23
En entendant Caliel frapper, Korin répondit d’un sec. « Qui est-ce ?
— C’est moi, Kor. Permets-moi d’entrer. »
Au silence qui s’ensuivit, Caliel crut une seconde qu’il allait essuyer un refus. « Ce n’est pas fermé. »
Caliel se glissa à l’intérieur et referma la porte. L’appartement royal était mieux aménagé que les autres pièces de la forteresse, eu égard du moins aux critères de Cima. Le vaste lit à baldaquin sculpté bénéficiait de lourdes tentures de velours poussiéreuses. Aux murs étaient suspendues quelques tapisseries fanées.
Korin était assis devant son secrétaire, en manches de chemise, la mine défaite et l’air malheureux. Il avait la figure empourprée par l’abus de vin, et un hanap plein à ras bords à portée de main. Il se révéla qu’il était en train de pondre une réponse à la lettre de Tobin, qui se trouvait étalée devant lui. Caliel s’approcha et rafla la coupe tout en lorgnant, ce faisant, la feuille de parchemin qui la jouxtait. Korin n’était pas allé plus loin que. « Au prétendant, le prince Tobin ... »
Il avala une petite gorgée, non sans guetter la réaction du roi. Il eut la satisfaction de ne constater rien de plus que le degré coutumier d’irritation causé par sa liberté familière. Il attira un fauteuil pour lui-même et s’y installa. « Comment te portes-tu ?
— C’est tout ce que tu es venu me demander ? » Caliel se cala commodément et étendit ses longues jambes en feignant une aisance qu’il était loin d’avoir. « Ce héraut m’a rendu curieux. J’ai eu l’idée de venir voir à quoi pouvait bien rimer tout ce foin. »
Korin haussa les épaules et lui jeta la lettre de Tobin.
Caliel parcourut rapidement son contenu et sentit son cœur sauter une pulsation. Lutha avait parfaitement saisi l’essentiel du texte, mais contempler les mots tracés de la main même de Tobin - un griffonnage inimitable - était un choc encore plus brutal.
Korin avait cependant récupéré le hanap, et son regard s’abîmait à en sonder le fond. « Tu le crois, toi ?
— Je ne sais pas. Il y a néanmoins des choses là-dedans ... "Je suis navrée d’avoir dû vous mentir .. Sois toujours mon frère ... Je veux que les choses entre nous soient de nouveau limpides et saines comme elles doivent l’être ... " Ce que je pense, c’est que tu devrais tout de même le rencontrer, face à face.
— Pas question ! Qu’il soit atteint de démence ou un monstre manigancé par nécromancie, il n’en est pas moins un traître, et il m’est impossible de paraître aux yeux du monde justifier ses prétentions de quelque façon que ce soit.
— C’est là ce qu’a préconisé Nyrin ?
— Et il a raison ! » Les prunelles injectées de sang de Korin étaient à présent comme exorbitées, et elles flamboyaient d’une fureur aussi soudaine qu’irrationnelle. « Tobin hante mes rêves, Cal. Je le vois, tout blême et sournois., je l’entends me qualifier d’usurpateur et de fils d’assassin. » Il se frotta les yeux et frissonna de tout son être.
« Raison de plus pour te rendre compte par toi-même de ce que sont ses véritables intentions.
— J’ai dit : pas question ! » Il lui arracha la lettre des mains et la plaqua violemment sur la tablette de l’écritoire. Il vida d’un trait la coupe et la reposa d’un geste aussi véhément.
« Sacrebleu, Kor, je n’arrive pas à croire que tu vas tout bonnement te contenter d’ajouter foi à la parole d’autrui sur un pareil sujet.
— Ainsi donc, tu prétends que je devrais honorer cette ... cette supplique ?
