La compréhension
Wynter sirotait son café en regardant lire le roi. C’était la première fois qu’elle pouvait l’observer au travail, et elle était stupéfaite de voir à quelle vitesse il lisait chaque lettre, à quel point il était absorbé dans sa lecture. Il avait une méthode très particulière qui intéressait et intriguait beaucoup la jeune femme. Il commençait par parcourir le document avec une rapidité incroyable, du début à la fin, les sourcils froncés, puis il lissait les pages, les alignait soigneusement et les relisait en s’arrêtant sur certains passages. Il prenait des notes sur une feuille séparée. Parfois, il griffonnait des indications sur le document lui-même, en soulignant des phrases, en cochant certains mots, en entourant des paragraphes entiers. Quand il estimait avoir extrait toutes les informations d’un document, il le passait à Razi, en lui demandant de le lire, ainsi que ses notes, puis s’attaquait au suivant.
Au cours de ce moment d’intense concentration, le roi engloutit pas moins de deux cruchons de café noir et dévora un gros pain avec de l’huile d’olive et du fromage. Razi lisait en silence. Il paraissait absorber ces informations en les examinant sous tous les angles, comme s’il les découvrait pour la première fois, mais n’avait pas grand-chose à ajouter aux considérations de Jonathon. En fait, le roi semblait surtout lui transmettre les documents pour son bénéfice personnel plus que pour obtenir son avis.
De temps à autre, le père et le fils demandaient à Wynter d’aller leur chercher de l’encre ou de la nourriture. Ils l’interrogeaient parfois à propos de discussions qui s’étaient tenues entre Razi et Albéron, mais, le plus souvent, ils ne faisaient pas attention à elle. Elle les regardait travailler en silence. Elle regardait le soleil se déplacer derrière la tente, écoutait le froissement paisible des papiers, buvait du café et réfléchissait.
Si Albéron acceptait la proposition de pourparlers de son père, comme le roi semblait en être convaincu, il serait là bientôt. Il viendrait en paix, à la tête d’une escorte réduite, et serait accueilli de la même façon. À moins que les deux parties n’en viennent au poison ou aux coups de poignard dans le dos, il semblait probable que le père et le fils finissent enfin par se parler. On pouvait espérer que ce royaume bien abîmé était sur le point d’entamer un processus de réparation. Pour la toute première fois, Wynter aurait peut-être la possibilité de réfléchir à ce que l’avenir – son avenir personnel – lui réservait.
Elle devait bien s’avouer que tout ce qu’elle avait jusqu’à présent attendu de la vie lui semblait désormais inapproprié ou sans saveur. Le temps passé dans le camp d’Albéron lui avait, une fois de plus, fait prendre conscience des contraintes étouffantes de la vie à la cour. Ses pérégrinations en compagnie de Christopher lui avaient donné le goût d’autre chose qu’une existence entièrement dévolue à son métier. À voir Razi travailler, elle prit conscience que, comme lui, elle s’était fait voler son passé. Il ne lui restait plus qu’elle-même, l’homme qu’elle aimait et les talents que Dieu et son père lui avaient donnés.
Que diable allait-elle faire de tout ça ? Où diable irait-elle avec ?
« Ses échanges avec le Nord, demanda le roi tout en griffonnant quelque chose, en quoi ont-ils été affectés ? »
Wynter s’arracha à ses pensées. Elle posa son café. « Les messages les plus récents ont été transmis par le soin des Merrons, Votre Majesté. »
Il s’arrêta, surpris. « Ce voleur hadrish ?
— Christopher Garron n’est pas un voleur, observa Razi sans lever le nez des notes de Jonathon. Je te l’ai déjà dit. »
Wynter et le roi échangèrent un regard. Elle voulut faire un commentaire mais le roi l’en dissuada en secouant la tête. « Les Merrons ? répéta-t-il pour l’encourager à poursuivre.
— Des seigneurs d’une tribu du Nordland, Votre Majesté. L’un d’eux nous accompagne, si vous désirez l’interroger. Il attend dehors avec Christopher Garron. Mais il semble que les Merrons ne sachent pas grand-chose des intentions de la princesse Shirken, Votre Majesté. Ils la servent dans l’espoir que leurs efforts pourront sauver leur peuple… un vain espoir, je le crains. »
Le roi haussa les sourcils. « Vain, en effet, dit-il sèchement. Je n’ignore rien de l’attitude de Marguerite envers ses sujets païens. » Il parcourut les papiers une fois de plus, en s’arrêtant sur un feuillet. « Cette proposition de mariage me stupéfie », murmura-t-il.
