10.

Le centre de détention se trouvait tout près du bureau de Kate. Elle attendit le début de l'après-midi du lendemain, quand l'effervescence fut un peu retombée et que tout le monde fut retourné vaquer à ses occupations, pour parcourir à pied la distance qui la séparait du grand bâtiment en pierre situé en plein cœur du centre-ville.

Garde ton calme. Tu penses que tout le monde te regarde, mais tu te trompes.

Ou peut-être pas. La fusillade de la veille faisait la une d'absolument tous les médias locaux. Les quotidiens régionaux ne parlaient que de cela. En passant devant un kiosque, Kate fut horrifiée de constater qu'une photo de la salle d'audience deux cent sept après le drame était en couverture de USA Today. Sans doute sa photo à elle figurait-elle quelque part dans ce numéro. Heureusement, c'était le plus souvent celle de l'annuaire de sa troisième année de droit qui était reprise. Sur ce cliché, elle offrait un visage souriant, les cheveux

lâchés

sur

les

épaules.

Aujourd'hui, elle les portait en un chignon sévère et ne souriait pas, mais alors pas du tout.

Elle avait même le sentiment qu'elle n'arriverait plus jamais à sourire.

Bien des années plus tôt, elle avait chassé de son esprit et de son existence Mario et les autres membres de la bande. Elle pensait ne jamais les revoir. Ne voulait pas les revoir. Mais Mario avait fini par réapparaître, et si elle ne le rencontrait pas aujourd'hui, ainsi qu'il le lui avait ordonné avant de se glisser dans le puits de ventilation d'une des cellules et de disparaître, il n'hésiterait pas à mettre sa menace à exécution et à parler de leur passé commun.

Elle en frissonna d'angoisse.

C'était une magnifique journée d'automne, fraîche, avec un ciel céruléen et des nuages d'un blanc cotonneux qui s'élevaient très haut au-dessus des gratte-ciel. La pluie de la veille n'avait laissé que quelques flaques isolées et des pelouses spongieuses. Kate marchait d'un pas vif avec ses escarpins noirs à tout petits talons -elle en était réduite à porter ces chaussures-là depuis qu'elle avait abandonné ses talons hauts sous un banc du palais de justice. Elle ferma son blazer noir à fines rayures et serra les bras sur sa poitrine. Elle était frigorifiée, mais ce n'était pas tant dû à la météo qu'à la détresse qu'elle ressentait au plus profond d'elle-même. Malgré l'odeur ambiante peu agréable, où se mêlaient gaz d'échappement,

asphalte

frais

d'un

chantier tout proche et hotdogs d'un vendeur ambulant, au coin de la rue, elle inspira un grand coup pour essayer de retrouver un peu de calme. En vain.

Je me fais l'effet d'une criminelle.

Le bruit d'un marteau piqueur vint s'ajouter à celui d'une voiture qui passait en trombe et aux voix des passants alentour pour former soudain un vacarme assourdissant. Pourtant, rien ne parvenait à étouffer le battement de son pouls dans ses oreilles.

Et justement, j'en suis une.

Kate regarda son reflet dans la vitrine d'une des nombreuses boutiques du quartier Juniper. Elle était beau coup trop pâle ; son visage était fermé, avec de profonds cernes sous les yeux. Elle avait la tête de quelqu'un qui n'en peut plus d'apprendre des mauvaises nouvelles.

On se demande pourquoi, tiens...

Elle s'engagea dans Arch Street et leva les yeux vers le bâtiment gris qui abritait le centre de détention. Seule la taille réduite des fenêtres indiquait que certains des criminels les plus dangereux de la ville étaient détenus ici. La construction de ce complexe avait soulevé une polémique quant à l'opportunité de bâtir un tel centre au cœur du quartier touristique de la ville de l'« amour fraternel », ainsi qu'on surnommait Philadelphie par référence à la tolérance religieuse qui y régnait autre fois. Ce que les touristes ignoraient en général, c'était que Philadelphie était une des plus dangereuses métropoles des États-Unis. Tout récemment, le chef de la police avait jeté l'éponge et demandé la formation

de

brigades

civiles

de

surveillance, qui regroupaient au total dix mille personnes, pour patrouiller jour et nuit dans les rues. Il espérait ainsi freiner l'augmentation du nombre d'homicides, de viols, d'attaques à main armée et d'agressions en tout genre. Bonne chance.

