La place d’une femme
Le départ du chevalier fut suivi d’un silence gêné. La dame Marie et le prêtre n’osaient pas faire un geste, comme s’ils redoutaient d’attirer l’attention. Marie se tenait assise bien droite, les mains croisées sur les genoux, les yeux sur Razi.
Wynter dévisagea Albéron. « Tu ne vas tout de même pas garder confiance en lui ? »
Albéron émit un petit bruit désapprobateur, tandis que Razi soupirait et se massait le front. Wynter les regarda tour à tour avec incrédulité.
« Il a largement prouvé son manque de loyauté ! s’écria-t-elle. Il a trahi son roi, agi dans ton dos et tenté d’assassiner Razi !
— En quoi a-t-il trahi son roi ? » riposta aussitôt Albéron. Wynter en resta frappée de stupeur. Albéron la foudroya du regard. « Dites-moi en quoi messire Olivier aurait trahi son roi, dame Protectrice.
— Albi, intervint Razi sur un ton apaisant, elle ne voulait pas…
— Personne dans ce camp n’a trahi son roi. Tâchez de vous en souvenir désormais ! Il est déjà suffisamment douloureux que ces hommes aient tout risqué pour me soutenir, sans que mes plus proches alliés se mêlent de salir leur nom !
— Votre Altesse, plaida Razi, je vous en prie. Elle n’avait pas l’intention de dénigrer qui que ce soit.
— Il a ordonné ta mort ! explosa Wynter, incapable de se contenir plus longtemps. As-tu perdu l’esprit ? » Elle se tourna vers Albéron. « Il a ordonné la mort de Razi ! Et tu veux faire comme si cela n’avait aucune importance ?
— Wynter ! » Razi avait durci le ton, et il frappa le bord du lit avec le plat de la main. « Ça suffit ! »
Elle serra les poings, tremblante de colère, et l’expression de Razi se radoucit. « Ne parle pas si fort », lui demanda-t-il gentiment. Elle secoua la tête. Ils n’avaient tout de même pas l’intention d’ignorer cette affaire ? C’était tout bonnement impensable.
« Olivier a fait ce qu’il a cru bon pour défendre la position de son prince, expliqua Razi. Il a estimé qu’il n’avait pas le choix… Je ne vais pas le blâmer pour ça. » Son regard s’égara brièvement vers dame Marie, et il parut soudain las et désabusé. « Nous avons tous commis des choses terribles », dit-il. Il se leva pesamment. « Et maintenant, Votre Altesse ? »
Albéron indiqua le prêtre. « Je dois encore discuter certains détails avec Jared ici présent. » Il détailla son frère de haut en bas. « Va donc te raser et te passer un coup de peigne, Razi, tu as une mine épouvantable. Wynter, tu tiendras compagnie à dame Marie. Je vais vous faire apporter le petit déjeuner. » Il avait déjà un pied hors de la tente. Jared sortit sur ses talons.
Razi demeura immobile un moment, le visage vide de toute émotion. Puis il s’ébroua. « Reste là, sœurette. » Il lui sourit. « Nous rentrerons bientôt chez nous… Dame Marie, y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous, quelque moyen de vous être agréable ? »
Marie le regarda sans répondre, les mains croisées sur son ventre. Razi hocha la tête et marcha lourdement vers la sortie. Il était sur le point de se glisser dehors quand Marie prit la parole.
« Qu’avez-vous fait de lui ? » demanda-t-elle. Razi s’arrêta, la main crispée sur la toile de tente. « Isaac, précisa la dame. Qu’avez-vous fait de lui ? »
Oh, non ! songea Wynter. Non ! Ne lui réponds pas.
Razi se retourna à demi. Elle le vit hésiter. Puis il se tourna face à la dame et la regarda dans les yeux. Wynter la sentit se raidir à côté d’elle.
« Je l’ai fait torturer », répondit Razi.
Marie prit une expression horrifiée.
« Je l’ai fait torturer, répéta Razi d’une voix un peu trop forte. C’était affreux. » Il soutint le regard de Marie, comme s’il tenait à se punir. « Il est mort », conclut-il. Puis il sortit de la tente, laissant le rabat retomber derrière lui.
