- CINQUIÈME JOUR -
17 mai 2010
(Cimetière de Giverny)

Enterrement

- 17 -

Il pleut, comme toujours lors des enterrements à Giverny.

Une pluie fine et froide.

Je suis seule devant la tombe. La terre fraîchement retournée tout autour donne au décor des allures de chantier abandonné. L’eau glisse en minuscules coulées de boue, souillant la plaque de marbre. « À mon mari. 1926-2010 ».

Près du mur de béton gris, je suis un peu protégée. Tout en haut. Le cimetière de Giverny est construit à flanc de coteau derrière l’église, en terrasses. Il a été étendu progressivement, étage par étage. Les morts grignotent la colline, petit à petit. Les célébrités, les riches, les glorieux, on les enterre encore en bas, près de l’église, près du village, près de Monet.

Aux bonnes places !

Pas de mélange, on les laisse ensemble, entre eux, les mécènes, les collectionneurs, les peintres plus ou moins célèbres qui payent une fortune pour reposer là, pour l’éternité !

Les cons !

Comme s’ils s’organisaient un petit vernissage entre spectres les soirs de pleine lune… Je me retourne. Tout en bas, à l’autre bout du cimetière, ils finissent d’enterrer Jérôme Morval. Une jolie tombe bien à sa place, au milieu des Van der Kemp, des Hoschedé-Monet et des Baudy. Tout le village est là, ou presque. Disons une bonne centaine de personnes, en noir, tête nue ou sous les parapluies.

Cent personnes, plus moi, toute seule ! À l’autre bout. Tout le monde se fout d’un vieux ou d’une vieille qui meurt. À tout prendre, pour être pleuré, mieux vaut crever jeune, en pleine gloire. Même si vous êtes le pire des salauds, pour être regretté, mieux vaut y passer le premier ! Pour mon mari, le curé a plié ça en moins d’une demi-heure. Un jeune, qui vient de Gasny. Je ne l’avais jamais vu avant. Morval, lui, a eu droit à l’évêque d’Évreux ! Une relation du côté de sa femme, paraît-il… Près de deux heures que ça dure.

Je vous vois venir, cela vous paraît peut-être étrange, deux enterrements dans le même cimetière, seulement séparés de quelques dizaines de mètres, sous la même pluie battante. La coïncidence vous apparaît peut-être dérangeante ? Exagérée ? Soyez alors certains d’une chose, d’une seule : il n’existe aucune coïncidence dans toute cette série d’événements. Rien n’est laissé au hasard dans cette affaire, bien au contraire. Chaque élément est à sa place, exactement au juste moment. Chaque pièce de cet engrenage criminel a été savamment disposée et croyez-moi, je peux vous le jurer sur la tombe de mon mari, rien ne pourra l’arrêter.

Je relève la tête. Je vous le confirme : vu d’en haut, le tableau vaut le coup d’œil.

Patricia Morval est agenouillée devant la tombe de son mari. Inconsolable. Stéphanie Dupain se tient un peu derrière elle, le visage grave, les yeux délavés elle aussi. Son mari la soutient, il a passé son bras derrière sa hanche, le visage fermé, ses gros sourcils, sa moustache, trempés. Autour d’eux, une foule d’anonymes, de proches, d’amis, de femmes. L’inspecteur Sérénac est venu aussi, il reste un peu en retrait, près de l’église, pas loin de la tombe de Monet. L’évêque termine son hommage.

Trois paniers en osier sont posés dans l’herbe. Tout le monde est censé prendre une fleur, la lancer sur le cercueil dans le trou : roses trémières, iris, œillets, lilas, tulipes, bleuets… J’en passe… Il n’y a que Patricia Morval pour avoir une idée aussi morbide. Impression soleil mourant…

Même Monet n’aurait pas osé…

Ils ont poussé la délicatesse jusqu’à sculpter un nénuphar gris sur une immense plaque de granit.

C’est d’un goût…

Au moins, c’est raté pour la lumière. La fameuse lumière de Giverny, une dernière fois avant le trou noir. On ne peut pas tout acheter. C’est peut-être un signe que Dieu existe, finalement.

La terre fraîche de la tombe, à mes pieds, commence à glisser en chenaux ocre le long du chemin creux entre les tombes… Bien entendu, en contrebas, pas un Givernois n’a de bottes ! C’est l’inspecteur Sérénac qui doit rigoler, dans son coin. On s’amuse comme on peut…

Je secoue l’écharpe noire qui couvre mes cheveux. Elle est trempée, elle aussi. Bonne à tordre ! Les enfants sont un peu plus loin. Certains se tiennent avec leurs parents, d’autres non. J’en reconnais quelques-uns. Fanette pleure. Vincent est derrière elle, il n’ose visiblement pas la consoler. Ils sont graves, comme l’est l’incongruité de la mort quand on a onze ans.

La pluie diminue un peu d’intensité.

