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Lutha était assis seul, vers le bas de la longue table, loin de Korin et des autres, parmi des soldats et des hobereaux qu’il ne connaissait pas, des hommes à la dérive que la recherche d’un roi à servir avait attirés à Cima. Eux savaient qui il était, cependant, et ils le lorgnaient avec curiosité par-dessus leur vin, se demandant sans doute ce qu’il fichait là, au lieu d’occuper sa place légitime, au diable. Ils devaient le croire en disgrâce, et ils ne se trompaient pas tant que ça.
La honte et le ressentiment bouillonnaient dans son cœur quand il voyait Korin et les plus âgés des Compagnons se gondoler avec Nyrin pendant que Caliel, ignoré, fixait sombrement le fond de son hanap. Depuis son entrée dans le cercle des Compagnons, à l’âge de huit ans, Lutha n’avait pas un seul jour cessé de servir loyalement Korin. Cal non plus. Or, voilà que c’était à peine si Korin leur adressait la parole à l’un et à l’autre. Et cela parce que, le matin même de leur arrivée ici, Caliel s’était avisé de suggérer qu’un des leurs reparte pour Ero s’enquérir de ce qu’il en retournait vraiment à propos de Tobin, et que lui-même avait abondé dans son sens.
Des rumeurs, il en avait toujours couru sur Tobin - la démence dans sa famille, son fantôme démoniaque ... sans compter, bien entendu, les ragots sur ses relations avec Ki. Mais, pour ce qui était de la toute dernière affaire, ni Lutha ni Caliel ne savaient qu’en penser. Ils avaient nagé trop de fois avec Tobin tout nus pour croire qu’il ait pu être une fille déguisée en garçon. Du coup, Lutha se trouvait écartelé entre deux hypothèses, ou bien que Tobin était subitement devenu fou d’une manière ou d’une autre, ou bien qu’il s’était tout simplement métamorphosé en un traître et un imposteur. Seulement, il n’arrivait pas à imaginer qu’aucune s’applique au Tobin que lui connaissait, ni, moins encore, que Ki se soit fait le complice d’une pareille pantalonnade. Non, décidément, il se passait là quelque chose de très bizarre ...
Fatigué de subir les coups d’œil obliques de ses voisins de table, Lutha n’avait pas de plus grande envie que de s’esquiver pour regagner sa chambre avec Barieüs ou Caliel et une gourde de vin, mais Caliel ne décarrerait jamais d’auprès de Korin, et Barieüs avait actuellement les mains pleines, attaché qu’il était à assumer vaille que vaille les divers services normalement impartis à ceux des autres écuyers tombés pendant la bataille d’Ero.
Ce que nos rangs se sont éclaircis ! songea-t-il en s’envoyant une nouvelle gorgée de vin pour desserrer l’étau qui lui broyait brusquement le gosier. Nikidès était celui qui lui manquait le plus. Il avait été son premier ami, à la cour, et voilà qu’il était mort. Ç’avait été un sacré choc aussi pour Barieüs, qui se languissait en plus, à part lui, de Lynx, son petit béguin.
S’il les regrettait également, Korin le montrait en picolant plus que jamais, le soir, et Nyrin paraissait tout faire sauf essayer de l’en dissuader. Grâce à la défaveur de Caliel et à la disparition de Tanil, il ne restait plus personne pour refréner Korin. La réprobation de maître Porion était loin de se relâcher, mais il ne pouvait pas se permettre de dire grand-chose, étant donné son rang. Korin n’était plus l’élève du vieux maître d’armes, il était son roi.
C’était une cour étrange et maussade que celle qu’ils tenaient là. Korin, qui se revendiquait haut et fort roi légitime de Skala, s’était même fait couronner par un prêtre tremblant, mais ils vivaient comme des exilés sur leur tronçon d’isthme isolé et battu par les vents.
Les cours de la forteresse empestaient encore le feu et le sang. Demeurée fidèle à Tobin, la garnison avait résisté de son mieux, mais, outre qu’il bénéficiait du titre de Protecteur des lieux qu’Erius lui avait conféré, Nyrin tenait sa garde au faucon rouge prête à intervenir. Une fois taillés en pièces les défenseurs, Korin avait vu les portes de Cima s’ouvrir devant lui. Le spectacle de tous ces Skaliens massacrés par des mains skaliennes avait retourné les tripes de Lutha, la nuit de leur entrée. Il y avait au surplus des femmes parmi les morts, et même un petit page qui devait avoir tout au plus six ans. À quelle engeance de guerriers fallait-il appartenir pour égorger un page ?
