21.
Les lèvres de Tom étaient chaudes, fermes, et dès l'instant où elles se posèrent sur les siennes, Kate se sentit défaillir. Ce n'était pas parce que c'était Tom, se dit-elle pour se rassurer, tandis que sa propre bouche s'entrouvrait pour s'offrir et l'embrasser à son tour. Simplement, cela faisait des années - depuis la naissance de Ben, en réalité - que personne ne l'avait embrassée, des années qu'elle n'avait pas eu de contact physique avec un homme. Alors, les battements de son cœur, l'accélération de son pouls, sa respiration saccadée, tout cela n'était que réflexes instinctifs. Il n'y avait pas de place pour les sentiments.
Les mains de Tom descendirent le long de son dos, la plaquèrent contre lui. Elle ferma les yeux. Il l'embrassait avec un tel savoir-faire, son baiser était si profond qu'elle sentit tout son corps s'enflammer.
De son côté, sa bouche se fit plus affamée, plus gourmande. C'avait été si long...
Immédiatement, elle aima le goût de Tom, aima sa chaleur, aima le contact de son corps contre elle. Elle glissa ses doigts dans ses cheveux, lui caressa la nuque, sentit qu'il la hissait jusqu'à lui - à moins qu'elle ne se fût elle-même mise sur la pointe des pieds. Plaquée contre lui, elle sentait son désir. La chaleur qui se répandait en elle la surprit, l'enchanta.
Tom aussi avait le souffle court. Ses lèvres quittèrent brièvement celles de Kate, descendirent vers son cou, coururent jusqu'à son oreille. Il la serra si fort qu'elle n'aurait pas pu se dégager, même si elle l'avait voulu.
Mais elle ne le voulait pas. Non, surtout pas. Jamais.
— Tom... murmura Kate.
Elle renversa la tête, lui offrant sa gorge. Il y déposa une série de petits baisers brûlants qui ne firent qu'attiser un peu plus son désir. Sous la caresse un peu rêche de ses joues, elle se sentait fondre.
C'était tellement bon... Puis les lèvres de Tom reprirent possession des siennes, et elle cessa de penser, se laissa emporter par la vague, le serra violemment contre elle et l'embrassa. Ce fut un baiser fervent, affamé, fébrile.
— Kate ? C'est toi ? demanda une voix à quelques mètres de là.
Ils se séparèrent en un éclair. Kate sursauta, sentit le froid lorsque les bras de Tom s'ouvrirent pour la lâcher. Suzy se tenait sur le perron et scrutait la pénombre d'un regard inquiet. Kate ne l'avait même pas entendue sortir.
— Oui, oui, c'est moi, lança-t-elle, encore ivre de ce baiser. J'arrive !
Il faisait trop sombre à l'endroit où ils se trouvaient pour que Suzy ait pu les voir.
Elle leva les yeux vers Tom, le visage en feu, et malgré la pénombre, distingua la fièvre dans son regard. Ils ne se touchaient plus, mais entre eux circulait un courant électrique presque palpable. Kate n'avait qu'une envie : se ruer dans ses bras.
— Je retourne à la voiture, dit-il en tournant
les
talons.
Elle
inspira
profondément et fit de son mieux pour ne plus penser à la minute qui venait de s'écouler. Suzy l'attendait, ce n'était pas le moment.
« J'y réfléchirai plus tard », se dit-elle en se dirigeant vers la maison.
Il ne s'écoula pas plus de cinq minutes avant que Kate ressorte avec Ben, mais cela suffit à Tom. Lorsque Ben apparut en traînant les pieds, son cartable à la main, il avait retrouvé son calme et affichait une expression on ne peut plus neutre. Il expliquait
son
geste
par
l'afflux
d'adrénaline dû à la fatigue. La frustration qu'il ressentait face à l'attitude de Kate, sa peur pour elle, ajoutées au manque de sommeil
et
à
une
trop
grande
consommation de café, avaient aussi joué, et ce baiser avait été une façon d'expulser la tension qui l'habitait. Déjà, avant de passer au bureau de Kate, son après-midi avait été mouvementé. Les deux corps calcinés retrouvés dans une camionnette incendiée étaient ceux de deux repris de justice connus pour être des associés de Rodriguez et Soto. Ils avaient été abattus d'une balle en plein milieu du front, juste avant que l'on ne mette le feu à la camionnette. Leur assassin était en liberté.
