- PREMIER JOUR -
13 mai 2010
(Giverny)
Attroupement
- 1 -
L’eau claire de la rivière se colore de rose, par petits filets, comme l’éphémère teinte pastel d’un jet d’eau dans lequel on rince un pinceau.
— Non, Neptune !
Au fil du courant, la couleur se dilue, s’accroche au vert des herbes folles qui pendent des berges, à l’ocre des racines des peupliers, des saules. Un subtil dégradé délavé…
J’aime assez.
Sauf que le rouge ne vient pas d’une palette qu’un peintre aurait nettoyée dans la rivière, mais du crâne défoncé de Jérôme Morval. Salement défoncé, même. Le sang s’échappe d’une profonde entaille dans le haut de son crâne, nette, bien propre, lavée par le ru de l’Epte dans lequel sa tête est plongée.
Mon berger allemand s’approche, renifle. Je crie à nouveau, plus fermement cette fois :
— Non, Neptune ! Recule !
Je me doute qu’ils ne vont pas tarder à trouver le cadavre. Même s’il n’est que 6 heures du matin, un promeneur va sans doute passer, ou bien un peintre, un type qui fait son jogging, un ramasseur d’escargots… un passant, qui va tomber sur ce corps.
Je prends garde à ne pas m’avancer davantage. Je m’appuie sur ma canne. La terre devant moi est boueuse, il a beaucoup plu ces derniers jours, les bords du ru sont meubles. À quatre-vingt-quatre ans, je n’ai plus vraiment l’âge de jouer les naïades, même dans un ruisseau de rien du tout, de moins d’un mètre de large, dont la moitié du débit est détournée pour alimenter le bassin des jardins de Monet. D’ailleurs, il paraît que ce n’est plus le cas, qu’il existe un forage souterrain pour alimenter l’étang aux Nymphéas, maintenant.
— Allez, Neptune. On continue.
Je lève ma canne vers lui comme pour éviter qu’il ne colle sa truffe dans le trou béant de la veste grise de Jérôme Morval. La seconde plaie. Plein cœur.
— Bouge ! On ne va pas traîner là.
Je regarde une dernière fois le lavoir, juste en face, et je continue le long du chemin. Rien à dire, il est impeccablement entretenu. Les arbres les plus envahissants ont été sciés à la base. Les talus sont désherbés. Il faut dire, quelques milliers de touristes le fréquentent chaque jour, ce chemin. On y passerait une poussette, un handicapé en fauteuil, une vieille avec une canne. Moi !
— Allez, viens, Neptune.
Je tourne un peu plus loin, à l’endroit où le ru de l’Epte se scinde en deux bras fermés par un barrage et une cascade. De l’autre côté, on devine les jardins de Monet, les nymphéas, le pont japonais, les serres… C’est étrange, je suis née ici en 1926, l’année de la mort de Claude Monet. Pendant des années après la disparition de Monet, presque cinquante ans, ces jardins furent fermés, oubliés, abandonnés. Aujourd’hui, la roue a tourné et chaque année plusieurs dizaines de milliers de Japonais, d’Américains, de Russes ou d’Australiens traversent la planète rien que pour flâner dans Giverny. Les jardins de Monet sont devenus un temple sacré, une Mecque, une cathédrale… D’ailleurs, ces milliers de pèlerins ne vont pas tarder à débarquer.
Je consulte ma montre. 6 h 02. Encore quelques heures de répit.
J’avance.
Entre les peupliers et les immenses pétasites, la statue de Claude Monet me fixe avec un méchant regard de voisin courroucé, le menton mangé par sa barbe et le crâne caché par une coiffe qui ressemble vaguement à un chapeau de paille. Le socle d’ivoire indique que le buste a été inauguré en 2007. L’écriteau de bois planté à côté précise que le maître surveille « la prairie ». Sa prairie ! Les champs, du ru à l’Epte, de l’Epte à la Seine, les rangées de peupliers, les coteaux boisés ondulés comme des vagues molles. Les lieux magiques qu’il a peints. Inviolables… Vernis, exposés pour l’éternité !
