Le défi
« Tu très silencieux », observa Sólmundr en étudiant Christopher par-dessus l’encolure de son cheval.
Christopher haussa les épaules, acheva de resserrer les sangles de sa selle et régla la longueur de ses étriers.
« Tu sens pas bien ?
— Ça va, grommela-t-il en sautant en selle avant de faire tourner son cheval. Cesse donc de jouer les mères poules ! »
Sólmundr croisa le regard de Wynter. Christopher se montrait silencieux et irascible depuis la veille au soir, et Sól, d’ordinaire si patient, ne cessait de s’en inquiéter, ce qui n’arrangeait rien.
Plus vite Razi et moi les sortirons du camp, mieux ce sera, songea Wynter.
Elle glissa ses fontes en place tout en surveillant du coin de l’œil la conversation entre Razi et Jared. La dame Marie avait refusé la protection de Razi, comme Albéron l’avait prédit. À la surprise de Wynter, par contre, le prêtre s’était montré remarquablement sensible à cette idée. Wynter ne voulait pas lui faire un procès d’intention mais elle l’imaginait moins soucieux de veiller au bien-être de Marie que d’échapper à la corvée d’un long voyage en compagnie d’une femme enceinte.
« Je lui parlerai, promit Jared. Je tâcherai de lui faire entendre raison.
— Je vous en prie, dit Razi. Et faites de votre mieux pour la convaincre de ma sincérité, voulez-vous ? Je ne veux pas qu’elle se méprenne sur mes intentions. Qu’elle imagine je ne sais quel sous-entendu douteux. La dame d’Arden sera traitée avec le plus grand respect, et son enfant bénéficiera des meilleurs soins. Vous me croyez, n’est-ce pas, mon père ? Vous me soutiendrez ? »
Jared soupira et passa la main sur son crâne chauve. « J’essaierai, promit-il, mais je dois m’en aller bientôt. J’aurais dû partir hier, à dire vrai. Si je ne parviens pas à la convaincre de rester, je devrai l’emmener avec moi. C’est ainsi. » Il fit claquer sa langue. « Si seulement la Sainte Vierge n’avait pas fait ce fichu voyage sur le dos d’un âne, ma dame serait peut-être moins encline à risquer la chose… Oh ! Mon Dieu, pardonnez-moi d’avoir dit cela ! s’exclama-t-il avant de se signer vivement, trois fois de suite. Je dois convenir qu’elle est vraiment exaspérante. Je ne suis pas sûr que vous fassiez preuve d’une grande sagesse en la prenant sous votre aile. »
Razi lui tendit la main. « Faites de votre mieux. »
Wynter, qui était en train d’attacher sa couverture roulée, s’arrêta en voyant le prêtre serrer la main brune de Razi. Elle ignorait pourquoi, après tout ce qu’elle avait pu voir au cours des derniers mois, mais cette scène la frappa – un prêtre midlandais serrant solennellement la main d’un Arabe.
Un rayon de soleil matinal tombait sur les deux hommes, les auréolait d’or et projetait leurs ombres immenses et déformées sur le flanc de la tente des Merrons. Alors que Jared s’en allait, Hallvor émergea de la tente la plus proche. Elle portait sur le bras le manteau de laine de Sólmundr, et quand elle passa devant Razi le soleil fit scintiller brièvement ses bracelets et ses cheveux noirs.
Ce fut un moment si beau, si poignant que Wynter en eut le souffle coupé.
Úlfnaor sortit de l’autre tente et attendit alors que Razi regardait s’éloigner le prêtre. Puis le grand Aoire sourit, s’inclina et vint faire ses adieux à Razi. Les Merrons se regroupèrent en silence derrière les deux hommes pendant qu’ils se serraient la main.
« Nous nous reverrons, promit Razi, quand je retrouverai mon frère.
— Je veux dire merci à toi, Tabiyb, mais je pas assez de mots pour ça. »
Razi hocha la tête, puis se dirigea vers son cheval. Úlfnaor reporta son attention vers Sólmundr qui se hissait en selle. L’Aoire croisa le regard de son ami et son front se plissa d’émotion. Sólmundr lui retourna une grimace désabusée en haussant les épaules. Hallvor s’approcha, son manteau à la main. Ses yeux sombres étaient emplis de tristesse.
« Sól, mo mhuirnín, murmura-t-elle, tara ar ais gan mhoill. »
Prenant son manteau, Sól se pencha dangereusement bas pour appuyer son front contre celui de la guérisseuse. « Slán, a stór, lui répondit-il, les yeux fermés.
— Toi restes en vie ! » cria soudain Wari, et Sól rit, toujours collé à Hallvor. Puis il se redressa en rassemblant ses rênes.
