24
Lutha passa la nuit perdu dans des rêves terrifiants qui ne lui laissaient aucune échappatoire et, lorsqu’il se réveilla, le soleil l’aveugla, et quelqu’un martelait furieusement sa porte.
« Lutha, tu es là ? Ouvre, au nom du roi »
Il se leva d’un bond et découvrit Barieüs qui, penché sur la table de toilette et les mains en coupe ruisselantes d’eau, se tournait vers lui d’une mine effarée. « On dirait la voix d’Alben. »
Il gagna la porte, sa chemise trempée de sueur lui collant désagréablement au dos entre les omoplates, et entrebâilla le battant pour jeter un œil au-dehors.
Alben eut l’air soulagé de le voir. « Tu es donc là ! Lorsque tu ne t’es pas montré pour le déjeuner de ce matin ...
— Panne d’oreiller. À quoi rime tout ce boucan ? » Il ouvrit plus largement et se retrouva face à une demi-douzaine de gardes culs-gris. Il perçut aussi la présence de Barieüs derrière lui. « Qu’est-ce qui se passe, Alben ?
— Caliel a déserté la nuit dernière. »
Lutha le dévisagea, incrédule, avant de subir la douche glacée de la compréhension. « Et vous avez supposé que nous nous étions enfuis avec lui. »
Alben eut la bonne grâce de se montrer gêné. « C’est maître Porion qui m’a envoyé. Korin est dans tous ses états. Il a déjà déclaré Caliel traître et mis sa tête à prix.
— C’est ridicule ! Il doit y avoir une autre explication.
— Il est parti, Lutha. Tu savais qu’il projetait de le faire ?
— Tu es fou ? Bien sûr que non ! se récria Barieüs.
— Peut-être Lord Lutha devrait-il répondre de lui- même ? » Nyrin apparut derrière ses hommes. « Lord Lutha, des témoins vous ont vu secrètement rencontrer Lord Caliel et comploter contre le roi. Je n’ai qu’un regret, c’est de ne pas être intervenu plus tôt, avant que Lord Caliel ne se soit évadé.
— Comploter ? bredouilla Lutha. Jamais nous ...
Est-ce là ce que pense Korin ? Laissez-moi lui parler ! » Il fit demi-tour, en quête frénétique de ses vêtements. Barieüs tenta d’aller lui chercher des culottes, mais les culs-gris s’engouffrèrent dans la pièce et s’emparèrent d’eux.
« Alben, tu ne peux pas croire cela ? s’écria Lutha pendant qu’on les emmenait. Laisse-moi parler à Korin. Alben, s’il te plaît ! C’est là l’ouvrage de Nyrin. Alben ! »
Ils eurent beau se débattre, à demi vêtus, on les entraîna vers l’étage inférieur, devant tous les guerriers et les nobles massés là, puis dehors, vers une petite cellule humide et sombre proche des casernements.
Les gardes les y enfournèrent et en claquèrent la lourde porte sur eux, ce qui les plongea dans les ténèbres. Puis un gros bruit sourd leur signala qu’on venait d’ajuster la barre massive dans ses logements.
« Qu’est-ce qui se passe, Lutha ? chuchota Barieüs. - Je l’ignore. Peut-être que Korin est finalement devenu fou pour de bon. » À force de tâtonner en aveugle, sa main trouva une paroi de pierre moite, et il s’y adossa en se laissant couler au sol, avant de remonter ses jambes nues sous sa chemise. « Tu as vu qui s’est déplacé pour nous. Puissent les corbeaux bouffer cette saloperie de magicien ! »
À l’endroit où les poutres du plafond s’encastraient dans les murs bâillaient de vagues lézardes. Au fur et à mesure que ses yeux s’accoutumaient au noir, il réussit à discerner Barieüs accroupi à ses côtés et les contours exigus de leur geôle. Elle avait à peine deux brasses de large.
Ils restèrent immobiles en silence un moment, à s’efforcer de comprendre leur soudain retournement de fortune.
« Tu ne le crois pas, toi, que Caliel ait réellement décidé de trahir ? finit par demander Barieüs.
— Non.
— Alors, pourquoi est-il parti comme ça, sans t’en dire quoi que ce soit ?
— Nyrin a été le seul à nous alléguer qu’il l’ait fait. Il a plutôt dû l’assassiner. Le diable l’emporte ! J’aurais dû mettre Cal en garde.
— Le mettre en garde contre quoi ? »
Lutha lui raconta de quelle manière ils s’y étaient pris pour espionner Korin, et comment lui-même avait failli culbuter le magicien par la suite. « Il était probablement au courant de tout. J’aurais dû le deviner, rien qu’à sa façon de me regarder. Bons dieux de bons dieux, j’aurais dû retourner chez Caliel ! »
Ils retombèrent dans leur mutisme, les yeux attachés sur un maigre rayon de soleil qui filtrait au travers du mur.
Finalement, ils entendirent soulever la barre de la porte, et la lumière du jour qui afflua brusquement dans la cellule les fit papilloter. Un garde leur jeta des vêtements. « Habillez-vous. Vous êtes convoqués par Sa Majesté Korin. »
Après s’être exécutés à la hâte, ils furent conduits sous bonne escorte dans la grande salle. Korin occupait son trône, flanqué des deux Compagnons restants et de magiciens busards. Maître Porion se tenait à sa droite, aujourd’hui, et il avait à la main un long fouet du même genre que celui dont Tobin s’était jadis vu contraint de fustiger Ki.
Lutha se redressa au garde-à-vous, tout en s’efforçant de ne rien laisser transparaître de sa colère et de sa peur. Il avait beau être nu-pieds et avoir de la paille dans les cheveux, il demeurait néanmoins un Compagnon royal et le fils d’un gentilhomme.
« On a tout fouillé de fond en comble sans retrouver Caliel nulle part, déclara Korin. Que savez-vous de sa disparition ?
— Rien, Majesté.
— Ne me mens pas, Lutha. Tu ne feras qu’empirer tes propres affaires.
— Oh, je suis donc un menteur, maintenant, et doublé d’un traître ? jappa-t-il. Est-ce là l’opinion que vous avez de ma personne, Majesté ?
— Lutha ! souffla Barieüs d’un ton angoissé.
— Compagnon, veuillez vous adresser à votre seigneur et maître avec le respect qui lui est dû ! » aboya Porion.