Wynter soupira. « C’est une folie.
— Un trait de génie, oui ! » répliqua-t-il.
Le choc qu’affichait la jeune femme parut l’amuser, et il lui adressa un sourire attendri qui ressemblait beaucoup à celui de son fils.
« Si Marguerite parvient à renverser son père sans provoquer un soulèvement – ce dont je la crois tout à fait capable –, une alliance par le mariage entre nos deux royaumes serait… » Jonathon secoua la tête. « Ce serait immense. Il faudrait trouver un accord concernant les héritiers, bien sûr. Cela ne devrait pas présenter trop de difficultés… peut-être une répartition sur la base du sexe, ou de l’âge ? Oui. L’âge, je pense. Un héritier pour le Nord, un autre pour le Sud, avec des dispositions pour une succession distincte en cas de décès… et une éducation à l’étranger. À Padoue, pourquoi pas ? Hmm. Avec une autonomie complète de chaque royaume, bien sûr. » Il souffla avec admiration. « C’est une approche radicalement nouvelle. Qui aurait cru ce garçon capable d’une proposition pareille ? » Il se perdit dans ses pensées, marmonnant dans sa barbe tout en prenant des notes. « Il ne faudra pas espérer qu’il réussisse à la dompter, bien sûr, le pauvre garçon. Il ne sait pas de quoi ces gens sont capables, mais peut-être que… »
Razi échangea un regard avec Wynter tandis que le roi, plongé dans ses réflexions, feuilletait ses papiers en marmonnant. « Cette folie avec la résistance midlandaise, finit par déclarer le roi, voilà une chose qu’on ne saurait tolérer. »
Wynter eut le cœur serré en songeant à Jared et à Marie ainsi qu’à leurs espoirs de réforme. « Mais les émissaires midlandais sont déjà repartis vers chez eux, Votre Majesté, hasarda-t-elle. Ils pensent avoir votre soutien. Ils comptent énormément dessus. Le prince… le prince leur a remis une copie des plans de mon père, dans l’espoir que ses machines pourront les aider à renforcer leur position et à améliorer leur condition épouvantable. »
Jonathon se décomposa. Il détourna la tête, comme si Wynter tentait de lui présenter quelque chose de répugnant. « Non, dit-il. Non, non ! Nous allons devoir étouffer ça dans l’œuf. » Il posa deux documents à l’écart des autres.
« Marie ! » s’exclama Razi. Wynter et le roi se tournèrent vers lui. « Marie, insista-t-il. L’épouse de Phillipe d’Arden, avec l’enfant qu’elle porte. Ils ont tout sacrifié à la réforme midlandaise. Allons-nous les laisser choir ? »
Jonathon s’adossa à sa chaise. « Phillipe d’Arden, Razi ? L’aurais-tu rencontré ?
— Je…, commença Razi, soudain hésitant. J’ai rencontré Marie. »
Jonathon regarda Wynter. Son expression manifestait clairement qu’il croyait à une divagation de son fils. La jeune femme sourit. « En fait, dame Marie se trouvait dans le camp d’Albéron, Votre Majesté. D’après ce que j’ai compris, le seigneur d’Arden a été victime de l’Inquisition du Midland. La dame et un prêtre du nom de Jared sont venus négocier à sa place.
— Phillipe d’Arden est mort ? souffla Jonathon. Oh non ! Oh non ! Quelle perte pour l’humanité ! Phillipe était un homme intelligent et merveilleux. J’ai bon nombre de ses thèses dans ma bibliothèque. Vous devriez les lire, dame Protectrice, quand vous en aurez l’occasion. Un homme remarquable, qui avait de nombreux points communs avec votre père. » Jonathon baissa la tête. « Jésu ! Quel gâchis. Je resterai toujours abasourdi devant les dégâts que peuvent causer ceux qui prétendent agir au nom de Dieu. C’est à se demander comment Il n’a pas encore désespéré de nous. Pourquoi Il ne nous efface pas purement et simplement de la surface de la terre pour la confier aux animaux.
