Le Garou
Les gardes postés devant la tente d’Albéron regardèrent approcher Razi et Wynter avec méfiance. Olivier, qui se tenait sous l’auvent, s’empressa de descendre à leur rencontre avant qu’ils ne se heurtent aux soldats.
Wynter s’attendait à ce que Razi force le passage, mais il préféra s’arrêter et toiser le chevalier d’un air sévère.
« Ne faites pas ça, mon seigneur, l’avertit Olivier à voix basse. Je vous en prie. »
Razi lui répondit sur le même ton, d’une voix presque inaudible pour les gardes : « Soit vous me laissez passer, soit vous me tuez, Olivier. Que choisissez-vous ? »
Olivier l’examina attentivement, et Razi soutint son regard. « J’ai l’intention d’entrer dans cette tente ou de mourir en essayant, chevalier. Je vous repose la question, que choisissez-vous ? »
Olivier se tourna vers Wynter.
« J’accompagne le seigneur Razi. »
Olivier ferma brièvement les yeux, puis fit signe aux soldats de s’écarter. Wynter et Razi s’avancèrent sous l’auvent et franchirent le seuil. Olivier s’attarda un moment au soleil, comme s’il était trop las pour continuer, puis les suivit à l’intérieur.
On avait rentré la table des cartes et ses quatre chaises. Albéron était assis à une extrémité, David Le Garou à une autre. Les seconds de David s’alignaient derrière lui, souples et aux aguets, couvrant les arrières de leur chef. À l’entrée de Razi ils se raidirent comme un seul homme, une lueur d’amusement dans leurs yeux en amande.
David Le Garou se leva courtoisement en souriant de toutes ses dents. Son regard se posa d’abord sur Wynter, puis sur Razi. « Al-Sayyid, murmura-t-il. Quelle agréable surprise. On m’avait dit que tu étais mort.
— Que viens-tu faire ici ? » demanda Razi.
David haussa les sourcils et se tourna vers Albéron avec une expression faussement outrée, comme s’il espérait le voir réprimander son frère pour sa grossièreté. Il y eut un silence pesant. Albéron tambourina sur la table avec ses doigts. Une seule fois. Un geste de colère contenue.
« Je vois que vous vous connaissez déjà », observa-t-il sèchement.
Le Garou haussa les épaules en écartant les mains. « Nous avons eu l’occasion de nous croiser, voilà tout. Plusieurs fois.
— Tu as fait tout ton possible ces cinq dernières années pour saper mon influence au sein de la cour marocaine, rétorqua Razi. Tu as tenté de te servir de moi comme d’un écran entre mon père et le sultan. Je te le demande encore une fois, que fais-tu ici ?
— Ces manigances à la cour n’étaient pas mon idée, se défendit David. Cela venait de mon père, le grand André Le Garou. C’est lui qui cherche à écarter le sultan de ses anciens alliés. Personnellement, je me moque bien de savoir qui règne sur le Maroc. Mais nous devons tous apporter notre soutien à nos pères, n’est-ce pas ? En paroles et en actes. Chacun de nous doit se plier à la volonté de son père… Pourtant, reprit le Loup avec un sourire matois, si mon père a pu t’offenser en quoi que ce soit ce ne devait pas être bien grave, al-Sayyid. Car tu n’en as jamais rien laissé paraître.
— Ton père pensait sans doute que je crierais au meurtre, n’est-ce pas ? rétorqua Razi. Que ma fierté me pousserait à oublier toute prudence. Il espérait me voir déclencher une vendetta sanglante qui compromettrait ma position de diplomate. Sans doute pensait-il qu’un jeune prince de sang-mêlé comme moi n’aurait jamais assez de sang-froid pour laisser un tel acte impuni. »
Le Garou haussa les épaules. « Si c’est le cas, tu lui as donné tort. Quelle fierté tu dois en retirer ! »
Albéron regarda tour à tour le Garou et Razi d’un air soupçonneux.
« De quoi diable parlez-vous ? » demanda-t-il au Loup.
Le Garou sourit de nouveau. « Oh, d’un acte de vandalisme sans importance. Al-Sayyid nous reproche d’avoir abîmé un objet qui lui appartenait. Cela n’a rien d’inhabituel, hélas. Nous autres Loups-Garous sommes souvent la cible de ce genre d’accusations. Ainsi va le monde. »
Wynter comprit avec horreur qu’il faisait référence à Christopher et à ce qu’il avait subi. Tout à coup, il lui apparut clairement que l’épouvantable mutilation de Christopher, la destruction de tout ce qu’il était avait pour seule motivation d’atteindre Razi. Ce n’était rien d’autre qu’une provocation à l’encontre d’al-Sayyid. On avait capturé et brisé Christopher comme un vulgaire jouet dans le seul but d’amener Razi à se venger et à ruiner sa réputation à la cour du sultan.
