26.

Lorsque Tom entra dans son bureau, Kate était au téléphone avec Bryan, qui appelait pour connaître les résultats de l'audience qu'elle venait de quitter. C'était le dernier dossier sur lequel il la supervisait.

Dorénavant, elle n'aurait plus de comptes à ne rendre à personne. L'appel avait interrompu Mona, venue proposer à Kate une robe de soirée en satin noir « à tomber

», pour le dîner de gala en l'honneur de Jim Wolf auquel Kate n'avait aucune envie de se rendre.

— ...

seriez

absolument

ravissante,

chuchotait Mona en quittant le bureau.

Elle tomba nez à nez avec Tom.

— Oh... Bonjour, vous...

Sa façon de saluer Tom attira l'attention de Kate, qui était toujours au téléphone.

Elle regarda Tom entrer et, derrière lui, Mona ouvrir de grands yeux et faire mine de s'éventer. Force était de constater qu'il était sexy. Il n'avait pas l'air de très bonne humeur, mais cela n'empêcha pas le cœur de Kate de se mettre à battre un peu plus vite que la normale.

Elle ne regrettait rien de ce qui s'était passé entre eux. Rien du tout.

Pourtant, lorsqu'elle lui sourit, il ne répondit pas. Son visage resta fermé.

Sinistre, même. Impénétrable. Un malaise sournois s'installa en Kate.

— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-elle après avoir raccroché.

— Viens avec moi, on va faire un tour.

Un coup d'œil à la pendule lui apprit qu'il était 16 h 45.

— Où ?

Comme il ne répondait pas, elle eut la certitude que le pire était arrivé et bondit de son fauteuil.

— C'est Ben ? Il lui est arrivé quelque chose

?

— Non. Pour autant que je sache, Ben va très bien. Prends ton manteau.

Elle obtempéra, de plus en plus inquiète.

— Que se passe-t-il ? insista-t-elle en le rejoignant.

Il secoua la tête sans répondre, lui fit signe de sortir et lui emboîta le pas. Sans la toucher. Kate sentit l'angoisse monter en elle.

— Je ne veux pas en parler ici, dit-il enfin.

Ils n'échangèrent plus un mot. Kate signala à Mona qu'elle sortait faire une course, salua Cindy à la réception, lança quelques banalités aux collègues qu'ils croisèrent.

Tom n'ouvrit pas la bouche.

Enfin, lorsqu'ils furent dans la rue, marchant d'un bon pas, elle le prit par le bras.

— Tu veux bien me dire ce qui se passe, oui

? J'imagine les pires horreurs, moi, figure-toi.

Ils arrivaient à hauteur de la cour centrale du temple maçonnique, une merveille architecturale qui consistait en une série de bâtiments reliés par de petits patios. Ici, on trouvait calme et sérénité à toute heure de la journée, à quelques mètres à peine de la cohue urbaine. Tom s'arrêta devant une imposante statue en bronze et lui fit face.

En dehors de quelques touristes ici et là, ils étaient seuls. S'il cherchait la tranquillité, il l'avait.

— Alors ? fit Kate, agacée.

— Mario Castellanos, ça te dit quelque chose ? demanda Tom en la regardant droit dans les yeux.

Le souffle lui manqua soudain, et elle crut qu'elle allait s'évanouir.

— Pourquoi ?

— C'est le nom du type qui a été abattu dans ton garage.

Kate ne répondit pas. Elle ne pouvait pas.

Elle ne supportait plus l'idée de mentir encore, surtout à Tom. Mais elle ne pouvait pas non plus dire la vérité.

— Je me suis renseigné sur lui, reprit Tom.

Il a un casier de trois kilomètres, qui remonte à sa jeunesse à Baltimore. Et tu sais ce qui est drôle ? C'est qu'il se trouvait à Baltimore à la même époque que toi.

Dans le même quartier, en plus.

Il se tut, attendant une réponse.

Kate ne dit rien. Elle avait le sentiment qu'un rouleau compresseur lui écrasait la poitrine.

— Et attends, ajouta Tom. Question coïncidence, j'ai encore mieux. Il était au tribunal le jour de la fusillade. Pour témoigner à un procès. Dans la confusion générale, on a perdu sa trace, puis on l'a retrouvé au moment de l'évacuation du bâtiment. Il était dans une cellule du premier étage, tout seul comme un grand.

Ah, et puis encore un truc marrant : Castellanos était gaucher.

Tom avait un sourire méchant, cette fois.

Désabusé, et méchant.

Kate n'arrivait plus à respirer. Muette, elle le regarda.

— Mais dis quelque chose, bon Dieu ! rugit Tom, les traits défigurés par la colère.

Il l'attrapa par le bras, et elle sentit la puissance de sa poigne à travers son manteau. Mais il ne la secoua pas, ne chercha pas à lui faire de mal. Il l'attira simplement contre lui et plongea son regard dans le sien.

— Que veux-tu que je te dise ? demanda-telle avec une froideur qui l'étonna ellemême.

—La vérité. Connaissais-tu Mario Castellanos ? Durant sa formation de juriste, elle avait appris une règle importante : quand les choses se compliquaient, mieux valait garder le silence.