C’est vrai, à 6 heures du matin, le site fait encore illusion. J’observe devant moi un horizon vierge fait de champs de blé, de maïs, de coquelicots. Mais je ne vais pas vous mentir. La prairie de Monet, en réalité, désormais, presque toute la journée, c’est un parking. Quatre parkings même, pour être précise, qui s’étalent autour d’une tige de bitume comme un nénuphar d’asphalte. Je peux bien me permettre de le dire, à mon âge. J’ai tellement vu le paysage se transformer, année après année. La campagne de Monet, aujourd’hui, c’est un décor d’hypermarché !
Neptune me suit quelques mètres puis part courir, droit devant, traverse le parking, pisse sur une barrière de bois, continue dans le champ, vers la confluence de l’Epte et de la Seine, ce bout de champ coincé entre deux rivières et curieusement baptisé l’île aux Orties.
Je soupire et je continue sur le chemin. À mon âge, je ne vais pas lui courir après. Je le regarde s’éloigner puis revenir, comme pour me narguer. J’hésite à l’appeler. Il est tôt. Il disparaît à nouveau dans le blé. Neptune passe son temps à cela, maintenant. Courir cent mètres devant moi ! Tous les habitants de Giverny connaissent ce chien, mais pas grand monde, je crois, ne sait qu’il est mien.
Je longe le parking et je me dirige vers le moulin des Chennevières. C’est là que j’habite. Je préfère rentrer avant la foule. Le moulin de Chennevières est de loin la plus belle bâtisse à proximité des jardins de Monet, la seule construite le long du ru, mais depuis qu’ils ont transformé la prairie en champs de tôles et de pneus, je m’y sens comme une espèce en voie de disparition mise en cage, que des curieux viennent observer, épier, photographier. Il n’y a que quatre ponts sur le ru pour passer du parking au village, dont l’un franchit le ruisseau juste devant chez moi. Je suis comme encerclée jusqu’à 18 heures. Ensuite, le village s’éteint à nouveau, la prairie est rendue aux saules et Claude Monet peut rouvrir ses yeux de bronze, sans tousser dans sa barbe aux parfums d’hydrocarbures.
Devant moi, le vent agite une forêt d’épis vert d’eau, perlée du rouge de coquelicots épars. Si quelqu’un contemplait la scène, d’en face, le long de l’Epte, sûr qu’elle lui évoquerait un tableau impressionniste. L’harmonie des couleurs orangées au soleil levant, avec juste une touche de deuil, à peine un petit point noir, dans le fond.
Une vieille vêtue de sombre. Moi !
La note subtile de mélancolie.
Je crie encore :
— Neptune !
Je reste là longtemps, à savourer le calme éphémère, je ne sais pas combien de temps, plusieurs minutes au moins, jusqu’à ce qu’arrive un joggeur. Il passe devant moi, MP3 vissé dans les oreilles. Tee-shirt. Baskets. Il a surgi dans la prairie comme un anachronisme. Il est le premier de la journée à venir gâcher le tableau, tous les autres suivront. Je lui adresse juste un petit signe de tête, il me le rend et s’éloigne dans un grésillement de cigale électronique qui s’échappe de ses écouteurs. Je le vois tourner vers le buste de Monet, la petite cascade, le barrage. Je le devine revenir le long du ru, en prenant garde lui aussi d’éviter la boue sur le bord du chemin.
Je me pose sur un banc. J’attends la suite. Inéluctable.
Il n’y a toujours aucun autocar sur le parking de la prairie lorsque la camionnette de police se gare en catastrophe au bord du chemin du Roy, entre le lavoir et mon moulin. À vingt pas du corps noyé de Jérôme Morval.
Je me lève.
J’hésite à rappeler une dernière fois Neptune. Je soupire. Après tout, il connaît le chemin. Le moulin des Chennevières est juste à côté. Je jette un dernier regard vers les flics qui descendent du véhicule et je m’éloigne. Je rentre chez moi. De la tour du moulin, au quatrième étage, derrière la fenêtre, on peut beaucoup mieux y observer tout ce qui se passe aux alentours.