De par sa position défensive formidable, cependant, Cima se trouvait être l’une des clefs capitales du pays. Elle occupait le point le plus resserré de l’étroite langue rocheuse qui reliait la péninsule skalienne aux riches territoires agricoles du nord. Du haut de son rempart occidental, il suffisait de posséder un bras vigoureux pour lancer une pierre dans la mer d’Osiat ; la flèche d’un archer posté sur le mur oriental atteignait sans difficulté la mer Intérieure.
Cela impliquait aussi néanmoins que, de quelque côté qu’il souffle, le vent la balayait, saturé de sel et d’humidité qui l’imbibaient littéralement. Les draps de lit en étaient trempés, toutes les portes, gondolées, grinçaient durement sur leurs gonds rouillés. Si fréquemment que Lutha se léchât les lèvres, elles avaient un goût saumâtre. Un froid gluant sévissait perpétuellement dans la grande salle elle-même, en dépit des torches qui l’éclairaient en permanence et des flambées que l’on entretenait jour et nuit dans les cheminées.
Un bras passé par-derrière le dos de Nyrin, cet ivrogne de Korin s’amusait présentement à taquiner Alben en tiraillant les longs cheveux noirs dont le jeune lord était si faraud. Celui-ci s’esbaudit et le repoussa. Korin chancela sur le banc et cogna le bras de Caliel dont le vin se répandit sur la nappe. Alben fit une embardée qui le propulsa contre son autre voisin de table, Urmanis, qui l’envoya paître en lâchant un juron. Alben perdit l’équilibre et bascula cul par-dessus tête au milieu des éclats de rire. Même Vieille Barbe de Goupil se joignit à l’hilarité générale. Désormais particulièrement intime avec ces deux-là, le magicien s’était aussi efforcé d’enjôler Caliel, mais sans parvenir à lui faire quitter ses distances.
Lutha n’avait jamais beaucoup aimé Alben et Urmanis. Ils étaient bouffis d’arrogance et pouvaient se montrer de petites ordures quand la fantaisie leur en prenait, ce qui se produisait assez souvent. Ils s’étaient toujours alignés sur tous les caprices de Korin, si répugnants qu’ils puissent être, et ils jouissaient ces temps-ci d’une faveur insigne.
Tout autre était le cas du malheureux Caliel. Car s’il conservait encore la place qui lui revenait à table, ses relations avec Korin s’étaient considérablement dégradées. Avec ses yeux noirs et ses cheveux dorés, Caliel avait été constamment jusque-là le soleil qui dissipait les humeurs sombres de Korin, le seul des Compagnons à savoir, de connivence avec Tanil, le câliner jusqu’à ce qu’il renonce à monter quelque farce vicelarde ou le remmener se coucher avant qu’il ne se soit soûlé à mort. Or, maintenant, Korin ne l’écoutait plus guère.
Korin présentait mieux durant la journée, peut-être parce qu’alors il s’abstenait de boire. Encore en tenue de deuil, il accueillait, escorté par les Compagnons restants et par Porion, les gentilshommes soucieux qui affluaient à sa cour. Il portait sa peine avec une dignité au-dessus de son âge. En moins d’une année, il avait perdu sa femme, son enfant, son père et sa capitale. Ceux qui n’avaient pas été témoins de ses hésitations pendant la bataille se laissaient séduire par l’éclat de son regard et par son sourire facile. Ils voyaient son père en lui : énergique, jovial et charmant. C’était les larmes aux yeux que des nobles assez vieux pour être ses grands-pères s’agenouillaient pour baiser son anneau et toucher la garde de la grande épée suspendue à son ceinturon. En des moments pareils, Lutha en venait presque à oublier ses doutes personnels.
À une heure avancée de la nuit, cependant, dans le cadre intime de ses propres appartements, Korin se soûlait plus que jamais la gueule, et, du coup, lui revenait cet air lugubre et hagard. L’air même qu’il avait eu après leur première équipée contre les brigands et que lorsqu’ils s’étaient tous retrouvés acculés par sa faute, à Ero. Quand il était ivre, la peur transparaissait. Et Nyrin le coudoyait en permanence, avec ses chuchoteries.
Se. « conseils » , ainsi qu’il se plaisait à baptiser la bile dont il gorgeait le jeune roi... !