Wynter resta debout derrière la chaise de la dame, se préparant aux larmes en cherchant des platitudes acceptables. Mais quand Marie reprit la parole, ce fut d’une voix curieusement détachée.
« Pauvre Isaac. Je me suis toujours doutée qu’il avait des sentiments pour moi. »
Il vous appelait « chérie », songea Wynter. « Ma chérie… » Et il m’a demandé de vous assurer qu’il vous était toujours resté fidèle. Je ne crois pas que je vous le dirai un jour. Cela risquerait de vous briser le cœur.
« Ce n’est pas par souci de vengeance qu’il a été torturé, ma dame. Vous comprenez ? Infliger un châtiment pareil à autrui… Cela ressemble si peu à Razi. J’aimerais vous faire comprendre à quel point il n’est pas comme cela ! »
Marie garda le silence. Brusquement submergée par la compassion, Wynter baissa les yeux sur sa coiffe en dentelle et ses cheveux bruns. « Ma dame ? demanda-t-elle doucement. Est-il vraisemblable qu’Isaac ait agi seul ? »
Marie hocha la tête. « Je crois que oui. Le pauvre était d’une loyauté inébranlable envers mon défunt mari, mais ce n’était pas un réformateur. J’ai peur que la peau sombre du seigneur Razi ait pu lui paraître un motif suffisant pour agir… ça, et l’idée de voir monter un païen sur le trône ! » La dame secoua la tête. « J’imagine aisément son indignation. » Elle jeta un regard implorant à Wynter. « Il est vrai qu’Isaac n’était pas un humaniste, dame Protectrice, mais j’espère que vous me croirez si je vous assure que c’était un brave homme. »
Wynter hocha la tête. « Je comprends.
— Phillipe a été arrêté moins d’une semaine avant son départ. Jared savait que je n’étais plus en sécurité, c’est pourquoi il est venu me chercher pour me conduire ici. Les compagnons de Phillipe devaient nous retrouver sur le chemin. Nous ne les avons pas vus, mais Jared dit qu’ils sont encore actifs. Ils attendent avec impatience des nouvelles de cette négociation – et des changements qu’elle permettra peut-être. »
Marie marqua une pause, perdue dans ses pensées.
« Croyez-vous que ces changements ont une chance de voir le jour, ma dame ?
— Oh oui, souffla Marie. Oui. Avec les machines de votre prince, nos compagnons peuvent réussir. J’en ai la conviction. »
Les machines du prince.
« Ma dame ? demanda Wynter, la bouche sèche. Croyez-vous que ces changements en vaillent la peine ? »
Marie leva les yeux vers elle. « Dame Protectrice, tout serait préférable à la situation actuelle. Les plans de mon époux lui ont coûté la vie et m’ont laissée sans rien. Je doute qu’un seul membre de ma famille soit encore en vie. Mais je crois toujours à la réforme, dame Protectrice. Il le faut. Car si vous pouviez savoir à quoi ressemble la vie là-bas… » Elle secoua la tête. « Les choses doivent changer », murmura-t-elle.
Wynter, consternée, observa les yeux sombres et sincères de la jeune femme puis la courbure de son ventre. Qu’allait devenir cette malheureuse, à présent que la purge de Tamarand l’avait dépouillée de tout ?
Marie caressa son ventre. « Mon état n’est devenu évident qu’une fois sur le chemin, raconta-t-elle. Pauvre petit. » Elle tapota le renflement sous sa jupe. « Il a mal choisi son moment pour venir au monde. »
La voix de Marie se brisa. Wynter alla s’asseoir sur le lit de corde, face à elle, et lui prit la main. Elle portait des gants de satin très doux, avec une fine dentelle au bout des doigts.
