitant la feuille de papier devant son nez en guise d’éventail. Si je résume, le deuxième chiffre du code, c’est donc en quelque sorte l’échelle de Richter des relations sexuelles de Morval. 03, le max, il couche ; 02, il flirte. 01… On peut en déduire qu’il ne se passe rien… On conte fleurette, mais le détective privé a beau épier avec son zoom, rien ! Pas d’adultère.

— OK, Sylvio, on est d’accord. On est face à un type qui était chargé d’espionner Morval et de rendre des comptes sur ses aventures extraconjugales. Fréquence des relations, nature des relations et photos en guise de preuves. On peut d’ailleurs penser que ces nombres au dos des photos ne sont pas réellement un code destiné à nous piéger, qu’ils sont juste une sorte d’abréviation utilisée par un pro. Mais je te repose la question, ça nous avance à quoi ?

La feuille de papier se tord dans les doigts de Sylvio.

— J’ai réfléchi à tout ça, patron. Pour moi, ce code, à condition de lui faire confiance, bien entendu, nous donne deux informations importantes. La première c’est que Stéphanie Dupain ne nous ment pas, elle n’était pas la maîtresse de Jérôme Morval… Et celui qui a commandé ces photos à un détective privé le savait !

— Patricia Morval ?

— Peut-être. Ou Jacques Dupain, pourquoi pas ?

— J’ai compris, Sylvio, j’ai compris, je commence à connaître le refrain. Pas de mobile ! Et si Jacques Dupain n’a pas de mobile, il n’a pas besoin d’alibi…

— Sauf qu’un alibi, coupe Sylvio, il en a un.

Sérénac soupire.

— Faites chier, à la fin. J’ai pigé. J’ai téléphoné au juge d’instruction il y a deux heures pour qu’on le libère de la prison d’Évreux. Jacques Dupain dormira chez lui à Giverny dès ce soir.

Avant que Sérénac ne s’aventure sur le terrain de ses convictions intimes, Sylvio Bénavides s’empresse de continuer :

— Mais le code nous donne une seconde information importante, patron. D’après ce code, sur les cinq filles en photo, seules deux ont couché avec Morval : Aline Malétras et la fameuse fille non identifiée, celle en blouse bleue dans le salon. 17-03.

— On est d’accord, confirme Sérénac. Dix-sept rencontres, et Morval se tapait cette fille à genoux devant lui. Où tu veux en venir ?

— Si on part de l’hypothèse que Jérôme Morval aurait eu un gosse, disons, il y a une dizaine d’années, eh bien, cette fille est la seule parmi ses maîtresses à pouvoir être la mère.

- 61 -

La terrasse du restaurant l’Esquisse normande, dans un écrin de valérianes, de campanules et de pivoines, offre une jolie vue sur le village de Giverny. Lorsque la nuit tombe, les réverbères positionnés avec harmonie entres les plantes fleuries renforcent encore l’effet d’oasis impressionniste.

Jacques n’a pas touché à son entrée. Un carpaccio de foie gras frais à la fleur de sel. Stéphanie a commandé la même chose et goûte avec parcimonie, calant son appétit sur celui de son mari. Jacques est rentré il y a une heure environ, il devait être un peu plus de 21 heures, encadré par deux gendarmes, ils l’ont laissé là, dans la rue Blanche-Hoschedé-Monet, entre l’école et la maison.

Jacques n’a rien dit, pas un mot. Il a signé leur bout de papier sans le regarder, a pris la main de Stéphanie, l’a serrée fort. Il ne l’a pas lâchée depuis, ou presque. Juste pour dîner. Seule sur la nappe, sa main semble orpheline, occupée à agacer les miettes.

« Ça va aller », l’a rassuré Stéphanie.

Elle avait réservé une table à l’Esquisse normande, elle n’a pas laissé le choix à son mari. Etait-ce une bonne idée ? se demande-t-elle. Y a-t-il encore de bonnes ou de mauvaises idées ? Non, rien d’autre que la sensation que c’est ainsi qu’il faut faire les choses, ainsi et à ce moment-là. La sensation qu’à l’Esquisse normande, ce serait mieux que chez eux. Que le cadre l’aiderait. Qu’il fallait une sorte de protocole. L’espoir qu’en terrasse, en public, Jacques ne ferait pas de scandale, ne s’effondrerait pas, resterait digne, comprendrait…

— C’est terminé, monsieur ?

Le serveur emporte le carpaccio. Jacques n’a pas dit un mot. Stéphanie fait la conversation pour deux, parle des enfants de l’école, de sa classe, du concours Theodore Robinson, des tableaux à rendre dans deux jours. Jacques écoute avec ce regard doux, comme toujours. Stéphanie se sent comprise. Elle s’est toujours sentie comprise par Jacques. Elle a toujours eu cette impression qu’il la connaissait par cœur. Par cœur, c’est le mot. Il a toujours aimé qu’elle parle des enfants de l’école. Comme si c’était une évasion qu’il tolérait… Les geôliers doivent sans doute aimer que les prisonniers leur parlent des oiseaux dans le ciel.

Le serveur dépose devant eux deux émincés de magret de canard aux cinq poivres. Jacques se fend d’un sourire et goûte. Il pose quelques questions évasives sur l’école. Il s’intéresse aux élèves, à leurs caractères, à leurs goûts. À l’exception de cette ridicule arrestation, Stéphanie est bien obligée de reconnaître que la vie est simple avec Jacques. Si calme. Si rassurante.

Cela ne change rien.

Sa décision est prise.