À force d’observer cette scène, une histoire curieuse me revient, une de ces énigmes qu’on se posait jadis, lorsque j’étais enfant, lors des veillées. Un homme se rend à l’enterrement d’un membre de sa famille. Quelques jours plus tard, cet homme, sans raison apparente, tue un autre cousin. Tout l’intérêt de l’énigme consistait à trouver le mobile de cet assassinat, en posant des questions. Cela pouvait durer des heures… Non, l’homme ne connaissait pas ce cousin… Non, il ne cherchait pas à se venger ; non, il ne s’agit pas d’une histoire d’argent ; non, il ne s’agit pas non plus d’un secret de famille… Cela pouvait durer une nuit entière, à poser des questions dans le noir, sous les draps…

La pluie s’est arrêtée.

Les trois paniers de fleurs sont vides.

Les gouttes glissent doucement sur la plaque de marbre de la tombe de mon mari. En bas, la foule se disperse enfin. Jacques Dupain serre toujours la taille de sa femme. Ses longs cheveux coulent, inondant le galbe sombre de deux seins collés à sa robe noire. Ils passent devant Laurenç Sérénac. Pas une seconde l’inspecteur n’a quitté Stéphanie Dupain des yeux.

C’est ce regard dévorant, je crois, qui m’a fait repenser à cette énigme de mon enfance. J’avais trouvé la solution au petit matin, de guerre lasse… L’homme, lors de l’enterrement, était tombé amoureux fou d’une inconnue. La femme avait disparu avant qu’il ne l’aborde. Il ne lui restait plus alors qu’une solution pour espérer la revoir : tuer une autre personne de la famille présente lors de cet enterrement et espérer que la belle inconnue revienne à la prochaine inhumation… La plupart de ceux qui, pendant des heures, avaient cherché la solution de cette énigme avaient crié au scandale, à l’imposture, au grand n’importe quoi. Pas moi. La logique implacable de cette histoire, de ce crime, m’avait fascinée. C’est étrange, comment la mémoire vous revient. Jamais je n’y avais repensé, depuis des années… Avant l’enterrement de mon mari.

Les dernières silhouettes s’éloignent.

Je peux bien l’avouer, maintenant, puisque je suis au courant.

C’est l’occasion, le décor idéal pour cela.

LA MORT VA FRAPPER À NOUVEAU À GIVERNY.

Parole de sorcière !

J’attends encore, je regarde la terre meuble autour de la tombe de mon mari. Je suis à peu près certaine que je ne reviendrai jamais ici. Vivante, du moins. Je n’ai plus rien à faire, il n’y a plus d’autre enterrement pour me tenir compagnie. Les minutes passent, les heures peut-être.

Je rentre enfin.

Neptune attend sagement devant le cimetière. Je marche dans la rue Claude-Monet, le jour s’éteint doucement. Les fleurs s’égouttent le long des murs, sous les réverbères. Un peintre doué pourrait sans doute tirer quelque chose de la pénombre de ce village qui sèche.

Les lumières commencent à s’allumer aux carreaux des chaumières. Je passe devant l’école. Dans la maison la plus proche, la lucarne ronde, à l’étage, sous les toits, est éclairée. C’est la fenêtre de la chambre de Stéphanie et Jacques Dupain. Que peuvent-ils bien faire, se dire, tout en égouttant leurs habits détrempés ?

Vous aussi, je m’en doute, vous voudriez pouvoir vous glisser sous la mansarde et les espionner. Mais cette fois-ci, je suis désolée, j’ai beau prendre très au sérieux mon rôle de souris noire, je ne sais pas encore grimper le long des gouttières.

Je ralentis simplement quelques secondes, et je continue.

- 18 -

Laurenç Sérénac marche avec précaution dans l’obscurité, en se fiant simplement au crissement de ses pas sur le gravier. Il n’a eu aucune difficulté à trouver la maison de son adjoint, il a suivi sagement les indications de Sylvio Bénavides : longer la vallée de l’Eure jusqu’à Cocherel, puis remonter sur la gauche après le pont en direction de l’église, le seul monument éclairé dans le hameau après 10 heures du soir. Sérénac a garé sa moto, une Tiger Triumph T100, entre deux pots de fleurs monumentaux, après avoir vérifié à la lueur des phares le nom de son adjoint sur la boîte aux lettres. C’est ensuite que l’affaire s’est compliquée : pas de sonnette, pas de lumière, juste une allée de gravier et l’ombre de la bâtisse, cinquante mètres devant. Alors, il avance au petit bonheur…

— Bordel !

Sérénac a hurlé dans la nuit. Son genou vient de heurter un mur de brique. Moins d’un mètre de hauteur, juste devant lui. Sa main découvre à tâtons des pierres froides, une grille de fer, de la poussière sombre. Au moment où il comprend qu’il s’est cogné à un barbecue, une lumière scintille au loin, puis, l’instant d’après, une immense véranda s’éclaire. Au moins, son cri aura ameuté le voisinage. La silhouette de Sylvio Bénavides apparaît devant la porte de verre dans la timide pénombre qui enveloppe le jardin.

— C’est tout droit, patron, suivez le gravier, faites juste attention aux barbecues.

— OK, OK, grommelle Sérénac, tout en pensant que le conseil vient un peu tard.