Devant le sourire affable de David Le Garou, Wynter comprit enfin toute la retenue de Razi et la patience de Christopher. Pendant près de quatre ans, ses amis avaient refoulé leur fureur et leur chagrin dans l’intérêt supérieur du royaume. Elle se demanda combien de fois au cours de ces années Razi avait promis à Christopher « bientôt, bientôt », et combien de fois il avait dû revenir sur sa parole.
Les chiens de guerre se remirent à hurler au-dehors, et Wynter s’efforça de dompter la haine qu’elle sentait bouillonner en elle et la rage qui menaçait de troubler sa vision.
« Doux Jésu, Razi ! fit Albéron avec un soupir. Quoi que ces hommes aient pu te faire, je suis certain qu’ils t’offriront réparation, mais l’heure n’est pas au règlement des vieilles querelles. Les vols de chevaux et autres babioles cassées vont devoir attendre. Nous avons des problèmes plus sérieux sur les bras.
— Mais oui, al-Sayyid, renchérit le Garou avec un sourire railleur. Sois tranquille ! Bien que les Loups n’en soient aucunement responsables, je ne doute pas de pouvoir remplacer aisément ta marchandise endommagée. Après tout, même si ces choses sont plutôt rares par ici, on en trouve treize à la douzaine là d’où nous venons. Je crois même pouvoir en dénicher une ou deux rien qu’en fouillant dans mes bagages. »
Le dénommé Jean ricana. Albéron et Olivier lui jetèrent un regard noir. Wynter vit une résolution glaciale durcir le visage du prince et cela l’aida à dominer la rage qui l’étouffait. Albéron ne pouvait pas connaître le contexte de cette ignoble provocation des Loups, mais il ne les laisserait pas s’amuser aux dépens de son frère. Quoi qu’il ait pu penser au départ de l’opportunité d’inclure Razi dans ces négociations, Wynter était certaine que les Loups venaient de gagner à leur rival une place à la table du prince.
Sans surprise, Albéron tapota la chaise sur sa gauche. « Mon frère, dit-il, viens donc t’asseoir à côté de moi. J’aimerais te voir prendre part à cette discussion. Tes conseils sont toujours si précieux. »
Le Garou perdit son sourire. Razi fit le tour de la table pour prendre place à la gauche du prince. Il se déplaçait avec une colère contenue, en souplesse et sans hâte. Une fois assis, il croisa les mains sur la table et contempla froidement le Garou comme s’il attendait qu’il lui lise un menu ou lui serve du thé. Son sang-froid stupéfia Wynter ; cela lui rappelait de quoi Razi était capable.
Olivier vint se placer derrière Albéron, les deux mains sur le pommeau de son épée, en une volontaire imitation de l’attitude des seconds du Loup.
« Dame Protectrice, demanda Albéron, voulez-vous assister à cette entrevue ? »
Wynter acquiesça avec raideur, heureuse qu’il ait choisi de l’intégrer au lieu de l’ignorer, comme il en aurait eu le droit, et de l’humilier en la laissant repartir d’elle-même. Elle n’eut pas la présomption impardonnable de s’asseoir à la table des négociations, pas plus qu’elle ne se prétendit l’égale d’Olivier en tant que garde du prince ; elle alla plutôt s’asseoir dans l’ombre sur le lit d’Albéron.
Les seconds la suivirent du regard avec perplexité. Avant même de traverser la tente elle avait réussi à ravaler sa fureur. Le temps de s’asseoir, elle n’éprouvait presque plus rien – tant elle avait enfoui profondément ses sentiments. Le visage froid, la main ferme, elle s’installa sur le lit puis fixa les trois Loups ricanants jusqu’à ce qu’ils détournent les yeux. À leur expression, on devinait aisément qu’ils la prenaient pour la femme de Razi, idée qui paraissait les amuser infiniment.
« Jolie, murmura Gérard.
— Mais petite, ajouta Pierre, à peine de quoi en faire une bouchée. »
Wynter jeta un coup d’œil à Razi et à Albéron, s’attendant à les voir écumer de rage, mais aucun d’eux n’avait entendu, à moins qu’ils ne refusent de céder à la provocation. Pierre eut un petit sourire satisfait et se passa la langue sur les lèvres.