« Ne faites pas chasse aux Loups sans moi ! dit-il. Gardez leurs têtes à nous, mon fils et moi. »
Úlfnaor et Wari acquiescèrent gravement. Úlfnaor traduisit à voix basse et les autres guerriers échangèrent des sourires complices. Surtr se passa un doigt en travers de la gorge. Wynter fronça les sourcils en se hissant en selle, avec un coup d’œil en direction de Razi qui faisait semblant de n’avoir rien remarqué ou rien compris. Quant à Christopher, le visage fermé, il attendait en silence le signal du départ.
« Iseult ? » Wynter baissa les yeux et découvrit Hallvor qui lui souriait. « Fais attention à toi, luichín, oui ? Toi et ton étrange petite tribu. » Wynter hocha la tête. Et n’oublie pas, ajouta Hallvor en se tapotant la tempe avec une lueur malicieuse dans le regard, si Coinín te fait des misères, frappe-le en plein sur la tête, de préférence à coups de botte. »
Wynter ne put s’empêcher de sourire. « Tu prendras bien soin de dame Marie ? s’inquiéta-t-elle. Aussi longtemps qu’elle restera sous ta garde ? »
La guérisseuse hocha la tête. « Je la protégerai, répondit-elle. Je le jure. »
Elle pressa la main de Wynter, puis se recula tandis que Razi passait devant elles sur sa jument, vers l’allée principale. Christopher le suivit. Il semblait perdu dans ses pensées, et, de toute évidence, il allait s’en aller sans un mot d’adieu pour ses amis merrons.
« Coinín ! » l’appela Úlfnaor. Le jeune homme arrêta sa monture. « Fear óg thú, a Choinín. Tá neart ama agat. »
Christopher hocha la tête sans un regard en arrière, puis talonna les flancs de son cheval.
« Je veille sur le petit garçon ! lui lança Úlfnaor. Tu pas besoin de t’inquiéter. »
Christopher fit volter son cheval, les yeux écarquillés, et Wynter se rendit compte avec un pincement au cœur qu’Úlfnaor avait mis le doigt en plein sur ce qui le tourmentait.
« Il est si petit, plaida Christopher. Il n’a aucune chance face à eux. »
Úlfnaor secoua la tête. « Eux l’auront pas.
— Il faudra les avoir à l’œil constamment. Surtout Jean ! Fais-lui comprendre que, s’il s’en prend à lui, nous nous en souviendrons. Qu’il sache que nous sommes forts.
— Je jure, lui assura l’Aoire. Tu pas t’inquiéter. »
Christopher rougit soudain, comme si son anxiété l’embarrassait, et se redressa sur sa selle. Il s’inclina brièvement, fit faire demi-tour à son cheval et s’enfonça entre les tentes sur les traces de Razi. Wynter leur emboîta le pas, suivie de Sól, de Boro et d’une mule de bât au caractère difficile. Razi les conduisit sur la route où ils se déployèrent en éventail dans son dos sans avoir besoin de se concerter. On aurait cru une escorte de chevaliers mal assortis derrière leur seigneur.
Aucune cérémonie d’adieux n’était prévue, mais bien sûr, les soldats étaient sortis assister au départ de l’homme dont dépendait leur sort à tous. Albéron et Olivier se tenaient au sommet de la colline. Il était impensable qu’un prince héritier descende saluer un seigneur à cheval, en levant les yeux vers lui comme un vulgaire palefrenier ; Albéron attendit donc, le visage neutre, tandis que Razi mettait pied à terre et gravissait le sentier pour s’agenouiller devant lui. Wynter observa la foule pendant qu’Albéron donnait sa bénédiction à son frère. L’attente qui se lisait dans tous les regards la rassura. Ces gens avaient pris à cœur les instructions d’Albéron, semblait-il, et elle ne voyait chez eux aucune trace de bouderie ni de leur ancienne rancœur.
Les Loups-Garous demeuraient invisibles, ce qui suscita en elle des sentiments contradictoires de malaise et de soulagement. Peut-être étaient-ils trop malades pour se déplacer. Qu’ils restent alités, songea-t-elle avec un coup d’œil discret vers les tentes du fond. Qu’ils nous épargnent leurs sourires railleurs et nous laissent partir tranquillement. Hélas, cet espoir fut déçu car elle vit bientôt Jean, les vêtements froissés, les cheveux en bataille, s’avancer d’un pas incertain jusqu’au bord de la route et se tourner vers la colline en ricanant.
Ni Sól ni Christopher n’avaient encore remarqué la présence du Loup, et Wynter garda les yeux braqués droit devant elle pour ne pas attirer l’attention sur lui. Les Loups ne constituaient plus un problème, de toute manière. Razi avait raison. Les promesses d’Albéron les avaient domptés, et ils se contenteraient désormais de plastronner. Ils savaient que leur avenir dépendait de la survie de Razi. Même eux ne seraient pas assez stupides pour tout risquer à seule fin de venger la mort d’un esclave.