Même si Jacques la comprend mieux que quiconque, même si Jacques la protège, même si Jacques est incapable de lui faire du mal, même si Jacques l’aime à s’en crever les yeux, même si pas une seconde dans sa vie Stéphanie n’a douté de cet amour…

Sa décision est prise.

Elle doit partir.

Jacques sert du vin à sa femme puis s’en verse un demi-verre. Un bourgogne, pense Stéphanie. Elle a lu le nom sur l’étiquette, un meursault. Elle n’y connaît pas grand-chose en vin ; Jacques non plus n’a jamais bu, ou quasiment pas. Il est presque le seul, parmi ses amis chasseurs. Il mange, maintenant. Curieusement, cela rassure un peu Stéphanie. Elle a l’impression de s’inquiéter pour son mari comme on s’inquiète de la santé d’un proche. Par affection. Jacques se déride un peu, parle d’une maison qu’il a repérée dans les environs, une bonne affaire d’après lui. Elle le sait, Jacques travaille beaucoup, beaucoup trop, même, il tient son agence à bout de bras, il n’a pas eu de chance pour l’instant, il n’a décroché aucune grosse transaction, mais la chance peut tourner, la chance tournera forcément un jour, Jacques est obstiné. Jacques le mérite. Au fond, ça lui est si indifférent, tout cela. Changer de maison. Vivre avec un homme plus riche.

La main de Jacques rampe sur le coton blanc brodé, recherche à nouveau les doigts de Stéphanie.

L’institutrice hésite. Il serait tellement plus facile de tout lui faire comprendre sans rien dire, par une simple accumulation de gestes anodins, une main qu’on ne prend pas, une caresse qu’on ne rend pas, un regard qu’on détourne. Mais Jacques ne comprendrait pas. Ou plutôt si, il comprendrait, mais cela ne changerait rien. Il l’aimerait tout de même. Davantage encore, même.

Les doigts de Stéphanie fuient, se perdent dans ses cheveux, crissent au toucher d’un ruban d’argent. Tout le corps de l’institutrice en frissonne. Elle se sent ridicule.

Pourquoi ?

Pourquoi éprouve-t-elle ce besoin si insupportable de tout quitter ?

Stéphanie vide son verre de vin et sourit pour elle-même. Jacques continue de parler de cette maison sur les bords de l’Eure, des brocanteurs de la vallée qu’il faudrait aller visiter pour la meubler… Stéphanie écoute distraitement. Pourquoi fuir… La réponse à ses questions est si banale. Vieille comme le monde. La maladie des jeunes filles qui se rêvent autrement : cette soif d’amour de la Bérénice d’Aragon. L’ennui insupportable de la femme qui n’a pourtant rien à reprocher à l’homme à côté duquel elle vit… Aucune excuse, aucun alibi. Juste l’ennui, cette certitude que la vie est ailleurs. Qu’une complicité parfaite existe autre part. Que oui, ces lubies ne sont pas des détails mais l’essentiel… Que rien d’autre ne compte que de pouvoir partager le même émoi devant un tableau de Monet, ou des vers d’Aragon.

Le serveur escamote avec une discrétion professionnelle leurs assiettes.

— Non, glisse Jacques, nous ne souhaitons pas recommander du vin. Juste les desserts.

La main de Stéphanie finit par se poser sur la table, aussitôt happée par celle de Jacques. Les jeunes filles, pense l’institutrice, se résignent toujours, restent, vivent tout de même, heureuses sans doute, ou pas ; elles deviennent progressivement incapables de faire la différence. Au final, c’est plus simple ainsi, bien évidemment. Renoncer.

Et pourtant… Et pourtant… Cette sensation en Stéphanie s’incruste, tellement tenace, tellement insistante : ce qu’elle ressent est unique. Inédit. Différent.

Deux coupes de glaces et sorbets, décorées de feuilles de menthe, atterrissent devant eux. Jacques, à nouveau, ne dit plus rien. Stéphanie a décidé qu’elle parlerait après le dessert. À la réflexion, ce n’était pas une bonne idée, de dîner à l’Esquisse normande. Cette sinistre attente semble étirée dans une longueur infinie, comme filmée au ralenti. Jacques doit penser à autre chose, à l’arrestation, à la prison, à l’inspecteur Sérénac. Ruminer sa honte. Il y a de quoi.

Se doute-t-il ? Oui, sans doute. Jacques la connaît tellement.

Stéphanie dévore le sorbet pomme rhubarbe. Elle a besoin de force. De tant de force. Est-elle un tel monstre qu’elle ne peut attendre un autre soir ?

Jacques sort de prison, éprouvé, humilié comme jamais.

Pourquoi lui annoncer ce soir ?

Pour s’engouffrer dans la faille ; se faufiler, un peu honteuse, sur le champ de bataille, parmi les cadavres ; profiter que la maison brûle pour sauver sa peau. Estelle la plus sadique des épouses ?

Elle a besoin de force.

Ses pensées se tournent vers Laurenç, bien entendu. La complicité parfaite tant espérée. Est-ce un leurre, cette certitude quasi instantanée que celui qui se tient devant vous, vous deviez le rencontrer, que vous ne serez heureuse qu’avec lui et avec personne d’autre, que seuls ses bras peuvent vous protéger, que seule sa voix peut vous faire vibrer, que seul son rire pourra vous faire tout oublier, que seul son sexe pourra vous faire autant jouir ?

Cette certitude est-elle encore un de ces pièges de la vie ?

Non.

Elle sait que non.

Elle se lance.

Le plongeon dans le vide.

L’inconnu.

La chute sans fin, comme dans Alice, de Lewis Carroll. Fermer les yeux et croire au pays des merveilles.

— Jacques, je vais te quitter.