Il marche sur le gravier sombre en faisant à nouveau confiance à ses oreilles, ses pieds, et aux indications de son adjoint. Moins de trois mètres plus loin, sa jambe heurte de plein fouet un autre mur. L’inspecteur, plié en deux, plonge en avant alors que ses coudes heurtent avec violence une sorte de cube de fer. Sérénac hurle une nouvelle fois de douleur.

— Ça va, patron ? s’inquiète la voix confuse de Sylvio. Je vous avais bien dit de faire attention aux barbecues…

— Putain, grogne Sérénac en se redressant. Comment je pouvais savoir que c’était au pluriel ? T’en as combien, comme ça, des barbecues ? T’en fais collection ou quoi ?

— Dix-sept ! répond fièrement Sylvio. Vous avez deviné, je les collectionne. Avec mon père.

L’obscurité dissimule aux yeux de Sylvio la réaction stupéfaite de son patron. Lorsqu’il parvient à la véranda, il peste encore :

— Tu te fous de ma gueule, Sylvio ?

— Pourquoi ?

— Tu veux vraiment me faire croire que tu collectionnes les barbecues ?

— Je ne vois pas où est le problème. Vous verriez, de jour. On doit même être quelques milliers de fugicarnophiles dans le monde…

Laurenç Sérénac se baisse et masse son genou.

— Fugi-machin-truc, ça signifie « collectionneur de barbecues », je suppose ?

— Ouais ! Enfin, je ne suis pas certain que ce soit dans le dictionnaire. À mon niveau, je ne suis qu’un amateur, mais pour vous dire, il y a un type en Argentine qui possède près de trois cents barbecues, en provenance de cent quarante-trois pays dans le monde, dont le plus vieux remonte à 1200 avant Jésus-Christ.

Sérénac frotte maintenant ses coudes douloureux.

— Tu me fais marcher ou t’es sérieux ?

— Vous commencez à me connaître, patron, vous croyez que je suis du genre à inventer un truc comme ça ? Vous savez, les hommes, partout dans le monde, depuis l’âge du feu, mangent de la viande cuite. Vous pouvez pas imaginer, c’est passionnant de s’intéresser à ça. Y a pas de pratique plus universelle et ancestrale que celle du barbecue…

— Et du coup, t’en as dix-sept dans ton jardin… Normal… T’as raison, au fond, c’est beaucoup plus classe comme déco que des nains de jardin…

— Classe, original, culturel, décoratif… et en plus, le fin du fin, c’est commode pour inviter les voisins…

Sérénac passe sa main dans ses cheveux et les ébouriffe.

— J’ai été muté dans un pays de fous…

Sylvio sourit.

— Même pas… Une autre fois, je vous parlerai des traditions occitanes et de la différence entre les barbecues cathares et cévenols…

Il monte les trois marches devant la véranda.

— Allez, entrez, patron… Vous avez trouvé facilement ?

— À l’exception des vingt derniers mètres, oui ! Dis donc, si j’excepte tes barbecues, c’est plutôt chic dans le coin. Les moulins, les chaumières…

— Oui, j’aime bien, surtout la vue qu’on a d’ici, devant la véranda.

L’inspecteur Sérénac monte à son tour les trois marches.

— Enfin, là, explique Sylvio, la nuit est tombée, on ne voit pas grand-chose. Mais de jour, c’est superbe. En plus, patron, Cocherel, c’est un coin assez bizarre.

— Plus bizarre qu’un club de fugicophiles ? Il faut me raconter ça !

— Fugicarnophiles. Mais ça n’a rien à voir. En fait, il y a eu des tas de morts ici. Une grande bataille pendant la guerre de Cent Ans s’est tenue sur les coteaux en face, des milliers de cadavres, et ça a recommencé ensuite, pendant la Seconde Guerre mondiale. Et le plus bizarre dans tout ça, savez-vous qui est enterré dans le cimetière de l’église, juste derrière ?

— Jeanne d’Arc ?

Bénavides sourit.

— Aristide Briand.

— Ah ouais ?

— À tous les coups, vous ne savez pas qui c’est ?

— Un chanteur…

— Non, celui-là, c’est Aristide Bruant. On confond toujours. Aristide Briand, c’est un homme politique. Un pacifiste. Le seul prix Nobel de la paix français.

— T’es adorable, Sylvio, de t’occuper ainsi de mon éducation normande…

Il observe les colombages de la chaumière éclairée.

— Pour revenir à ce que je te disais, pour un simple inspecteur de police et son misérable salaire, elle est plutôt grand standing, ta maison de fonction.

Sylvio se rengorge, touché par le compliment. Il lève les yeux vers le toit de la véranda et sa charpente de poutres naturelles. Des fils de fer ont été tendus pour qu’avec le temps la vigne plantée dans le mètre non carrelé du sol de la véranda s’enroule autour.

— Vous savez, patron, je n’ai acheté qu’une ruine, il y a plus de cinq ans maintenant. Et depuis, je bricole…

— Ah ouais ? T’as fait quoi ?

— Tout…

— Non ?