Avait-il quelque chose à voir avec l'évasion
? Peut-être. Mais échafauder quoi que ce soit sur un peut-être aurait été une erreur.
S'agissait-il du même type qui avait volé la voiture de Kate ? Encore un peut-être, mais le lien était ténu. Pourtant, les corps calcinés étaient la première chose à laquelle il avait pensé lorsque Kate lui avait raconté ce qui lui était arrivé. La voir courir vers lui, terrifiée, puis apprendre à quoi elle venait d'échapper avait réveillé son instinct protecteur. Il ne voulait pas qu'on lui fasse du mal. En fait, il ne pouvait pas supporter cette idée.
Et ça, ce n'était pas bien du tout.
Cette réaction signifiait que ses émotions entraient en ligne de compte. Or, il refusait de s'impliquer sentimentalement avec une femme. Physiquement, oui. Il était toujours partant pour un bon moment et faisait en sorte que ses partenaires ne soient pas déçues. Mais il était toujours très clair dès le départ : une relation suivie était hors de question. Le bon moment terminé, il s'en allait.
Mais là, pour la première fois, s'en aller risquait de ne pas être si facile.
Kate était-elle en danger ? Était-elle dangereuse ? Ou les deux ? Voilà ce qu'il essayait de déterminer. Vu la façon dont progressait l'enquête, en tant que flic, il avait de bonnes raisons de garder un œil sur elle. Mais ce n'était pas ce qu'il faisait vraiment. Pour être exact, il ne faisait pas que cela.
Ce qu'il y avait entre eux, et qui n'était pas une relation amoureuse, avait grandi en lui sournoisement et avait fini par l'obnubiler.
Il avait eu envie de coucher avec elle très vite, mais au vu des circonstances, avait fermement
écarté
cette
possibilité.
D'accord, elle l'attirait, mais il n'était pas idiot. Du moins était-ce ce qu'il pensait jusque là. Après ce qui venait de se passer, il n'en était plus si certain.
Parce que certains soupçons pesaient sur Kate, Tom n'aurait jamais dû envisager quelque relation que ce soit avec elle.
Quand il lui avait posé la question, elle avait nié avoir joué un rôle dans la tentative d'évasion. Très bien. Mais à quoi s'était-il attendu, exactement ? À des aveux complets ?
Et pourtant, il la croyait. Sur ce point précis.
Ce qui ne l'excusait pas de l'avoir embrassée.
Un
geste
complètement
stupide.
Il n'avait pas su résister à cette soudaine pulsion. Dès l'instant où ses lèvres avaient touché celles de Kate, il s'était enflammé.
Le fait était que, de son côté, elle n'avait pas caché son attirance pour lui. D'ailleurs, à la façon dont elle l'avait embrassé en retour, il avait cru comprendre qu'elle mourait d'envie d'aller plus loin. Il avait recouvré ses esprits, maintenant, mais le feu affamé qu'elle avait attisé en lui avait laissé des traces. Et ne demandait qu'à reprendre.
Il ne voyait qu'une solution : céder à la tentation, assouvir son désir et tourner la page. Il allait séduire Kate, coucher avec elle et l'oublier. C'était aussi simple que cela.
Mais l'était-ce vraiment ? Sans doute lui jouait-elle la comédie. Consciente de son pouvoir de séduction, peut-être espérait-elle s'en servir pour le convaincre de son innocence.
Elle avait beau nier, il ne lui faisait pas entièrement confiance, mais cela ne l'empêchait pas de penser à elle plus que de raison. Son attitude le mettait hors de lui, mais un seul sourire de sa part suffisait à bouleverser ses certitudes. Il oscillait en permanence entre l'envie de la secouer et celle de l'embrasser. Une chose était sûre, en tout cas : ce qui arrivait n'avait rien de prémédité. C'était une surprise totale.
Jamais il n'avait envisagé qu'il éprouverait un jour ce qu'il éprouvait pour elle.
Comme s'il existait un lien entre eux.
Comme s'il était désormais responsable d'elle...
Bon sang ! Même son fils, il le trouvait sympa.
Ce fils qui, justement, ouvrait la portière arrière et se glissait dans la voiture, derrière lui.
— Salut, dit Ben. Vous êtes ici parce qu'on a volé la voiture de ma mère ?
Tom le regarda dans le rétroviseur.
— Oui.
Ben referma la portière.
— Alors, qu'est-il réellement arrivé ?
Cette formulation adulte dans la bouche d'un enfant poussa Tom à se retourner.