Lorsqu'elle passa sous le drapeau qui surplombait l'entrée du centre de détention, une bourrasque le fit claquer.

Elle leva les yeux et découvrit que le drapeau américain, de même que le drapeau

de

Pennsylvanie,

qui

l'accompagnait, était en berne.

Sa gorge se serra. C'était pour le juge Moran, bien sûr. Ainsi que pour les quatre gardes et les deux civils qui avaient perdu la vie la veille. On ne pleurait pas officiellement les malfaiteurs qui avaient péri aussi, mais devant ces drapeaux en berne, Kate éprouva de la compassion pour eux malgré tout.

Si les choses avaient tourné autrement, elle ne serait peut-être plus de ce monde elle non plus. « Réjouis-toi d'être encore en vie, s'ordonna-t-elle sans entrain. Même si tu es prise au piège comme un rat... »

— Je vous ai vue à la télé ce matin !

s'exclama la jeune Noire en faction à l'entrée.

Kate lui tendit son badge, puis passa sous le portique détecteur de métaux. Autour d'elle, des dizaines de per sonnes faisaient la même chose, dans un flot régulier.

Après ce que vous avez vécu, franchement, vous devriez être chez vous avec la couette sur la tête ! Com ment se fait-il que vous soyez déjà de retour ?

continua la femme.

Kate parvint à produire un faible sourire.

— Il faut bien gagner sa vie.

La jeune femme eut un hochement de tête compatissant.

— Ah, ça, c'est bien vrai. C'est bon, vous pouvez y aller.

Quelques instants plus tard, lorsqu'elle s'assit sur une chaise en plastique bon marché dans l'un des nombreux box où les avocats rencontraient leurs clients, Kate avait le sentiment qu'elle venait d'essuyer un tir de barrage. Pratiquement toutes les personnes qu'elle avait croisées lui avaient posé des questions ou avaient fait un commentaire sur les événements de la veille. Celles qui n'avaient rien dit l'avaient suivie d'un regard curieux. Heureusement pour elle, c'était une journée chargée à la prison, et personne n'avait vrai ment le temps de prolonger la discussion. Le palais de justice ayant été fermé pour les besoins de l'enquête, le centre de détention était en alerte rouge. Toutes les audiences prévues pour les jours à venir avaient été annulées ou repoussées, et une vaste pagaille régnait. Les avocats affluaient pour voir leurs clients, et à l'évidence, tous les personnels concernés étaient surchargés de travail. Pour Kate, ce chaos était une bénédiction. Tout le monde était bien trop occupé pour se poser des questions. Le tableau des attributions d'affaires et de dossiers n'était plus qu'un vaste méli-mélo.

Par conséquent, faire ce que voulait Mario n'en devenait que plus aisé.

Si je ne fais pas ce qu'il veut...

Elle serra les poings sans même s'en rendre compte. Les conséquences d'un tel acte étaient trop difficiles à imaginer.

Kat l'opportuniste n'aurait eu aucun mal à faire ce qu'il demandait, pour en finir.

Mais Kate la consciencieuse, elle, en avait.

Consulter le dossier de Mario dans le système informatique n'avait pas posé de problème. Un assistant du procureur rattaché au bureau des récidives avait été désigné pour suivre cette affaire, mais il n'avait apparemment pas encore vraiment pris le temps de s'y atteler. Kate avait parcouru tout le dossier, plusieurs fois.

Mario n'était pas un grand délinquant. Il avait à son palmarès quelques infractions -

vols, chèques en bois, possession de stupéfiants - mais n'avait été condamné que deux fois au pénal, la première pour agression, la seconde pour trafic de drogue. Il avait fait six mois de prison pour l'agression, et neuf mois d'une peine de cinq ans pour le trafic de drogue, avant d'être libéré pour bonne conduite. Relâché huit mois plus tôt, il avait été de nouveau arrêté, il y avait presque un mois de cela.