Étais-tu à la taverne ? songea soudain Wynter. Était-ce toi ? Elle savait que non. Ces Loups de haut rang n’avaient rien à voir avec les événements terribles à la taverne Wherry. Néanmoins, Wynter ne put s’empêcher de se rappeler la sensation des crocs et de la fourrure contre sa joue, des bras de fer autour de son corps, du souffle d’un petit rire à son oreille. Christopher s’était sacrifié pour la sauver de ses agresseurs mais les filles du propriétaire n’avaient pas eu autant de chance. Elle se rappelait clairement le visage de l’aînée, tuméfié et livide le jour suivant devant le corps brisé de sa petite sœur sur la table de la cuisine. Wynter referma la main sur la poignée de son épée. Elle n’en montra rien mais une brûlure acide lui tenailla l’estomac, et elle se demanda si ce n’était pas toute cette colère et toute cette peur enfouies en elle qui explosaient au creux de son ventre.
Elle perçut un mouvement léger sur sa gauche et glissa un regard dans cette direction. Coriolanus tremblait dans son nid douillet. Ses beaux yeux étaient immenses. Wynter n’avait jamais vu un chat aussi près de pleurer. S’obligeant à lâcher son arme, Wynter tendit la main pour le caresser discrètement. Cela parut le réconforter un peu ; cela permit aussi à la jeune femme de reprendre ses esprits et de réfléchir.
David Le Garou repoussa les pans brodés de son manteau vert et se rassit. « Votre Altesse…, commença-t-il.
— Tu as amené des esclaves dans ce camp, l’interrompit Razi.
— Oh, allons-nous parler d’esclaves ? demanda le Garou, haussant les sourcils avec fascination tout en croisant ses mains gantées sur la table.
— Ils sont interdits ici. »
Le Garou soupira patiemment. « Uniquement pour ceux qui résident dans le royaume de ton père, al-Sayyid. Les voyageurs ont le droit d’en posséder.
— À condition d’emprunter la Route du port, et uniquement après le paiement des taxes correspondantes. Nous sommes loin de la Route du port, David, et à ma connaissance aucun Loup n’a payé la moindre taxe.
— Je bénéficie d’une dispense, prétendit le Garou avec un regard appuyé à Albéron.
— Je n’ai jamais cautionné la possession d’esclaves », corrigea ce dernier.
Le Garou s’enfonça dans sa chaise, les mains écartées en signe de capitulation. « Dans ce cas je les libérerai, dit-il. Peut-être auront-ils la bonne fortune de trouver à s’employer quelque part – à moins qu’ils ne s’en remettent tout bonnement à ta charité, al-Sayyid ? Tu es si généreux. »
Razi baissa la tête et ouvrit la bouche pour répliquer, mais Albéron les fit taire tous les deux en levant la main.
« Assez ! aboya-t-il. Nous avons des affaires à régler, et je refuse de me laisser distraire ! Monsieur le Garou, tant que vous serez des nôtres, vous ne pourrez pas conserver d’esclaves. Ceux que vos hommes et vous ne pourrez pas rémunérer seront libérés avec un pécule suffisant pour se trouver un emploi. C’est compris ? »
Le Garou haussa les épaules. Wynter et Razi regardèrent Albéron avec ébahissement. Tant que vous serez des nôtres… Était-il sérieux ?
Albéron se tourna vers son frère. « Seigneur Razi, déclara-t-il d’un ton ferme, j’aimerais m’en tenir au sujet qui nous réunit, le Garou et moi, autour de cette table. Vos préoccupations personnelles devront attendre. »
Albéron en revint au Garou, mais à l’instant où il s’apprêtait à parler, son lieutenant se présenta à l’entrée de la tente et le prince secoua la tête d’un air exaspéré alors qu’Olivier allait prendre le message.
Pendant qu’ils attendaient, David Le Garou sourit à Razi, lequel continuait à fixer Albéron d’un air incrédule. « Ces chiens m’ont l’air particulièrement féroces, mon seigneur, dit le Loup en prêtant l’oreille aux aboiements des chiens merrons. J’espère qu’ils sont bien attachés. »
Razi pivota vers lui comme sur des gonds rouillés, et Albéron jeta un regard noir au Garou, manifestement agacé de le voir reprendre les hostilités verbales.