Tremblant d’indignation, Lutha serra les dents et se mit à fixer le sol.
« Gare à votre langue, ou vous la perdrez, messire, intervint Nyrin. Dites la vérité, sans quoi je vous y forcerai.
— Je dis toujours la vérité ! riposta Lutha, sans se soucier de déguiser le mépris qu’il éprouvait pour lui.
— J’ai dépêché mes meilleurs traqueurs à ses trousses, l’avisa le magicien. Lord Caliel sera incessamment retrouvé et ramené ici. En mentant tous les deux pour lui, vous ne faites de mal qu’à vous-mêmes. Il est parti se rallier au prince Tobin. »
Lutha l’ignora. « Sur mon honneur de tien Compagnon, Korin, Cal n’a pas mentionné quelque intention que ce soit de partir ni de retourner à Ero, et nous n’avons jamais projeté de déserter. Je le jure par la Flamme.
— Moi aussi, Majesté, fit Barieüs.
— Et cependant, vous reconnaissez avoir de la sympathie pour la fausse reine ? reprit Nyrin.
— De la sympathie ? J’ignore ce que vous entendez par là » , répliqua Lutha. Sur son trône, Korin conservait une attitude impassible, mais l’expression défiante de son regard effraya Lutha. « Nous trouvions seulement bizarre que tu nous interdises d’aller chercher à découvrir ce qu’il en est véritablement de Tobin. Mais Cal n’a jamais pipé mot de partir ! Il est aussi loyal envers toi que je le suis moi-même.
— Ce qui ne signifie pas forcément beaucoup, Majesté, signala Nyrin avec un sourire hautain. Si vous voulez bien m’y autoriser, je me fais fort de vous livrer la vérité en un rien de temps. »
Le cœur de Lutha chavira lorsque Korin acquiesça d’un simple hochement. Le magicien descendit de l’estrade et fit un geste aux hommes qui encadraient Lutha. Ils l’empoignèrent solidement par les bras pour l’immobiliser.
Nyrin se planta devant lui sans seulement se donner la peine de dissimuler un sale sourire triomphal. « Il se peut que ceci vous fasse un peu mal, messire, mais tel est le bon plaisir de votre roi. »
L’une de ses mains froides se referma sous le menton de Lutha, tandis que la paume de l’autre se plaquait sur son front. Le contact fit frissonner le jeune homme du même genre de frisson que vous fait éprouver dans le noir la reptation d’un serpent sur votre pied nu. Il fixa son regard sur la poitrine du magicien. La robe blanche était immaculée, comme à l’accoutumée ; une odeur de chandelles et de fumée se dégageait de lui, mêlée à quelque chose de douceâtre.
Lutha n’avait rien à cacher. Il se concentra sur sa loyauté vis-à-vis de Korin jusqu’à la seconde où une brusque douleur fulgurante oblitéra toute espèce de pensée consciente. Il eut l’impression tout à la fois qu’on lui écrabouillait la tête et qu’on la plongeait dans le feu. Il ne savait plus s’il était encore sur ses pieds ou non, mais il lui semblait choir interminablement dans la noirceur d’un puits. Le désespoir balaya l’orgueil; il eut envie de pleurer, de hurler, de conjurer Korin ou même le magicien pour que ce supplice s’achève. Mais il était aveuglé, perdu, et il avait la langue comme paralysée.
Cela dura, dura, dura ... et puis, juste au moment où l’idée lui vint qu’il allait mourir de douleur, il se retrouva sur les mains et sur les genoux dans la jonchée vétuste aux pieds de Nyrin, altéré de se gorger d’air. Sa cervelle le lancinait abominablement, et un goût de bile emplissait sa bouche.
Déjà, Nyrin s’y prenait de la même manière avec la tête de Barieüs. Lutha regarda désespérément son ami se raidir et devenir blême.
« Korin, par pitié ! Dis-lui d’arrêter » , quémanda-t-il d’une voix rauque.
Barieüs exhala un gémissement étranglé. Ses yeux étaient ouverts mais ils ne voyaient pas, et il serrait si violemment les poings que ses phalanges étaient toutes blanches sous la peau bronzée de soleil. Nyrin avait, lui, l’air tout aussi serein que s’il était en train de soigner le jeune garçon au lieu de lui lacérer le fond de l’âme à pleines griffes.
Lutha se releva vaille que vaille en titubant. « Lâchez-le ! Il ne sait rien de rien ! » Il se cramponna au bras du magicien pour essayer d’interrompre ses opérations.
« Gardes, maîtrisez-le » , ordonna Korin.
Lutha était trop affaibli pour se battre, mais il le fit tout de même, quitte à se démener en pure perte entre les deux hommes qui le maintenaient.
« Lord Lutha, cessez donc ! Vous n’y pouvez rien » , l’avertit l’un d’eux.
Nyrin relâcha Barieüs qui s’effondra par terre comme une chiffe, inconscient. Les gardes libérèrent à leur tour Lutha, et il s’affala sur ses genoux auprès de son écuyer. Les paupières de celui-ci étaient hermétiquement closes, mais ses traits exprimaient encore une horreur insondable.
« Ils disent la vérité en ce qui concerne Lord Caliel, Votre Majesté, décréta Nyrin. Ils ne savent absolument rien sur sa disparition. »
Était-ce du soulagement qui se lut dans les yeux de Korin ? Lutha eut la faiblesse d’en éprouver lui-même, mais il fut presque aussi vite désabusé.
Nyrin lui jeta un coup d’œil méprisant. « Néanmoins, je n’ai pas été sans découvrir en tous deux une puissante fidélité vis-à-vis du prince Tobin. Je crains que l’affection qu’ils lui portent n’excède leur loyauté à votre égard, Majesté.
— Non, ce n’est pas vrai ! s’écria Lutha, mais, à l’instant même où il la proférait, cette assertion lui parut douteuse. S’il te plaît, Korin, tu dois le comprendre. Il était notre ami ! Il était ton ami ! Nous souhaitions seulement que tu parles avec lui, lorsqu’il a demandé ... »
Le regard de Korin se durcit de nouveau. « Comment sais-tu cela ?
— Je ... C’est-à-dire que Cal et moi... » Les mots moururent sur ses lèvres.