Devant la tente royale, Razi se releva. Le prince sortit une lettre de son pourpoint, la regarda un moment puis la remit à son frère. Razi l’accepta avec une courbette. Puis Albéron, toujours aussi impulsif, abandonna les formalités pour prendre son frère dans ses bras. Sa voix claire porta jusqu’au bas de la colline tandis qu’il lui ébouriffait les cheveux et lui recommandait, comme si c’était lui le grand frère qui s’adressait à son cadet : « Fais bien attention à toi, maudit garnement. »
Razi redescendit la colline à grands pas en remettant ses cheveux en place. Wynter sourit devant son air exaspéré.
Alors que Razi remontait en selle, Albéron croisa le regard de Wynter et lui sourit. Il la salua de la main. Wynter s’inclina. Adieu, mon frère. Nous nous reverrons bientôt.
« Allons-y ! déclara Razi en se tournant face au soleil du matin. Ne traînons pas. Chaque instant vaut de l’or. »
Les soldats se détournaient déjà, l’esprit aux corvées diverses qui rythmaient la vie militaire. Alors que leur petit groupe descendait au pas le chemin poussiéreux, Wynter vit Razi se tourner vers les quartiers midlandais, sombres et silencieux. Peut-être espérait-il apercevoir Marie, mais la dame demeura pudiquement cachée.
Une activité intense régnait autour de la tente aux provisions, où une foule de cuisiniers et de valets s’employait à préparer le repas. Par habitude, Wynter promenait son regard un peu partout, à l’affût du danger. Christopher en faisait de même à côté d’elle, masquant sa vigilance sous son indolence coutumière. Quelque chose retint son attention et il se redressa légèrement sur sa selle, en suivant un mouvement dans la foule.
Anthony se faufilait prudemment parmi les serviteurs, attentif à ne pas renverser le chaudron d’eau qu’il tenait à bout de bras.
Plus tard – quand tout serait terminé et qu’on ne pourrait plus rien y changer –, Wynter se demanderait : Et si je n’avais pas réagi ? Et si Christopher n’avait pas tourné la tête ? Mais ce genre de spéculations ne sert à rien dans une telle situation, et comme souvent, les choses s’enchaînèrent d’elles-mêmes, sans plan préconçu ni arrière-pensées. Dès que Wynter aperçut le petit page dans la foule, elle sursauta et pivota sur sa selle à la recherche de Jean. Elle pensait simplement : J’espère qu’Anthony atteindra la colline avant que l’autre le voie, mais, bien sûr, la vivacité de sa réaction alerta Christopher qui suivit son regard directement jusqu’au Loup.
Morne et apathique, visiblement vidé de son énergie par le contrecoup du poison, Jean se tenait adossé au poteau d’une tente et observait Razi s’éloigner à travers la foule. Il n’avait pas remarqué l’enfant au milieu des allées et venues de l’autre côté du chemin, et Wynter comprit qu’il n’avait pas l’intention de causer du grabuge. Mais quand il aperçut le visage furibond de Christopher, le Loup ne put s’empêcher de le provoquer.
Il se redressa avec un sourire et cria quelque chose en arabe. Sans doute s’agissait-il d’une remarque particulièrement grossière, car Razi se retourna vers lui avec une expression outrée. Jean s’esclaffa, d’un rire hideux, son regard glissant du visage écarlate de Razi à celui de Christopher. Il leur adressa un clin d’œil égrillard. Razi gronda et se détourna aussitôt, furieux d’avoir réagi de cette manière.
« Tóin caca », cracha Sólmundr, avant de tourner lui aussi le dos au Loup, avec un mépris glacial.
Christopher, par contre, soutint le regard du Loup, et alors que son cheval parvenait à sa hauteur, il glissa la main dans son col pour y attraper quelque chose. Wynter devina ce que ce serait avant même l’apparition de la première dent en argent. Son cœur se serra quand Christopher disposa bien en évidence le collier de Razi sur l’étoffe sombre de son pourpoint.
Jean se renfrogna, plissa les paupières, et son visage se décomposa lorsqu’il reconnut les pierres d’ambre ainsi que les crocs d’argent étincelants qui ornaient maintenant la gorge de l’ancien esclave. Christopher lui sourit. Il posa un doigt scarifié sur la pointe d’un croc, puis lentement tendit le bras pour indiquer Jean.
Les implications de ce geste se lurent clairement sur le visage de Jean, qui trébucha en arrière, horrifié. À présent, il savait exactement à quoi devaient s’attendre les Loups, et Wynter comprit que cela changeait tout.
Christopher venait de lui signifier sans équivoque : Vous n’avez pas d’avenir. Voilà le sort qui vous attend. Un jour, toi aussi tu serviras d’ornement au cou d’un esclave.
Jean s’éloigna entre deux tentes. Wynter soupçonna Christopher d’avoir défait le dernier lien qui pouvait encore retenir les Loups. Il venait de leur ôter leur muselière, plus rien ne les freinerait désormais.