Vieille Barbe de Goupil ne se montrait pas dans la journée, d’habitude, et Lutha s’en tenait aussi loin que possible à toute heure. Il n’avait que trop souvent senti le regard du magicien s’appesantir sur lui. N’importe qui pouvait se rendre compte que le dessein de Nyrin était de pousser Korin à reprendre les choses au point où son père les avait laissées, mais Lutha était assez futé pour garder de telles pensées par-devers lui.
Pour avoir eu l’audace de s’ouvrir des leurs à haute et intelligible voix, une poignée de lords et d’officiers avaient déjà été pendus dans la cour du baile, notamment le très populaire Faren, jeune et beau capitaine au régiment du duc Wethring. Son cadavre ballonné y était encore exposé, virant lentement sans relâche au gré de la brise, une pancarte attachée au cou. Celle-ci ne comportait pour toute inscription qu’une épithète, barbouillée en lettres majuscules : TRAÎTRE.
Il n’y avait que Caliel pour oser encore tenir tête au magicien, et Lutha craignait tout pour lui. D’autres partageaient sans doute son aversion, et Lutha savait pertinemment lesquels, mais Caliel était d’un naturel trop fougueux et franc pour tenir sa langue. Il bravait aussi bien les signes de mise en garde que les crises intermittentes où l’ébriété rendait Korin singulièrement agressif, et il s’acharnait à demeurer à ses côtés, lors même que sa présence était manifestement importune.
« Tu vas finir par atterrir au fond d’une oubliette, si ce n’est pire » , l’avertit Lutha, par une nuit où ils s’étaient blottis dans un recoin des fortifications qu’épargnait la fureur des vents.
Caliel se pencha pour lui souffler à l’oreille . « Il m’est tout bonnement impossible de rester là sans rien foutre à regarder cette canaille lui voler son âme. » Cela lui fit froid dans le dos que même ici, seul à seul, Caliel ait renâclé à prononcer le nom de Nyrin à haute voix.
En plus des quelques magiciens busards survivants et de se. « culs-gris » de gardes, ce dernier avait Moriel à sa dévotion. Moriel le Crapaud. Avec ses cheveux filasse et son long nez pointu, Moriel ressemblait plutôt à un petit rat blanc, mais il avait le cœur froid et vorace d’un crapaud. Il n’avait pas un instant cessé de fureter dans les parages de la cour depuis que son premier patron, Lord Orun, avait essayé de lui faire supplanter Ki comme écuyer de Tobin.
Alors que Tobin et Korin s’étaient obstinément refusés à avoir le moindre rapport avec lui, il s’était quand même si bien débrouillé pour s’attacher aux basques de Nyrin après la mort d’Orun qu’il semblait désormais n’y avoir aucun moyen de se débarrasser de cette petite crapule, à moins d’empoisonner sa soupe. On le qualifiait de secrétaire du magicien mais, tout en ayant l’air de lui coller perpétuellement au train comme une ombre blafarde à l’ œil chassieux, il n’avait pas pour autant cessé de manigancer ses coups bas d’avant. Il avait la vue perçante et de grandes oreilles, ainsi que la détestable habitude de surgir tout à coup là où on l’attendait le moins. Il se chuchotait parmi les soldats que c’était grâce au témoignage de Moriel que le capitaine Faren avait fait connaissance du gibet.
Or, c’est justement lui que Lutha entrevoyait maintenant approcher d’eux le long du chemin de ronde. Caliel émit un vague reniflement puis s’appuya sur le parapet pour faire mine comme son copain de contempler tout simplement le panorama.
En parvenant à leur hauteur, Moriel s’immobilisa, comme dans l’attente de salutations, mais Caliel lui tourna le dos froidement, et Lutha l’imita.
« Pardonnez-moi mon intrusion, murmura Moriel de ce ton plein d’onction et de sous-entendus qu’il avait attrapé du temps où il faisait partie de la maisonnée de Lord Orun, je n’avais pas l’intention de m’immiscer dans un rendez-vous galant. »
Caliel le regarda s’éloigner puis marmonna, quand il eut disparu. « L’immonde petit lèche-cul ! Un jour ou l’autre, je trouverai un prétexte pour lui trancher la gorge. »
Lutha lui décocha un coup de coude et lui signala d’un mouvement de tête une silhouette fantomatique en robe blanche qui se faufilait à travers les brumes de la cour, juste en contrebas. On ne pouvait savoir s’il s’agissait de Nyrin ou de l’un de ses Busards rescapés, mais le plus sûr était de présumer qu’ils étaient tous des espions.
