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Après avoir passé son existence entière en magicien libre, a vagabonder où l’appelait sa seule guise, voici qu’Iya se retrouvait non seulement avec une jeune reine inexpérimentée et parfois récalcitrante sur les bras, mais avec un certain nombre de ses propres pairs qu’il fallait organiser en corps. La Troisième Orëska était à l’origine un noble concept; elle et Arkoniel devaient maintenant découvrir lesquels, parmi leurs collègues magiciens, étaient véritablement capables ou non de se mettre à travailler de conserve.

Tamir avait tenu sa parole et exigé dès le début qu’il soit fait bon accueil aux magiciens d’Iya dans la demeure d’Illardi, malgré les ronchonnements hostiles de certains des lords et des généraux. En retour, ils s’évertuaient à se rendre utiles, en façonnant de petits charmes pratiques, tels que copeaux de feu et protège-toits. Iya, Saruel et Dylias savaient quelques rudiments de l’art de guérir et s’appliquaient à l’exercer dans tous les domaines de leur compétence, avec la bénédiction des drysiens.

Les magiciens de la petite bande personnelle d’Arkoniel étaient arrivés vers la fin de Lithion. Il les avait reçus avec de telles démonstrations de joie qu’Iya en avait été émue. Ils lui avaient sincèrement manqué, notamment un petit garçon de neuf ans aux yeux verts appelé Wythnir qu’il avait pris pour premier élève. Un bout de chou frêle et timide, mais en qui Iya décelait de puissantes potentialités. Arkoniel, qui rayonnait littéralement, reçut d’elle un coup d’œil approbateur.

Toute débordée qu’elle fût, Tamir fit expressément préparer ce soir-là en l’honneur des nouveaux venus un banquet qu’elle donna dans ses propres appartements, non sans y convier les autres magiciens et les Compagnons. À cette occasion, Arkoniel fit fièrement les présentations.

Les aînés, Lyan, Vornus et l’amie d’Iya, Cerana, ainsi qu’une espèce de rustaud bourru, maussade et d’aspect commun dénommé Kaulin furent les premiers à s’incliner devant Tamir, la main sur le cœur.

« Vous êtes indubitablement la reine de la prophétie, déclara Lyan, en porte-parole de tous. Par nos mains, nos cœurs et nos yeux, nous nous ferons une joie de vous servir, vous et Skala. »

Les cadets s’avancèrent ensuite: d’abord un couple d’allure aristocratique, aux atours en loques, composé d’une dénommée Melissandra et d’un certain Lord Balkanus, puis un gaillard plutôt quelconque appelé Haïn ; il avait à peu près l’âge d’Arkoniel et dégageait la même aura de puissance accumulée.

Lorsque vint enfin le tour des benjamins, Iya vit s’illuminer le regard de Tamir pendant les présentations. D’Ethni, sa presque contemporaine, n’émanait qu’une once infinitésimale de magie. Des jumelles, Ylina et Rala, guère davantage, pas plus que du petit Danil. Parmi eux, Wythnir étincelait comme un joyau dans une poignée de galets d’eau douce. C’était là le genre d’enfant pour qui l’imagination d’Iya s’était emballée, tant d’années plus tôt, lorsqu’elle avait fait part à Arkoniel pour la première fois de son projet de regrouper des magiciens, mais lui manifestait un ravissement similaire pour tous, sans tenir aucun compte de leurs capacités respectives.

« Bienvenue à vous tous, leur dit Tamir. Arkoniel m’a raconté beaucoup de bonnes choses sur vous-mêmes et sur vos études. Je suis heureuse de vous voir ici.

— Je crois savoir que vous avez vécu quelque temps dans notre vieille maison » , ajouta Ki. Il décocha un grand sourire à Arkoniel. « J’espère que vous n’avez pas trouvé votre séjour là-bas trop ennuyeux ?

— Oh, non ! protesta Rala tout de go. Cuistote fait les gâteaux et les tourtes les meilleurs du monde. » Ki mima une désolation comique. « Tu as bien raison. Voilà que j’en ai le mal du pays. »

Sa plaisanterie fit s’esclaffer les gosses, et cela donna le ton pour toute la soirée. La plupart des magiciens les plus âgés se révélèrent on ne peut plus affectueux envers les enfants et leur firent donner le spectacle de leurs petits numéros pour divertir les autres convives après le dîner. Il consista pour l’essentiel en lumières multicolores et chants d’oiseaux, mais Wythnir fit voler comme un essaim d’abeilles à travers la pièce un plat de noisettes.

