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La première audience officielle donnée par Tamir se tint dans la cour de la villa. Flanquée de ses amis et de sa nouvelle garde, elle trouva dans les jardins brunis par l’hiver une foule houleuse de guerriers, de magiciens et de maîtres des guildes effarés qui mouraient d’envie d’avoir des nouvelles.
Elle jeta un regard circulaire sur l’assistance, en quête de visages familiers, et finit par repérer Nikidès qui, écroulé dans un fauteuil près de la fontaine, bavardait avec Lynx et Iya.
« Je ne m’attendais pas plus à te voir déjà levé que présent ici ! » s’écria-t-elle, oubliant que tant de regards la suivaient pendant qu’elle se portait vers lui pour le serrer gauchement dans ses bras.
« Ordre des guérisseurs » , répliqua-t-il d’une voix râpeuse. Il n’était pas rasé, et sa bouille ronde avait la lividité du parchemin, mais il la contemplait, l’œil brillant, d’un air fasciné.
Elle lui saisit la main. « Ce que je regrette ton grand-père ! Ses avis nous seraient si précieux, à présent... ! »
Il opina tristement du chef. « Il ne t’aurait servie que trop volontiers, et je ferai de même. » Il la détailla plus minutieusement. « Tu es bel et bien une fille. Lumière divine ! Je ne demandais qu’à le croire, mais cela ne semblait pas possible. J’espère que tu feras de moi ton historiographe de cour. M’est avis que nous n’allons pas manquer d’événements miraculeux à consigner scrupuleusement par écrit.
— Te voilà titulaire du poste. Mais il me faut aussi des Compagnons. J’aimerais bien que toi et Lynx, vous soyez les premiers, ainsi que Ki, naturellement. » Nikidès se mit à rire. « Es-tu bien sûre que tu veux de ma personne ? Tu n’es pas sans savoir pertinemment quel piètre homme d’épée je fais !
— Tu as d’autres talents. » Elle se tourna vers Lynx. Ses yeux conservaient leur expression tourmentée, même quand il souriait. « Et toi ?
— Écuyer de Lord Nikidès, tu veux dire ? C’est ce qu’a suggéré Lord Tharin.
— Non. Tu es mon ami, et tu t’es battu à mes côtés.
Je t’élève à la dignité pleine et entière de Compagnon. À vous de vous trouver des écuyers personnels. »
La stupéfaction fit papilloter Lynx. « C’est trop d’honneur, Altesse, et ma féauté vous est acquise à jamais ! Mais vous n’ignorez pas que mon père était seulement chevalier. Je suis un simple cadet, et je n’ai pas de terres en propre. »
Tamir fit face à l’assemblée, la main posée sur la poignée de son épée. « Vous avez tous entendu, je suppose ? Eh bien, écoutez attentivement. Les gens loyaux, hommes et femmes, des services desquels je n’aurai qu’à me louer seront jugés d’après leurs mérites et non d’après leur naissance. Il n’y a pas un seul noble à Skala dont les ancêtres soient nés coiffés de quelque bandeau que ce soit. Si la volonté d’Illior est bien que je gouverne Skala, alors, j’entends faire connaître à tous que ce sont les cœurs et les actes qui comptent pour moi, pas les origines. Libre à toi, Nikidès, de consigner cette déclaration comme l’un de mes premiers décrets, si tu veux bien. »
Elle n’aurait su dire s’il toussait ou riait quand il s’inclina vers elle du fond de son fauteui. « J’y consacrerai une note, Altesse.
— Et faites que nul n’en ignore, toute personne que je choisirai d’élever se verra accorder autant de respect qu’un noble de six générations. Étant acquis de même que je n’y réfléchirai pas à deux fois pour priver de leurs titres et propriétés ceux qui s’en révéleraient indignes. »
Elle surprit une mise en garde sur les physionomies d’Iya comme de Tharin, mais la plupart de l’auditoire l’ovationna.
Elle se tourna ensuite vers Una. « Et vous, Lady Una ? Vous plairait-il de rejoindre également nos rangs ? »
La jeune fille ploya le genou et offrit son épée. « De tout mon cœur, Altesse.