Et là, quelqu'un avait décidé de ne pas lui faire de cadeau. La possession d'une arme à feu comptait comme crime au même titre que l'agression et le trafic de drogue. En conséquence de quoi on pouvait lui appliquer la loi « trois coups, t'es au bout

». Cette fois, ainsi qu'il l'avait dit à Kate, il risquait très gros.

D'un point de vue strictement juridique, Kate

considérait

qu'il

le

méritait

amplement. De plus, à tous les crimes et délits commis dans sa déjà longue existence

de

délinquant

s'ajoutait

désormais sa participation à la tentative d'évasion de la veille, qui avait fait tant de victimes. Si quelqu'un l'apprenait, il serait accusé de meurtre. Mais personne n'était au courant, excepté Kate. Qui ne pouvait rien dire et s'apprêtait à faire en sorte qu'il soit libéré.

S 'ils découvrent ce qui s'est passé avec David Brady, ils commenceront par te virer. Ensuite, ils t'arrêteront. Puis ils prendront Ben...

L'espace d'un instant, elle eut du mal à respirer.

Peut-être que tu devrais tout avouer. Tout révéler, et en assumer les conséquences.

Elle écarta cette éventualité aussi vite que cette pensée lui était venue.

Comment

pourrais-je

faire

ça

?

Qu'adviendrait-il de Ben ?

La panique commençait à lui nouer le ventre de nouveau lorsque la porte s'ouvrit de l'autre côté du box, séparé en deux par une paroi en verre blindé. Kate leva les yeux et vit entrer Mario, sûr de lui, roulant des mécaniques.

Tous les muscles de son corps se tendirent, lui intimant l'ordre de fuir. Elle serra les dents, posa les mains à plat sur la table métallique, fit appel à toute sa volonté pour rester assise. Et elle y parvint.

Mario laissa courir son regard sur elle. Un sourire méchant et satisfait tordit ses lèvres. Puis il se retourna pour dire quelque chose à l'agent qui l'escortait.

Il n'a pas changé. C'est toujours le même salaud content de lui.

Elle inspira profondément, tenta de retrouver un semblant de calme intérieur et, elle l'espérait, extérieur aussi. Puis elle détourna le regard, ouvrit son attaché-case et en sortit un bloc-notes et un stylo.

Presque aussitôt, elle se mit à griffonner, pour s'occuper les mains plus qu'autre chose. Ce qu'elle voulait éviter avant tout, c'était que Mario voie à quel point elle était stressée -non, terrifiée, il fallait bien l'admettre - face à lui.

Ne leur montre jamais ta peur.

De toute évidence, la veille, Mario avait regagné sa cellule provisoire du palais de justice sans encombre, et sans que personne se doute de son rôle dans l'évasion ratée. Il portait l'incontournable combinaison orange, et le néon qui éclairait le box se reflétait sur son crâne rasé. Adolescent, il était brun et bouclé.

Aujourd'hui, cette absence de cheveux, combinée à une moustache et à un bouc soigneusement taillés et à une musculature sur développée, rendait difficile, dans l'esprit de Kate, le parallèle entre ce criminel dopé aux stéroïdes et le gamin qu'elle avait connu. Dans cet espace minuscule, il semblait encore plus large d'épaules que dans le couloir du palais de justice. Pour la première fois, elle découvrit un tatouage qui ressemblait à un dragon noir autour de son poignet droit.

S'agissait-il d'un signe d'appartenance à un gang ? C'était la première fois en tout cas qu'elle en voyait un comme celui-ci. Elle était étonnée de ne pas l'avoir remarqué la veille mais, après tout, elle avait eu bien d'autres choses en tête, sur le moment.

Il s'approcha de la table. Leurs regards se croisèrent, et elle crut voir une étincelle de triomphe dans celui de Mario.