Ben le fixait de ses grands yeux bleus.
Seigneur, ce gamin ressemblait tellement à Kate...
— Ça, il faudra le demander à ta mère. Ben fit une grimace.
— Elle ne me le dira jamais. Elle essaie toujours de me protéger de tout un tas de trucs parce que je suis trop jeune, soi-disant.
— Oui. C'est ce que font les mamans, en général.
La portière avant s'ouvrit et Kate monta dans la voiture. Tom eut juste le temps de voir qu'elle avait les joues rouges et les lèvres un peu plus pulpeuses que d'ordinaire avant que le plafonnier ne s'éteigne.
Elle lui lança un regard furtif, presque timide, qui ralluma en un éclair le feu qu'il avait eu tant de mal à étouffer.
Mais cette fois, ce n'était pas aussi agréable. Tom serra les dents et démarra.
Elle n'avait pas envie de l'apprécier.
Ce fut la pensée qui traversa l'esprit de Kate tandis qu'elle observait Tom en compagnie de Ben.
Une patrouille était passée prendre sa déposition à propos du vol de sa voiture.
Elle avait raccompagné les policiers jusqu'au perron. De là, son attention avait été attirée par la scène qui se jouait devant son garage. Ben et Tom jouaient au basket.
Voir cet homme grand, sportif, encore en tenue de bureau, sourire à son fils en lui lançant la balle la perturbait d'une manière qu'elle ne parvenait pas à s'expliquer. Il faisait complètement nuit, maintenant, et le froid était plus piquant. En dehors du halo de lumière devant le garage, on ne voyait rien, et cela l'angoissait. Elle savait que Mario était là, dehors, quelque part, et qu'il n'en avait pas fini avec elle. Mais ce soir, Tom serait avec elle et Ben, et ils seraient en totale sécurité. Malgré la fatigue et l'inquiétude, elle était fascinée par la facilité avec laquelle cet homme, qu'elle ne connaissait pas une semaine plus tôt mais qui semblait prendre une importance démesurée dans leur vie, avait établi le contact avec Ben. Elle les regarda un long moment, vit Ben tirer, rater le panier, et Tom lui montrer la position des pieds sur le sol, celle des mains sur le ballon - ils avaient pris le « cadeau » -, avant de s'écarter pour laisser tirer Ben une nouvelle fois. Ben s'exécuta et mit la balle dans le panier. Tandis qu'il courait pour la récupérer, Tom applaudit, et Kate vit un sourire illuminer le visage de Ben, fier comme un paon. Kate sourit, elle aussi.
Le bonheur de Ben la réchauffait au plus profond de son être. Pour la première fois depuis des jours, elle se sentit un peu plus détendue, un peu plus sereine.
Parce que Ben était heureux, elle était heureuse. C'était aussi simple que cela.
Et elle venait de prendre conscience d'une chose : pour atteindre son cœur, il fallait conquérir son fils. C'était une petite faille sournoise dans les défenses qu'elle avait mis des années à se bâtir. Jusqu'à présent, elle ne s'en était pas rendu compte, parce qu'elle avait pris soin de ne jamais s'engager dans une relation, qu'elle n'avait pas laissé un seul homme approcher et risquer de briser le cercle très fermé qu'elle formait avec Ben.
Céder à l'attirance qu'elle éprouvait pour Tom Braga serait la chose la plus idiote à faire. Même sans ses petits arrangements avec la vérité, même si son passé n'avait pas été une bombe à retardement menaçant de détruire sa vie à tout moment, même s'il n'avait pas été un policier reniflant ses mensonges comme un chien de chasse sur la piste d'un renard, elle ne voulait pas d'un homme. Elle avait un fils à élever, une carrière à poursuivre, et pas la moindre place dans sa vie pour quoi que ce soit ou qui que ce soit d'autre.
Non, elle ne voulait pas d'un homme.
Même si repenser à ce baiser la rendait toute chose.
Ce qu'elle allait s'empresser de ne plus faire, d'ailleurs.
Et si jamais elle était tentée de revenir sur ses résolutions dans ce domaine, elle se rappellerait pourquoi elle n'avait plus de vie amoureuse : elle ne voulait pas que Ben s'attache à quelqu'un qui disparaîtrait tôt ou tard de sa vie. Car les hommes n'étaient jamais que de passage, elle le savait bien.
Mais Ben, lui, l'ignorait. Et elle préférait qu'il ne sache jamais à quel point il était douloureux d'être quitté par quelqu'un qu'on avait appris à aimer.