— Affaire entendue, alors. »
Lynx s’agenouilla, lui aussi, et Tamir mit de nouveau son épée au clair et lui en toucha l’épaule. « Je te fais lord ... mais, un instant, quel est ton véritable nom ? »
Nikidès parut sur le point de fournir cette petite information, mais Lynx lui cloua le bec d’un coup d’œil acéré. « On m’appelle Lynx depuis si longtemps que j’ai l’impression que tel est mon vrai nom. Je souhaiterais continuer à le porter, si faire se peut.
— À ton aise, répondit Tamir. Je te fais Lord Lynx, avec des terres et des biens qui seront déterminés ultérieurement. Lady Una, j’accepte aussi votre propre foi. La première tâche que je vous confie à tous deux en qualité de mes Compagnons est de veiller soigneusement sur mon chroniqueur royal. Sans exclure vos propres personnes » , ajouta-t-elle en dardant sur Lynx un regard impérieux.
Lynx hocha la tête d’un air penaud. « Bilairy ne semble pas vouloir encore de la mienne, Altesse.
— Tant mieux. Je ne saurais me passer de toi. » Ces détails réglés, elle alla occuper le siège que l’on avait sorti pour elle et concentra toute son attention sur les gentilshommes de l’assistance. « Mes amis, je vous remercie tous de ce que vous avez fait. Je veux être franche avec vous, par la même occasion. Je ne sais pas au juste ce que sera la suite des événements. Selon toute apparence, je vais me voir dans l’obligation de partir affronter Korin et quiconque soutiendra ses prétentions au trône. La guerre civile me fait horreur, mais les choses risquent d’en venir là. S’il en est parmi vous qui se soient ravisés sur la question de me soutenir, libre à eux de se retirer. Personne n’y mettra d’obstacle. Seulement, qu’ils s’en aillent tout de suite. »
Le silence accueillit sa proposition, et personne ne bougea. Au bout d’un moment, Lord Jorvaï s’avança pour s’agenouiller devant elle et pour lui offrir son épée. « Bien que je vous aie déjà juré ma foi sur le champ de bataille, Altesse, je tiens à renouveler cet acte en présence des témoins d’aujourd’hui. Acceptez Colath comme votre allié lige.
— Ainsi qu’Ilear » , déclara Kyman.
Un par un, tous les autres réaffirmèrent leurs serments. Aucun ne se déroba.
Tamir se leva et brandit la main pour les saluer. « Je ne détiens pas l’épée de Ghërilain et ne porte pas la couronne mais, avec l’autorisation d’Illior et en présence de ces témoins, j’accepte votre féauté, vous confirme dans vos possessions et vous compte pour des amis chers à mon cœur. Je n’oublierai jamais la vue de vos bannières venant à mon secours lorsque j’en avais la plus extrême nécessité. »
Une fois clos le chapitre des serments guerriers, Tamir en vint à celui des maîtres et maîtresses des guildes qui avaient impatiemment attendu jusque-là qu’elle daigne s’occuper d’eux. L’un après l’autre, ces hommes et femmes revêtus des insignes de leurs professions vinrent s’agenouiller devant elle et lui engager la foi de leurs guildes respectives. Bouchers, forgerons, charretiers, boulangers, maçons ... Le flux semblait interminable, mais Tamir fut heureuse de trouver là une occasion de distinguer les chefs des classes populaires de la ville.
Finalement, le soleil était presque au zénith quand elle en vint à Iya et à ses collègues.