« Isaac est resté en arrière pendant que Jared et moi prenions la fuite, et quand les inquisiteurs ont finalement relâché le pauvre Phillipe pour le conduire au bûcher, Isaac a lancé un couteau à travers la foule pour mettre un terme à ses souffrances. Après quoi il nous a rejoints. Brave Isaac. Ce voyage interminable a paru considérablement plus facile grâce à lui, murmura-t-elle. Il savait tirer parti de n’importe quelle situation. » Ses larmes coulèrent enfin, sans bruit, sur son joli visage. Elle jeta un coup d’œil à Wynter. « Mon époux était beaucoup plus vieux que moi, dame Protectrice. Isaac était… c’était un ami très cher.
— Je suis vraiment navrée », chuchota Wynter. Elle voulut ajouter quelque chose, puis se ravisa. Elle aurait voulu trouver un moyen de justifier les actes de Razi, d’expliquer sa vraie nature à cette femme visiblement adorable, mais n’en voyait aucun.
« C’est un fardeau pour lui », déclara Marie de but en blanc. Wynter fronça les sourcils, sans comprendre. Marie s’essuya le visage avec sa main gantée. « Votre ami, le seigneur Razi, il porte le poids de ses actes comme un fardeau terrible. »
Elle dit cela avec beaucoup de sympathie, sans le condamner, et Wynter sentit les larmes lui monter aux yeux à elle aussi.
Elle acquiesça de la tête.
« Pauvre homme, ajouta Marie. Ce doit être affreux pour lui. »
Leur attention fut attirée par des cris à l’extérieur de la tente, et en levant la tête elles virent les soldats s’éloigner. Leur présence n’était plus nécessaire à présent que les Midlandais avaient prouvé leur loyauté.
« Et voilà, soupira Marie, nous restons seules ici pendant que les hommes forgent le monde. »
Wynter se renfrogna, impatiente de sortir, ouvrant et fermant les poings sous l’effet de la frustration. Marie avisa l’épée à son côté et ses vêtements d’homme couverts de poussière. « Vous n’êtes pas accoutumée à patienter avec les femmes, dame Protectrice. Cet isolement va vous rendre folle.
— Pas vous ? »
Marie sourit. « Et quand bien même, quelle différence cela ferait-il ? » demanda-t-elle sèchement.
Une ombre passa devant la tente et Wynter se leva en reconnaissant la silhouette de Christopher accompagné de Boro. « Mon ami est là, annonça-t-elle. Je suppose qu’il nous apporte de quoi manger ainsi qu’une infusion pour vous, si vous le souhaitez. »
Le visage de la jeune femme s’éclaira. Wynter hésita. « C’est un Merron, ma dame. »
Marie s’assombrit aussitôt, et elle parut se recroqueviller sur elle-même. Elle jeta un coup d’œil apeuré vers l’ombre de Christopher.
« C’est un excellent homme, ma dame. Il ne vous fera aucun mal. »
Christopher s’arrêta devant l’entrée. Il se racla la gorge et appela doucement à travers la toile : « Ma jolie ? »
Wynter leva les yeux au ciel. Le départ des soldats ne signifiait pas qu’il pouvait se relâcher à ce point, bon sang !
Marie lorgna l’ombre mince de Christopher ainsi que celle, plus grosse et plus menaçante, de Boro à côté de lui. Le souffle du chien leur parvenait étonnamment fort à travers la toile de tente.
« On… entend raconter beaucoup de choses, dit Marie, à propos des Merrons et de ce qu’ils font.
— Ne vous inquiétez pas », la rassura Wynter en soulevant le rabat pour faire entrer Christopher. Heureusement, Boro se contenta de passer la tête à l’intérieur sans pénétrer dans le domaine de la dame.
Hallvor se tenait quelques pas en arrière, les bras croisés, le visage grave. Wynter lui adressa un signe du menton avant de laisser retomber le rabat sur la truffe de Boro. Le chien poussa un jappement indigné puis s’allongea sur le sol, grande ombre pantelante qui barrait le seuil.
« Quelle mouche a piqué notre ami ? demanda Christopher, en saluant négligemment dame Marie d’un hochement de tête. On aurait cru qu’il avait pris un coup de sabot.
— Où est-il ?