« Il avoue son espionnage, Majesté, dit Nyrin en branlant du chef. Et maintenant, Caliel est allé rejoindre Tobin, sans nul doute afin de le renseigner par le menu sur les forces dont vous disposez ici.
— Non, Caliel n’y consentirait pas » , protesta timidement Lutha, accablé par les mines hostiles de Korin et des deux autres Compagnons. Il comprit alors qu’il était fichu. Il ne lui serait plus jamais permis de se tenir à leurs côtés.
Barieüs s’agita et ouvrit les yeux, puis fut secoué d’un frisson en apercevant Nyrin qui les dominait de toute sa hauteur.
Korin se leva et s’avança jusqu’au bord de l’estrade. « Lutha, fils d’Asandeüs, et Barieüs, fils de Malel, vous êtes chassés des Compagnons et condamnés comme traîtres.
— Korin, de grâce ! »
Korin tira sa dague, le visage aussi rigoureux que l’hiver. La poigne des gardes se referma sur les captifs pendant qu’il descendait vers eux. Il trancha leurs nattes et, après les leur avoir jetées aux pieds, leur cracha tour à tour au visage.
« Vous ne m’êtes rien, et vous n’êtes rien pour Skala. Gardes, remmenez-les dans leur cellule jusqu’à ce que j’aie décidé de leur châtiment.
— Non, Nyrin ment ! hurla Lutha en se débattant, tandis qu’on les traînait vers la sortie, Barieüs et lui. Korin, je t’en prie, tu dois m’écouter ! Nyrin est un scélérat ! Il n’arrête pas de te mentir ! Méfie-toi de lui ! »
Il n’en put dire davantage, à nouveau sa cervelle explosa de douleur, et l’univers devint tout noir.
Son crâne le faisait encore atrocement souffrir quand il reprit connaissance et, pendant un moment, il se crut frappé de cécité. Il eut le sentiment qu’il était étendu de tout son long, la tête nichée dans le giron de quelqu’un, et il perçut les sanglots étouffés de Barieüs, mais il était incapable de voir quoi que ce soit. En recouvrant peu à peu ses esprits, il finit par reconnaître l’odeur de paille moisie et comprit qu’ils avaient réintégré leur cellule. En levant les yeux, il réussit à discerner les lézardes du mur, mais elles ne laissaient plus filtrer qu’une lumière beaucoup plus terne.
« Je suis resté longtemps dans les pommes ? » demanda-t-il en se redressant pour s’asseoir. Il tâta précautionneusement l’arrière de son crâne et y trouva une bosse assez coquette, mais qui ne saignait pas du tout.
Barieüs se torcha bien vite la figure, probablement dans l’espoir que Lutha ne l’avait pas surpris à pleurer. « Quelques heures. Il est midi passé. J’ai entendu battre le tambour pour la relève de la garde.
— Eh bien, on dirait que nous sommes bons pour la fête, hein, maintenant ? Cal avait raison, de bout en bout. Nyrin ne faisait rien d’autre que guetter son heure. » De colère impuissante, il serra les poings.
« Pourquoi ... » Barieüs s’interrompit et se tortilla, manifestement mal à l’aise. « D’après toi, pourquoi Caliel nous a-t-il laissés tomber, nous ?
— Il ne nous aurait jamais abandonnés, s’il avait eu vraiment l’intention de se rallier à Tobin. Je suis plus persuadé que jamais de son meurtre. » Il lui était en fait moins odieux de croire à la véracité de cette hypothèse que d’envisager celle que Caliel ait pu les trahir.
Nalia s’attarda sur son balcon, les nerfs à vif, dans l’expectative de ce qu’il allait advenir des malheureux jeunes gens qu’on avait jetés au cachot.
Tomara lui avait servi la nouvelle retentissante du scandale en même temps que son infusion du matin. Peu après qu’elle fut survenue avec le plateau, elles entendirent des martèlements de sabots et virent des escouades de cavaliers en armes se précipiter au galop vers le nord et le sud.
« Ils sont après Lord Caliel, dit la vieille en branlant du bonnet. Nous contemplerons sa tête sur une pique avant la fin de la semaine.
— Quelle horreur ! » Caliel s’était montré particulièrement affable avec elle. Il était beau, en plus, avec ses cheveux d’or et ses prunelles sombres. Korin avait toujours parlé de lui comme de son ami le plus cher. Comment pourrait-il donner un tel ordre ?
Elle n’eut guère d’appétit pour son pain et ses œufs, ce matin-là. Cela faisait plusieurs jours qu’elle avait souffert d’accès de vertiges et de bouffées nauséeuses qui l’avaient mise à deux doigts de recourir à la cuvette. Elle n’en avait rien dit à Tomara ni à Korin. Les babillages de la femme de charge l’avaient bien assez éclairée pour qu’elle comprenne ce que de pareils désordres risquaient de signifier. Elle était censée avoir son prochain flux lunaire d’ici quelques jours, et elle les comptait d’un cœur lourd. Qu’elle fût enceinte, et jamais Korin ne consentirait à lui rendre sa liberté.
En cette fin d’après-midi, la lumière du soleil qui se déversait à travers la voûte des frondaisons barbouillait de motifs mouvants l’humus spongieux de la sente à gibier que Mahti continuait à suivre.
Depuis une semaine, Lhel et la Mère l’avaient attiré vers le nord et l’ouest et non vers le sud, pour le diriger vers le pont gigantesque. La nuit, il se cachait à l’abri des regards indiscrets dans le fond des forêts ou dans les hautes herbes des prairies et jouait tout bas de Séjour dont les mélopées lui révélaient des visions de repères et de panoramas destinés à le guider. Le jour, il laissait ses pas le mener où le conduisait son cœur, et il découvrait les lieux pressentis.
La voix de la Mère Shek’met était désormais plus forte, si forte qu’il s’arrêta sous les bras étendus d’une aïeule chêne et, fermant les yeux, se mit à tanguer quelque peu tandis que les marques de sorcellerie le chatouillaient, ardentes, sous la peau. Les bruissements de la brise et le concert des oiseaux s’estompèrent autour de lui, obombrés par les pulsations lentes et graves de son cœur. Il porta l’oo’lu à ses lèvres et le laissa libre de formuler son chant par lui-même. Il ne le perçut pas, mais il distingua les images qu’il suscitait.