— Korin, regarde-toi ! Voilà l’ouvrage de Nyrin. Il se cramponne à toi comme une sangsue ! C’est lui qui t’a fait t’enfuir d’Ero. C’est lui qui t’a fourgué cette malheureuse que tu as reléguée là-haut dans sa tour, à l’abri des regards. Est-ce ainsi qu’on traite une épouse, Kor ? Une princesse consort ? Est-ce là l’existence que mène le roi de Skala ? Moi, je dis : rassemblons ton armée dès demain et partons pour Ero. Entre en pourparlers avec Tobin ou combats-le, n’importe, dans les deux cas, tu verras par toi-même de quoi il retourne !
— Ça, je le sais
— Par qui ? Par les limiers de Nyrin ? » En désespoir de cause, Caliel se pencha pour emprisonner la main de Korin dans la sienne. « Écoute-moi, je t’en supplie. Je t’ai toujours été fidèle, n’est-il pas vrai ? »
Il fut blessé de s’apercevoir que Korin hésitait avant d’acquiescer d’un hochement de tête, mais il n’en reprit pas moins d’un ton pressant. « Quoi que Nyrin ait pu te raconter, ma loyauté et mon affection te sont acquises, maintenant comme pour jamais ! Accorde-moi la faveur de partir en tant que ton émissaire. Je connais la ville. Je puis m’y faufiler en douce et être de retour en un rien de temps. Il se pourrait même que je réussisse à m’entretenir avec lui. Donne l’ordre, Kor, et je m’en irai cette nuit ! »
Le roi dégagea sa main. « Non ! Je ne saurais me passer de toi.
— Te passer de moi pour quoi faire ? Pour te regarder te soûler à mort ?
— Fais gaffe à toi, Caliel ! grommela Korin.
— Dans ce cas, Lutha ...
— Non ! Aucun des Compagnons. » Une expression très voisine de la peur fusa dans ses yeux lisérés de rouge. « Enfin, Caliel, pourquoi diable es-tu constamment en train de m’agresser ? Tu étais mon ami, dans le temps !
— Et toi, tu savais alors reconnaître tes vrais amis ! » Caliel se leva et recula, les poings désespérément crispés le long de ses flancs. « Par les couilles de Bilairy, Korin, je ne puis pas rester là sans rien foutre d’autre que te regarder gâcher ...
— Fous le camp ! aboya Korin en se dressant tout titubant sur ses pieds.
— Pas avant de t’avoir fait entendre raison !
— J’ai dit : fous le camp ! » Korin attrapa le hanap et le lui balança à la volée. Le projectile atteignit Caliel en pleine figure et lui entailla la pommette. La lie du vin rendit d’autant plus cuisante la plaie ouverte.
Les deux jeunes gens demeurèrent plantés face à face à se dévisager dans un silence abasourdi, et Caliel remarqua que la main de Korin s’était portée sur la poignée de son épée.
Il essuya lentement sa joue d’un revers de main qui se révéla finalement tout ensanglanté. Il le tendit pour l’exhiber sous le nez de Korin. « Est-ce à cela que nous en sommes venus ? À ce que tu n’aies même pas été capable de me flanquer ton poing dans la figure ? »
Pendant un moment, il fut persuadé que Korin allait se mettre à lui sourire de cet air penaud qui l’avait invariablement désarmé, de cet air qui n’avait jamais manqué de suffire à l’inciter à pardonner tout et n’importe quoi de sa part. Il n’avait immuablement fallu que cet air-là pour les réconcilier, et il n’aspirait qu’à lui pardonner cette fois encore.
Mais, au lieu de cela, Korin lui tourna le dos. « Les choses ont changé. Je suis ton roi, et tu vas m’obéir. Bonne nuit. »
La sécheresse de ce congé lui fut infiniment plus douloureuse que la blessure. « Nous avons vécu des journées pénibles, dit-il posément. Le monde est complètement chamboulé pour l’heure. Mais souviens-toi de ceci: je suis ton ami, et mon cœur n’éprouve rien d’autre envers toi que la même affection que tu m’as toujours inspirée. S’il ne t’est pas possible de voir cela, alors, je te plains. Je ne cesserai pas d’être ton ami, si grotesque que tu te rendes par ta connerie ! » Force lui fut de s’interrompre pour ravaler le flot de bile qui menaçait de l’étrangler. « Dors à plat ventre cette nuit, Kor. Tu es plus ivre que tu n’imagines. »
Il claqua la porte en sortant et regagna sa chambre à grands pas. Une fois seul, il se débarrassa de son manteau maculé de vin puis se mit à arpenter le dallage nu.