« Votre bravoure durant la bataille ne sera pas oubliée. Messeigneurs et vous, bonnes gens, je vous prie d’honorer ces valeureux magiciens. »
La foule s’inclina devant eux ou les acclama, mais en manifestant des degrés d’enthousiasme plutôt mitigés. En dépit de toutes leurs prouesses, et Tamir le comprit, les forfaits perpétrés par Nyrin et ses Busards restaient en travers de bien des gorges, et cette rancune particulière se traduisait par une suspicion plus ou moins prononcée vis-à-vis de l’ensemble de la corporation. En fait, les magiciens libres de Skala n’avaient jamais joui d’une réputation sans mélange. Pour une personnalité grave et sérieuse telle qu’Iya ou pour une généreuse telle qu’Arkoniel, il y avait cent escamoteurs de champ de foire et truqueurs à trois sous. Sans compter ceux qui, à l’instar de Nyrin, s’attachaient aux riches et aux puissants pour aboutir à leurs propres fins. Tamir avait beau avoir pour sa part des motifs de défiance tout personnels, sa dette envers les dix-neuf magiciens patronnés par Iya n’en était pas moins énorme.
Certains portaient des robes, la plupart étaient vêtus comme des marchands ou des hobereaux, tandis que d’autres avaient la dégaine d’humbles voyageurs, mais une bonne moitié d’entre eux se révélaient avoir été blessés au cours des combats. Tamir eut la joie de voir dans leurs rangs la blondeur juvénile d’Eyoli, l’embrumeur mental, qui l’avait aidée à gagner Atyion pendant la bataille, et qui, en route, avait bien failli le payer de sa vie.
Deux des personnages présentés par Iya, Dylias et Zagur, avaient l’air aussi vieux qu’elle. Kiriar et une très jolie femme annoncée sous le nom d’Elisera d’Almak, semblaient être, eux, des contemporains d’Arkoniel, mais Tamir était assez au fait de leur monde pour savoir qu’il était aussi malaisé de deviner l’âge d’un magicien que celui d’un Aurënfaïe.
La dernière femme qu’on lui présenta fut de loin le membre du groupe qui l’intrigua le plus. D’origine aurënfaïe, Saruel de Khatmé avait des yeux gris et portait l’espèce de turban compliqué - le sen’gaï rouge et noir et les robes noires de son clan. Les délicats tatouages noirs de son visage qui, avec ses bijoux, faisaient également partie des signes distinctifs de celui-ci, contribuaient à la difficulté de lui présumer un âge quelconque, et comme ses compatriotes vieillissaient plus lentement que même les magiciens-nés skaliens, toute hypothèse à cet égard aurait été probablement erronée.
Tamir tenait de son ami, Arengil de Gèdre, quelques rudiments sur les us et coutumes aurënfaïes. « Puisse Aura vous accompagner dans la lumière, Saruel de Khatmé » , dit-elle en plaçant la main sur son cœur et en s’inclinant. Saruel lui retourna son geste, la tête un peu inclinée vers la gauche comme si elle avait du mal à entendre. « Et dans les ténèbres, Tamir li Ariani Agnalain de Skala.
— Je croyais que tous les ‘faïes avaient quitté Ero lorsque les Busards s’étaient mis à brûler des prêtres et des magiciens ?
— Je me suis trouvée de ceux qui partagèrent la vision accordée à maîtresse Iya. Aura Illustri, que vous connaissez sous le nom d’Illior Illuminateur, sourit sur vous. Par ses forfaits, votre oncle a fait crouler votre pays sous des fléaux terribles, et il a craché à la face de notre dieu. Vous êtes la lumière envoyée pour chasser les ténèbres répandues par l’Usurpateur et par ses magiciens noirs. Il est de mon devoir, et je m’en honore grandement, de vous seconder par tous les moyens dont je puis disposer.
— J’agrée de grand cœur votre aide et votre sagesse. » De tels engagements ne se prenaient jamais à la légère envers des étrangers - des Tirfaïes, ainsi que les Aurënfaïes désignaient les humains éphémères. « Maîtresse Iya, de quelle façon conviendrait-il que je vous récompense des services que vous m’avez rendus, vous et vos acolytes ?
— Nous ne sommes pas des négociants ni des mercenaires venus présenter une ardoise, Altesse. Vous savez la vision que j’ai eue à votre sujet, mais vous ignorez à quel point j’ai agi pour amener cette vision à se concrétiser dans les faits.