Et beaucoup plus discrètement.
- 2 -
L’inspecteur Laurenç Sérénac a commencé par délimiter un périmètre de quelques mètres autour du cadavre, en fixant une large bande plastique orange aux branches des arbres au-dessus du ruisseau.
La scène du crime laisse présager une enquête compliquée. Sérénac se rassure en se disant qu’il a eu le bon réflexe quand le téléphone du commissariat de Vernon a sonné : venir avec trois autres collègues. Dans l’immédiat, la principale mission du premier, l’agent Louvel, est de garder à distance les badauds qui commencent à s’entasser le long du ru. C’en est même incroyable. Le véhicule de police a traversé un village désert et en quelques minutes on dirait que tous les habitants convergent en direction du lieu du meurtre. Car il s’agit bien d’un meurtre. Il n’y a pas besoin d’avoir suivi trois ans d’école de police à Toulouse pour en être certain. Sérénac observe à nouveau la plaie ouverte dans le cœur, le sommet du crâne ouvert et la tête plongée dans l’eau. L’agent Maury, à ce qu’il paraît le spécialiste scientifique le plus calé du commissariat de Vernon, est occupé à repérer avec précaution les traces de pas dans la terre, juste devant le cadavre, et à mouler des empreintes avec du plâtre à prise rapide. C’est Sérénac qui lui a donné l’ordre d’immortaliser le sol boueux avant même de s’avancer pour examiner le cadavre. Le type est mort, il ne va pas se sauver, pas même ressusciter. Pas question de piétiner la scène de crime avant d’avoir tout en photos et en sachets.
L’inspecteur Sylvio Bénavides surgit sur le pont. Il reprend son souffle. Quelques Givernois s’écartent pour le laisser passer. Sérénac lui a demandé de courir jusqu’au village de Giverny, juste au-dessus, avec à la main un cliché de la victime, afin de récupérer les premiers renseignements ; voire d’identifier l’homme assassiné. L’inspecteur Sérénac n’est pas en poste à Vernon depuis longtemps, mais il a vite compris que Sylvio Bénavides fait cela très bien, répondre à des ordres, avec zèle ; organiser les choses ; archiver avec minutie. L’adjoint idéal, en quelque sorte. Bénavides souffre peut-être d’un léger manque d’initiative… et encore, Sérénac a l’intuition qu’il s’agit plus d’un excès de timidité que d’un manque de compétence. Un type dévoué ! Enfin, dévoué… Dévoué à son métier de flic. Parce que, en réalité, Bénavides doit prendre son supérieur hiérarchique, l’inspecteur Laurenç Sérénac, tout fraîchement sorti de l’école de police de Toulouse, pour une sorte d’objet policier non identifié… Même si Sérénac a été bombardé patron du commissariat de Vernon depuis quatre mois, sans même le grade de commissaire, peut-on prendre au sérieux au nord de la Seine un flic qui n’a pas trente ans, qui parle aux truands comme aux collègues avec l’accent occitan et qui supervise déjà les scènes de crime avec un cynisme désabusé ?
Pas sûr, pense Sérénac. Les gens sont tellement stressés ici… Pas que dans la police. Partout ! Encore pire ici, à Vernon, cette grande banlieue parisienne maquillée en Normandie. Il connaît la carte de sa circonscription, la frontière avec l’Île-de-France passe à Giverny, à quelques centaines de mètres de là, de l’autre côté du cours principal de la rivière. Mais ici, on est normand, pas parisien. Et on y tient. Une sorte de snobisme. Un type lui a dit sérieusement que la frontière de l’Epte, ce petit ruisseau ridicule, entre la France et le royaume anglo-normand, au cours de l’histoire, a fait plus de morts que la Meuse ou le Rhin…
Les cons !