— Les réformateurs ont besoin de votre appui, Votre Majesté. Ils ont besoin de votre force. »
Il secoua la tête. « Non, murmura-t-il. Non, c’est impossible. Je ne peux pas… Tout ça doit prendre fin. Nous devons… Il faut nous en débarrasser. »
Wynter se pencha en avant. Elle posa prudemment la main sur son bras. « Votre Majesté, mon père était un grand homme, un grand homme ! En proie à une conscience horriblement tourmentée, à ce que j’ai cru comprendre. »
Jonathon ouvrit des yeux horrifiés. Wynter le regarda bien en face.
« Nous savons tous les deux, chuchota-t-elle, que cette boîte, une fois ouverte, ne pourra plus être refermée. Quels que soient les souvenirs qu’elle contient. »
Le roi retira son bras en secouant la tête.
« De quoi parlez-vous ? » demanda Razi. Son père se tourna vers lui, scrutant son visage curieux avec une concentration farouche. Wynter posa la main sur le poing crispé de Jonathon.
« Le seigneur Razi n’a plus aucun souvenir de ce dont nous parlons », expliqua-t-elle. Voyant que Jonathon ne se dérobait ni à son regard ni à son contact, elle continua d’une voix douce : « Votre Majesté, je comprends qu’on veuille se débarrasser du poids de ses mauvaises actions. Il est naturel et même louable de vouloir oublier les fautes qu’on a commises et les enfouir si profond que nul ne pourra plus les refaire. Mais peut-être est-ce le fardeau du roi d’affronter ces choses effroyables qui le rongent ? D’empoigner sa mauvaise conscience à bras-le-corps et de ne songer qu’à l’intérêt de son peuple. Votre Majesté, vos tentatives d’enterrer les machines de mon père n’ont mené qu’au désastre. Continuer à nier leur existence est une folie, car après les avoir une fois de plus remises en lumière vous ne pouviez plus reculer. Ne laissez pas votre passé vous détruire, Votre Majesté. Ne le laissez pas détruire votre royaume. Vous êtes le roi, vous devez vous montrer plus fort que cela. »
Toute méfiance disparut du visage de Jonathon. L’espace d’un instant il ne fut plus qu’un homme, meurtri et tourmenté. « Rien de bon n’est jamais sorti de ces machines, mon enfant. Elles m’enverront tout droit en enfer.
— Quelles que soient vos erreurs, Votre Majesté, elles sont désormais derrière vous. L’avenir du royaume dépend de ce que vous choisirez de faire maintenant. »
Le regard de Jonathon se posa sur les documents relatifs à la réforme midlandaise. À contrecœur, il tendit la main vers eux. « Peut-être que montrer les inventions de Lorcan suffirait à soutenir la cause des réformateurs ? Sans qu’il soit nécessaire de recourir à… » Il remit les documents avec les autres. Ses doigts s’attardèrent dessus un moment. « Allons, Lorcan, veux-tu que nous voyions quel bien pourrait sortir du mal que nous avons commis ? »
Wynter examina son visage douloureux. Le mal que nous avons commis. Le roi ferma les yeux et passa la main avec lassitude dans ses cheveux blonds. Connaîtrait-elle un jour la vérité ? Ce n’est pas le moment de l’interroger, pensa-t-elle.
La voix grave de Razi interrompit le cours de ses pensées. « Avez-vous reconsidéré les propositions de votre héritier ? »
Le roi fit la moue, la tête appuyée dans sa main, et suivit du doigt les caractères soignés de l’écriture d’Albéron. « Je crois possible d’en accepter une partie, admit-il, au prix de quelques modifications. Ce mariage, par exemple. Une idée stupéfiante. Il a préféré ne pas m’en parler plus tôt, bien sûr. Il a dû penser que l’usurpation du pouvoir d’un roi ne me plairait guère. En quoi il avait sans doute raison… couplé avec la menace des machines de Lorcan. Si seulement il s’était confié davantage. Si seulement je l’avais écouté… » Il s’enfonça dans un silence songeur.
Nous ne savons presque rien de ce qu’il a dans la tête, pensa Wynter. À quel point son père a dû lui manquer durant toutes ces années. La seule personne à laquelle il pouvait se confier sans craindre de passer pour faible.
« Parlerez-vous à votre héritier ? demanda-t-elle doucement.