« Tandis que vous grandissiez, Arkoniel et moi parcourûmes nos provinces en tous sens afin de découvrir d’autres bénéficiaires de la même vision, dussent-ils n’avoir fait que l’entrapercevoir. Certains d’entre eux se tiennent aujourd’hui devant vous. D’autres n’attendent qu’un mot pour nous rejoindre et vous aider. S’ils ne sont pas tous détenteurs de pouvoirs éminents, l’Illuminateur ne les en a pas moins appelés à vous protéger, vous, la reine qui doit être.
« Je vous le déclare à présent, en présence de tous ces témoins, l’Illuminateur ne nous a pas uniquement chargés de vous appuyer jusqu’à votre avènement puis de reprendre nos vagabondages, mais ...
— Ce genre de discours, nous l’avons déjà entendu tenir par ce traître de Nyrin quand il rameutait sa bande de coquins, l’interrompit Kyman. Il affirmait lui aussi qu’ils étaient au service du Trône. Il n’entre pas plus dans mes intentions de vous manquer de respect, Maîtresse, ni à aucun de vos amis, que de méconnaître ce que vous avez fait. Mais je ne suis pas le seul Skalien à qui voir de nouveau réunis un trop grand nombre de gens de votre espèce en un seul lieu fasse éprouver un rien de nervosité. » Il se tourna vers Tamir et s’inclina bien bas. « Pardonnez-moi d’avoir parlé sans fioritures, Altesse, mais je n’ai dit que la vérité.
— Je connais mieux que vous, messire, les agissements de Nyrin. Maîtresse Iya, que vous proposez-vous de faire ?
— Je conçois les craintes que Nyrin et son engeance ont alimentées, répondit-elle calmement. Mon "espèce" et moi-même connaissons encore mieux que Votre Altesse ou que quiconque d’autre ici les pratiques funestes auxquelles s’étaient adonnés les Busards. »
Elle fouilla dans un pli de sa robe et brandit une grande broche d’argent où était sertie la flamme de Sakor en cuivre. « Voilà ce que les Busards nous ont contraints à afficher. » Ses collègues brandirent tous les leurs à leur tour, seuls s’abstenant Arkoniel et Eyoli. Au revers de chacune étaient frappés des numéros différents, destinés à identifier leur attributaire. Celle d’Iya portait le 222.
« Ils nous ont répertoriés dans leurs registres comme du bétail. » Elle jeta la broche à ses pieds sur le dallage. Les autres firent de même, et cela finit par former un petit tas miroitant. « Les magiciens libres d’Ero devaient tous en porter une semblable, poursuivit-elle d’un ton âpre. Ceux qui résistèrent furent brûlés. Des magiciens qui avaient juré de vous soutenir furent de ce nombre, Altesse. J’ai ressenti les flammes dans ma propre chair pendant qu’ils périssaient. Alors qu’il entendait nous apprendre où était notre place, nous apprendre à crever de peur, au lieu de cela, Nyrin m’a aidée à me souvenir de quelque chose.
» La plupart des magiciens sont d’un naturel solitaire, c’est vrai, mais, à l’époque de votre ancêtre et de la Grande Guerre, nombre d’entre nous firent corps avec la reine et combattirent les Plenimariens et leurs nécromanciens. Les éminents chroniqueurs de ce temps les créditent d’avoir stoppé l’afflux des envahisseurs.
» Nyrin et ses assassins en robes blanches me rappelèrent ce que des magiciens étaient capables d’accomplir en joignant leurs forces. S’il était possible aux Busards de se doter d’une telle puissance en faveur du mal, alors ne peut-on le faire au service de son contraire ? Je le jure à Votre Altesse par le plus sacré de nos serments - par la Lumière d’Illior et par mes mains, par mon cœur et par mes yeux -, les magiciens qui se tiennent aujourd’hui devant vous cherchent à forger une union pour le salut de Skala, comme à l’époque de votre ancêtre, et pour vous seconder vous-même, l’élue d’Illior. Nous n’avons pas de plus grand désir. Avec votre permission, nous souhaiterions faire en présence de ces témoins la démonstration de notre bonne foi et du pouvoir que confère l’unité.