Il vit une mer, celle-là même qui s’étendait à l’infini par-delà le pont gigantesque. Il en avait entendu raconter plein d’histoires et la reconnut au bleu plus clair de ses flots. Des mouettes la survolaient par bandes innombrables et, dans le lointain, il discerna une immense demeure de pierre ceinte de hautes murailles.
Le chant lui révéla la profonde désolation qui régnait dans cette demeure, des esprits abattus et un cœur glacé que rien ne pouvait réchauffer. C’était dans cette direction qu’il devait se rendre, et il lui fallait se hâter.
Vite ! chuchota la Mère sous les psalmodies silencieuses de l’oo’lu.
Mahti abaissa l’instrument puis, rouvrant les yeux, s’aperçut que le soleil était sur le point de déserter le ciel. Sitôt assurés en bandoulière son sac de vivres et l’oo’lu, il se remit en route précipitamment. Les sabots fourchus des daims rapides qui avaient frayé sa voie s’étaient imprimés dans la terre, et leurs empreintes bifides guidèrent ses pieds nus bien après que les étoiles eurent émergé du firmament.
Les seuls indices dont disposaient Lutha et Barieüs pour mesurer l’écoulement de la journée étaient les maigres rayons de lumière qui zigzaguaient sur le mur opposé. Les ténèbres finirent par les envelopper sans que quiconque leur apporte d’eau ni de nourriture. Ils entendaient les gardes, au-dehors, s’agiter sans trêve et ronchonner entre eux.
Lentement, lentement, pour épargner sa tête douloureuse, Lutha rampa vers la porte dans l’espoir d’apprendre quelque chose à propos de Caliel, mais les conversations de l’extérieur n’étaient consacrées qu’aux femmes et au jeu.
Il explora les limites de la cellule, allant jusqu’à se jucher sur les épaules de son écuyer pour tripoter les poutres et le chaume de la toiture. Il y avait un baquet pour pisser, un second réservé à l’eau, mais pas l’ombre d’une issue, fût-ce pour un raton de son acabit.
À bout d’espoir, ils s’endormirent adossés au mur et furent réveillés le lendemain vers le milieu de la matinée par les raclements de la barre. L’éclat du jour les fit ciller pendant qu’on propulsait à l’intérieur un nouveau captif et qu’on le jetait brutalement dans la paille. Il y atterrit à plat ventre, les mains ligotées dans le dos, mais ils reconnurent Caliel à sa blondeur, tout encroûtée de sang qu’elle était. D’après son aspect, il avait été rossé et traîné par terre, non sans s’être en plus probablement battu comme un brave. Deux touffes de cheveux dépenaillés marquaient sur ses tempes l’ancien emplacement des nattes.
La porte se referma à la volée et, pendant un moment, Lutha fut incapable de rien voir, ébloui qu’il était encore par l’irruption brutale de la lumière, mais il s’approcha de Caliel à quatre pattes et le palpa par tout le corps, en quête de blessures. Il lui découvrit une grosse bosse sur le côté du crâne et des écorchures sanguinolentes aux bras et aux jambes. En dépit de son inertie, son ami poussa un grognement plaintif quand il lui toucha la poitrine et les flancs. Il respirait laborieusement.
« Ils lui ont cassé une ou deux côtes, ces salopards » , grommela Lutha. Il détacha les mains de Caliel et en frictionna la chair glacée pour y rétablir la circulation du sang puis s’installa auprès de lui, faute de pouvoir rien faire d’autre que d’attendre leur sort. L’orientation de la lumière dans les lézardes du mur indiquait qu’on était au milieu de l’après-midi quand Caliel finit par s’agiter un peu.
« Cal ? Nous sommes avec toi. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? interrogea Lutha.
— Ils m’ont attrapé, murmura-t-il d’une voix rauque. Des culs-gris... et un de ces satanés magiciens. » Il se redressa tant bien que mal en clignotant dans la pénombre chiche. Le côté droit de sa figure était noirci de sang séché, et il avait la lèvre fendue et boursouflée. « Ils ne m’ont pas affronté à la loyale mais se sont avancés sur moi armés de gourdins. J’ai l’impression que le magicien m’a jeté un sort à la fin. Je ne me souviens plus de rien, après ça. » Il changea péniblement de position pour essayer de soulager son flanc. « Qu’est-ce que vous fichez là, tous les deux ? »
Lutha lui résuma brièvement ce qui s’était passé. Caliel exhala un nouveau grognement plaintif. « Mais c’était justement pour vous épargner que je suis parti de cette manière, pour que vous ne soyez pas impliqués là-dedans et que vous n’ayez pas d’ennuis !
— Le Crapaud a mouchardé des salades à son maître. Nous sommes accusés d’avoir conspiré contre Korin avec toi. »
Caliel soupira. « Des Tanil et Zusthra meurent, mais une couleuvre comme Moriel se faufile au travers et survit. Par le feu de Sakor, où est la justice dans ce merdier ?
— C’est à la justice de Korin que nous avons affaire dorénavant, et je nous vois plutôt mal barrés, répondit tristement Lutha. Nyrin nous a coupés net de lui avec autant d’adresse qu’un tailleur.
— J’aurais dû m’y attendre. La peste soit de moi !
Que n’ai-je été seulement foutu de me défiler pour aller faire entendre raison à Tobin !
— Je suis navré que tu te sois fait intercepter, mais je suis heureux de savoir que tu n’avais pas juste pris la fuite, intervint doucement Barieüs. Au moins aurai-je la consolation de penser à ça avant qu’ils ne nous pendent.
— Tu crois qu’ils le feront, Cal ? » demanda Lutha. Caliel haussa les épaules. « Je me figure qu’ils me pendront, moi, mais, vous deux, vous n’avez strictement rien à vous reprocher ! Ce n’est pas normal. - Normal, rien ne l’a été depuis notre départ d’Ero » , lâcha Lutha d’un ton morose.
Nyrin se tenait auprès de Sa Majesté dans la chambre du Conseil. Il avait beau ne pas souffler mot pendant qu’une poignée de lords débattaient du sort à réserver aux traîtres, il ne chômait pas pour autant.
