À la vue des Loups-Garous, Christopher
s’arrêta de courir, les genoux fléchis, les bras écartés comme pour
attraper un ballon. Il demeura ainsi, frappé de stupeur, et Wynter
crut qu’il resterait là et se ferait piétiner par les chevaux. Elle
s’élança vers le bas de la colline, fouillant du regard l’allée
principale à la recherche de Razi.
Derrière elle, Albéron lança un ordre à l’un de
ses hommes. « Qu’on dise aux Merrons de retenir ces maudits
chiens ou je les fais abattre. »
Jouant des coudes au milieu d’un groupe de
soldats au pied de la colline, Wynter aperçut Razi. Il se tenait
bouche bée au bord de l’allée. Sólmundr lui secouait le bras et lui
parlait avec impatience comme pour essayer de capter son attention.
Wynter se retint de crier son nom et courut jusqu’à lui, en se
faufilant rapidement entre les soldats. Alors qu’elle approchait,
Razi marmonna quelque chose à l’intention de Sól. Le guerrier fit
un pas en arrière, choqué, puis pivota avec un cri, en cherchant
quelqu’un du regard. Quand il repéra Christopher, toujours figé en
plein sur le chemin des Loups, il s’élança dans sa direction.
Mais à cet instant – alors qu’il semblait
tout à fait certain que les Loups le verraient –, Christopher
parut s’animer subitement. Il s’accroupit, voulut porter la main à
son katar, prit conscience qu’il ne l’avait pas sur lui et repartit
au pas de course entre les tentes. Sólmundr, qui ne l’avait pas
encore rejoint, changea de direction pour l’intercepter.
Wynter se glissa auprès de
Razi. Au même instant, Úlfnaor les rejoignit à grands pas.
« Qui est ces hommes ? demanda-t-il, les paupières
plissées. Eux hommes du roi ? » Puis il put voir les
peaux de loups drapées sur la croupe des chevaux, et son expression
devint froide et dangereuse.
Olivier menait la colonne des Loups. Sa jument
pommelée paraissait nerveuse à côté du grand étalon noir de David
Le Garou. Alors qu’il pressait sa monture sur l’allée principale,
son regard se posa par inadvertance sur Razi. Wynter vit le
chevalier faire la grimace et détourner les yeux.
Les Loups étaient magnifiques, montés sur des
chevaux splendides, avec des habits et des armes de toute beauté.
L’attention de David Le Garou était entièrement tournée vers les
quartiers d’Albéron. Mais ses trois lieutenants – Gérard, Jean
et Pierre – alignés derrière lui surveillaient attentivement
les soldats qui les entouraient. Les deux jeunes Arabes les
suivaient de près, guidant calmement leurs petits chevaux dans le
sillage de leurs maîtres. Les grelots d’argent à leurs poignets et
à leurs bottes tintaient joyeusement et Wynter éprouva une bouffée
de rage à l’idée que les Loups les amenaient là, ouvertement, sans
chercher à dissimuler qu’il s’agissait d’esclaves. Puis elle
s’aperçut que les Loups n’avaient qu’une seule mule de bât avec
eux, et que les six cavaliers de l’ombre en habits sombres qui
composaient le reste de la meute de David Le Garou n’étaient
visibles nulle part.
« Razi, murmura-t-elle, où sont les
autres ? »
Razi l’ignora. Il fixait les tentes derrière
lesquelles Christopher avait disparu. Un bref instant, il donna
l’impression de pouvoir rester là indéfiniment. Puis Úlfnaor lui
dit quelque chose et Razi se retourna, l’empoigna par les épaules
et lui déclara d’un ton urgent :
« Il est parti chercher son épée ! Il
a l’intention de les attaquer. De se venger d’eux, enfin ! Il
faut l’en empêcher ! » Il repoussa l’Aoire et se fraya un
chemin vers les quartiers merrons. Úlfnaor, troublé, lui emboîta le
pas.