— Allez-y. »
Les magiciens se mirent en cercle autour des broches d’infamie. Iya tendit les mains au-dessus d’elles, et le métal fondit et prit l’aspect d’une flaque en ébullition. Un geste de Dylias lui donna celui d’une sphère parfaite. Au commandement de Kiriar, elle s’éleva au niveau des yeux. Zagur traça en l’air avec une baguette de bois poli un signe cabalistique qui la fit s’aplatir jusqu’à former un disque semblable à un miroir d’argent. Saruel s’avança pour tramer dans l’espace un motif sibyllin, par lequel les bords de l’objet se métamorphosèrent en un cadre du filigrane aurënfaïe le plus arachnéen. Enfin, un sortilège d’Arkoniel ouvrit un petit portail noir. Le miroir s’y engouffra et ne reparut qu’au moment de tomber dans les mains de Tamir, encore tout chaud.
Tamir le haussa vers le ciel, émerveillée par la délicatesse de l’ouvrage. Les pampres de vigne chargés de grappes qui s’entrelaçaient sur le pourtour de cuivre égalaient tous les chefs-d’œuvre qu’elle avait pu contempler dans les échoppes des orfèvres.
« C’est ravissant ! » Elle le tendit à Ki pour le lui montrer, puis il circula de main en main dans la cour. « Je suis heureuse qu’il vous plaise, Altesse.
Daignez l’accepter comme un présent de la Troisième Orëska, dit Iya.
— De la quoi ? lâcha Illardi.
— Orëska est le terme par lequel les Aurënfaïes désignent les mages-nés, expliqua-t-elle. C’est par le sang que la magie de leur école, la première, nous a été transmise, à nous, les magiciens libres, ou Deuxième Orëska. Nos pouvoirs diffèrent de ceux des ‘faïes, et ils sont souvent moindres que les leurs. Mais nous entendons maintenant créer une nouvelle espèce de magie, ainsi qu’une façon nouvelle de la pratiquer, comme vous venez de le voir. Ainsi formons-nous une nouvelle et troisième école.
— Et votre Troisième Orëska servira Skala ? s’inquiéta Kyman.
— Oui, messire. C’est la volonté d’Illior.
— Et vous ne demandez rien en retour ? » Il avait toujours l’air sceptique.
« Nous demandons seulement la confiance de la reine, messire, et un endroit sûr où héberger les magiciens-nés et leur enseigner notre art. »
Tamir entendit s’élever de la foule quelques reniflements et ronchonnements, mais la pensée des orphelins qu’Arkoniel avait déjà recueillis et protégés - exactement comme ils l’avaient protégée elle-même, Iya et lui - l’incita à ignorer les récalcitrants. « Vous l’aurez, du moment que vous m’avez garanti votre loyauté.
» Maintenant, c’est vers Ero que nos esprits doivent se tourner. Duc Illardi, qu’avez-vous à nous rapporter ?
— Les Plenimariens n’ont pas causé de grands dommages aux plantations d’hiver, mais les réserves de céréales sont anéanties. Si l’on ne procède aux semailles de printemps, nous risquons de connaître la famine l’hiver prochain. Pour l’instant, toutefois, les problèmes qui me préoccupent le plus sont le logement et la peste. Si la population s’éparpille vers d’autres villes, elle risque de propager le mal. Mais on ne peut pas non plus attendre de ces pauvres gens qu’ils vivent indéfiniment sous des tentes dans la plaine. On doit leur porter secours d’une manière ou d’une autre, sans quoi vous aurez une rébellion sur les bras avant même d’avoir débuté.
— Évidemment qu’il faut les aider !
— Et il faut qu’eux sachent que cette aide leur vient de vous, Altesse, intervint Tharin. Atyion est amplement pourvue de réserves où puiser. Faites-en venir de la nourriture, des vêtements et du bois de construction. On pourrait accorder à ceux que les drysiens jugent sains l’autorisation de se rendre là-bas ou en quelque endroit où ils aient de la parenté. Les autres, c’est ici qu’il faut en prendre soin. »
Tamir acquiesça d’un hochement. « Qu’on envoie tout de suite un message à mon intendante, là-bas. Lady Lytia sait mieux que quiconque ce qu’il convient de faire. J’ai aussi décidé de faire d’Atyion ma nouvelle capitale. La place dispose de solides défenses, et elle a les moyens d’entretenir et de loger une armée. Vu la perte du Trésor d’Ero, je suis trop démunie pour agir, ici.