Caliel demeura silencieux jusqu’à ce que le magicien soit sorti de leur champ de vision. Lutha remarqua qu’il tripotait machinalement l’anneau d’or qui ornait son index droit. C’était la bague au faucon que Tobin avait ciselée tout exprès pour lui. Caliel persistait à la porter, même maintenant, tout comme Lutha persistait à porter le cheval talismanique lui aussi sculpté par Tobin à son intention personnelle.
« Ce n’est pas pour cette Skala-là que j’ai été dressé à combattre » , grommela Caliel.
Lutha se tint coi, attendant qu’il ajoute. « Ce n’est pas le Korin que je connais » , mais Caliel se contenta de lui adresser un signe de tête avant de le quitter.
Ne se sentant pas encore d’humeur à affronter l’humidité de son lit, Lutha s’attarda sur place. La lune qui se démenait pour percer les nuages argentait les brouillards qui s’élevaient au-dessus de la mer d’Osiat. Quelque part, là-bas, par-delà les îles disséminées au petit bonheur, se trouvaient Aurënen et Gèdre. Leur ami Arengil y était-il éveillé, les yeux fixés vers le nord, à s’inquiéter de ce qu’ils devenaient ?
Le souvenir du jour où Erius les avait surpris en train de donner des leçons d’escrime aux filles sur les toits du Palais Vieux hérissait encore Lutha. Frappé de disgrâce, Arengil s’était vu réexpédier chez lui, et Una avait disparu. Les reverrait-il jamais ? se demanda-t-il. L’Aurënfaïe n’avait pas de rival pour le maniement des faucons ...
Comme il commençait à se diriger vers les escaliers, un mouvement furtif sur le balcon de la tour lui attira l’ œil. Grâce au halo des lampes que laissaient encore filtrer les fenêtres, il discerna là-haut une silhouette qui l’observait - Nalia, l’épouse du roi de Skala. Étourdiment, il agita la main. Il eut plus ou moins l’impression que la jeune femme lui retournait son salut avant de se réfugier à l’intérieur.
« Bonne nuit, Altesse » , chuchota-t-i1. En droit, elle était princesse consort mais, en fait, son sort ne valait guère mieux que celui d’une prisonnière.
Lutha n’avait causé avec elle qu’une seule fois, le jour de son mariage précipité avec Korin. Lady Nalia n’était pas jolie, c’est vrai; elle avait des traits quelconques, et la tache de naissance lie-de-vin qui lui bariolait une joue achevait de l’enlaidir. Mais elle était gracieuse, parlait bien, et il y avait dans son port triste et fier quelque chose qui avait fait vibrer la corde sensible de Lutha. Personne ne savait où Nyrin avait déniché une fille de sang royal, mais Korin et les prêtres n’avaient apparemment rien trouvé à redire à sa généalogie.
Quelque chose clochait, néanmoins. À l’évidence, elle ne s’était mariée que sous la contrainte et, depuis lors, il lui était interdit de quitter sa tour, sauf de loin en loin, et sous escorte renforcée, pour de brèves promenades nocturnes sur les remparts. Elle ne participait pas aux repas, pas plus qu’aux chasses ou balades à cheval, contrairement à ce qu’aurait dû faire une noble dame. Nyrin prétendait que sa sécurité s’opposait à ce qu’elle sorte, que son statut d’ultime héritière authentique du sang la rendait trop précieuse, eu égard à l’incertitude excessive des temps.
« Est-ce que ça ne te paraît pas un peu bizarre, à toi, qu’elle ne puisse même pas descendre dîner dans la grande salle ? avait demandé Lutha à Caliel. Si elle n’y est pas en sécurité, c’est alors que les choses vont beaucoup plus mal qu’on ne veut nous le faire accroire !
— Ce n’est pas cela, grommela Caliel. Il ne peut pas souffrir sa vue, pauvrette. »
Lutha en eut mal au cœur pour elle. Si elle avait été stupide, ou bien une sale garce comme la première épouse de Korin, il aurait peut-être réussi à l’oublier, recluse dans sa tour. Mais, les choses étant ce qu’elles étaient, il se surprit à s’alarmer pour elle, notamment quand il l’entrevoyait à sa fenêtre ou sur son balcon, mélancoliquement abîmée dans la contemplation de la mer.
Il soupira et reprit le chemin de sa chambre, non sans espérer que Barieüs lui aurait réchauffé le lit.