Wynter se sentit incapable de tourner le dos aux
Loups qui s’approchaient, ni de se mettre à courir. Elle se recula
lentement à l’ombre des tentes, le regard sur l’allée baignée de
soleil. Le tintement des grelots des esclaves lui parvenait
par-dessus le grondement des sabots et le cliquetis des harnais, et
elle s’accroupit légèrement quand la silhouette d’un cavalier lui
masqua la lumière. C’était Olivier, qui passa aussitôt. David Le
Garou le suivit, le regard lointain, se découpant de profil sur le
ciel bleu, puis ses seconds, l’air vigilant. Gérard était le plus
proche. Il scrutait les environs, et quand il
tourna la tête, Wynter s’arracha à sa transe et prit ses jambes à
son cou avant qu’il ne l’aperçoive.
Elle rattrapa Razi et Úlfnaor au niveau des
quartiers midlandais. Les aboiements des chiens résonnaient, et on
entendait des cris et des bruits de lutte en provenance des tentes
merronnes. Jared escortait Marie sur le côté de la tente des
provisions. Visiblement terrifiée, la dame se pendit au bras de
Razi.
« Les chiens sont devenus fous !
s’écria-t-elle. Ce sont de vrais fauves ! »
Razi agrippa Úlfnaor et le propulsa en direction
du bruit. « Ne le laissez pas repartir ! cria-t-il.
Prenez-lui ses armes et empêchez-le de quitter les
tentes ! » Le colosse secoua la tête, perplexe.
« Christopher ! précisa Razi. Ne le laissez pas prendre
ses armes ! »
Úlfnaor partit en courant et Razi se tourna vers
Marie. Il la saisit par les épaules et plongea ses yeux dans les
siens. « Allez dans votre tente ! lui cria-t-il. Et
restez-y ! » Il poussa Marie en direction de Jared.
« Veillez à ce qu’elle ne sorte pas de sa
tente ! »
Jared, outré par les manières brutales de Razi,
vint se placer entre lui et la dame que Razi secouait aussi
brutalement. Marie n’avait toujours pas lâché le bras de Razi, si
bien que le prêtre se retrouva coincé entre eux.
« Que se passe-t-il ? aboya
Jared.
— Les Loups-Garous. »
Le prêtre se figea. Marie dévisagea Razi, les
doigts crispés sur sa manche, le bras autour de Jared. « Une
attaque ? » souffla-t-elle.
Razi secoua la tête. Il se dégagea avec douceur.
« Ne quittez pas votre tente, exhorta-t-il Marie. L’abbé, je
vous la confie. »
Jared hocha gravement la tête avant d’entraîner
la dame. Elle s’éloigna en regardant par-dessus son épaule jusqu’à
ce qu’il ait disparu. Puis Razi s’élança en direction des
aboiements, et Wynter le suivit.
Un chaos assourdissant régnait dans les
quartiers merrons. Thoar et Surtr se débattaient avec les chiens
qu’ils soulevaient par le collier, tâchant de les retenir le temps
que les femmes plantent des piquets dans le sol pour raccourcir
leurs chaînes. Les chiens de guerre grondaient et aboyaient, les
babines écumantes, farouchement décidés à se jeter à la gorge des
Loups.
Le soldat qu’Albéron avait chargé de s’occuper
des chiens se trouvait plaqué contre la tente des Merrons. Úlfnaor
le repoussait à deux mains, en lui criant
quelque chose en merron et en lui faisant signe de partir. Boro
s’élança brusquement vers lui, les yeux brillants, et le soldat
n’eut pas besoin d’autre argument. Son devoir accompli, il
s’enfuit.
Christopher ressortit de la tente le katar à la
main, le visage fermé. Sólmundr était sur ses talons, l’épée à la
main lui aussi. En émergeant de la tente, Sól cria le nom d’Hallvor
et lui lança une épée. L’arme vola dans les airs en scintillant au
soleil ; Hallvor se leva en souplesse et la saisit par la
poignée.
Sólmundr lui fit signe de le suivre.
Úlfnaor cria quelque chose et Sól s’immobilisa,
choqué. « Cad é ? »
demanda-t-il.
Christopher partit d’un pas résolu vers l’allée
principale.