Les collègues d’Iya ne furent pas longs à se montrer chaleureux vis-à-vis du groupe d’Arkoniel, et tous deux échangèrent un regard de satisfaction. En se comptant eux-mêmes, plus une poignée d’autres qui les avaient déjà rejoints peu à peu, trente-trois magiciens se trouvaient désormais réunis; les choses démarraient bien.

Après avoir installé les enfants dans leurs nouvelles chambres, elle et lui montèrent flâner sur les remparts.

« Vous ne trouvez pas que c’est inimaginable ? lui dit-il, l’œil flambant d’enthousiasme. Les gosses ont formidablement progressé, alors qu’ils n’avaient pour professeurs qu’une poignée de magiciens de troisième ordre ! Pensez un peu à ce qu’ils vont apprendre, sous la férule de maîtres aussi remarquables que ceux que vous avez rassemblés ! Oh, certains d’entre eux ne seront que guérisseurs ou faiseurs de charmes, je le sais bien, mais il en est quelques-uns qui peuvent devenir de première force en mûrissant.

— Surtout le petit garçon que tu as pris sous ton aile, hein ? »

La physionomie d’ Arkoniel s’éclaira de tendresse et d’orgueil. « Oui, Wythnir ira loin. »

Le ressouvenir d’avoir pensé la même chose de ses premiers élèves la rendit muette. Wythnir était assurément plus brillant que ses camarades, mais elle savait par expérience et de longue main que les chances d’échec balançaient les probabilités de réussite avec un être aussi jeune, si prometteur même qu’il puisse d’abord paraître.

Moins lui importait d’ailleurs le cas singulier de tel apprenti ou tel magicien que le souvenir de la vision qu’elle avait eue voilà bien des années: celle d’un Arkoniel âgé, plein de sagesse, dans une maison de magiciens grandiose, et flanqué d’un autre môme. Elle lui en avait fait part, et elle la sentait prendre en lui de plus en plus de consistance, à présent qu’il avait eu un petit avant-goût de succès.

Et il adorait les enfants. Elle en avait été passablement surprise, elle qui n’avait strictement rien à faire des ordinaires et qui, sauf exception, considérait en tout et pour tout les petits magiciens-nés comme des apprentis potentiels. Elle avait aimé ses propres disciples autant qu’elle était capable d’aimer quiconque mais, sachant que chacun d’eux finirait par la quitter pour suivre ses propres voies, s’y attacher excessivement ne rimait à rien. Peut-être Arkoniel en viendrait-il à comprendre cette attitude, à la longue, mais, pour l’heure, il voyait l’éblouissant palais, fourmillant de vie et d’érudition. Cela se lisait dans ses yeux, et Iya n’eut garde de contrarier la volonté d’Illior. Arkoniel était destiné à emprunter un sentier totalement différent de celui qu’elle-même et ses prédécesseurs avaient foulé.

Il continuait aussi à trimbaler le bol maudit, et il le gardait bien. Peut-être que son sort était de lui trouver une cachette inviolable. Cet aspect des choses reposait également dans le giron des dieux. Iya n’éprouvait aucun regret, et il lui fallait relever de nouveaux défis.

 

Dylias et les magiciens d’Ero possédaient une certaine expérience de l’unité, attendu qu’ils avaient fait bande commune pour se protéger des Busards. Iya aurait été ravie de lui voir confier les rênes de l’autorité suprême, mais c’est à elle que tout le monde se montra résolu à les déférer.

« Mais voyons, c’est vous que l’Oracle a gratifiée de la vision ! » lui remémora quelques jours plus tard Arkoniel en riant de l’entendre maugréer. Elle était constamment importunée par quelqu’un sur telle ou telle question de magie, et elle avait toujours des marmots dans les jambes. « Vous êtes l’égide de Tamir. Il allait de soi qu’ils se tournent vers vous.

— L’égide, hein ? marmonna-t-elle. C’est tout juste si elle m’adresse la parole.

— Elle me traite mieux, maintenant, mais il y a encore de la défiance dans son attitude. Vous pensez qu’elle a fini par deviner la vérité ?