— Il a voulu descendre à la rivière mais les Merrons l’ont rattrapé. Sól l’a assis de force près du feu, dans la ferme intention de lui faire avaler du thé et du porridge. Razi n’y échappera pas. »
Il attendait une explication mais Wynter se contenta d’acquiescer de la tête, en évitant son regard.
« J’ai vu le chevalier d’Albéron, le grand colosse, pleurer comme un enfant derrière la tente, continua-t-il. Les soldats faisaient comme s’ils ne voyaient rien.
— Le seigneur Razi et messire Olivier ont eu un différend, marmonna Wynter.
— Iseult ! s’écria-t-il, en manquant renverser le thé sous l’effet de la frustration. Ne me fais pas ça, pas à moi ! »
Wynter grimaça devant son expression anxieuse et ses grands yeux qui voulaient désespérément comprendre. Mais elle se rappelait encore sa fureur le jour où ils avaient retrouvé Shuqayr. Elle se souvenait de la dureté de son regard quand il avait déclaré : « Si c’est Albéron qui a ordonné qu’on traîne son frère derrière un cheval, puis qu’on joue avec sa tête, je le tuerai. Que Razi le veuille ou non. » Wynter était convaincue qu’il penserait la même chose d’Olivier. Christopher voudrait à toute force se venger de lui, et avec ou sans Razi, cela lui coûterait la vie.
Elle prit les gobelets fumants qu’il tenait. « Ils se sont disputés, Christopher. Olivier s’est emporté et lui a dit des choses horribles. Il les a regrettées aussitôt, mais cela leur a fait du mal à tous les deux. C’est fini, maintenant. Ils se sont réconciliés, et cela ne servirait à rien de ressasser cet épisode fâcheux. »
Elle sentit le regard de Marie sur eux mais pensa la jeune femme suffisamment intelligente pour tenir sa langue. Christopher la dévisagea d’un air soupçonneux.
« Laisse-moi te présenter la dame Marie », suggéra Wynter, et Christopher capitula avec un soupir.
Marie l’observa approcher avec un mélange de curiosité et de surprise. Wynter savait parfaitement quelle image les Midlandais se faisaient des Merrons. Marie s’attendait sans doute à voir un monstre hirsute, une bête velue au regard égrillard, qui n’aurait que l’ordure à la bouche et passerait son temps à cogner sur la tête des gens. Christopher devait beaucoup l’étonner : mince, plutôt petit et rasé de près, il ne se conformait guère à l’image traditionnelle. Toutefois, il fit honneur à la réputation de grossièreté de son peuple en traversant la tente sans y être invité pour s’accroupir aux pieds de Marie et fixer ouvertement son gros ventre.
« La délivrance est pour quand ? » demanda-t-il.
Marie écarquilla les yeux, choquée, et quêta désespérément le soutien de Wynter. Celle-ci poussa un soupir d’exaspération. Ce n’est pas une foutue jument, imbécile !
« Dame Marie Phillipe d’Arden, déclara-t-elle. Permettez-moi de vous présenter, s’il nous fait l’honneur d’y consentir, mon excellent ami Christopher Garron. Veuillez pardonner ses manières, il est incorrigible. »
Christopher leur adressa un grand sourire. Il tendit la main. La dame Marie allait la prendre, mais se figea en la découvrant. Christopher attendit, et, après une courte hésitation, Marie referma sa petite main délicate sur ses doigts horriblement mutilés.
« Ce n’est rien, lui dit-il doucement. Vous ne me ferez pas mal. »
La dame le dévisagea, puis lui donna une poignée de main franche et ferme.
Christopher jeta un regard circulaire sous la tente, en fronçant le nez. « Depuis combien de temps n’avez-vous pas respiré le bon air ? » demanda-t-il. En voyant Marie rougir, il soupira. « Cet endroit n’a pas précisément le confort d’un harem, n’est-ce pas, ma dame ? Allons, venez ! » Il bondit sur ses pieds et lui tendit la main pour l’aider à se lever. « Ce n’est pas bon de rester assise quand on porte un bébé… les eaux s’accumulent dans les pieds et on finit par ressembler à un oliphant africain.