À présent, pour ce qui est de Korin. J’ai besoin de savoir où il se trouve et s’il peut être raisonné. J’ai aussi besoin de connaître le nombre des magiciens que Nyrin a sous la main. Aussi longtemps que le vieux Barbe de Goupil côtoiera mon cousin, je crois qu’il exercera sur lui une influence pernicieuse. Jorvaï, Kyman, je souhaite que vous mettiez sur pied des groupes de reconnaissance. Arrangez-vous pour choisir vos meilleurs cavaliers et venez me rendre compte de l’état des choses cet après-midi. Et, encore une fois, merci à tous pour votre soutien. »
L’audience s’était plutôt bien passée, mais Tamir en sortit aussi fourbue que perturbée d’avoir dû parler si longtemps. En sa qualité de jeune prince, elle avait été éduquée pour le rôle de chef, mais elle continuait à se sentir beaucoup plus à l’aise sur le champ de bataille, l’épée au poing. Or, tout ce monde-là n’escomptait pas simplement qu’elle gagne une bataille mais qu’elle décide du sort de la patrie.
Tout ça, plus apprendre à trimbaler des jupes, rectifia-t-elle avec aigreur pendant que l’attroupement se dispersait. De quoi en avoir par-dessus la tête pour une seule matinée.
Elle prit Ki par le coude et l’entraîna. « Viens un peu, j’ai besoin de marcher.
— Tu t’en es drôlement bien tirée ! s’exclama-t-il
à voix basse en se portant à sa hauteur.
— J’espère. » Elle se dirigea vers l’échelle permettant d’accéder au chemin de ronde qui dominait le port et la citadelle dans le lointain. La longueur de la robe rendait l’escalade hasardeuse. Son talon s’empêtra dans l’ourlet, et il s’en fallut de rien qu’elle ne dégringole sur Ki.
« Enfer et damnation ! Une seconde, s’il te plaît. » Elle cala ses pieds sur les barreaux puis empoigna le bas de sa jupe et de sa camisole pour le fourrer dans sa ceinture de cuir comme Iya le lui avait montré. Le procédé se révéla plutôt efficace. Lorsqu’elle atteignit le haut de l’échelle, l’idée de concevoir une agrafe spéciale pour l’améliorer lui trottait déjà dans la tête. Ses doigts lui démangeaient de tenir un style et une tablette.
Les sentinelles en faction s’inclinèrent respectueusement sur leur passage. Après avoir pendant un moment arpenté de conserve le rempart, ils s’arrêtèrent devant une embrasure de créneau et, appuyés sur le parapet, regardèrent les mouettes tournoyer au-dessus des vagues. Le temps était clair, l’eau verte et argentée dans la lumière de l’après-midi. Si Tamir se bornait à regarder vers l’est, le monde avait l’air impeccablement propre et sans entraves. Derrière elle, la ville, réduite à des décombres charbonneux, continuait à se consumer, et les grèves étaient jonchées de débris de bateaux naufragés.
« Tu sais, tout ce que tu as dit sur l’avancement au mérite et sur les récompenses réservées à la loyauté ? Il était évident que ce n’étaient pas des paroles en l’air, dit finalement Ki. Le cœur de chaque guerrier battait pour toi, dans la cour ! J’ai aussi vu Iya chuchoter quelque chose à Arkoniel. Je parie que même elle était impressionnée. »
Tamir considéra la mer, les sourcils froncés.
Ki lui posa une main sur l’épaule. « Je sais que tu lui en veux encore de tout ce qui s’est passé et de la façon dont ils t’ont menti. Mais, à force d’y penser et d’y repenser, je vois pourquoi ils se sont conduits de la sorte.