Je suis ton ami, bougre d’imbécile ! Que puis-je faire pour toi ? Comment faut-il m ‘y prendre pour t’aider ?
Trop agité pour dormir et trop avide de compagnie, il envisagea de se rendre chez Lutha. Cela n’en disait-il pas long sur la situation, songea-t-il sombrement, qu’il ne possède plus pour uniques confidents que les benjamins des Compagnons ? Les derniers hommes intègres ...
« Non, pas les derniers » , marmonna-t-il.
L’appartement de Porion se situait à l’étage inférieur de la forteresse, à proximité de la salle des gardes. Alors que Caliel empruntait les corridors éclairés de torches, la bague au faucon d’or qu’il portait à l’index attira de nouveau son regard, et il la contempla tristement, tout au souvenir du sourire timide avec lequel Tobin la lui avait autrefois offerte, afin de le remercier de tout le temps que lui-même et leur cher Arengil avaient consacré à lui enseigner la fauconnerie. Tobin était bon avec les oiseaux, plein de patience et de gentillesse. Tel qu’il était du reste en toutes choses. Ou l’avait été, en tout cas. Caliel ne parvenait toujours pas à se résoudre à la retirer de son doigt.
Porion lui ouvrit la porte en bras de chemise et, non sans hausser un sourcil en découvrant sa joue sanglante, lui indiqua d’un geste le seul siège de l’humble pièce.
« Qu’est-ce que tu t’es fait au visage ? » demanda-t-il, tout en s’asseyant lui-même sur son lit étroit.
Caliel tamponna la plaie avec sa manche. « Ce n’est rien. J’ai besoin de causer avec vous. - À propos du roi.
— Oui. »
Le maître d’armes soupira. « Je pensais bien que tu viendrais me voir, tôt ou tard. Parle en toute liberté, mon garçon. »
Caliel sourit, malgré qu’il en eût. Les Compagnons seraient éternellemen. « mon garçon » o. « mon gars » pour leur ancien professeur d’escrime. « Je sors à l’instant de chez Korin. La lettre qu’il a reçue venait de Tobin. Il me l’a laissé lire.
— Et qu’est-ce que Tobin avait à lui dire ?
— Il revendique sans ambages sa métamorphose en fille. Il ne fournissait aucune explication, mais il affirmait simplement qu’il avait des témoins, y inclus des prêtres d’Afra et la plupart des habitants d’Atyion.
— Ton idée, là-dessus ?
— Aucune. » Caliel tripota la bague. « Tout loufoque que c’en a l’air, c’est plus vraisemblable qu’une trahison de sa part, vous ne trouvez pas ? »
Porion laissa courir une main sur sa courte barbe grise et poussa un nouveau soupir. « Tu es jeune, et tu as le cœur bon. En plus, par la faute d’Erius, vous autres, les gars, vous avez beaucoup trop longtemps mené une existence à l’abri de tout. Moi qui ai vécu sous deux reines et un roi, j’ai vu de quoi les gens étaient capables lorsqu’un pouvoir considérable en était l’enjeu. J’ai moi aussi réfléchi au cas de Tobin. J’avais toujours trouvé bizarre qu’on l’ait tant d’années maintenu à l’écart de la cour, au diable, dans la clandestinité, comme qui dirait.