— Christopher ! » gémit Wynter.
Il l’ignora. « Venez, ma dame, l’encouragea-t-il. Il y a aussi des femmes dans notre groupe. D’ailleurs, notre guérisseur est une femme. Elles pourront vous escorter si vous avez envie d’une petite promenade. »
Marie hésita. Sa main parut se lever d’elle-même.
« Ce sont des femmes remarquables, renchérit Wynter, avec une sincérité dont elle fut la première à s’étonner.
— Quoique incorrigibles elles aussi », lui confia Christopher sur un ton solennel.

 

En sortant de l’ombre de l’auvent la dame ferma les paupières, leva son visage au soleil et inspira profondément. « Oh ! Mon Dieu, dit-elle avec une expression de plaisir presque douloureuse. Oh ! Quel bonheur. Que c’est bon ! » À la lumière du jour, Wynter fut choquée par la pâleur maladive de son teint et les cernes noirs qu’elle avait sous les yeux.
Marie porta les mains à ses joues, comme pour se convaincre de la réalité de l’air frais qu’elle y sentait. « Oh ! Mon Dieu », répéta-t-elle. Wynter en eut le cœur serré. La pauvre femme avait dû rester confinée une éternité.
Razi se tenait assis au coin du feu des Merrons, un gobelet de thé entre les mains, perdu dans ses pensées. Sólmundr leva la tête en les voyant conduire Marie hors de la tente. Il adressa un sourire approbateur à Christopher qui apportait avec lui la petite chaise pliante de la dame. « C’est une belle journée pour manger dehors », leur lança-t-il, avant de retourner ses galettes à l’oseille sur les pierres chaudes du feu.
Soma et Frangok revenaient de la rivière, portant à l’épaule leurs gourdes ruisselantes. Les hommes du camp les saluèrent par des œillades et des sifflements. Elles les ignorèrent, mais Wynter mémorisa froidement les visages des malotrus. Elle en toucherait un mot à Albéron dès qu’elle en aurait l’occasion et ces mêmes hommes courberaient la tête et donneraient du « ma dame » aux guerrières avant la fin de la journée. Hallvor regarda approcher Marie avec une petite moue.
« Dame Marie, dit Christopher, voici notre guérisseuse. Son nom est Hallvor an Fada, iníon Ingrid an Fada, cneasaí. »
La grimace de Marie fit sourire Christopher. « Vous pouvez l’appeler Hallvor, tout simplement. Par contre, j’ai peur qu’elle ne connaisse pas d’autre langue que le merron et le garmain.
— Maître Garron se fera un plaisir de traduire pour vous, observa Wynter. Mais il se trouve que j’ai d’assez bonnes notions de garmain. Je peux donc jouer les interprètes, si vous préférez…
— Merci infiniment, dame Protectrice, mais je parle très bien le garmain. Je devrais être à même de m’en tirer sans le concours de personne. » Marie s’inclina devant Hallvor. La guérisseuse hocha la tête, gravement, et elles se serrèrent la main. La dame se présenta elle-même en garmain.
« Je suis enchantée de vous rencontrer, déclara Hallvor. Je ne doute pas que les vôtres vous entourent de tous les soins nécessaires, mais la dame Iseult semble penser que vous pourriez apprécier mon aide. C’est pourquoi, sans vouloir faire offense à vos protecteurs, je mets mes talents à votre service. »
Le garmain irréprochable d’Hallvor stupéfia Wynter. Jusqu’à présent elle n’avait pas compris un mot de tout ce que la guérisseuse avait pu dire. Elle eut honte de se l’avouer, mais entendre de sa bouche un discours aussi bien tourné la lui fit considérer d’un œil neuf. Elle avait l’impression de la découvrir. Elle l’écouta présenter Marie aux autres Merrons. Tous semblaient parler le garmain couramment, quoique avec un accent prononcé. Sólmundr se leva ; sa voix d’ordinaire traînante adopta une fluidité rauque qui rappelait à Wynter celle de son père. En voyant le guerrier adresser à la dame un grand sourire édenté et lui serrer la main, Wynter trouva très émouvant, et infiniment triste, de s’apercevoir qu’elle aurait peut-être pu mieux comprendre ces gens si elle avait seulement pris la peine de leur parler.