— Inspecteur…
— Appelle-moi Laurenç, bordel… Je t’ai déjà dit…
Sylvio Bénavides hésite. L’inspecteur Sérénac lui lance ça devant les agents Louvel et Maury, une quinzaine de badauds et un cadavre qui baigne dans son sang. Comme si c’était le moment de discuter sur le tutoiement.
— Heu. Oui. Heu, bon, patron… Je crois qu’il va falloir avancer sur des œufs… Je n’ai pas eu de mal à identifier la victime. Tout le monde la connaît, ici. C’est une huile, à ce qu’il paraît. Jérôme Morval. Un chirurgien ophtalmologue connu, son cabinet est situé avenue Prudhon à Paris, dans le XVIe. Il habite l’une des plus belles maisons du village, 71 rue Claude-Monet.
— Il habitait… précise Sérénac.
Sylvio encaisse. Il traîne la figure d’un type qui aurait tiré la conscription pour le front russe. D’un fonctionnaire muté chez les chtis… D’un flic nommé en Normandie… L’image fait sourire Sérénac. C’est lui, pas son adjoint, qui devrait faire la gueule.
— OK, Sylvio, fait Sérénac. Bon boulot. Pas la peine de stresser pour l’instant. On affinera le CV plus tard…
Sérénac décroche le ruban orange.
— Ludo, c’est bon pour les empreintes ? On peut approcher sans mettre les patins ?
Ludovic Maury confirme. Le policier s’éloigne en portant diverses moulures de plâtre pendant que l’inspecteur Sérénac enfonce ses pieds dans la boue des berges du ruisseau. Il s’accroche d’une main à la branche de frêne la plus proche et de l’autre désigne le corps inerte.
— Approche, Sylvio. Regarde. Tu ne le trouves pas curieux, le mode opératoire de ce crime ?
Bénavides s’avance. Louvel et Maury se retournent également, comme s’ils assistaient à l’examen d’admission de leur supérieur hiérarchique.
— Les garçons, observez la plaie, là, à travers la veste. Visiblement, Morval a été tué par une arme tranchante. Un couteau ou quelque chose de ressemblant. Plein cœur. Sang sec. Même sans l’avis des légistes, on peut émettre l’hypothèse que c’est la cause de la mort. Sauf que si on détaille les traces dans la boue, on s’aperçoit que le corps a été traîné sur quelques mètres jusqu’au bord de l’eau. Pourquoi se donner cette peine ? Pourquoi déplacer un cadavre ? Ensuite, le meurtrier a attrapé une pierre, ou un autre objet lourd de même taille, et s’est donné la peine de lui écraser le haut du crâne et la tempe. Là, encore, pour quelle fichue raison ?
Louvel lève presque une main timide.
— Morval n’était peut-être pas mort ?
— Mouais, fait la voix chantante de Sérénac. Vu la taille de la plaie au cœur, je n’y crois pas beaucoup… Et si Morval vivait encore, pourquoi ne pas planter un second coup de couteau sur place ? Pourquoi le transporter, puis lui défoncer le crâne ?
Sylvio Bénavides ne dit rien. Ludovic Maury observe le site. Il y a une pierre au bord du ru, de la taille d’un gros ballon de football, couverte de sang. Il a prélevé à sa surface tous les échantillons possibles. Il tente une réponse :
— Parce qu’il avait une pierre à proximité. Il a pris l’arme qu’il avait sous la main…
Les yeux de Sérénac brillent.
— Là, je ne suis pas d’accord avec toi, Ludo. Regardez bien la scène, les garçons. Il y a plus étrange encore. Regardez le ruisseau, sur vingt mètres. Qu’est-ce que vous voyez ?
L’inspecteur Bénavides et les deux agents suivent les berges des yeux, sans comprendre où Sérénac veut en venir.