— Son père était un homme d’honneur, pourtant, et il a servi Erius jusqu’à son dernier souffle. »
Porion hocha la tête. « J’ai connu Rhius tout gosse, et jamais je ne me le serais figuré susceptible d’une intrigue de cet acabit. Néanmoins, il s’était davantage replié sur lui-même après son mariage, et davantage encore après la naissance de cet enfant. Tout ce que nous savons maintenant permet d’induire que c’est lui et cette magicienne de ses intimes qui manigancèrent ce coup tout du long, pour se venger d’Erius qui s’était emparé du trône au détriment d’Ariani. »
Caliel se trémoussa, gêné, sur sa chaise. « Ce n’est pas pour parler de Tobin que je suis venu vous rendre visite. Pensez-vous que le comportement actuel de Korin soit vraiment l’expression de sa propre personnalité ? »
Porion ramassa son fourreau et farfouilla sous son lit à la recherche d’une boîte qui recelait un flacon d’huile de vison dont le parfum musqué s’éleva dans l’atmosphère entre eux pendant qu’il la faisait pénétrer dans le cuir couturé de cicatrices. « Tu as été l’ami de Korin plus longuement que quiconque d’autre, mais il n’est pas et n’a jamais été seulement ton ami. Il est le roi. Je n’ai pas toujours apprécié ce que faisait son père, et le diable m’emporte si j’ai beaucoup chéri sa grand-mère, mais la couronne est la couronne et le devoir le devoir. Korin n’est pas bien vieux, et il manque de maturité, ça, je te l’accorde volontiers, mais tu connais sa valeur.
— Vous le connaissez aussi bien que moi, Porion.
Nous avons tous les deux vu ses faiblesses aussi - la boisson et. .. » Caliel serra violemment ses poings contre ses genoux, par haine de ce qu’il lui restait à dire. « La bataille n’est pas son fort. Il ne l’a pas seulement prouvé cette maudite première fois, contre les bandits. Il a bien failli nous faire tous zigouiller, à Ero, et puis il a laissé ce damné magicien lui parler de déguerpir ! »
Porion poursuivit sa besogne. « Ça prend du temps, avec certains.
— Tobin ... »
Porion releva brusquement les yeux de sa tâche, et Caliel fut pris au dépourvu par la soudaine flambée de colère qu’il vit dans le regard de son vieux mentor. « ça suffit, Caliel ! Je ne tolérerai pas de t’entendre comparer les deux. Korin est roi, un point c’est tout. J’ai servi son père, et, maintenant, c’est lui que je sers. Si tu ne te crois pas en mesure de pouvoir le faire, toi, tant vaut que je le sache dès maintenant.
— Mais ce n’est pas ce que je disais ! J’aime Korin.
Je sacrifierais ma vie pour lui. Mais il m’est impossible de continuer à demeurer passif pendant que l’autre serpent s’acharne à démolir ce qu’il reste de lui ! Par les couilles de Bilairy, Porion, vous n’allez quand même pas me dire que l’extravagante amitié qu’il y a entre eux est naturelle ? Comment pouvez-vous rester là, peinard, dans la grande salle, soir après soir, à regarder ce misérable se prélasser à la place de Tobin ?
— Et nous revoilà à Tobin, c’est bien ça ? » Porion le considéra droit dans les yeux. « Ce nom-là revient bien fréquemment sur vos lèvres, messire. »
Caliel se refroidit. Porion avait été son maître d’armes depuis son enfance, un ami et un professeur de qualité. Et voilà qu’il le dévisageait désormais du même air défiant que Korin tout à l’heure, le jaugeait à son tour.
« Il y a quelque chose qui cloche là-dedans, Porion.
C’est tout ce que je suis en train de chercher à exprimer. - Les temps changent, mon gars. Les gens changent. Mais la couronne est la couronne et le devoir le devoir. Tu es assez âgé pour comprendre cela.
— Si je vous entends bien, je devrais juste fermer ma gueule et laisser Lord Nyrin agir à sa guise ?