Wari et Úlfnaor revinrent après s’être occupés des chevaux. La dame Marie s’inclina bien bas devant l’Aoire qui lui souriait gentiment, et sans autre cérémonie elle fut invitée à partager le petit déjeuner des Merrons.
Hallvor déplia la chaise de la dame. Avec un regard complice à l’adresse de Wynter, elle la plaça à côté de Razi. Ce dernier leva la tête, remarqua la présence de Marie et bondit sur ses pieds. Marie lui fit signe de se rasseoir.
« Allons, asseyez-vous », lui dit-elle en s’installant sur sa chaise. Elle se pencha en avant pour l’examiner de plus près. « Comment vous sentez-vous ? » s’enquit-elle d’une voix douce.
Cette attention parut beaucoup toucher Razi, qui fit la grimace et secoua la tête. Oh ! Ne vous souciez pas de moi, disait son expression, je vous en prie.
Marie hocha la tête d’un air compréhensif. Elle réfléchit un moment. « J’ai entendu dire, reprit-elle, que vous étudiez pour devenir médecin ? »
Razi acquiesça mollement.
« Comme c’est intéressant, dit Marie. Je suppose que vous connaissez Padoue ? C’est ma ville favorite, vous savez. Ma famille y a vécu trois ans lorsque j’étais enfant. »
Razi en fut très surpris. Marie lui sourit, et bientôt ils s’engagèrent dans une discussion paisible qui remplit Wynter de gratitude et de tendresse. Elle croisa le regard d’Hallvor. La guérisseuse lui adressa un clin d’œil d’une complicité toute maternelle avant de se remettre au travail.
« Ma jolie, fit Christopher en tirant sa manche pour l’entraîner à l’écart. Parle-moi. »
Ils contournèrent la tente et s’arrêtèrent entre celle des Midlandais et la grande tente aux provisions juste à côté. Le camp était pleinement réveillé désormais ; les hommes allaient et venaient en tous sens, et l’air se chargeait de poussière et de fumée. Le soleil était brillant mais pâle, et il faisait frais à l’ombre des tentes. Wynter frissonna, les bras serrés contre elle, en regardant passer les soldats sur l’allée principale. Christopher lui tendit une galette à l’oseille qu’elle grignota machinalement.
« Prends un peu de thé », lui conseilla-t-il.
Elle secoua la tête, avalant un fragment de galette amère coincé entre ses dents tout en levant les yeux vers la tente d’Albéron au sommet de la colline. « Je dois discuter avec le prince. Maintenant, pendant que Razi a d’autres choses en tête.
— De quoi veux-tu lui parler ? »
Wynter se tourna vers lui, intriguée par le ton qu’il avait pris. Son mince visage était dur et méfiant.
« Je veux en apprendre davantage au sujet des machines de mon père, expliqua-t-elle. Je veux comprendre les intentions d’Albi à leur sujet.
— Razi nous a expliqué quelles sont ses intentions. Il nous a expliqué que son plan ne fonctionnerait pas. »
Wynter soutint le regard de Christopher. Un silence s’installa entre eux.
« J’ai besoin de me forger ma propre opinion », conclut-elle.
Christopher secoua la tête avec incrédulité. « Ne me dis pas que tu vas prendre parti contre notre ami ?
— Christopher. » Elle saisit son avant-bras, mais il se déroba en voyant son expression et se dégagea en douceur. « Chris, ça n’a rien à voir avec mes sentiments à l’égard de Razi. C’est beaucoup plus important que ça. Tu dois pouvoir le comprendre ? »
Il demeura silencieux, le visage fermé, et Wynter soupira. « Le monde n’est pas simple, Christopher, et je vais discuter avec Albéron. » Elle fit mine de partir, et cette fois-ci c’est Christopher qui la retint par le coude. Elle s’arrêta, sans le regarder.