— Certainement, c’est une perspective bien meilleure que celle qui s’offrait à moi ce matin », murmura Jonathon en contemplant les documents. Son regard s’égara vers Wynter. Il l’étudia un moment, en détaillant ses cheveux, ses yeux. Puis il soupira, se frotta le visage et s’arracha enfin à sa mélancolie. Il s’éclaircit la gorge et se redressa sur sa chaise ; ils avaient de nouveau affaire au roi.
« Comment a-t-il fait pour me retrouver, finalement ? » demanda-t-il en rassemblant les documents.
Il prit leur silence pour de la réticence. « Comment a-t-il su où vous envoyer ? insista-t-il en tapotant les feuilles pour les aligner. Allons ! J’ai besoin de savoir. Qui m’a trahi ? »
Razi et Wynter échangèrent un coup d’œil confus.
« N’est-ce pas Votre Majesté qui a organisé la rencontre avec le prince ? » demanda Wynter.
La main du roi se figea sur le cordon du dossier. « Vous m’avez dit que c’est lui qui vous avait envoyés.
— Oui, reconnut Wynter, avec ces documents. Mais… Votre Majesté, n’aviez-vous pas prévu cette rencontre ?
— Vous disiez qu’il vous avait envoyés ici ! rugit le roi en bondissant sur ses pieds.
— Non, Votre Majesté ! Nous étions en chemin vers le palais, mais, sur la route, nous avons rencontré un messager qui nous a informés que vous campiez ici. Nous avons donc fait un détour afin de vous apporter les lettres de Son Altesse.
— Un messager ? Un homme d’Albéron ?
— Oui, Votre Majesté. Il était très impatient de le rejoindre. Il semblait croire que vous prépariez une embuscade. Ne craignez rien, cependant, je doute qu’il soit parvenu à dissuader Son Altesse. Le prince avait certainement levé le camp à son arrivée de toute manière. Quelles que soient les dispositions que vous avez prises, je suis sûre qu’elles demeurent parfaitement valables.
— Alors, Albéron va… ? Non ! »
Le roi repoussa la table. Wynter et Razi bondirent de leurs chaises et coururent derrière lui tandis qu’il se ruait hors de la tente.
« François ! cria-t-il. François ! » Le capitaine arriva en courant. Les soldats se mirent au garde-à-vous. « Mon cheval ! cria le roi. Vite ! Je dois tout arrêter. »
Le capitaine fit un geste à l’un de ses hommes, qui courut chercher le cheval du roi. Puis il s’approcha de Jonathon et lui demanda à voix basse : « Auriez-vous changé d’avis, Votre Majesté ? »
Le roi l’attrapa par les épaules. « Oh ! que oui, mon ami. Prions Dieu que je n’arrive pas trop tard. »
Une lueur d’espoir s’alluma dans les yeux du capitaine, et il pressa l’avant-bras de son roi. « Dieu merci ! s’écria-t-il. Je vais chercher mon cheval.
— Non. Gardez ces innocents ici. Ils ne doivent jamais voir, me comprenez-vous ? »
Le capitaine hocha la tête. « Vous avez ma parole. »
Un soldat amenait le cheval du roi à travers les rangs. Jonathon lui prit les rênes des mains et bondit en selle, en dispersant les hommes autour de lui. « Restez là ! rugit-il en voyant plusieurs soldats courir vers leurs chevaux. Je vous ordonne de rester là !
— Christopher ! cria Wynter. Aux chevaux ! Nous partons avec le roi ! »
Aussitôt, Christopher et Sól se frayèrent un chemin parmi les soldats réticents. Le roi se retourna sur sa selle et baissa les yeux sur Wynter, qui lui rendit son regard avec un air buté. Il hocha la tête.
« Laissez passer les hommes du seigneur Razi, ordonna-t-il au capitaine. Qu’on leur rende leurs armes et leurs montures. » Devant l’hésitation de son capitaine, le roi prit un visage chagrin. « Ils savent déjà tout ce qu’il y a à savoir, François. Dieu me pardonne, ils font partie de notre petit cercle empoisonné. Qu’ils récupèrent leurs armes et me rejoignent. Mais tous les autres restent ici ! » Faisant volter son cheval, le roi partit au galop dans les hautes herbes ; son dernier ordre résonna derrière lui dans un nuage de pollen et de poussière.
Wynter, Razi, Christopher et Sól s’élancèrent rapidement à sa poursuite.