Rester sereine n'allait pas être facile. Il me tient, et il le sait.

L'agent qui escortait Mario regarda Kate, hocha la tête, et dit à son prisonnier quelque chose qu'elle n'en tendit pas, avant de se retirer, les laissant seuls. Elle connaissait la procédure : lorsqu'elle serait prête à par tir, ou si elle avait besoin d'aide, tout ce qu'elle avait à faire était d'appuyer sur le bouton qui se trouvait sur le mur, près de son coude. Pour des raisons de sécurité, les agents restaient devant la porte, de l'autre côté, pendant toute la durée de l'entrevue.

Il n'y avait ni caméra ni micro dans le box.

C'était la loi : les échanges entre avocats et détenus relevaient du secret professionnel.

« Je ne vais pas y arriver », pensa Kate dans un élan de panique, en voyant Mario s'asseoir en face d'elle.

Il planta les coudes sur la table, puis croisa les bras et se pencha en avant en la fixant d'un regard assuré. Je ne vais pas y arriver.

Non que le faire sortir de prison posât un problème.

L'assistant

du

procureur

responsable de son dossier ne s'apercevrait même pas qu'il n'était plus sur sa pile. En moyenne, les assistants traitaient chaque jour une quarantaine de dossiers, dont la plupart n'étaient ouverts que la veille de l'audience. Le bureau du procureur croulait sous les affaires - plus de soixante-dix mille cas chaque année. Le système était complètement engorgé. Rien que pour l'année précédente, soixante pour cent des dossiers relevant du pénal avaient été déclarés irrecevables lors de l'audience préliminaire

simplement

parce

que

quelqu'un - procureur, témoin, officier de police -ne s'était pas présenté ou n'était pas prêt. Le système judiciaire était une immense porte à tambour qui relâchait chaque jour des malfaiteurs. Et tous les acteurs du système le savaient : juges, avocats, policiers, délinquants. Le grand public, lui, demeurait dans une bien heureuse ignorance de cet état de fait.

Mario n'est qu'un crétin parmi d'autres.

On en remet des dizaines comme lui en liberté tous les jours. En le sortant de prison, tu ne fais rien de plus que ce qui a été fait des milliers de fois.

C'était simple, il lui suffisait de reprendre son dossier, de le laisser tel quel et de se présenter à l'audience sans rien avoir préparé et sans citer de témoin à charge.

En deux temps trois mouvements, elle obtiendrait ce qu'elle souhaitait : affaire classée. Et un voyou de plus serait relâché dans les rues.

Personne n'en saurait rien, et la vie reprendrait son cours normal.

Moi, j'en saurais quelque chose.

En souriant, Mario décrocha le téléphone qui

devait

leur

permettre

de

communiquer. Elle fit de même, après une hésitation tout juste perceptible. Aussitôt, son cœur s'emballa, ses paumes devinrent moites. Mais elle parvint à conserver un visage parfaitement impassible tandis que leurs regards se rencontraient à travers la cloison vitrée.

— Tu as l'air en forme, Kitty-Kat, lança-t-il.

T'es devenue une nana super classe, dis donc. Et carrément sexy.

Va te faire foutre, Mario.

— Si je décide de faire ça...

Elle avait dit cela d'un ton froid, sec. Elle ne pouvait pas se résoudre à se coucher comme cela devant lui. Elle avait changé de camp, maintenant, et elle avait travaillé dur pour en arriver là. Il y avait forcément une solution, un moyen de s'en sortir et d'épargner Ben sans pour autant céder au chantage. Mais lequel ? Elle l'ignorait.

Pour l'instant. Elle devait avant tout surmonter sa peur, gagner du temps, afin de pouvoir réfléchir. Oui, dans l'immédiat, telle était sa stratégie : gagner du temps.

— Mais bien sûr que tu vas le faire, dit-il avec un sou rire plus large encore.

Kate lui renvoya un regard d'acier.

Fais comme si tu maîtrisais la situation, même si c'est faux. Ne lui laisse pas croire qu'il a l'avantage, même si c'est vrai.