Pour être en territoire familier dans les corridors mentaux du jeune roi, leurs tours et détours continuaient à le surprendre, ainsi que leurs murs de résistance dans lesquels même ses insinuations ne parvenaient pas à ouvrir de brèche. Lord Caliel avait servi de catalyseur pour infiniment trop de ces derniers, et l’autre petit museau de rat n’y était pas étranger non plus. Dans le tréfonds de son cœur, Korin les aimait encore.
« Ils vous ont trahi, Sire, le pressa instamment le duc Wethring. Il vous est impossible de paraître faible ! Ils doivent être châtiés, que nul n’en ignore. Tous tant qu’ils sont. »
Korin serrait toujours dans sa main trois nattes, une blonde, une roussâtre et une sombre.
Tant de fidélité, même après que ses amis lui ont tourné le dos ! songea le magicien. Quel dommage qu’elle soit si déplacée... Il modifia son champ de vision et se concentra sur les images ainsi suscitées d’un prince Korin beaucoup plus jeune, perdu dans l’ombre de sa famille. De sœurs qui auraient été reines, l’une ou l’autre. De frères dotés de bras plus vigoureux et de pieds plus lestes que lui. D’un père qui avait préféré tel ou tel d’entre eux, du moins à ce qu’il semblait aux yeux d’un petit garçon jamais tout à fait certain d’obtenir une approbation jusqu’à ce que la peste emporte ses concurrents. Et ensuite le sentiment de culpabilité. Même une fois les autres éliminés, il n’était toujours pas à la hauteur requise. Nyrin avait depuis longtemps déniché en lui des souvenirs de conversations surprises par hasard - le maître d’escrime Porion enjoignant aux autres Compagnons de le laisser gagner. Une plaie insondable, cela, et frottée de sel. Caliel l’avait bien compris.
Le magicien pansa benoîtement cette blessure enfouie tout au fond. Korin n’en soupçonna rien, il sentit seulement son cœur s’endurcir quand il rejeta les nattes et grinça. « Oui, c’est évident, vous avez raison. »
Ce qui ne fut pas pour déplaire à Nyrin.
Le soir était venu quand la porte se rouvrit brusquement toute grande devant Nyrin en personne qui jubila . « On doit vous emmener devant Korin pour votre procès. Venez tout de suite, à moins que vous ne préfériez que l’on vous y traîne, ainsi que vous le méritez ?
— Courage » , murmura Caliel en se levant tout chancelant. Lutha et Barieüs étaient déjà debout. Quoi que l’on pût dire, ils étaient des Compagnons royaux ; ils ne tremblaient devant personne, pas même devant le roi.
En franchissant le seuil de leur cellule, ils découvrirent un tribunal qui les attendait dans la cour. La garnison y formait les quatre côtés d’un carré à l’autre bout duquel se tenait Korin, flanqué de Porion et de ses principaux généraux.
Leurs gardes les conduisirent au centre du dispositif, tandis que le magicien allait se placer à la droite du roi, parmi la noblesse et les officiers supérieurs.
Lutha jeta un coup d’œil circulaire afin de scruter les physionomies. Beaucoup lui retournèrent simplement son regard, mais quelques-uns n’en eurent pas le courage.
Korin était armé de pied en cap et tenait devant lui, dégainée, l’Épée de Ghërilain.
Porion prononça les chefs d’inculpation. « Lord Caliel, vous êtes accusé de désertion et de trahison. Alors qu’il vous avait été expressément interdit de vous rendre auprès du prince usurpateur, vous ne vous en êtes pas moins esquivé comme un voleur à la faveur de la nuit pour rallier son camp. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
— Que puis-je bien dire, Korin, si tu es trop aveugle pour voir par toi-même la vérité ? riposta Caliel en levant fièrement le menton. Si tu te figures que je t’avais abandonné, alors, tu n’as jamais connu mon cœur comme je croyais que tu le faisais. Rien de ce que je puis déclarer maintenant ne changera cela.
— Vous avouez donc que vous alliez rejoindre l’armée du prince Tobin ? demanda Nyrin.
— Oui, répliqua Caliel, toujours à l’adresse de Korin et de Korin seul. Et tu sais dans quel but. »
Lutha vit la main du roi se crisper sur la poignée de l’Épée puis ses yeux devenir ternes et morts quand il proclama. « La déloyauté vis-à-vis de son seigneur et maître est le plus grave des crimes qu’un guerrier puisse commettre à quelque époque que ce soit mais, en ces jours sinistres où j’attends de mes plus intimes qu’ils servent d’exemple à tous, elle est d’autant plus impardonnable. Caliel et Lutha, vous avez tous les deux contesté ma volonté depuis notre départ d’Ero. Je me suis montré indulgent, dans l’espoir que vous vous amenderiez et seriez les Compagnons loyaux que j’avais connus. Au lieu de cela, vous avez fomenté le trouble et le doute, entre autres ...
— Autres quoi ? questionna Lutha. C’est pour toi que nous étions inquiets, parce que ... »
Une force accablante lui broya le cœur et la gorge, étranglant net sa protestation. Aucun des spectateurs ne parût s’en aviser, mais lui s’aperçut qu’une fois de plus Nyrin le regardait d’un air narquois. C’était de la magie ! Comment se pouvait-il que personne d’autre ne se rende compte des agissements de ce misérable ? Il déglutit violemment, bien résolu à le dénoncer, mais, plus il s’efforçait d’expectorer les mots, plus se resserrait l’étau douloureux qui lui comprimait le gosier. Il s’effondra sur ses genoux et s’étreignit la poitrine.
Korin se méprit sur sa détresse. « Debout ! Tu as déjà bien assez bafoué ta virilité ! »
Il n’y avait pas d’issue possible. Nyrin savait ce qu’il voulait dire, et il l’empêchait de parler. Il se releva en titubant et croassa . « Barieüs n’était au courant de rien. Il n’est coupable de rien. »
À ses côtés, Barieüs bomba le torse et clama. « Je suis l’écuyer de Lord Lutha, et je le suivrai jusqu’au bout. S’il est coupable, alors, je le suis moi-même. Je suis prêt à partager son châtiment, quel qu’il soit.