« Je t’accompagne », lui dit-il.

 

De la fumée s’échappait des bouches d’aération au sommet des yourtes haunardes. La première de la rangée paraissait silencieuse et inoccupée, comme la veille, mais Christopher murmura qu’elle accueillait au moins trois Haunards. Wynter esquissa un sourire sans joie – il avait dû fouiner durant la nuit, pour reconnaître le terrain. Son cœur se gonfla de fierté, son homme n’avait pas son pareil en matière de furtivité.
Ils avancèrent lentement, côte à côte, en gardant un œil sur les Haunards accroupis devant la deuxième yourte. Ils reconnurent le jeune homme de la veille, avec son compagnon et un troisième homme plus âgé. Les deux plus vieux faisaient bouillir quelque chose sur le feu. Le plus jeune se changeait. Il avait déjà retiré ses multiples gilets colorés et était en train d’ôter sa chemise quand Christopher et Wynter passèrent à sa hauteur. La jeune femme détourna poliment la tête, mais son regard revint aussitôt sur lui à la vue de ses cicatrices. Sous le choc, Christopher faillit s’arrêter, néanmoins tous deux se reprirent à temps et continuèrent leur chemin, lorgnant malgré eux le dos du jeune homme.
Les cicatrices étaient anciennes, boursouflées et tendues par le temps. Elles s’étaient déformées à mesure que le garçon, sans doute enfant à l’époque où il avait été blessé, était devenu un jeune homme d’une vingtaine d’années. Il avait un corps massif, ferme et musclé, comme s’il travaillait dur depuis toujours, mais son dos vigoureux était marqué d’une succession de perforations qui commençaient à la hanche gauche, juste au-dessus de la ceinture, et se prolongeait jusqu’à l’épaule droite. Au nombre de quatre, ces trous affreux à voir donnaient l’impression qu’un géant malfaisant l’avait cloué au sol quand il était enfant pour lui transpercer le dos au moyen d’un bâton.
L’homme enfila une chemise propre, et, alors qu’il nouait les lacets, son regard croisa celui de Wynter. Elle détourna les yeux et passa son chemin.
« Nom de Frith, chuchota Christopher, comment a-t-il survécu à ça ?
— Excusez-moi ! »
La voix polie les figea sur place, et ils se retournèrent pour voir le jeune homme s’avancer à leur rencontre. Il achevait d’enfiler un gilet, son attention portée sur Wynter ; ses yeux bruns et son visage carré étaient indéchiffrables. Il s’arrêta devant la jeune femme en la détaillant de haut en bas. Il semblait particulièrement fasciné par ses cheveux. Quand il parla, Wynter fut impressionnée par ses manières et son sudlandais remarquable, quasi sans accent.
« Dame Yeux-Verts, dit-il, je suis frappé par la couleur de vos cheveux. Ils sont magnifiques. »
Wynter rougit. Christopher renifla avec dégoût.
Le jeune homme sourit et fit un geste avec la main. « Et ces yeux sans pareils ! poursuivit-il. On dirait du jade translucide. Inoubliables. »
Son expression demeurait courtoise, mais quelque chose dans sa voix déplut à Wynter et la rendit nerveuse.
Christopher ricana. « Nous sommes d’humeur bien poétique », ironisa-t-il.
Le Haunard lui jeta un bref regard, puis revint à Wynter. « Des yeux sans pareils, répéta-t-il. Même au sein des vôtres, à mon avis. Tout à fait caractéristique. »
Wynter sentit son pouls s’accélérer et elle releva le menton, gagnée par une suspicion croissante.
« Dois-je comprendre que vous avez connu mon père ? demanda-t-elle. Est-ce bien ce que vous laissez entendre ? »
L’homme sourit tout à coup, et Wynter repensa au petit chat roux qui, voilà une éternité, l’avait conduite à travers le château. Comme cet homme, il avait un sourire plein de haine et son mépris pour elle était si grand qu’il ne lui avait même pas dit son nom.