— Il n’y a aucune autre pierre ! triomphe Sérénac. On ne trouve pas une seule autre pierre sur toute la longueur de la rivière. Et si on l’observe d’un peu près, cette pierre, il ne fait aucun doute qu’elle a été transportée, elle aussi. Pas de terre sèche collée à la roche, l’herbe écrasée sous elle est fraîche… Qu’est-ce qu’elle fiche là, alors, cette pierre providentielle ? L’assassin l’a apportée là, elle aussi, ça crève les yeux…
L’agent Louvel tente de faire reculer les Givernois vers la rive droite du ru, devant le pont, côté village. Le public ne semble pas déranger Sérénac.
— Les garçons, continue l’inspecteur, si je résume, nous sommes face au cas de figure suivant : Jérôme Morval est poignardé sur le chemin, un coup sans doute mortel. Puis son assassin le traîne jusqu’à la rivière. Six mètres plus loin. Ensuite, comme c’est un perfectionniste, il va dénicher une pierre dans les environs, un truc qui doit peser pas loin de vingt kilos, et revient écraser la cervelle de Morval… Et ce n’est pas encore fini… Observez la position du corps dans le ruisseau : la tête est presque entièrement noyée. Elle vous semble naturelle, cette position ?
— Vous venez de le dire, patron, répond Maury, presque agacé. L’assassin a frappé Morval avec la pierre, au bord de l’eau. Puis la victime glisse jusqu’au ruisseau…
— Comme par hasard, ironise l’inspecteur Sérénac. Un coup sur le crâne et la tête de Morval se retrouve au fond de l’eau… Non, les gars, je suis prêt à prendre les paris avec vous. Prenez la pierre et ratatinez la cervelle de Morval. Là, sur la berge. Pas une fois sur mille la tête du cadavre ne se retrouvera au fond de l’eau, impeccablement immergée dans dix centimètres de profondeur… Messieurs, je crois que la solution est bien plus simple. On a affaire, en quelque sorte, à un triple meurtre sur la même personne. Un, je te bute. Deux, je te fracasse la tête. Trois, je te noie dans l’eau…
Un rictus s’accroche à ses lèvres.
— On a affaire à un motivé. Un obstiné. Très très en colère contre Jérôme Morval.
Laurenç Sérénac se retourne vers Sylvio Bénavides en souriant.
— Vouloir le tuer trois fois, c’est pas très sympa pour notre ophtalmo, mais à la limite, ça vaut mieux que tuer une fois trois personnes différentes, non ?
Sérénac cligne de l’œil vers un inspecteur Bénavides de plus en plus gêné.
— Je ne voudrais pas semer la panique dans le village, continue-t-il, mais rien dans cette scène de crime ne me semble être dû au hasard. Je ne sais pas pourquoi, on dirait presque une composition, un tableau mis en scène. Comme si chaque détail avait été choisi. Ce lieu précis, à Giverny. Le déroulement des événements. Le couteau, la pierre, la noyade…
— Une vengeance ? suggère Bénavides. Une sorte de rituel ? C’est ce que vous pensez ?
— J’en sais rien, répond Sérénac. On verra bien… Pour l’instant, ça semble n’avoir aucun sens, mais ce qui est certain, c’est que cela en a un pour l’assassin…
Louvel repousse mollement les badauds sur le pont. Sylvio Bénavides demeure toujours muet, concentré, comme s’il cherchait à faire le tri dans le flot de paroles de Sérénac, entre le bon sens et la provocation.
Soudain, une ombre brune surgit du bosquet de peupliers de la prairie, passe sous le ruban orange et piétine la boue des berges. L’agent Maury tente sans succès de la retenir.
Un berger allemand !
Le chien, joyeux, se frotte au jean de Sérénac.
— Tiens, fait l’inspecteur, notre premier témoin spontané…
Il se retourne vers les Givernois sur le pont.
— Quelqu’un connaît ce chien ?
— Oui, répond sans hésiter un type assez âgé en tenue de peintre, pantalon de velours et veste en tweed. C’est Neptune. Le chien du village. Tout le monde le croise, ici. Il court après les gosses du village. Les touristes. Il fait partie du paysage, pour ainsi dire…
— Viens là, mon gros, fait Sérénac en s’accroupissant à la hauteur de Neptune. Alors, c’est toi, notre premier témoin ? Dis-moi, tu l’as vu, l’assassin ? Tu le connais ? Tu passeras me voir tout à l’heure pour la déposition. Là, on a encore un peu de travail.