— Et tu le feras, dit Korin. Pour le crime de déloyauté, vous serez d’abord flagellés sous les yeux de cette assistance. Vingt coups de chat pour Lutha et son écuyer, cinquante pour Caliel, dont le cas est encore plus grave. Demain à l’aube, vous serez pendus, ainsi qu’il sied à votre amitié fallacieuse et à votre traîtrise. »
Lutha garda la tête haute, mais il eut l’impression qu’un cheval venait de lui décocher une ruade en plein ventre. En dépit de ses propos sans complaisance dans la cellule, il n’avait jamais vraiment cru que Korin irait aussi loin. Alben lui-même avait l’air abasourdi, et Urmanis était devenu livide.
« Tous pendus ? demanda maître Porion d’un ton soigneusement circonspect. Même Lutha et Barieüs ?
— Silence ! Le roi a parlé ! jappa Nyrin en dardant sur le vieux maître d’armes un regard acéré. Seriez-vous tenté, vous aussi, de mettre en doute la sagesse de Sa Majesté ? »
Porion rougit de colère, mais il s’inclina devant Korin sans rien dire d’autre.
« Si maître Porion ne parle pas, alors c’est moi qui le ferai ! cria Caliel d’une voix furieuse. En présence de ces témoins, je déclare que tu es inique. Pends-moi, s’il faut que tu le fasses, mais, dans ton cœur, tu sais pertinemment que j’agissais en ta faveur. Tu te prétends en train de punir la trahison, mais moi j’affirme que tu es en train de la récompenser. » Il décocha un regard dédaigneux au magicien. « Si tu pends ces deux garçons, qui n’ont jamais rien fait d’autre que te servir loyalement, alors, que cette assistance soit témoin de ta justice et voie quelle est sa vilenie ! Tu as oublié qui sont tes véritables amis, conclut-il avec rage, mais, même si tu m’assassines, je ne cesserai pas d’être tout à toi. »
Pendant un instant, Lutha crut que le roi se raviserait. Une ombre chagrine passa sur sa physionomie, mais elle eut tôt fait de s’effacer.
« Que soient d’abord châtiées les infractions mineures, ordonna-t-il. À vous, Compagnons, de remplir vos obligations. »
Alben et Urmanis évitèrent son regard lorsqu’ils s’avancèrent et dépouillèrent brutalement Lutha de sa chemise. Garol et Mago se chargèrent de Barieüs en procédant de même.
Un sentiment d’irréalité s’empara de Lutha pendant qu’on le remmenait avec son écuyer vers le bâtiment de pierre qui abritait les cachots. De grands anneaux de fer étaient scellés sur la façade. Des soldats s’ employaient déjà à y enfiler et nouer des cordes assez courtes.
Il conserva un port altier pour regarder droit devant lui, soucieux de ne pas laisser transparaître le moindre signe d’effroi. Au coin de son œil, les rangs pressés de guerriers silencieux ne formaient rien de plus qu’une masse floue, sombre et lugubre.
Il avait assisté à suffisamment de flagellations pour savoir que vingt coups de chat représentaient une peine sévère, mais l’imminence de les subir faisait pâle figure au regard de la preuve que tant d’années de dévouement sans faille et d’amitié ne signifiaient rien pour Korin. Rien du tout, s’il suffisait d’un coup d’éponge aussi brutal pour les effacer, sans autre motif que les allégations d’un magicien.
Les autres Compagnons les hissèrent pour les attacher mains en l’air, le visage appliqué contre le mur rugueux. Les anneaux étaient fixés si haut que les pieds de Lutha touchaient à peine le sol. Il eut l’impression que la traction exercée sur ses bras était en passe de les déboîter.
Il tourna la tête vers Barieüs. Il avait les lèvres durement pincées, mais les yeux agrandis par la peur. « Courage, souffla Lutha. Ne les laisse pas t’entendre gueuler. Ne leur donne pas cette satisfaction. » On bougea derrière lui, puis ce qui ressemblait à une inspiration d’air collective. Un homme torse nu à puissante carrure et dont un masque de tissu dissimulait les traits se rapprocha pour leur exhiber sous le nez le chat noueux qu’il utiliserait pour les punir. Une bonne douzaine au moins de longues lanières frétillaient au bout d’un grand manche de bois.
Lutha hocha la tête et se détourna. Cramponné à l’anneau de fer, il rassembla ses forces en prévision du premier coup.
Ce fut pire qu’il n’aurait pu se le figurer. Rien de ce qu’il avait subi sur le champ d’exercices ou au combat n’était comparable à la bestialité de cette première zébrure. Elle lui coupa carrément le souffle, brûlante comme du feu. Il sentit un filet de sang dégouliner sous son omoplate et, telle une lente larme, lui sillonner le flanc.
Le coup suivant fut pour Barieüs, et il l’entendit étrangler un grognement de douleur.
Leur bourreau était dans son genre un artiste consommé. Il répartissait équitablement les zébrures en les imprimant de manière uniforme sur les deux côtés de leurs dos avant de les entrecroiser, de sorte que chaque nouveau coup portait sur de la chair déjà déchirée pour les faire souffrir davantage.
Lutha supporta la première dizaine assez vaillamment mais, lorsque débuta la seconde, il lui fallut se mordre la lèvre pour s’empêcher de crier à pleins poumons. Barieüs le faisait désormais à chaque reprise mais ce, force était de le porter à son crédit, sans pleurnichages ni supplications. Le sang fleurit avec une saveur écarlate et salée sur la langue de Lutha quand, s’acharnant à se mordre la lèvre, il se contraignit à compter en silence les derniers coups de la série.
Quand c’en fut enfin terminé, quelqu’un trancha la corde qui arrimait ses mains à l’anneau, mais sans délier ses poignets. Ses jambes le trahirent, et il s’affala, tremblant, dans la poussière, comme une masse. Barieüs s’effondra lui aussi, mais il se remit presque aussitôt sur pied. Il s’inclina, puis tendit à Lutha ses deux mains ligotées. Son visage était sillonné de larmes, et ses flancs ruisselaient de sang, mais c’est d’une voix ferme qu’il proféra, assez fort pour être entendu de tous . « Permettez-moi de vous aider à vous relever, messire. »
Lutha puisa dans son attitude l’énergie dont il avait besoin. Épaule contre épaule, ils se retournèrent comme un seul homme pour faire face à Korin, et Lutha se rendit compte que l’affection que ce dernier lui avait inspirée jusqu’alors était intégralement morte.
Des gardes les poussèrent avec rudesse de côté et les forcèrent à rester debout et à contempler de tout près la mise en extension de Caliel.