— C’est l’affaire du roi que de choisir ses conseillers. Le mieux que tu puisses faire est de le soutenir. T’est-il possible de me regarder droit dans les yeux et de jurer ta loyauté vis-à-vis de sa personne ? »
Caliel affronta sans ciller le regard du vieil homme. « Je le jure par la Flamme et par chacun des Quatre, je sers Korin comme mon ami et mon roi. »
Le chiffon de Porion rajouta de l’huile sur le fourreau. « Je te crois, mais il y a dans l’entourage immédiat du roi des gens qui sont d’un tout autre avis.
— Vous voulez dire Nyrin ? Je le sais. Moriel est constamment dans mes jambes, à m’espionner pour lui. Qu’il fouine en catimini tant qu’il lui plaira, je n’ai strictement rien fait dont je doive rougir. »
Porion haussa les épaules. « N’empêche, fais gaffe où tu fous les pieds, mon gars. Je ne te dis que ça. »
Leur échange, assorti de l’ombre d’une menace, bouleversa Caliel encore plus que ne l’avait fait sa dispute avec Korin, et ce pas uniquement parce que le vieux maître d’armes avait mis en cause sa loyauté. Au lieu de regagner sa chambre, qui avait tout d’une tombe, il sortit marcher sur les remparts, tacitement en guerre avec lui-même.
Les admonestations de Porion l’avaient tailladé à vif; dans le fond de son cœur, il avait le sentiment très net d’être déloyal. Mais ses craintes pour Korin étaient réelles aussi. Il semblait à présent que Nyrin s’était même attiré l’adhésion de Porion. Il ne restait vraiment plus que lui-même et Lutha pour se rendre clairement compte que la pusillanimité de Korin n’arrêtait pas de s’aggraver sous l’influence du magicien.
Il redescendit dans la cour en flâneur pour aller boire au puits, plus perplexe que jamais sur ce qu’il pourrait bien faire. D’une manière ou d’une autre, il ne pensait pas qu’assassiner Nyrin durant son sommeil fût son meilleur plan, tout tentant qu’il fût.
Il en était encore à ses ruminations fébriles quand il entendit une porte s’ouvrir. Il jeta un coup d’œil de ce côté-là puis s’accroupit précipitamment derrière la margelle. C’était Moriel qui survenait, accompagné par l’un des capitaines busards, un grand escogriffe appelé Seneüs. Tous deux firent halte à couvert sous l’appentis d’un maréchal-ferrant. Le Crapaud scruta minutieusement les alentours avant d’extraire de sa ceinture une bourse qu’il remit au sbire.
« Place tes hommes sur toutes les routes et fais-le suivre par quelqu’un quand il s’en ira.
— Je connais mon boulot ! renifla Seneüs. J’ai traqué des magiciens, tu sais. Ce bonhomme-là devrait pas nous donner du souci. » Il soupesa la bourse puis l’ouvrit. « Fera mieux d’être que tout de l’or. Parce que ça que je m’expose, c’est pas moins que la malédiction d’Astellus.
— C’est de l’or, et plus qu’à suffisance pour la lever avec des offrandes, répliqua Moriel. Mais qu’est-ce qu’un homme de Sakor comme toi peut bien avoir à foutre du Voyageur chassieux, hein ? Mon maître t’en donnera davantage quand tu lui rapporteras la lettre du roi. Va, maintenant, et fais ton devoir. »
Caliel retint son souffle quand la signification des propos lui fut devenue lumineuse. L’unique astellien présent cette nuit dans la forteresse était le héraut de Tobin.
Il attendit que les deux canailles se soient dûment esquivées pour remonter dans sa chambre en tapinois. Il enfila vivement son haubert, passa par-dessus une tunique unie, s’enveloppa dans un manteau modeste et boucla son baudrier d’épée. Il s’interdit de faire halte en passant devant la porte de Korin tout autant que dans le corridor menant chez Lutha. Celui-ci et Barieüs devaient rester irréprochables.
En revanche, il traversa à la dérobée la cour plongée dans l’ombre par laquelle on accédait aux cuisines ainsi qu’aux chambres réservées aux hérauts de ce côté-là. Ces dernières étaient assez nombreuses, mais on ne voyait de paire de bottes que devant une seule porte.