Le Garou souriait toujours. « Il n’y a rien de plus dangereux qu’un cabot enragé, murmura-t-il. Espérons que leurs propriétaires auront assez de bon sens pour les tenir à l’œil. »
Ses seconds gloussèrent derrière lui. Razi leur lança un regard de haine.
Olivier revint glisser quelques mots à l’oreille d’Albéron. Un sourire malicieux éclaira le visage du jeune prince. « Oh, j’en suis convaincu », affirma-t-il. Il regarda le Garou comme s’ils partageaient une bonne plaisanterie. « Les Haunards demandent audience. »
David Le Garou ricana. « Ça ne me surprend pas.
— Dites-leur que c’est non, déclara Albéron à Olivier, qui hocha la tête et alla transmettre cette réponse au lieutenant.
— Mon arrivée les a pris au dépourvu, s’amusa le Garou. Les pauvres. Ils comptent tellement sur mon père pour renverser le sultan. Ils doivent s’inquiéter de me voir ici en votre compagnie. » Il soupira et écarta ses mains gantées sur la table, les yeux plongés dans ceux d’Albéron. « À présent dites-moi quelle sera ma récompense.
— Le seigneur Gascon de Bourg, répondit Albéron. Vous en souvenez-vous, seigneur Razi ? Un homme particulièrement stupide. Au point de se ranger du côté des ennemis de mon père durant l’insurrection.
— Je suppose que cela s’est révélé préjudiciable à sa santé ? demanda le Loup.
— Au plus haut point.
— Et ses héritiers ? La stupidité de leur père les a-t-elle affectés également ?
— Elle leur a été fatale.
— Comme de juste. Aucune famille ne devrait prendre impunément les armes contre son roi. Mais, Votre Altesse, ce traître… aurait-il laissé un domaine derrière lui ?
— Des terres en abondance, riches et bien entretenues. Avec des vignobles, un lac et des pâturages. Des troupeaux magnifiques et de nombreuses fermes. Le roi envisageait de les distribuer à quatre de ses partisans, qui auraient pu en vivre à l’aise… Au lieu de quoi je veillerai à ce qu’elles vous soient cédées, monsieur le Garou, dans leur totalité. Vos hommes et vous ne manquerez plus jamais de rien. »
Le Garou soupira de nouveau, en fermant les yeux. Il fit rouler sa tête comme si des mains invisibles lui massaient les épaules. « Un domaine, souffla-t-il. Enfin ! »
Wynter secoua la tête. Elle étudia attentivement Albéron. Il devait s’agir d’une ruse, d’un moyen de duper les Loups. Elle ne voyait pas d’autre explication.
Le regard d’Albéron se durcit. « À présent, monsieur, demanda-t-il sèchement, à vous de me dire ce que vous m’offrez. »
Une satisfaction amère assombrit les traits du Garou. « Mon père m’a refusé mon dû trop longtemps, murmura-t-il. Oh, il peut sourire et m’appeler son fils préféré, mais il me garde à sa botte comme un chien docile pendant que mes frères reçoivent des titres et des terres. Je suis las de sa suspicion. Son manque de foi a fait de moi ce que je redoutais depuis toujours. » Il inclina la tête, en souriant froidement. « Je me charge de semer la discorde au sein de la meute, prince. J’attirerai à moi les alliés de mon père en leur offrant de me rejoindre dans ma nouvelle vie. Ceux qui resteront auprès de lui sentiront sa faiblesse et le mettront en pièces pour prendre sa place. » Il eut un coup de menton en direction du camp. « Ces Haunards, là-bas, attendent confirmation que mon père et ses alliés corsaires sont prêts à forger une alliance afin d’abattre le sultan. Ils seront cruellement déçus quand je leur apprendrai le revirement de mon père.
— Revirement qui n’existe que dans votre imagination », murmura Albéron.
Le Garou eut un sourire carnassier, et Wynter découvrit clairement le Loup derrière l’homme. « Je suis la voix et les griffes de mon père, prince. Pourquoi mettraient-ils ma parole en doute ? Les Haunards sont faibles, trop éloignés les uns des autres. Leurs chefs ne se relèveront pas d’un coup pareil. Quand ils comprendront qu’ils ne peuvent plus compter sur les Loups, ils renonceront à leurs plans d’invasion de l’Ouest. Les récriminations et les conflits internes les conduiront à s’entre-déchirer. Les Haunards occidentaux ne représenteront plus un danger. »
Razi fit la moue. « Depuis quand les Haunards ont-ils besoin des Loups et des corsaires ? murmura-t-il. Pourquoi iraient-ils solliciter l’appui d’une bande de pirates dépenaillés ou d’une racaille ingouvernable comme vous ? »
Le Garou lui jeta un regard si venimeux que Wynter s’attendait presque à voir Razi rouler dans la poussière et se tordre dans les affres de l’agonie.