— Si… c’est dans les gènes, patron, vous savez, chez les Portugais, même chez les flics. Vous comprenez, le rapport nord-sud…

Sérénac éclate de rire. Il ôte son blouson de cuir.

— Vous êtes trempé, patron.

— Ouais, putain d’enterrement normand.

— Entrez, hésitez pas, venez vous sécher.

Les deux hommes pénètrent sous la véranda. Laurenç Sérénac pose son blouson au dos d’une chaise en plastique qui manque de basculer en arrière sous le poids du vêtement. Il s’assoit sur celle d’à côté. Bénavides s’excuse presque :

— Faut reconnaître qu’un salon en plastique, c’est pas très confortable. Je l’ai récupéré chez un cousin, ça me dépanne bien, les antiquaires de la vallée de l’Eure, on verra plus tard, hein, quand je serai passé commissaire…

Il sourit et s’assoit également.

— Alors, cet enterrement ?

— Rien de particulier. La pluie… La foule. Tout Giverny était là, toutes les générations, des plus vieux aux plus jeunes. J’ai demandé à Maury de prendre des photos, on verra ce qu’on peut en tirer. Tu aurais dû venir, Sylvio, il y avait un nénuphar en granit, des fleurs dans des paniers, et même l’évêque d’Évreux. Et je te rassure, aucun Givernois en bottes. Tu vois, la très grande classe !

— En parlant de bottes, patron, j’ai vu au commissariat que Louvel coordonnait tout. On devrait pouvoir se faire une première idée demain.

— Ouais… Espérons que cela nous réduise la liste des suspects, dit Sérénac en se frottant les mains comme pour se réchauffer. Au moins, l’avantage de cet enterrement interminable, c’est que ça me donne l’occasion de faire des heures sup au domicile de mon adjoint préféré…

— Et ça tombe bien, vous n’en avez qu’un ! Je suis désolé, patron, de vous avoir demandé de venir ici, mais j’aime pas trop laisser Béatrice seule le soir.

— Je comprends, t’en fais pas. Pour terminer avec ce putain d’enterrement, Patricia, la veuve, était en larmes du début à la fin. Pour tout te dire, si elle joue la comédie, je la propose aux Césars pour les meilleurs espoirs féminins. Par contre, a priori, il n’y avait aucune maîtresse de Morval pour pleurer sur sa tombe…

— À part la maîtresse d’école, Stéphanie Dupain.

— Tu fais de l’humour ?

— Involontaire, je vous rassure…

Il baisse les yeux et esquisse un sourire discret.

— J’ai bien compris que le sujet était sensible.

— Nom de Dieu, mais c’est qu’il se lâche, mon adjoint préféré, quand il joue à domicile ! Pour te répondre, Sylvio, oui, Stéphanie Dupain assistait à l’enterrement… Et je peux bien te le dire, plus belle que jamais, ruisselante à en rendre la pluie presque agréable, mais elle n’a pas quitté les bras de son jaloux de mari.

— Faites gaffe quand même, patron.

— Merci du conseil, je suis grand, tu sais.

— Je suis sincère.

— Moi aussi.

Laurenç Sérénac, un peu gêné, tourne les yeux et inspecte la véranda : les joints des murs en brique saumon sont impeccables, les poutres entièrement décapées, les margelles de grès polies et blanchies.

— T’as vraiment tout fait toi-même, ici ?

— Je passe tous mes week-ends et mes vacances à bricoler, avec mon père. On fait ça à deux, peinards. C’est le pied.

— Putain. Tu me sidères, Sylvio. Moi, je supporte uniquement votre climat de merde parce qu’il met huit cents bornes entre ma famille et moi…

Ils rient. Sylvio roule des yeux inquiets, sans doute à cause du bruit qu’ils font.

— Bon, on s’y met ?

Laurenç étale trois photographies des maîtresses de Jérôme Morval sur la table de plastique. Sylvio en fait de même avec les deux siennes et laisse traîner un regard consterné.

— Personnellement, je ne comprends pas qu’on puisse tromper sa femme. C’est un truc qui me dépasse.

— Tu la connais depuis combien de temps, ta Béatrice ?

— Sept ans.

— Et tu l’as jamais trompée ?

— Non.

— Elle dort au-dessus, c’est ça ?

— Oui, mais ça ne change rien…

— Pourquoi tu ne l’as jamais trompée ? Ta femme est la plus belle du monde, c’est ça ? Donc t’as aucune raison d’en désirer une autre ?

Les mains de Sylvio jouent avec les photographies. Il regrette déjà d’avoir amené son supérieur sur ce terrain.

— Arrêtez, patron, je vous ai pas fait venir ici pour…

— Elle est comment, ta Béatrice ? coupe Sérénac. Elle n’est pas jolie, c’est ce que tu veux me dire ?

Sylvio pose soudain ses deux mains bien à plat sur la table.