— Non, et notre devoir est de la maintenir dans l’ignorance le plus longtemps possible, Arkoniel. Sa situation actuelle lui interdit toute espèce de diversion fâcheuse, et elle a encore besoin de nous. Il se peut d’ailleurs qu’elle ne demande jamais à savoir. Et cela vaudrait mieux. »

Avec l’aide de Dylias, ils continuèrent à surveiller de leur mieux la mer en direction de Plenimar. Certains d’entre eux se relayaient auprès de Tamir, prêts à la défendre contre toute menace. Ils étaient tenus d’observer la plus grande discrétion, tant étaient nombreux les nouveaux alliés de la princesse à afficher leurs préventions foncières et sans nuances à l’encontre du monde des magiciens.

Iya se méfiait tout autant de pas mal de ces nobles et de ces guerriers. Eyoli s’était remis de ses blessures et avait déjà prouvé sa valeur. Grâce à ses dons d’embrumeur mental, il pouvait pénétrer dans n’importe quel campement et s’y balader en toute liberté, presque inaperçu, l’oreille tendue et l’œil aux aguets. Joints à cela l’étrange sang-sortilège tout neuf d’Arkoniel et la longue mémoire de Tharin au chapitre des intrigues et des loyautés, Iya se flattait que Tamir se trouvait aussi bien gardée que faire se pouvait.

Elle se découvrit encore un allié indéfectible en la personne du grand prêtre de l’Oracle, Imonus. Loin de les avoir quittés pendant tout ce temps, il ne manifestait aucune intention de partir. Lui et les deux autres qui l’avaient accompagné, Laïn et Porteon, consacraient toutes leurs journées à desservir le sanctuaire de fortune qu’on appelait désormais le temple de la Stèle. Les gens y venaient chaque jour pour la contempler et pour entendre de la propre bouche du grand prêtre que leur nouvelle reine était incontestablement l’élue d’Illior.

 

Après avoir rassemblé les prêtres illiorains rescapés des massacres d’Ero, Imonus leur avait conseillé d’installer vaille que vaille des temples dans les divers camps. Lui-même et ses acolytes se chargèrent d’improviser le plus vaste de tous en dressant sous un dais la stèle d’or, entourée de braseros d’offrandes, dans la cour même de la propriété d’Illardi, juste au-delà des portes fortifiées. Ainsi, quiconque venait rendre visite à Tamir y passait forcément, et la prophétie rappelait à tous ses droits légitimes au gouvernement de Skala.

Grâce à l’autorité que lui conférait l’Illuminateur en personne, les gens pieux croyaient Imonus sur parole. Ils déposaient de modestes offrandes de fleurs et d’argent dans les corbeilles encombrant le pied de la vénérable tablette et touchaient cette dernière comme un porte-bonheur. Tout démunis qu’ils étaient eux-mêmes pour la plupart, ils se débrouillaient néanmoins pour apporter des vivres aux prêtres, pommes ridées et morceaux de pain. Puis ils jetaient des ex-voto de cire et des plumes sur les braseros de bronze ciselé réchappés de tel ou tel temple anéanti d’Ero. Ceux-ci brûlaient nuit et jour, et le puissant parfum de l’encens illiorain embaumait l’atmosphère, en dépit de l’âcre odeur sous-jacente des plumes carbonisées. Le grand prêtre et ses frères se trouvaient sur place en permanence pour alimenter les braises, dispenser les bénédictions, interpréter les rêves et prodiguer l’espoir.

Iya n’abordait généralement les religieux qu’avec une bonne dose de scepticisme. Elle en avait trop vu s’engraisser de promesses abusives et de prophéties fallacieuses. Mais Imonus était la probité même, et son dévouement pour Tamir total.

« Notre fille de Thelâtimos est forte comme un roc, observa-t-il, alors qu’ils se trouvaient assis côte à côte dans la grande salle après le repas du soir. Elle sait parler, et je suis frappé de voir à quel point elle remonte le moral de son auditoire.

— Oui, je l’ai remarqué moi-même. Peut-être bénéficie-t-elle un brin de l’inspiration d’Illior ?

— Plus qu’un brin, affirma-t-il. Elle accorde plus de crédit à la construction qu’au pouvoir. Ce qui sera tout à la fois pour elle une grâce et un fardeau.

— Est-ce une prédiction ? » demanda-t-elle en haussant un sourcil pour le lorgner par-dessus sa chope.

Il ne répondit que par un sourire.