Comment va-t-il le supporter ? Lutha était mou comme une chiffe et à bout de forces après ses vingt volées de coups, et son dos en charpie le lancinait abominablement. En administrer cinquante pouvait vous décharner son homme jusqu’à l’os, peut-être même le tuer, et Caliel était déjà salement blessé.
Étant de plus haute taille, celui-ci avait les bras plus longs. Il agrippa l’anneau de fer sans difficulté puis accola ses pieds, la tête baissée. Et cela recommença.
Caliel ne fit que frémir sous les premières frappes.
Au bout de dix, il était zébré de traînées sanglantes. À vingt, ses tremblements étaient manifestes. Chacun des coups de chat labourait sa peau de sillons sanglants, et, après plusieurs allers-retours complets sur son dos, la chair à vif ruisselait de sang.
Peut-être Nyrin avait-il secrètement enjoint au manieur du fouet de ne pas démolir Cal, en vue de sa pendaison, car il ne le lacéra pas jusqu’à l’os mais, au trente-neuvième coup, le supplicié s’évanouit. Des hommes vinrent apporter des seaux d’eau de mer. Jointe au froid, la brûlure du selle fit revenir à lui. Il se tortilla contre le mur en ravalant un cri, et le supplice entreprit d’atteindre son terme. Caliel en souffrit le reste dans le même mutisme acharné. Lorsqu’on coupa sa corde, il s’affaissa, inanimé, abreuvant la terre de son sang.
« La justice du roi vient d’être satisfaite, annonça Porion d’un ton pontifiant. Remmenez-les à leur cellule. Demain, ils seront pendus. Qu’ainsi s’accomplisse la justice du roi. »
Tous les guerriers qui entouraient la cour entrechoquèrent les poignées de leurs épées ou se ployèrent de tout leur buste. Le claquement sec de l’obéissance fit à Lutha l’effet d’un poignard planté dans son ventre.
Barieüs et lui réussirent à regagner la cellule par leurs propres moyens, mais on y traîna brutalement Caliel par les bras et on le balança dans la paille face en avant. Lutha tomba sur ses genoux à côté de lui, refoulant des larmes de souffrance physique et de révolte.
« Par la Flamme de Sakor, il est en train de mourir saigné à blanc ! » hoqueta-t-il en considérant, impuissant, le dos de Caliel, réduit à une bouillie sanglante par les lanières du chat. « Par pitié, dites au roi de lui procurer d’urgence un guérisseur !
— Pas bien la peine, ronchonna l’un des geôliers.
— Ta gueule, toi ! lui jappa le second. Je vais lui faire transmettre votre requête, Lord Lutha, mais je ne saurais garantir qu’il l’exaucera. La Miséricorde du Créateur soit sur vous tous, quoi qu’il advienne. »
Lutha releva les yeux vers lui, suffoqué par sa sympathie. L’homme portait l’insigne au faucon rouge, mais son regard exprimait un mélange de compassion et d’écœurement. Il expédia l’autre réclamer l’intervention d’un guérisseur mais s’attarda, lui, un moment.
« Il ne m’appartient pas de dire quoi que ce soit, messire, chuchota-t-il, mais vous vous êtes fait honneur tous les trois, là-bas dehors. Et... » Il s’interrompit pour jeter un coup d’ œil nerveux vers la porte. « Et il y en a qui ne sont pas d’accord avec l’idée que le roi se fait de la justice. La Miséricorde du Créateur soit sur vous tous. » Il se redressa et sortit au plus vite. Lutha entendit remettre en place la lourde barre.
Il ne vint pas de guérisseur. À force de s’y échiner malgré leurs mains ligotées, Lutha et Barieüs parvinrent à déchirer les jambes de leurs chausses en bandes qu’ils appliquèrent sur les pires plaies du dos de Caliel afin d’en étancher l’hémorragie. Le moindre mouvement mettait en feu leurs blessures personnelles, mais ils ne s’accordèrent de relâche qu’après avoir fait tout le peu qu’ils pouvaient pour lui.
Comme il se révéla trop douloureux de s’asseoir adossés au mur, ils finirent par s’allonger de part et d’autre de leur ami pour tâcher de dormir. .
Lutha commençait tout juste à glisser dans une somnolence houleuse lorsqu’il sentit un pied heurter doucement le sien.
« Vous avez été braves, exhala Caliel d’une voix râpeuse.
— Beaucoup moins que toi, répondit-il. Par les Quatre, Cal, tu as dit ce que tu pensais, et tu n’as jamais poussé un cri, pas une seule fois !
— Vraiment ? Je ... je ne me souviens plus de grand-chose. » Il s’arracha un gloussement rouillé. « Bah, toujours est-il que je n’ai du moins pas à m’inquiéter de ma cicatrisation, hein ?
— Je présume que non. » Lutha cala sa tête sur son bras. « Tu as la trouille ?
— Non, et vous ne devriez pas l’avoir non plus.
Nous nous avancerons ensemble, la tête haute, vers la porte de Bilairy. Je suis seulement désolé de vous avoir fourrés tous deux dans ce guêpier. Vous réussirez à me pardonner ?
— Rien à pardonner, souffla Barieüs. Nous avons tous uniquement tâché de remplir notre devoir. Que Korin aille se faire foutre, puisqu’il a préféré suivre les conseils de Vieille Barbe de Goupil ! »
Tout douloureux qu’il fût de rire, cela faisait aussi du bien. « Ah ça, oui, qu’il aille se faire foutre ! » hoqueta Lutha. Haussant le ton, il aboya d’une voix rauque . « Tu entends ça, Korin ? Le diable t’encule, pour n’avoir même pas su comment traiter ceux qui t’aimaient ! Tu es tout juste bon pour aller ...
— Ça suffit, croassa Caliel. Il est indigne de vous deux de lui rafraîchir ainsi la mémoire. Ce n’est pas ... Je ne crois pas, moi, que tout cela soit sa faute.
— Comment peux-tu encore parler de la sorte ? siffla Barieüs avec âpreté. Il nous pend demain. Tu ne vas quand même pas dire que tu le portes encore dans ton cœur ?