— Mais belle ou pas belle, c’est pas la question ! C’est pas comme ça que ça marche. C’est débile de vouloir que sa femme soit la plus belle du monde ! Ça veut dire quoi, ça, c’est pas une compétition ! Une femme, il y en aura toujours quelque part une plus belle que celle avec qui vous vivez. Et puis même si vous décrochez miss Monde, miss Monde, au bout du compte, elle vieillira. Faudrait foutre dans son lit chaque année la nouvelle miss Monde, c’est ça ?

En réponse à la tirade de son adjoint, Laurenç affiche une sorte de sourire que Sylvio trouve étrange, surtout qu’il a l’air d’observer quelque chose par-dessus son épaule, en direction de la porte du couloir.

— Alors comme ça, je ne suis pas la plus belle ?

Sylvio se retourne comme si le pas de vis sur lequel était fixé son cou avait lâché et qu’il allait faire dix tours sur lui-même.

Écarlate.

Béatrice, derrière lui, semble glisser sur le carrelage de la véranda. Laurenç la trouve ravissante, même si le mot est mal choisi. Bouleversante, plutôt. Grande, brune, ses longs cheveux noirs et ses cils se mélangent devant ses yeux embrumés en un rideau protégeant les derniers rayons de sommeil. Béatrice est enroulée dans un large châle blanc crème dont les plis sur son ventre rond évoquent les courbes d’une statue antique. Sa peau de pêche semble avoir été ciselée dans la même étoffe que le châle de coton. Ses yeux pétillent d’ironie. Sérénac se demande si Béatrice est toujours aussi belle, ou bien si c’est parce qu’elle est enceinte, mère, à quelques jours près. La plénitude de la grossesse, quelque chose comme un bonheur à l’intérieur qui finit par affleurer en surface. Ce genre de truc qu’on lit dans les magazines. Sérénac se fait aussi la réflexion qu’il doit vieillir, pour avoir des idées pareilles sur les femmes ; est-ce que, il y a quelques années, il aurait trouvé sexy une femme enceinte ?

— Sylvio, fait Béatrice en prenant une chaise, tu vas me chercher un verre de jus de fruit, n’importe quoi ?

Sylvio se lève et fonce à la cuisine. Il s’est ratatiné, comme un tabouret qui a trop tourné sur lui-même. Béatrice remonte le châle sur ses épaules.

— Alors c’est vous, le fameux Laurenç Sérénac ?

— Pourquoi « fameux » ?

— Sylvio me parle beaucoup de vous. Vous… vous l’étonnez. Vous le bousculez, même. Votre prédécesseur était plus… plus classique…

La voix de Sylvio, dans la cuisine, crie :

— Ananas, ça te va ?

— Oui !

Puis, deux secondes après :

— La bouteille est entamée ?

— Oui, d’hier.

— Alors non.

Un silence.

— Bon, je vais voir à la cave ce qu’il y a…

Sexy, la femme enceinte, mais chiante. Le châle a glissé le long de son épaule droite. Une pensée jeune, se dit Laurenç, serait de se demander si d’habitude les formes de Béatrice sont aussi voluptueuses. Elle se tourne vers Sérénac.

— Il est adorable, vous ne trouvez pas ? C’est le meilleur des hommes. Vous savez, Laurenç, je l’avais repéré depuis longtemps, mon Sylvio, je m’étais dit quelque chose comme « Celui-là, il est pour moi »…

— Mais lui n’a pas dû vous résister bien longtemps, vous êtes superbe…

— Merci.

Le châle glisse puis remonte.

— Ça me touche, un compliment, surtout venant de vous.

— Venant de moi ?

— Oui, venant de vous. Vous… vous êtes un homme qui sait regarder les femmes.

Elle dit ça avec une lueur ironique au coin de l’œil, le châle retombe, bien entendu, et après ça Laurenç n’a plus qu’à détourner les yeux et admirer le travail manuel de Sylvio et de son papa. Poutres, briques et verre.

— Je l’aime bien aussi, Sylvio, reprend Sérénac. Et pas seulement à cause de ses brownies et de sa collection de barbecues.

Elle sourit.

— Lui aussi vous aime bien. Mais je ne sais pas si ça me rassure.

— Pourquoi ça ? Je pourrais avoir une mauvaise influence sur lui, c’est cela ?

Béatrice referme le châle sur elle et se penche vers les photos posées sur la table en plastique.

— Mmm. Il paraît que vous flashez sur une suspecte.

— Il vous a dit ça ?

— C’est son seul défaut. Comme tous les grands timides, il est un peu trop bavard sur l’oreiller.

— Mangue ? crie la voix d’outre-cave de Sylvio.

— Oui, s’il n’y a que ça. Mais bien frais.

Elle sourit à Sérénac :

— Ne me jugez pas comme cela, Laurenç. Je peux bien en profiter encore quelques jours, non ?

L’inspecteur hoche une tête de sphinx. Hyper-sexy mais super-chiante, la femme enceinte.

— Il n’y en avait qu’un, fait Laurenç. Vous l’avez déniché.

— Je suis d’accord, inspecteur !

— Un petit manque de fantaisie, non ?

— Même pas !

Sylvio revient, porteur d’un grand verre à cocktail, décoré d’une paille, d’un petit palmier et d’une rondelle d’orange. Béatrice l’embrasse avec tendresse sur les lèvres.