Caliel y gratta doucement, l’ œil aux aguets pour se garder des sentinelles. Le héraut vint ouvrir en bâillant, sa longue chevelure jaune déployée sur ses épaules. « C’est déjà l’aube ? » La stupeur lui coupa le sifflet lorsque son visiteur le repoussa à l’intérieur et referma le battant. « Lord Caliel, qu’est-ce que vous venez faire ici ?
— Est-ce que Sa Majesté Korin t’a confié un message à rapporter au prince Tobin ?
— Vous savez que je n’ai pas le droit de vous le dire, messire.
— Je viens en ami. On conspire ici contre tes jours pour empêcher ce message de parvenir à son destinataire. Je compte partir tout de suite pour Atyion. C’est moi qui l’emporterai, et il te sera possible de t’en aller par un autre chemin. Je le jure par ton Voyageur et par chacun des Quatre, c’est la vérité.
— Je ne saurais, messire, dût-il m’en coûter la vie. »
Anéanti, Caliel se passa une main sur la figure. « Le message sera perdu. Tu es déjà blessé. Tu ne pourras pas tenir tête aux hommes qu’on lance à tes trousses. »
Son vis-à-vis sourit et brandit son bras bandé. « Comme vous pouvez le voir, on n’attrape pas si facilement les hérauts. Ils étaient vingt brigands, et je m’en suis sorti sans perdre la vie ni mon message. Il est d’autres routes que je puis prendre, grâce à vos avertissements.
— Tu seras surveillé dès l’instant où tu quitteras la forteresse. Il y aura probablement un magicien dans la meute.
— Vous me l’assurez, messire, et, encore une fois, je vous en sais gré, mais ma tâche est sacrée. Il m’est impossible d’accéder à votre demande. »
Caliel secoua la tête, écartelé entre l’envie de l’assommer pour son propre bien et l’admiration que lui inspirait sa bravoure. « Tu seras mort demain vers le crépuscule.
— Il appartient à Astellus d’en décider, messire.
— Eh bien, j’espère que ton dieu te chérit. Tu voudras bien me garder le secret de notre conversation ? »
Le héraut s’inclina. « Vous n’avez jamais mis les pieds ici, messire. »
L’abandonnant à son destin, Caliel retourna dans la cour et s’en esquiva par une petite poterne latérale donnant sur la mer. Les séides de Moriel n’auraient pas encore eu le temps de dresser leur embuscade, et ils seraient de toute manière à l’affût d’un héraut à tresse blonde lorsqu’ils l’auraient fait. S’il n’hésitait pas, il pouvait avoir une chance.
N’ayant à redouter aucune attaque imminente de l’extérieur, les gardes ne faisaient pas d’excès de zèle. Il se glissa dehors sans qu’on l’interpelle et, après avoir suivi un sentier scabreux le long des falaises, déroba l’un des chevaux alignés au piquet. Tandis qu’il prenait le large, il s’adressa intérieurement un ténébreux sourire en songeant avec satisfaction au rapport fâcheux qu’il serait en mesure de faire à son retour sur les officiers busards.
La grand-route chatoyait devant lui comme un ruban pâle à la lumière des étoiles. Plus il s’éloignait de la maudite forteresse, et plus il se sentait le cœur léger. À l’aube, des lieues l’en séparaient, et il contempla le lever du soleil sur la mer Intérieure. D’ici quelques jours, il verrait par lui-même si Tobin était un ami ou un ennemi. Une croûte s’était déjà formée sur la plaie de sa joue, et déjà la blessure que lui avait faite Korin était pardonnée. Avec ou sans la confiance de son roi, il allait le servir du mieux qu’il pourrait.
Son regard s’abaissa de nouveau vers la bague. Si tu es toujours notre ami, dans ce cas, Korin a besoin de toi. Sinon, c’est à moi que tu auras à faire, en sa faveur et en son nom.