Si je décide de le faire, répéta-t-elle sur le même ton, il faudra que tu me donnes quelque chose en échange : le nom de celui qui t'a vendu l'arme, par exemple. Ou les détails d'une affaire dont tu serais au courant, avec le nom du coupable.

Mario plissa les yeux. Son sourire avait disparu.

— Quoi ? C'est hors de question.

— Je n'ai pas à ma disposition de carte «

Sortez de prison sans passer par la case procès », figure-toi. Si tu veux que je te tire de là, tu vas devoir m'aider, me donner quelque chose que je puisse utiliser comme monnaie d'échange. Quelque chose que je puisse présenter au juge.

— Laisse tomber, je suis pas une balance.

— Et moi, je ne fais pas de miracles.

— Je t'ai sauvé la vie, hier, espèce de salope. Rodriguez t'aurait butée, c'est sûr.

T'as pas intérêt à l'oublier.

— Tu me traites de salope encore une fois et je te garantis que ce que je vais oublier, c'est qu'on se connaît.

Une écœurante grimace tordit le visage de Mario.

— Je t'appelle comme je veux. T'es à moi, bébé. Et t'as intérêt à me sortir d'ici.

— Je ne suis à personne, répliqua Kate avec un regard aussi menaçant que celui de Mario. Ouvre ta grande gueule, et tu seras le premier à payer l'addition. C'est toi qui étais armé ce soir-là. Vingt ans, ça te paraît beau coup ? Imagine le couloir de la mort.

— Si je dois l'imaginer, crois-moi, tu l'imagineras aussi. Et de toute façon, c'est pas moi qui ai appuyé sur la détente. Si tu me cherches, je jurerai sur la tête de ma pauvre mère que c'était toi.

Impasse.

— Arrête de rêver. Je suis du côté de la loi.

Tu es un criminel. Si je nie en bloc, à ton avis, qui croiront-ils ?

Il

sourit.

De

petites

pattes-d'oie

apparurent au coin de ses yeux de pitbull.

Entre ses lèvres, Kate vit le bout de ses dents et sentit la peur l'envahir.

Pourvu qu'il ne remarque rien !

— Des noms, Kitty-Kat. J'ai des noms. Ils auront qu'à vérifier.

C'était la vérité, ils le savaient tous les deux. Elle savait aussi que jamais elle ne laisserait la situation aller jusque-là.

Mieux valait calmer le jeu.

— Écoute, Mario, je veux t'aider, au nom du bon vieux temps, et tout ça. Mais je n'ai ce boulot que depuis quelques mois. J'ai encore besoin de la signature de mon supérieur pour tout ce que je fais, et si je dois lui demander de revoir à la baisse les éléments à charge contre toi, il va falloir que je lui donne une raison. J'ai besoin de quelque chose en échange.

Il serra les lèvres. Pour la première fois, il semblait moins sûr de lui.

— Je te donnerai que dalle.

Elle haussa les épaules, l'air de dire : « La balle est dans ton camp », puis appuya sur le bouton gris pour appeler le gardien.

Surpris, Mario ouvrit des yeux comme des soucoupes.

— Qu'est-ce que tu fais, bon Dieu ?

— Je m'en vais. J'ai du travail.

— Et moi, je fais quoi ?

— Je viens de te le dire : pour que tu sortes, j'ai besoin de ton aide.

— Kat...

La voix n'était plus la même. L'inquiétude s'y mêlait à la colère.

— Ah, justement, je voulais te dire aussi : m'appeler comme ça, ou par n'importe quel autre nom que « madame White », c'est commettre une erreur. Sous-entendre qu'il y a autre chose entre nous que des relations de prévenu à procureur, c'est signer ton arrêt de mort. Il suffit que quelqu'un murmure que nous nous connaissons pour qu'on me retire l'affaire.

Et si je ne suis plus chargée du dossier, je vois mal comment tu pourras arriver à tes fins.

La porte derrière Mario s'ouvrit. Le gardien entra, et Kate sourit à Mario.