Elle ne pouvait rien dire. Il était sur la piste de son terrible secret, même s'il n'était encore sûr de rien. Mais entre savoir quelque chose et le prouver devant un tribunal, il y avait un monde. Elle avait passé le week-end avec lui, dormi dans ses bras, mais au bout du compte, Tom était un flic. Une nouvelle fois, elle devait ne compter que sur elle. Sa vie était en jeu.

— Lâche-moi, dit-elle en tentant de se dégager, sans succès.

— Bien. Je prends ça comme un grand oui.

— Tu le prends comme tu veux. Mais tu me lâches.

— Castellanos était le second type que Charlie a vu dans le couloir, n'est-ce pas?

Tu le connaissais, il était dans le couloir avec toi, et je serais prêt à parier mon badge que c'est lui qui a tué Rodriguez.

Son ton était monté d'un cran. La colère faisait trembler sa voix. Kate se sentit blêmir.

— Bon Dieu, Kate, dis-moi que tu n'as rien à voir avec cette tentative d'évasion et l'introduction d'armes dans le tribunal !

— Je te l'ai déjà dit.

— Oui, et je t'ai crue, comme un idiot !

Il la lâcha brusquement, s'écarta de quelques pas, puis se retourna vers elle.

— Tu crois vraiment que je suis le seul à vouloir te poser ces questions ? Il se trouve que j'ai fait le rapprochement un peu plus vite que les autres parce que je travaille sur la fusillade du palais, que j'ai eu accès au dossier

concernant

le

meurtre

de

Castellanos et que je connais un peu ton passé. Mais je ne peux pas garder ça pour moi ! Je ne peux pas me taire, moi !

— Alors, qu'est-ce qu'on fait là ? Tu voulais me prévenir ?

— Tu veux savoir la vérité ? J'espérais que je me trompais. J'espérais qu'il y avait une explication à tout ce verdier. J'espérais que tu nierais tout. Mais j'ai vu juste. Je le lis sur ton visage.

Il eut un rire amer. Kate serra les poings.

—Tu l'as tué ? Castellanos? demanda sèchement Tom.

Elle s'attendait si peu à cette question qu'elle ne parvint pas à réprimer sa réponse.

— Non !

Visiblement, il fut surpris aussi. C'était la première réponse à toutes ses questions.

— Ah. Donc, nous avons un non.

— Va te faire voir ! lança Kate en s'éloignant, furieuse contre elle-même. Et ne t'approche plus de moi. Si tu as encore des questions à me poser, je te donnerai le nom de mon avocat, ajouta-t-elle par-dessus son épaule.

Il ne chercha pas à la rattraper, la laissa partir sans un mot. Ce n'était pas plus mal, se dit Kate en songeant qu'elle n'aurait jamais dû entamer une liaison, et encore moins avec un policier.

Elle sentit les larmes lui monter aux yeux.

Elle le savait, pourtant. Mais elle avait malgré cela pénétré dans la zone interdite.

C'était à cause de son bébé décédé, elle en était certaine. Cette histoire avait brisé la petite carapace qu'elle s'était construite autour du cœur. Et elle avait laissé Tom entrer.

Aujourd'hui, elle allait devoir l'en faire sortir, et c'était douloureux. Bien fait pour elle.

Lorsqu'elle regagna la rue, les larmes l'aveuglaient, mais elle les ravala.

Je ne vais quand même pas pleurer sur ce type !

Savoir que c'était fini lui faisait mal et l'empêchait de regarder objectivement l'autre aspect du problème : Tom avait compris. S'il parvenait à ajouter quelques pièces à son puzzle, et même s'il n'y parvenait pas, elle risquerait gros. Cette pensée la terrifia. Une seule chose la rassurait : il n'était pas au courant pour David Brady, et Mario étant mort, personne ne l'apprendrait jamais. Or, c'était ce fait-là qui pouvait détruire sa vie.

C'était ce fait-là qui serait retenu.

Car aux yeux de la loi, c'était un fait avéré.

Elle était innocente de tout le reste, elle devait bien garder cela à l'esprit. Elle pourrait donc peut-être surmonter cette épreuve et poursuivre sa vie et sa carrière sans encombre.

Peut-être même qu'elle arriverait à faire passer Tom pour ce qu'il était, un pauvre type obnubilé par des soupçons sans fondement.

Mais cela ne remplacerait pas sa présence, ni le bonheur de ce qu'ils avaient vécu ensemble ces derniers jours.

Cette fois, elle ne parvint pas à retenir ses larmes. Elle les sentit rouler sur ses joues et les essuya d'un revers de main. Autour d'elle, des passants curieux, interloqués ou compatissants ralentissaient. Ses larmes redoublèrent.

Et merde !

Elle s'engagea dans la première allée venue, tourna le dos à la rue et renifla un bon coup avant de s'essuyer les joues avec les deux mains.

Elle ne pouvait pas retourner au bureau avec des yeux de lapin russe, Mona allait...

Ses pensées furent interrompues par un énorme 4 x 4 noir aux vitres fumées qui s'engagea dans l'allée et s'arrêta à côté d'elle.

Elle le regarda, étonnée. L'instant d'après, un coup violent s'abattit sur l'arrière de son crâne, et elle s'effondra.