« Les Haunards auraient tout à gagner à ce que les corsaires et les Loups jettent le sultan à bas de son trône, riposta le Garou. Car alors ce royaume n’aurait plus aucun soutien à la cour marocaine, et ils pourraient l’envahir sans craindre de représailles. Ils en seraient très reconnaissants à mon père, al-Sayyid. Infiniment reconnaissants. Ils ont déjà proposé le reste de ce royaume à ceux qui les aideraient à s’en emparer. Et mon père et ses alliés se feraient un plaisir de le partager entre eux. Les corsaires recevraient les ports du Sudland et le contrôle de ces maudites routes maritimes établies par votre père. Les Loups-Garous obtiendraient la Route du port. Quant aux Haunards… » Le Loup sourit, d’un sourire trop large, qui dévoilait trop de dents, et ses yeux s’assombrirent jusqu’à ce qu’on n’y distingue plus aucune couleur. « Ils fondront sur l’Europe comme des rapaces pour voir ce qu’ils peuvent en tirer. »
La main de Wynter se crispa sur l’échine de Coriolanus, et le chat poussa un miaulement craintif.
« Je peux empêcher tout cela, promit le Garou. Je n’ai qu’un mot à dire et tout s’écroule : le trône marocain ne risquera plus rien et le Sudland non plus. Tout ce que je demande en contrepartie, c’est un domaine qui m’appartienne en propre.
— Mensonges », souffla Razi.
Le Garou le foudroya du regard tandis qu’Albéron se tournait vers son frère avec curiosité.
« Les corsaires ont perdu tous leurs appuis, expliqua Razi. Grâce aux réformes du sultan, même leurs anciens alliés slawis se sont retournés contre eux. Ils sont condamnés à errer en mer, sans port d’attache et sans amis. Et les Loups ? Vous êtes ce que vous avez toujours été : une vague alliance de meutes disparates, certaines fortes et d’autres moins, trop turbulentes pour rester unies bien longtemps. »
Albéron fronça les sourcils et Wynter vit bien que les paroles de son frère avaient fait mouche. Elle sentit une bouffée d’espoir en voyant le prince considérer le Garou d’un œil neuf.
Razi poursuivit calmement : « Les ennemis du sultan sont impuissants, David, et tu le sais. Ton père et ses alliés ne sont que des bandits, des gredins bruyants et querelleurs. Ils n’ont pas le moindre espoir de rassembler une armée suffisante pour menacer le trône du Maroc. Tu es venu ici avec des paroles creuses, sur lesquelles tu voudrais bâtir un empire. Tu n’y parviendras pas.
— Crois-tu vraiment que le prince va t’écouter ? gronda le Garou. Toi qui es resté assis le cul dans le velours pendant cinq ans alors que ton petit frère taillait en pièces les ennemis de votre père ?
— Assez, prévint Albéron en pointant du doigt le Loup. Ça suffit.
Toi ? continua le Garou malgré la désapprobation manifeste d’Albéron. Tu oses m’accuser de paroles creuses, alors que les mots sont ton seul bien ? Misérable veau châtré ! s’écria-t-il en frappant la table du plat de la main. Femmelette sans couilles ! Ne m’oblige pas à te mettre à l’épreuve, al-Sayyid. Je pourrais t’arracher la gorge d’un seul regard. »
Albéron bondit sur ses pieds, et David se renfonça dans sa chaise, soudain conscient d’avoir passé les bornes. Wynter sut alors que Razi avait remporté la partie. À voir la fureur d’Albéron, cela ne faisait aucun doute. Mais Razi commit une terrible erreur, et, en deux phrases, attira sur lui le courroux de son frère.
« Tu ne te serviras pas de la bêtise de mon frère pour parvenir à tes fins, dit-il au Loup. Je t’en empêcherai. »
À peine eut-il lâché ces mots qu’il les regretta. Il ouvrit de grands yeux et faillit plaquer sa main sur sa bouche. Mais le mal était fait. La fureur d’Albéron se changea en rage froide. L’appréhension du Garou céda la place à un sourire, et la bataille fut perdue.