« Arrêtez-le ! » s’écria Razi, et
Thoar et Surtr lui barrèrent la route. Christopher obliqua pour les
contourner en souplesse. Les guerriers jetèrent un regard hésitant
à Úlfnaor. « Arrêtez-le ! » répéta Razi, et Úlfnaor
confirma d’un hochement de tête.
Surtr fit un pas de côté et posa la main sur le
torse de Christopher. « Cosc ort nóiméad,
a luch », dit-il.
Christopher s’arrêta, surpris. Il cligna des
yeux devant le guerrier roux. Puis il se retourna vers ses
compagnons perplexes.
« Allons, venez », dit-il, comme s’ils
avaient oublié ce qu’ils devaient faire.
Personne ne fit un geste. Les regards passaient
de Christopher à Razi.
« Venez ! » s’impatienta
Christopher, en leur faisant signe de le suivre. Puis il aperçut le
visage sévère de Razi, et Wynter vit sa résolution céder la place à
la consternation. « Oh ! non, Razi »,
souffla-t-il.
Razi évita son regard. « Je regrette,
dit-il. J’ai besoin de savoir pourquoi ils sont là.
— Non ! » Christopher bondit en avant,
et les deux frères roux eurent d’abord un mouvement de recul avant
de l’empoigner par les bras pour le retenir de force. « Non,
Razi ! s’écria-t-il. Pas encore ! Pas cette
fois ! »
Razi, la tête basse, indiqua la tente des
Merrons. Les deux solides gaillards entraînèrent Christopher dans
cette direction. Christopher poussa un hurlement de désespoir et
d’incrédulité. « Non ! protesta-t-il de nouveau.
Noooooon ! »
Le fait que Razi n’ose pas le regarder en face
parut décupler la colère de Christopher, comme si c’était cela,
surtout, qui le mettait en rage. Il devint fou furieux. Grognant
comme une bête, la bave aux lèvres, il se débattit avec une telle
violence que les deux frères faillirent en
perdre l’équilibre. Il leva son katar dans l’intention de le
fracasser sur le crâne de Surtr. Hallvor bondit, lui empoigna le
bras et le tordit de manière à lui faire lâcher son arme. Il hurla
de plus belle et lui allongea un coup de pied, le visage déformé
par la rage.
Wynter voulut courir à son secours mais Razi la
tira brutalement en arrière.
« Lâchez-le ! »
cria-t-elle.
Christopher feula dans sa direction,
méconnaissable. Les deux frères l’entraînèrent sous la tente et
tandis qu’il disparaissait dans la pénombre il poussa un hurlement
de fauve. Le rabat de la tente retomba. Désormais hors de vue,
Christopher put donner libre cours à sa fureur. Surtr et Thoar lui
hurlèrent de se calmer.
Furieuse, Wynter s’arracha à Razi et le
repoussa. Elle courut jusqu’à la tente, bien décidée à délivrer
Christopher.
« Non, Wyn ! lui cria Razi. Ne t’en
mêle pas ! Attends ! »
Tout à coup, les chiens cessèrent d’aboyer, et
leur silence soudain figea les humains.
On n’entendait plus le moindre bruit de lutte à
l’intérieur de la tente.
Wynter entendit clairement Thoar demander :
« Coinín ? »
Les chiens reculèrent jusqu’à la limite de leurs
chaînes en geignant, la queue entre les jambes. Boro gémit de
terreur, les oreilles frémissantes.
Sól fit un pas hésitant vers la tente, puis Razi
et lui s’élancèrent en même temps vers l’entrée. Wynter fit mine de
les imiter mais Razi l’écarta sans ménagement et s’engouffra à
l’intérieur en premier. Sous la tente, Surtr hurla. On entendit
quelque chose craquer. À l’instant où Wynter allait se glisser
sous la tente, le guerrier roux vola en arrière devant elle,
propulsé au-dehors comme par une catapulte.
Il atterrit lourdement dans la poussière à une
dizaine de pas. Sa tunique était déchirée et des griffures
écarlates lui zébraient le ventre. Il s’efforça de se relever,
malade d’inquiétude pour son frère.
« Thoar !
s’écria-t-il avant de retomber sur le dos en grimaçant.