L’inspecteur brise une branche de saule et la lance quelques mètres plus loin. Neptune répond au jeu. S’éloigne, revient. Sylvio Bénavides observe avec étonnement le manège de son supérieur.
Enfin, Sérénac se relève. Il prend un long moment pour détailler les alentours : le lavoir en brique et torchis, juste en face du ru ; le pont sur le ruisseau et, juste derrière, cette étrange bâtisse biscornue à colombages, dominée par une sorte de tour de quatre étages, dont on peut lire le nom gravé sur le mur, Moulin des Chennevières. Il ne faudra rien négliger, note-t-il dans un coin de sa tête, on devra faire le tour de tous les témoins potentiels, même si le meurtre a sans doute été commis aux alentours de 6 heures du matin.
— Michel, fais reculer le public. Ludo, file-moi des gants en plastique, on va lui faire les poches, à notre ophtalmo, quitte à se mouiller les pieds si on ne veut pas déplacer le corps.
Sérénac fait valser ses baskets, ses chaussettes, relève son jean jusqu’à mi-mollet, enfile les gants que lui tend l’agent Maury et descend pieds nus dans le ruisseau. Sa main gauche maintient l’équilibre du corps de Morval, pendant que l’autre fouille dans sa veste. Il extirpe un portefeuille de cuir, qu’il tend à Bénavides. Son adjoint l’ouvre et vérifie les pièces d’identité.
Aucun doute, c’est bien Jérôme Morval.
La main continue d’explorer les poches du cadavre. Mouchoirs. Clés de voiture. Tout passe de main gantée en main gantée et finit dans des sachets transparents.
— Bordel. Qu’est-ce que…
Les doigts de Sérénac extirpent de la poche extérieure de la veste du cadavre un carton froissé. L’inspecteur baisse les yeux. Il s’agit d’une simple carte postale. L’illustration représente les « Nymphéas » de Monet, une étude en bleu : une reproduction comme il s’en vend des millions dans le monde. Sérénac retourne la carte.
Le texte est court, inscrit en lettres d’imprimerie. ONZE ANS. BON ANNIVERSAIRE.
Juste en dessous de ces quatre mots, une mince bande de papier a été découpée puis collée sur la carte. Dix mots, cette fois : Le crime de rêver je consens qu’on l’instaure.
Bordel…
L’eau du ruisseau glace soudain les chevilles de l’inspecteur, comme deux menottes d’acier. Sérénac crie aux badauds installés en face, tassés autour du lavoir normand comme s’ils attendaient le bus :
— Il avait des gosses, Morval ? Disons, un gosse de onze ans ?
Le peintre en velours et tweed est à nouveau le plus rapide à répondre :
— Non, monsieur le commissaire. Certainement pas !
Bordel…
La carte d’anniversaire passe dans les mains de l’inspecteur Bénavides. Sérénac lève la tête, observe. Le lavoir. Le pont. Le moulin. Le village de Giverny qui se réveille. Les jardins de Monet, qu’on devine un peu plus loin. La prairie et les peupliers.
Les nuages qui s’accrochent aux coteaux boisés.
Ces dix mots qui s’accrochent à ses pensées.
Le crime de rêver je consens qu’on l’instaure.
Il a soudain la conviction que quelque chose n’est pas à sa place dans ce paysage de carte postale impressionniste.
- 3 -
Du haut de la tour du moulin des Chennevières, je regarde les flics. Celui qui porte un pantalon de jean, le chef, a encore les pieds dans l’eau, les trois autres sont sur la berge, entourés par cette foule stupide, près d’une trentaine de personnes maintenant, qui ne ratent rien de la scène, comme au théâtre, au théâtre de rue. Au théâtre de ru, d’ailleurs, si je veux être vraiment précise.