— Et moi, dit Sérénac, c’est parce que je suis trempé que je n’ai pas soif, probablement…

— Désolé, patron. Vous voulez quoi ?

— Tu as quoi ?

— Une bière, ça va ?

— Ouais, parfait. Bien fraîche, hein. J’aimerais bien aussi un palmier et une paille.

Béatrice tient le châle d’une main et suce sa paille de l’autre.

— Sylvio, dis-lui qu’il peut aller se faire foutre…

Bénavides se fend d’un large sourire.

— Brune, blonde ou blanche ?

— Brune.

Sylvio disparaît à nouveau dans la maison. Béatrice se penche vers les photographies.

— Alors c’est elle, l’institutrice ?

— Oui.

— Je vous comprends, inspecteur. Elle est vraiment, comment dire… élégante. Délicieuse. On dirait qu’elle sort tout droit d’un tableau romantique. Qu’elle pose, presque.

La réflexion surprend Laurenç. Curieusement, il s’était fait la même, lors de sa rencontre avec l’institutrice. Béatrice regarde les autres clichés avec insistance, écarte le rideau de cheveux devant ses yeux et fronce délicatement ses sourcils.

— Inspecteur, vous voulez que je vous fasse une révélation ?

— Ça a un rapport avec l’affaire ?

— Oui. Il y a quelque chose d’assez évident sur ces photos. En tout cas, quelque chose qu’une femme devine assez facilement.

- 19 -

Par la lucarne ronde, Stéphanie Dupain détaille depuis quelques minutes les ombres mouillées des dernières silhouettes qui marchent dans Giverny, puis se recule d’un mètre. Sa robe noire glisse le long de son corps. Jacques est couché à côté, dans le lit, torse nu. Il lève les yeux de son bulletin de maisons en vente dans l’arrondissement des Andelys. Leur chambre est mansardée, une petite ampoule pend le long d’une poutre de chêne et éclaire faiblement la pièce dans une lumière boisée.

La peau nue de Stéphanie prend une teinte acajou. Elle se penche à nouveau vers la lucarne, regarde la nuit descendre sur la rue, la place de la mairie, les tilleuls, la cour de l’école.

Tout le monde va te voir, pense Jacques en levant les yeux de son prospectus. Il se tait. Stéphanie colle sa peau aux carreaux. Elle est nue, à l’exception d’un soutien-gorge, d’un slip noir et de ses bas gris.

Elle chuchote d’une voix lasse :

— Pourquoi est-ce qu’il pleut toujours lors des enterrements ?

Jacques pose son magazine.

— Je ne sais pas. Il pleut souvent, à Giverny, Stéphanie. Parfois aussi lors des enterrements. On s’en souvient davantage… On croit se rappeler…

Il regarde longuement Stéphanie.

— Tu viens te coucher ?

Elle ne répond pas et se recule de quelques pas, lentement. Elle pivote sur ses pieds et s’observe de trois quarts dans le reflet de la lucarne.

— J’ai grossi. Tu ne trouves pas ?

Jacques sourit.

— Tu veux rire. Tu es…

Il cherche le meilleur mot pour désigner ce qu’il ressent : ces longs cheveux qui tombent en pluie sur ce long dos de miel ; ces ombres qui épousent la moindre de ses courbes.

— Une vraie madone…

Stéphanie sourit. Elle passe les mains dans son dos, dégrafe son soutien-gorge.

— Non, Jacques… Une madone est belle parce qu’elle a des enfants.

Elle suspend le sous-vêtement sur un cintre accroché à un clou dans la poutre. Elle se retourne, sans même baisser les yeux vers Jacques, et s’assoit au bord du lit. Alors que ses doigts enroulent lentement un bas le long de sa cuisse, Jacques faufile une main sous les draps, la remonte sur le ventre plat. Plus sa femme se penche, mi-cuisse, jambe, cheville, et plus ses seins se collent à son bras.

— À qui voudrais-tu plaire, Stéphanie ?

— À personne. À qui veux-tu que je plaise ?

— À moi… Stéphanie. À moi.

Stéphanie ne répond pas. Elle se glisse sous les draps. Jacques hésite, finit par oser :

— Je n’ai pas aimé la façon dont le flic t’a regardée pendant tout le temps de l’enterrement de Morval. Vraiment pas…

— Ne recommence pas… Par pitié.

Elle lui tourne le dos. Jacques l’entend respirer doucement.

— Demain, Philippe et Titou m’ont invité à aller chasser, sur le plateau de la Madrie, en fin d’après-midi. Ça te dérange ?

— Non. Bien sûr que non.

— Tu es certaine ? Tu ne veux pas que je reste ?

Respiration. Seulement le dos de sa femme et sa respiration.

Insupportable.

Il pose au pied du lit son magazine, puis demande :

— Tu veux lire ?

Stéphanie lève les yeux vers la table de nuit. Un seul livre y est posé. Aurélien. De Louis Aragon.

— Non, pas ce soir, tu peux éteindre.

La nuit tombe sur la chambre.