— Je te tiens au courant, dit-elle avant de raccrocher. Il n'avait aucun moyen de savoir que ses genoux tremblaient.

Elle le vit ouvrir la bouche pour répliquer.

Elle n'entendait plus rien, mais elle aurait pu jurer qu'il déversait un chapelet d'insultes. Ses yeux exorbités lançaient des éclairs. Mais le gardien était là. Il le prit par un bras, regarda Kate et dit quelque chose à Mario, qui raccrocha.

Elle ne lui accorda plus un regard, se concentra sur son bloc-notes, qu'elle remit dans son attaché-case, puis se leva et attendit qu'on l'accompagne hors du box.

Une fois seule, elle s'adossa au mur. Elle avait les jambes en coton, le cœur battant, l'estomac retourné. L'image qu'elle avait en tête était celle d'un asticot au bout d'un hameçon, se tortillant désespérément pour éviter une truite affamée.

Mais elle avait réussi à gagner un peu de temps. À quoi cela allait-il lui servir exactement ? Elle n'en avait pas la moindre idée pour l'instant, mais c'était toujours ça.

Lorsqu'elle pénétra dans le grand bâtiment en pierre qui abritait le bureau du procureur, elle avait à peu près retrouvé son calme. Elle avait encore les nerfs un peu à fleur de peau, mais sa respiration était presque normale, son rythme cardiaque tout à fait régulier, et ses jambes capables de supporter son poids. Il était 14

h 30, heure à laquelle la plupart des employés avaient déjà déjeuné et regagné leur poste, aussi ne trouva-t-elle personne de sa connaissance parmi ceux qui attendaient l'ascenseur. Elle appuya sur le bouton du neuvième étage et fixa le panneau de cuivre devant elle, cherchant à détendre son visage.

Le seul mot qui lui vint à l'esprit en regardant son reflet fut « lugubre ».

Le service où elle travaillait occupait tout le neuvième étage, et il y régnait une activité frénétique. Un groupe de lycéens bavards en terminait la visite guidée, orchestrée par John Frost, du bureau des relations publiques. Une vieille dame en pantalon rouge et poncho marron -une victime ou un témoin, probablement, car elle émet tait des gémissements plaintifs -

était dirigée vers les toilettes par une jeune femme dont Kate savait qu'elle avait le même poste qu'elle. Elle vit une des secrétaires, une certaine Nancy, qui sortait de la salle de repos, une tasse de café à la main, et remontait le couloir au pas de charge. L'odeur du café resta en suspens derrière elle. Kate adressa un petit signe de la

main

à

Cindy

Harnette,

la

réceptionniste, une magnifique brune de vingt-cinq ans dont le bureau en demi-cercle faisait face à l'ascenseur.

Cindy répondit d'un geste discret avant de décrocher le téléphone. Ron Ott, un collègue, était appuyé à son bureau - sans doute était-il venu quémander un dîner, comme

tous

les

autres

hommes

célibataires du service. Jetant un coup d'oeil par-dessus son épaule, il vit Kate et la salua à son tour.

Derrière Cindy, un immense espace ouvert abritait tout le personnel administratif, celui qui, sous la responsabilité des juristes, effectuait le gros des recherches nécessaires à l'instruction d'un dossier.

L'atmosphère était à la fois studieuse et détendue. Certains discutaient, assis sur le bureau d'un collègue ou debout dans les travées ; d'autres étaient penchés sur un même dossier. Les cloisons de séparation ne faisaient qu'un mètre soixante-dix de hauteur, aussi le soleil, que laissait entrer une rangée de fenêtres donnant sur la rue, projetait-il à travers la salle ses rayons de lumière chargés de particules de poussière tourbillonnantes. A droite et à gauche de cet espace s'élançaient deux longs couloirs aux murs vert pâle jalonnés de portes en bois sombre. Kate obliqua vers la droite, en direction de son bureau, et salua au passage ceux de ses collègues dont la porte était ouverte. Celle de Bryan était fermée.