Thoar ! »
Wynter plongea sous la tente et se retrouva
confrontée à un déchaînement de bruits et de mouvements. Sólmundr
et Thoar s’étaient jetés sur Christopher pour le clouer au sol.
Razi, à son tour, s’était jeté sur eux pour leur faire lâcher
prise.
Razi allongea un coup de pied à Thoar tout en
pesant sur Sól de tout son poids. Les trois hommes roulèrent en
arrière, repoussés par une violente ruade de Christopher.
« Laissez-lui un peu de temps ! hurla
Razi en voyant Thoar tirer son épée. Il ne sait plus ce qu’il
fait ! »
Wynter voulut se porter au secours de
Christopher mais s’arrêta devant son visage hideusement transformé.
Ses yeux brillaient d’un éclat jaune dans la pénombre, et il
grondait et grognait comme un chien enragé. Il se tordait au fond
de la tente, en lutte contre un démon invisible, et ses doigts
mutilés creusaient des sillons dans le sol.
« Christopher », murmura-t-elle.
Il n’essaya pas de l’attaquer mais demeura où il
était, à se débattre dans la poussière, se tortillant furieusement
pour tenter de se maîtriser. Les sons qui s’échappaient de sa gorge
n’avaient plus rien d’humain, mais Wynter savait reconnaître la
peur quand elle l’entendait. Elle savait également reconnaître la
souffrance.
« Oh ! Christopher »,
répéta-t-elle en s’agenouillant par terre juste hors de sa portée,
la main tendue pour le réconforter. Il continua à ruer en tous
sens, sans paraître s’apercevoir de sa présence. Razi se traîna
auprès de Wynter en grimaçant, mais lui aussi s’arrêta hors de
portée de son ami et resta agenouillé là, sans pouvoir rien
faire.
En fin de compte, ce fut Sól qui débloqua la
situation. Il passa entre Razi et Wynter et, sans hésitation, fit
rouler Christopher sur le dos.
Ce dernier ouvrit de grands yeux jaunes à son
contact. Les babines retroussées, il referma ses mains mutilées sur
les épaules de Sólmundr. Ses doigts trop longs s’enfoncèrent dans
sa chair, et le guerrier poussa un cri de douleur ; mais il
serra les dents, prit à deux mains le visage du jeune homme et
plongea son regard dans ses yeux inhumains.
« Coinín ! lui cria-t-il. Is mé atá ann ! C’est moi, c’est
Sól ! »
Christopher ouvrit la bouche. Ses longs crocs
effilés étaient tout près de la gorge de Sólmundr. Ses mains se
crispèrent sur ses épaules, et, sous le regard horrifié de Wynter,
le sang se mit à couler sous ses doigts.
Le visage de Sólmundr se plissa de douleur, mais
il ne chercha pas à se dégager. Il continua plutôt à secouer la
tête de Christopher en lui criant :
« Tu homme libre, Coinín ! Tu me pas fait mal ! Tu
sais qui tu es ! »
Les yeux jaunes de Christopher s’arrêtèrent sur
Sólmundr. Il le lâcha brusquement ; son expression se
radoucit, et tout à coup ce fut de nouveau Christopher, et rien que
Christopher, dont les mains tordues serraient la tunique de son ami
et dont le beau visage trahissait la consternation et le
désespoir.
« Oh non, murmura-t-il. Oh
non ! » Il leva la main de l’épaule de Sól et contempla
le sang qui lui rougissait les doigts. « Oh non !
s’écria-t-il. Iseult ! Iseult ! »
Wynter secoua la tête, les deux mains plaquées
sur la bouche. Elle était incapable de parler. Christopher
s’efforça de s’asseoir, l’appelant à grands cris tout en tâtonnant
autour de lui comme s’il n’y voyait plus ou ne parvenait plus à
contrôler ses gestes. Sólmundr l’attira vers lui, l’obligea à se
calmer et le serra fort contre lui.
« Iseult ! gémit Christopher.
— Iseult a rien, murmura Sól d’une voix
tremblante, en lui tapotant le dos. Tu lui pas fait mal. » Il
regarda hors de la tente Thoar qui aidait son frère à se relever.