Je souris pour moi-même. C’est idiot, vous ne pensez pas, de se faire des jeux de mots à soi-même ? Et moi, suis-je moins stupide que ces badauds parce que je suis au balcon ? À la meilleure place, croyez-moi. Voir sans être vue.
J’hésite. Je ris aussi parce que j’hésite. Nerveusement.
Que dois-je faire ?
Les flics sont en train de sortir de la camionnette blanche un grand étui de plastique, sans doute pour fourrer le cadavre dedans. La question continue de me trotter dans la tête. Que dois-je faire ? Dois-je me rendre à la police ? Dois-je dire tout ce que je sais aux flics du commissariat de Vernon ?
Les flics seront-ils capables de croire le délire d’une vieille folle ? La solution n’est-elle pas plutôt de me taire et d’attendre ? Attendre quelques jours, seulement quelques jours. Observer, jouer à la petite souris, histoire de voir comment les événements évoluent. Et puis il faudra bien aussi que je parle à la veuve de Jérôme Morval, Patricia, oui cela, bien entendu, je dois le faire.
Mais parler aux flics, par contre…
En bas, près du ruisseau, les trois agents se sont penchés et traînent jusqu’au sac le cadavre de Jérôme Morval, comme un gros morceau de viande décongelée, dégoulinant de flotte et de sang. Ils peinent, les pauvres. Ils me donnent l’impression de pêcheurs amateurs qui ont harponné un poisson trop gros. Le quatrième flic, toujours dans l’eau, les observe. D’où je suis, on dirait même qu’il se marre. Allez, d’après ce que je peux voir, au minimum il sourit.
Après tout, je me torture peut-être la cervelle pour rien, si je parle à Patricia Morval, tout le monde risque d’être au courant, c’est certain. Surtout les flics. Elle est bavarde, la veuve… Tandis que moi, je ne suis pas encore veuve, pas tout à fait.
Je ferme les yeux, peut-être une minute. À peine.
J’ai pris ma décision.
Non, je ne vais pas parler aux flics ! Je vais me transformer en souris noire, invisible. Pendant quelques jours au moins. Après tout, si les flics veulent me trouver, ils le peuvent, à mon âge, je ne cours pas bien vite. Ils n’ont qu’à suivre Neptune… J’ouvre les yeux et je regarde mon chien. Il est couché à quelques dizaines de mètres des policiers, dans les fougères, lui non plus ne rate rien de la scène du crime.
Oui, c’est décidé, je vais attendre quelques jours, le temps d’être veuve au moins. C’est la norme, non ? Le minimum de décence. Ensuite, il sera toujours temps d’improviser, d’agir, au bon moment. Selon les circonstances… J’ai lu il y a longtemps un roman policier assez incroyable. Ça se passait dans un manoir anglais, ou quelque chose comme ça. Toute l’intrigue était expliquée à travers les yeux d’un chat. Oui, vous m’avez bien entendue, d’un chat ! Le chat était témoin de tout et forcément personne ne lui prêtait attention. C’est lui qui, à sa façon, menait l’enquête ! Il écoutait, observait, fouinait. Le roman était même suffisamment bien fichu pour qu’on puisse penser qu’au final, c’était le chat l’assassin. Bon, je ne vais pas gâcher votre plaisir, je ne vous dévoile pas la fin, vous le lirez, ce bouquin, si vous en avez l’occasion… C’était juste pour vous expliquer ce que j’ai l’intention de faire : devenir un témoin de cette affaire aussi insoupçonnable que le chat de mon manoir.
Je tourne à nouveau la tête vers la rivière.
Le cadavre de Morval a presque disparu, avalé par le sac plastique ; on dirait un anaconda repu ; seul un morceau de tête dépasse encore entre deux mâchoires crantées d’une fermeture éclair pas complètement tirée. Les trois flics sur la berge semblent souffler. D’en haut, on dirait qu’ils n’attendent qu’un geste de leur patron pour sortir une cigarette.