— Je ne mentais pas, dans la cour, tout à l’heure, répondit doucement Caliel. J’aurais dû tuer Nyrin quand j’en avais l’opportunité. J’aurais mieux aimé être pendu pour ça que de l’être dans de pareilles conditions. Au moins ma mort aurait-elle servi à quelque chose. Alors que celle qui m’attend, sacrebleu ! sera vaine, absolument vaine ... »
C’est en proie à une fascination horrifiée que Nalia avait regardé attacher mains en l’air Lutha et son écuyer, mais la vue des quelques premiers coups l’avait mise en fuite et expédiée vomir dans la cuvette. Tomara la soutint jusqu’à ce qu’elle en ait fini puis l’aida à s’allonger.
« Ferme le balcon ! » l’implora la princesse en s’enveloppant la tête dans un oreiller. Les claquements du fouet et les cris consécutifs des suppliciés retentissaient encore jusqu’au fond de la chambre.
Après avoir refermé les battants de la porte-fenêtre et tous les volets, la vieille revint à son chevet pour lui tamponner les tempes avec de l’eau de rose. « Pauvre chérie, vous ne devriez pas voir des choses pareilles. Vous êtes trop tendre pour supporter ce genre de spectacle.
— C’étaient les Compagnons du roi ! s’étouffa Nalia. Qu’est-ce qui l’a poussé à leur infliger semblable traitement ?
— Là, là ... Il ne faut pas gaspiller vos larmes pour des traîtres, ma colombe, fit Tomara pour la calmer. Si c’est le pire qui leur arrive, alors le roi se montre plus miséricordieux que ne l’ont jamais été sa grand-mère ou son père. La reine Agnalain les aurait soumis à la torture et écartelés.
— C’est donc vrai ? » Les amis de Korin s’étaient retournés contre lui. Elle arrivait encore presque à le déplorer pour lui, sachant trop combien vous blessait à fond cette sorte de trahison, mais voir de quoi il était capable la terrifiait. « Tomara, descends te mêler aux gardes et tâche d’en apprendre le plus possible. »
Au comble du bonheur d’être dépêchée reprendre ses commérages, la bonne femme s’empressa de filer.
Nalia se rallongea sur ses oreillers, dans l’attente anxieuse de nouvelles. En constatant que son émissaire ne remontait pas sur-le-champ, elle se laissa emporter par la curiosité et gagna de nouveau la fenêtre qui surplombait la cour et entrebâilla les volets.
L’anneau supportait à présent Lord Caliel. Son dos était déjà tout ensanglanté, et l’homme qui maniait le fouet continuait à le flageller. Tout à la fois révulsée et fascinée, Nalia se mit à compter les coups. Elle en était à trente et un que le supplice n’était toujours pas terminé.
Devant ce spectacle, elle eut une soudaine révélation. Si c’était là ce que Korin réservait à son plus cher ami, que risquait-il de lui faire, à elle, s’il en venait jamais à découvrir à quel point, tout au fond de son cœur, elle l’exécrait désormais ?
Mahti n’avait pas arrêté de marcher une seconde nuit et jour. Il mâchouillait des baies séchées de serpentaire et chantait doucement à voix basse une mélopée monocorde qui vous préservait de la fatigue et de la faim. Il ne fit halte que lorsqu’il put distinguer, telle que dans sa vision, la prodigieuse étendue liquide qui miroitait dans le lointain, la mer du Soleil Levant. Il en demeura pétrifié d’émerveillement. À l’époque antérieure aux intrusions des visages pâles de la plaine et au refoulement de son peuple dès lors contraint à vivre dans les montagnes, les Retha’noïs avaient circulé sans entraves entre les deux mers, libres d’adorer la Mère. La côte perdue foisonnait de lieux saints. y restait-il quiconque pour les entretenir ?
Après avoir grignoté quelques bouchées des aliments qu’il avait reçus au passage dans une maison, il alla s’abriter sous une remise abandonnée, s’ y accorda un brin de sommeil puis reprit sa route, magnétisé par le scintillement des flots.
Il n’y avait pas là de forêts pour couvrir sa marche, rien d’autre que des champs nus et les habitations clairsemées des gens des basses terres. Dans les ténèbres, il discerna au loin la grappe de lumières indiquant la présence d’une ville et n’eut garde de s’en approcher si peu que ce soit.
Toujours entraîné par la voix de la Mère, il finit par atteindre un chemin charretier que blanchissait le clair de lune. Il fit halte sur son bas-côté comme s’il s’agissait d’une rivière dont le courant tumultueux risquait de l’emporter au diable s’il s’y aventurait trop à la légère. Ses marques de sorcellerie le chatouillèrent en le démangeant de nouveau, et ses yeux se fermèrent, mais ses pieds se remirent en mouvement. Il s’abandonna à leur guise, s’en remettant à Mère Shek’met dont la face blême et réconfortante veillait sur lui du haut du firmament nocturne limpide. En le baignant de sa lumière fraîche comme une eau printanière, elle soulageait ses jambes endolories, mettait du baume sur ses lèvres parcheminées.
Il suivit un bon bout de temps le chemin, la plante des pieds sensible au contact étrange de la terre battue poussiéreuse. Aucun daim ne l’avait foulée, rien que des chevaux, et leurs empreintes ne lui fournissaient aucune indication. Il continua de marcher jusqu’à ce que quelque chose de dur, s’enfonçant dans sa voûte plantaire, le fasse trébucher.
Il se baissa et eut la stupeur de voir scintiller de l’or dans l’empreinte de sabot qu’il venait juste de fouler. C’était une bague. Il en avait déjà vu d’analogues orner les mains des habitants des plaines. Celle-ci était en piteux état, repliée sur elle-même et tout aplatie.
Un cheval a dû l’écraser, songea-t-il. En le retournant dans sa paume, il s’aperçut que le bout de métal avait été ciselé à l’effigie d’un oiseau.
Lhel apparut alors devant lui sur la route et l’invita d’un geste à la suivre. Hâte-toi, chuchota-t-elle sur l’haleine de la brise. Hâte-toi, ou tu arriveras trop tard.
Là-bas, le chemin se divisait en deux branches comme une rivière autour d’un rocher. L’une se déroulait le long des falaises orientales. La seconde, plus étroite, conduisait vers la silhouette sombre d’une forêt. Lhel pointa l’index de ce côté-là, et il en fut bien aise. Rien ne pouvait lui plaire autant que de se retrouver au sein de la futaie.