Hallvor les avait rejoints. Surtr palpait délicatement les longues
entailles qui lui balafraient le ventre. « Tu lui pas fait
mal », répéta Sólmundr.
À côté de Wynter, Razi se releva lentement.
Sól se tourna vers lui. L’expression de confusion du guerrier céda
la place à une désapprobation glaciale. Wynter ne voulut pas
regarder Razi. Elle ne parvenait pas à détacher les yeux de
Christopher.
À bout de souffle, tremblant, visiblement
souffrant, il replia les bras et les jambes et se pelotonna contre
Sólmundr. À travers ses mèches en bataille, son visage
s’emplit d’amertume et de désespoir.
« Tu vas rester ici, annonça froidement
Razi.
— Tu m’avais promis, protesta Christopher, tu
m’avais promis…
— Ne bouge pas d’ici ! » ordonna Razi.
La silhouette d’Úlfnaor se découpa sur le seuil, et Razi se tourna
vers lui. « Empêchez-le de sortir, lui dit-il. Je vous le
demande. Et en tant que Caora, je vous en donne
l’ordre. »
Úlfnaor, le visage dans l’ombre, inclina la tête
en signe d’obéissance. Christopher gémit.
« Reste là toi aussi, Wyn, ajouta Razi. Je
ne plaisante pas. »
Elle se détourna, en l’observant du coin de
l’œil d’un air furibond. Il se découpait en ombre noire sur le
seuil. Elle le vit brièvement s’éloigner à grands pas entre les
tentes. Puis il disparut.
— Pourquoi les Loups ici, a
luch ? demanda Sól en scrutant le visage de Wynter. Que
peuvent-ils offrir pour le prince ? »
Elle secoua la tête. Christopher se
décomposa.
« Oh non, ma jolie, murmura-t-il. Pas
toi !
— Il y a certainement une raison,
dit-elle.
— J’en ai assez de toutes ses raisons !
hurla soudain Christopher, faisant sursauter Wynter. J’en suis
malade ! » Il se débattit dans les bras de Sól au point
que le guerrier faillit le lâcher. « Je veux qu’ils
meurent ! rugit Christopher. Qu’ils meurent tous ! Comme
il me l’avait dit. Comme il me l’avait promis. Je ne le supporte
plus. Je veux qu’ils meuuuuurent ! »
Son hurlement devenait de moins en moins humain.
Sól le retenait plus qu’il ne le berçait. Le guerrier regarda
tristement Úlfnaor et l’Aoire s’avança pour aider à maintenir le
jeune homme aux prises avec la haine qui lui rongeait le
cœur.
Wynter battit en retraite vers l’entrée.
Sólmundr dit quelque chose à Úlfnaor et le colosse posa les mains
sur les épaules de Christopher en murmurant. Peut-être
priait-il.
Wynter savait que Christopher ne représentait
plus un danger pour ces hommes. « Il n’y
a pas de douleur, avait-il raconté à Razi. Pas quand on le fait volontairement. C’est
agréable. » Or Wynter voyait bien qu’il souffrait. Elle
voyait bien qu’il luttait pour refréner ce qu’il appelait son
pouvoir maléfique. Elle était convaincue qu’il y
parviendrait.
Elle savait qu’elle aurait dû rester auprès de
lui. Pour qu’il la trouve à son chevet quand il émergerait de cette
bataille, las et endolori, et qu’il aurait besoin de réconfort.
Pourtant, elle recula.
Sólmundr la vit se lever, et ouvrit de grands
yeux quand il comprit qu’elle partait.
« Il faut que je sache »,
s’excusa-t-elle.
La condamnation s’affichait clairement sur le
visage du guerrier, mais Wynter soutint son regard. Au bout d’un
moment, Sól capitula et détourna les yeux. Ayant passé sa vie à
protéger l’homme qu’il aimait, pour ensuite laisser son peuple le
sacrifier à son dieu, il n’était pas en position de pointer du
doigt quiconque faisait passer le devoir avant l’amour.
« Je lui rapporterai ses réponses,
Sól », promit-elle.