Elle lui avait parlé la veille au téléphone, lorsqu'il avait appelé pour prendre de ses nouvelles, mais elle ne l'avait pas vu de la journée. C'était aussi bien comme ça.

Moins elle croiserait de gens susceptibles d'évoquer les événements de la veille, mieux elle se porterait.

Il va falloir que je me reprenne, là-dessus.

— Ce n'est pas possible ! Mais où étiez-vous

?

Mona avait bondi en voyant Kate passer.

Cette dernière avait vaguement espéré atteindre son bureau sans se faire remarquer, mais Mona ayant un regard d'aigle et leurs bureaux étant voisins, c'était beaucoup demander. Kate s'arrêta et se retourna juste au moment où Mona franchissait sa porte. Elle se força à sourire.

— Pourquoi ? Que se passe-t-il ? demanda-t-elle, consciente du fait que ce n'était pas une réponse.

La nervosité avait repris le pas et le ton qu'elle avait employé était un peu brusque, mais c'était plus fort qu'elle. Et puis, il devait tout de même y avoir quelque chose de nouveau, pour que Mona bondisse de la sorte.

Cheveux flamboyants, regard noisette vif comme l'éclair, physique de gamine, tenue aux couleurs de l'automne en Nouvelle-Angleterre, le tout perché sur des talons hauts, Mona était une flamme à elle toute seule.

— Vous n'allez jamais le croire, dit-elle en s'arrêtant net, les mains écartées - des mains aux ongles écarlates, et dont chaque doigt ou presque portait une bague. Les gens de The View ont appelé !

— Pardon ?

— Les gens de The View ! Ils veulent vous inviter à l'émission. Ils vous appellent l'«

héroïne de la salle d'audience deux cent sept » ! Ils sont prêts à vous envoyer le billet d'avion et tout !

L'espace d'un instant, Kate resta sans voix, figée sur place. De son côté, Mona frétillait d'excitation.

— Non, c'est impossible, fit Kate en baissant la tête, avant de reprendre son chemin.

— Comment ça, non ? s'écria Mona. Vous vous rendez compte de la chance que ça représente ? Vous allez être célèbre !

Mona n'était pas du genre effacé et timide.

Elle avait une opinion sur tout et était en particulier persuadée que Kate avait besoin d'être prise en main par quelqu'un comme elle.

— Je n'ai pas envie d'être célèbre.

— M... mais... bredouilla Mona. Imaginez ce que cela pourrait signifier pour votre carrière. On vous remarque rait ! Peut-être même que ça pourrait vous aider à décrocher une émission à la télé, comme Greta Van Susteren...

— Je ne veux pas d'une émission à la télé.

Kate n'avait qu'à s'imaginer passant à la télévision pour avoir la chair de poule.

Cette image d'héroïne de la salle deux cent sept était une imposture. Elle devait s'en détacher le plus vite possible. Déjà, tous les journaux ne parlaient plus que de ça.

Apparaître en direct et en per sonne à la télévision ne ferait qu'entériner ce mensonge, et cette perspective l'emplissait d'effroi. Sans parler du fait qu'une telle exposition ajouterait de l'eau au moulin de Mario et pourrait même faire resurgir d'autres rats du passé de Kate.

— Mais enfin, Kate...

Mona était sur ses talons, maintenant.

Kate regardait fixement le portrait du gouverneur accroché au bout du couloir, mais n'avait pas besoin de voir Mona pour savoir qu'elle se tordait les mains de désespoir.

Elle atteignit enfin son bureau et se tourna vers Mona tout en ouvrant la porte.

— Il n'y a pas de mais. Je n'ai pas envie de participer à The View, ni à aucune émission de télévision, je vous remercie.

— Essayez au moins d'y réfléchir, c'est...

protesta Mona.

Kate n'entendit pas la suite. Il y avait un homme dans son bureau, debout. Il pivota vers elle alors qu'elle entrait.

C'était l'officier brun au regard duquel elle s'était accrochée dans la salle d'audience deux cent sept.