» Moi aussi, je suis furieux contre eux, poursuivit-il. Enfin, surtout contre Arkoniel, parce que c’est lui que nous connaissions le mieux. Seulement... Eh bien, j’ai réfléchi. Ne crois-tu pas que ça risque d’avoir été sacrément dur aussi pour lui ? Tu t’es aperçue de la manière dont il te regarde ? Comme il a l’air fier parfois, mais si triste aussi ? Peut-être que tu devrais lui donner une seconde chance, non ? »
Tamir lui répondit par un haussement d’épaules rétif. Préférant changer de sujet, elle tira sur les jupes de sa robe. « Alors, comme ça, tu ne trouves pas que je suis complètement grotesque dans cette tenue ?
— Ma foi, il me reste encore à m’y habituer, reconnut-il.
— Et moi, je dois m’accroupir pour pisser ! marmonna-t-elle.
— Est-ce que ça fait mal ? À l’endroit d’où ta queue et tes couilles se sont détachées, je veux dire ? J’ai foutrement failli tomber dans les pommes quand c’ est arrivé. »
Ce souvenir fit frissonner Tamir. « Non, ça ne fait pas mal, mais je ne peux pas me permettre de m’appesantir moi-même là-dessus. J’ai simplement l’impression de ... d’un vide à cet endroit. Les nichons me tracassent beaucoup moins que ça. Ça, ça me fait l’effet d’être un de ces pauvres bougres que les Plenimariens ont châtrés ! »
Ki grimaça et se pencha près d’elle, épaule contre épaule. Tamir s’appuya sur lui, pleine de gratitude, et, pendant un moment, ils se contentèrent de rester là, immobiles, à contempler les mouettes.
Finalement, Ki s’éclaircit la gorge et dit sans la regarder. « Illior a bien pu te priver de ça, mais tu as les ... les attributs d’une fille en leur lieu et place, pas vrai ? Ce n’est pas comme si tu étais un eunuque ou n’importe quoi.
— Je suppose que oui. »
Il haussa un sourcil. « Tu supposes que oui ?
— Je n’ai pas précisément exploré, confessa-t-elle misérablement. Chaque fois que j’y pense, j’en suis malade ! »
Ki s’abstint de tout commentaire, et, lorsqu’elle eut enfin la force de le regarder, elle découvrit qu’il s’était empourpré jusqu’aux oreilles.
« Qu’y a-t-il ?
Il secoua la tête et se pencha par-dessus le parapet, toujours sans la regarder.
« Allons, Ki ! Je sais tout de suite quand tu as quelque chose à dire.
— Ce serait déplacé de ma part.
— Voilà bien la première fois que je t’entends dire un truc pareil. De quoi s’agit-il ?
— Eh bien... si tu es une fille normale là, dans ce cas ... » Il s’arrêta pile en rougissant encore davantage. « Par les couilles de Bilairy, Ki, sors-le sans ambages »
Il poussa une espèce de grognement plaintif. « Eh bien, si tu es une véritable fille, dans ce cas, tu n’as vraiment rien perdu. Pour bai ... pour la bagatelle, je veux dire. Les filles me disent qu’elles y prennent autant de plaisir que les hommes. »
Sachant qu’il parlait de filles avec lesquelles il avait couché, Tamir fut à son tour incapable de le regarder.
« C’est ce que chacune des femmes de mon père et mes sœurs aînées ont toujours affirmé, en tout cas, et qu’elles étaient plus portées sur la chose que les hommes, ajouta-t-il précipitamment. Peut-être pas dès la première ou la deuxième fois, mais par la suite, hein ? Toutes celles que je connais sont formelles, elles aiment ça.
— Je présume que tu en sais personnellement un bout » , répliqua-t-elle.
Après un moment de silence, il soupira. « Tu n’as jamais rien fait de tout ça, n’est-ce pas ?
— Non. Je ne désirais pas les filles. »
Avec un hochement de tête, il se replongea dans la contemplation de la mer. Ils savaient tous les deux pour qui elle avait éprouvé du désir.