Le slip noir glisse sur le sol.

Stéphanie se retourne vers son mari.

— Fais-moi un enfant, Jacques. Je t’en supplie.

- 20 -

L’inspecteur Sérénac dévisage Béatrice avec insistance. Il a du mal à deviner ce qui se cache derrière son sourire ironique. La véranda prend des allures de salle d’interrogatoire. La femme de Sylvio Bénavides grelotte un peu sous son châle.

— Alors, Béatrice, quelle certitude vous inspirent ces clichés coquins ?

— Je vous parle de votre institutrice. Comment s’appelle-t-elle déjà ?

— Stéphanie ; Stéphanie Dupain.

— Oui, Stéphanie. Cette jolie fille qui d’après Sylvio vous a retourné le cœur…

Sérénac fronce les sourcils.

— Eh bien, je mets ma main à couper qu’elle n’est jamais sortie avec ce type, Jérôme Morval.

Elle détaille une à une, longuement, les cinq photos sur la table de plastique.

— Faites-moi confiance, c’est la seule des cinq qui n’a eu aucun rapport physique avec lui.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? demande Sérénac, en s’essayant également au sourire énigmatique.

La réponse claque, simple comme bonjour :

— Il n’est pas son genre…

— Ah… Et c’est quoi, son genre ?

— Le vôtre !

C’est direct, une femme enceinte.

Sylvio revient avec dans les mains une Guinness et un grand verre à l’effigie de la marque de bière. Il les pose devant son collègue.

— Je peux rester avec vous pendant que vous travaillez ? demande Béatrice.

Sylvio lance des yeux craintifs pendant que Laurenç souffle la mousse sur sa bière.

— Après tout, qu’est-ce que ça change, puisqu’il vous raconte tout ensuite…

Bénavides évite tout commentaire. Son supérieur fait glisser sur la table un premier cliché.

— Bon, je commence, fait Sérénac.

Béatrice et Sylvio baissent la tête vers la photographie que leur montre Sérénac. Jérôme Morval est collé aux genoux d’une fille derrière un bureau encombré et l’embrasse à pleine bouche.

— Du point de vue de l’enquête, si je peux dire, c’était juste une mise en jambes. La photo a été prise au cabinet de Jérôme Morval. La fille s’appelle Fabienne Goncalves. Elle était une de ses secrétaires. Jeune et dévergondée. Genre culotte en dentelle sous sa blouse blanche…

Sylvio passe un bras timide sur l’épaule de Béatrice, qui semble beaucoup s’amuser.

— D’après une amie de la secrétaire, leur liaison remonte à cinq ans. Fabienne était célibataire alors. Elle ne l’est plus…

— C’est un peu court pour un crime passionnel, non ? commente Sylvio.

Il retourne la photographie.

— Et le code inscrit au dos ? 23-02…

— Aucune idée. Pas le moindre début de piste. Ça ne correspond à rien, ni à une date de naissance ni à un jour de rencontre. La seule chose, c’est qu’il est certain que les seconds nombres ne désignent pas des mois…

— Si je peux vous couper, patron, je suis parvenu au bout de la même impasse. J’ai identifié les filles, mais rien, strictement rien en ce qui concerne les codes, 03-01, 21-02, 15-03. C’est peut-être juste le mode d’archivage du détective privé qui a pris les clichés…

— Peut-être… Mais même si c’est ça, cela correspond bien à un ordre… et tant qu’on n’aura pas trouvé le détective privé en question, tant que Patricia Morval continuera de prétendre qu’elle ne nous a jamais envoyé ces photos, on va piétiner. Bien, on verra plus tard. À toi, maintenant.

Sylvio ne lâche pas Béatrice. Il est même parvenu à attraper le châle et à le tenir fermement entre sa main et l’épaule de sa femme. Il se contorsionne pour attraper le cliché. La photographie a été visiblement prise dans une boîte de nuit. Jérôme Morval pose la main sur le bout d’un sein qui dépasse de la robe à paillettes d’une fille blonde, bronzée et maquillée jusqu’aux ongles des orteils. Sérénac siffle entre ses dents. L’œil de Béatrice pétille alors que Sylvio tousse.

— Aline… Malétras, bredouille Sylvio. Trente-deux ans. Relations publiques dans le domaine artistique. Divorcée. Apparemment, c’est la liaison la plus longue qu’ait connue Morval. Une fille indépendante. Une habituée des galeries parisiennes.

— Relations publiques, c’est comme ça que cela s’appelle… ironise Laurenç. D’après la photo, une sacrée petite bombe perchée sur hauts talons, notre Aline… Tu l’as eue en direct ?

Béatrice se redresse comme une louve flairant le danger. Les doigts vigilants de Sylvio se crispent sur le châle.

— Non, précise l’inspecteur, d’après mes informations, elle est aux États-Unis depuis neuf mois. À Old Lyme, je ne sais pas si vous en avez entendu parler, il paraît que c’est le Giverny américain, le repaire des impressionnistes de la côte est, dans le Connecticut, à côté de Boston. J’ai tenté de la joindre par téléphone, sans succès pour l’instant. Mais vous me connaissez, patron, je vais insister.