Sólmundr secoua la tête et reporta son attention
sur Christopher, qui continuait à ruer et à se débattre entre ses
bras. Les chiens avaient repris leurs aboiements. Wynter sortit de
la tente, poussa Hallvor hors de son chemin et
marcha jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus distinguer les hurlements
des animaux de ceux de l’homme qu’elle aimait.
Une fois loin du regard accusateur du Merron,
Wynter s’arrêta. Debout dans le soleil et la poussière, elle
respira profondément et serra les dents et les poings pour tenter
de recouvrer son sang-froid.
Razi marchait résolument vers la colline, l’œil
rivé sur la tente d’Albéron. Il dépassa le groupe de Haunards qui
regardaient dans la même direction en échangeant des murmures
inquiets. Il dépassa les magnifiques chevaux des Loups ainsi que
les esclaves qui s’en occupaient. Il ne ralentit même pas au pied
du sentier, il attaqua la montée comme s’il attendait cette
entrevue depuis toujours, comme s’il s’y était préparé toute sa
vie.
Wynter baissa le menton et courut le rattraper
en se faufilant entre les Haunards, les chevaux et les esclaves.
Parvenue à sa hauteur, elle ralentit le pas et cala son pas sur le
sien, la main sur son épée. Quand il s’arrêta, elle continua sans
se retourner.
« Wyn, lui dit-il sèchement, retourne
auprès de lui. Je ne veux pas de toi ici.
— Épargne ta salive, Razi, rétorqua-t-elle. Je
ne vais pas perdre mon temps à discuter avec toi. » Elle
grimpait toujours, mais comme Razi ne la suivait pas, elle fut
contrainte de s’arrêter à son tour.
Son visage était d’une dureté absolue. « Il
n’est pas question que tu rencontres ces hommes.
— Oh ! Que si ! J’ai la ferme
intention de les rencontrer. Je tiens beaucoup à faire la
connaissance des hommes qui lui ont volé ses mains et ont réduit
les siens en esclavage. Je tiens à contempler le visage de ceux qui
s’en sont pris à ces pauvres filles à l’auberge. Je veux savoir
pourquoi ils sont libres de déambuler tranquillement à Alger sans
que tu ne fasses rien, Razi. Je veux savoir pourquoi notre frère
les reçoit à sa table. Je ne resterai pas assise sur mon cul comme
une gentille fille sans me mêler de rien. Si Christopher doit être
privé de sa vengeance une fois de plus, je tiens à savoir
pourquoi.
— L’heure n’est pas aux démonstrations de
méfiance puériles ! s’écria-t-il. Je sens le poids de ces
créatures sur mes épaules depuis mes quatorze ans, Wynter. Ils ont
ruiné la vie de Christopher. Ne prétends pas te mettre à notre
place et comprendre ce qu’on peut ressentir. »
Wynter ne se donna pas la
peine de répondre. Elle resta campée là, la main sur son épée,
attendant que Razi se décide à la rejoindre. Ce dernier grogna et
détourna la tête. Son regard tomba sur les tentes derrière
lesquelles les chiens continuaient à hurler leur frustration et
leur colère.
« Ne t’attends pas à me voir débarquer dans
cette réunion l’épée au poing, la prévint-il. Je doute que les
plans d’Albéron me permettent ce luxe. Le monde n’est pas simple,
Wynter. On n’obtient pas toujours le sang qu’on
voudrait. »
Les chiens hurlèrent de plus belle. La colère de
Razi retomba quelque peu. Il secoua la tête et baissa les
paupières.
« Oh ! Sois tranquille, mon frère,
cracha Wynter. Ce ne sont que les chiens. Christopher est un homme
brave, et fort. Je suis certaine qu’il a déjà retrouvé son
sang-froid. Je parie qu’il est devenu imbattable pour réprimer ses
sentiments. Il nous fréquente depuis assez longtemps, après
tout. »
Razi lui jeta un regard furibond, que Wynter lui
retourna sans faiblir.
« Très bien, déclara-t-il enfin. Très
bien ! Puisque tu tiens à venir, allons-y. » Et il
repartit vers le sommet, Wynter à ses côtés.