Sous le panier, Ben et Tom s'amusaient toujours autant. Sur le perron, Kate ne souriait plus. Elle se détourna.
— Ben, lança-t-elle par-dessus son épaule.
Tu as des devoirs.
— Oh, maman... plaida-t-il.
—C'est l'heure, répondit-elle sans se laisser amadouer. Elle rentra, se dirigea vers la cuisine. Ben arriva
quelques minutes plus tard, les joues rouges, le front en sueur, son nouveau ballon à la main. Kate s'assit à la table avec lui, sortit ses affaires de son cartable, essaya de voir ce qu'il avait à faire. Elle était fatiguée, hantée par la certitude effrayante que Mario ne l'oublierait pas, déstabilisée par sa propre réaction face à un homme qu'elle entendait marcher dans le salon, mais les devoirs de Ben, c'était incontournable. Elle avait tiré les rideaux pour ne plus voir la nuit, si bien que la pièce formait une espèce de cocon bien éclairé, confortable, dans lequel flottait une légère odeur de pizza - Tom avait insisté pour passer en prendre une sur le chemin du retour.
— Tu as oublié ton cahier de textes, dit-elle à Ben.
— Je sais ce que j'ai à faire, répondit-il, plus résigné que râleur. Je t'assure. Tu as vu ce que m'a donné Tom ? ajouta-t-il d'un ton nettement plus enthousiaste.
Il lui montrait le ballon, l'air réjoui. Elle n'eut pas le cœur de jouer les rabat-joie.
— Waouh, dit-elle. Il est chouette. Tu lui as dit merci ?
— Ben oui, quand même, lâcha Ben. Je crois que j'ai déjà fait des progrès, avec.
Bon, même s'il y avait eu un autre motif derrière le cadeau, elle était vraiment très contente que Tom ait offert ce ballon à Ben.
— C'est bien. Tu crois que tu vas pouvoir le poser cinq minutes, pour qu'on se débarrasse des devoirs une fois pour toutes
?
— Pff... soupira-t-il en posant le ballon pour s'asseoir à la table.
Il sortit son cahier de maths, prit un crayon à papier et leva un regard soucieux vers Kate.
— Qu'est-ce qu'on va faire, sans voiture ?
Elle lui avait expliqué que leur voiture avait été volée, sans préciser dans quelles circonstances, et dans l'ensemble, il avait trouvé cela plus excitant qu'autre chose. Il était possible qu'il s'inquiète pour leurs déplacements à venir, mais Kate se plaisait à penser qu'elle savait reconnaître une tactique de procrastination quand elle s'y trouvait confrontée.
— L'assurance doit m'en prêter une demain. Fais tes maths.
— J'aime pas les maths.
— Je sais. Il faut les faire quand même.
Pendant toute l'heure qui suivit, Kate eut conscience de ne pas être seule avec Ben.
Avec Tom dans les parages, la maison lui paraissait plus petite. Elle l'avait entendu aller et venir dans le salon, puis zapper un moment avant de s'arrêter sur une chaîne sportive qu'elle et Ben ne regardaient jamais. Il avait aussi passé quelques coups de fil. La télé était en sourdine, et il ne parlait pas fort, mais ces bruits inhabituels la perturbaient.
Lorsque Ben eut enfin fini ses devoirs, il se leva et se dirigea d'un pas guilleret vers le salon.
— C'est l'heure d'aller se coucher, dit Kate en se levant à son tour, le cœur battant à l'idée de voir Tom.
— Je peux pas rester encore un peu ?
Comme il y a Tom...
— Non.
Dans le salon, ils trouvèrent Tom affalé sur le canapé, col de chemise déboutonné, manches retroussées. Il avait ôté sa veste, sa cravate et ses chaussures et posé les Pieds sur la table basse. La télécommande en main, on aurait dit qu'il était chez lui.
Il était débraillé, fatigué et tellement séduisant que si Kate avait été d'humeur romantique, elle aurait fondu.
Mais ce n'était pas le cas. En les entendant arriver, il se redressa et tourna la tête. Un sourire engageant donna un peu de chaleur à son regard, et Kate sentit son cœur se serrer.
— Alors ? Les devoirs sont terminés ?
demanda-t-il. Kate comprit alors ce qui la mettait si mal à l'aise. On aurait dit qu'ils formaient une famille, ce soir. Et il n'était pas question qu'elle s'aventure sur ce terrain-là.