— Mouais… J’espère que tu ne me racontes pas que la belle Aline est en exil uniquement parce que Béatrice est là.

Béatrice passe une main sur le genou de Sylvio.

Sexy et chiantes, les femmes enceintes. Mais câlines, aussi.

— Tenez-vous bien, insiste Sylvio. Savez-vous pour qui Aline Malétras travaille à Boston ?

— J’ai le droit à un indice ? C’est un travail habillé ou non ?

Sylvio ne se donne même pas la peine de commenter.

— Aline Malétras bosse pour la fondation Robinson !

— Tiens donc… Encore cette foutue fondation ! Sylvio, tu vas me retrouver cette fille, insiste-t-il en jetant un coup d’œil vers Béatrice, l’air embêté. Considère que c’est un ordre… Bon, à moi…

La photo suivante passe de main en main. Une femme, dont la courte blouse bleue tombe à la hauteur de sa jupe, est agenouillée devant l’ophtalmologue, pantalon tombé sur les chevilles. Sylvio se tourne vers Béatrice, comme s’il hésitait à lui proposer d’aller dormir. Finalement, il ne dit rien.

— Je suis désolé, fait Sérénac, mais là, je coince. Sans le visage de cette fille, je piétine sur son identification. Je suis juste certain que la scène se passe dans le salon de la maison des Morval, rue Claude-Monet, j’ai pu identifier les tableaux aux murs. Du coup, étant donné la tenue de la fille, cette espèce de blouse bleue à carreaux clairs, on pourrait penser qu’il s’agit d’une femme de ménage, mais Patricia Morval est muette sur ce point, elle passe son temps à les renvoyer les unes après les autres. En prime, selon Maury, qui a examiné la texture du papier, la photo remonterait elle aussi à au moins une dizaine d’années…

— Il est mort comment, Morval ? demande soudain Béatrice.

— Poignardé, le crâne défoncé puis noyé, répond machinalement Sérénac.

— Moi, je lui aurais aussi coupé les couilles.

Sexy, chiante, une femme enceinte… et câline… comme un serpent qui s’enroule autour de votre cou…

Sylvio sourit bêtement.

— Tu veux pas aller te coucher, bébé ?

Bébé ne répond pas. Laurenç s’amuse beaucoup.

— La relation remonte à dix ans, suggère Sylvio. Si la fille était tombée enceinte, son gosse aurait…

— Dix ans ! Moi aussi je sais compter. Je vois où tu veux en venir, mon grand, mais il faudra d’abord retrouver la fille avant de se demander si en prime elle est mère… Maintenant, à toi, ton Irlandaise…

— Ça risque d’être un peu long, patron, vous ne voulez pas continuer ?

Sérénac lève un œil étonné.

— Si tu préfères… Moi, au contraire, ce sera court.

La photo circule. Stéphanie Dupain et Jérôme Morval marchent le long d’un chemin de terre, sans doute le sentier au-dessus de Giverny. Ils se tiennent debout l’un à côté de l’autre, assez proches, main dans la main.

— Comme vous le constatez, c’est plutôt chaste comme relation extraconjugale, commente Sérénac. N’est-ce pas, Béatrice ?

Sylvio est surpris, Béatrice hoche mollement la tête.

— Mouais, ajoute Bénavides. Sauf que le cliché figurait parmi les quatre autres. Si on fait l’amalgame…

— Justement ! On ne t’a pas appris qu’il faut toujours se méfier des amalgames, Sylvio ? C’est le b.a.- ba du métier. Surtout lorsqu’ils nous sont fournis par un bienfaiteur anonyme. Pour le reste, on connaît déjà tout sur la fille de la photo, Stéphanie Dupain, l’institutrice du village. Je la revois demain pour lui demander la liste des enfants de Giverny, ce qui fera plaisir à Sylvio, et accessoirement pour connaître l’emploi du temps de son mari, le matin du meurtre de Morval.

Laurenç attend un commentaire encourageant de Béatrice, mais elle a penché sa tête sur l’épaule de Sylvio et commence à plisser les yeux. Sylvio a remonté le châle jusqu’à son cou.

— Alors, fait Sérénac, ton Irlandaise ?

— Alysson Murer, murmure Sylvio sans bouger un cil. Mais tout d’abord, elle n’est pas irlandaise mais anglaise, de Durham, dans le nord de l’Angleterre, près de Newcastle. Et ensuite, la plage sur la photo, ce n’est pas l’Irlande, c’est l’île de Sercq.

— C’est pas en Irlande, Sercq ?

— Non, c’est bien plus bas, c’est une petite île anglo-normande à côté de Jersey, la plus jolie de toutes, à ce qu’il paraît…

— Et ton Alysson, alors ?

Béatrice a fermé les yeux. Son souffle, sur la nuque de Sylvio, fait doucement voler une mèche de duvet blond.

— C’est une longue histoire, chuchote Bénavides. Et n’en déplaise à l’évêque d’Évreux, elle ne fera rien pour l’honneur posthume de Jérôme Morval.