« La dame Protectrice Moorehawke, dit le Haunard. Bien sûr. »
À ces mots les deux autres Haunards se levèrent brusquement, le visage méfiant, regardant tour à tour Wynter et le jeune homme.
« Comment se porte votre père ? murmura ce dernier. Comme un charme, j’en suis sûr. Couvert d’éloges, comme il sied au guerrier qui a débarrassé le Sud de la menace haunarde. Comment se fait-il appeler ? Un héros de son envergure doit avoir toutes sortes de surnoms hauts en couleur. Moorehawke le Grand, peut-être ? Moorehawke l’Invincible ? Ou pourquoi pas Moorehawke le Sanglant ? Ou même Moorehawke le Massacreur d’enfants ? »
Sans réfléchir, Wynter le gifla, et la tête de l’homme partit en arrière. Ses compagnons se précipitèrent, l’empoignèrent et le tirèrent à l’écart. Il se laissa entraîner en souriant, la main à sa joue, l’œil rivé sur Wynter. Christopher le foudroya du regard, mais Wynter se détourna pour masquer ses larmes ; le choc et le désarroi la faisaient trembler.
Elle se remit en marche en trébuchant, guidée par la main de Christopher sur son coude. « Que voulait-il dire par là ? demanda-t-elle. Que voulait-il dire ? » Elle fit mine de retourner en arrière, mais Christopher raffermit sa prise et la poussa dans la pente vers la tente d’Albéron. Après l’avoir suivi sur quelques pas, la jeune femme planta ses talons dans le sol et s’arrêta brusquement.
« J’ai besoin de savoir ! » s’écria-t-elle.
Christopher l’attira plus près et la regarda dans les yeux. « C’était la guerre, Iseult, chuchota-t-il. Il s’y passe toujours des choses horribles. Ce garçon était dans le camp des vaincus. Il n’allait tout de même pas écrire un sonnet pour vanter les qualités du vainqueur, si ?
— Mais c’est de mon père qu’il parlait ! Ce n’est pas vrai ! Je refuse de le croire.
— Lorcan était un soldat, ma jolie ! Que crois-tu qu’il faisait à la bataille ? Qu’il lançait des petits pains à l’ennemi ?
— Pourquoi y aurait-il des enfants dans une bataille, Christopher ? »
Il fronça les sourcils, perplexe, et Wynter sut qu’il ne comprendrait jamais. Il venait d’un monde où les inquisiteurs jetaient les nourrissons sur le bûcher de leur mère. Il avait été adopté par une race pour laquelle le mot « soldat » ne signifiait que mort et désolation. Il la contemplait maintenant par-dessus le gouffre de leurs différences en pensant certainement : Pourquoi n’y aurait-il pas d’enfants dans une bataille ?
« Iseult, lui murmura-t-il d’une voix douce, quelles que soient tes questions, ce n’est pas auprès de cet homme qu’il te faut chercher les réponses. Il est trop plein de haine. » Christopher lui sourit, et repoussa une mèche rebelle derrière son oreille. « Je ne crois pas que tu aies envie de voir ton pauvre père par les yeux de ce gredin, ma jolie. »
Un toussotement dans leur dos fit sursauter Wynter, qui s’aperçut soudain qu’elle se tenait dans l’allée principale du camp, nez à nez avec Christopher qui lui parlait à l’oreille et lui caressait les cheveux. Elle recula aussitôt. Des soldats passèrent en leur jetant des regards entendus. Les Tisserands qui flânaient devant leur tente semblaient la toiser avec mépris. Au sommet de la colline, Anthony les observait depuis le seuil de la tente du prince.
Les joues brûlantes, Wynter se tourna vers l’homme qui avait toussoté.
« Comment allez-vous, mon père ? » lui demanda-t-elle d’une voix rauque.
Le prêtre la dévisageait avec inquiétude. Êtes-vous folle ? disait son expression. Auriez-vous perdu le sens commun ? Son œil glissa vers la main de Christopher posée sur le bras de la jeune femme, avant de remonter pour l’observer. Christopher redressa le menton avec défi, et à la grande surprise de Wynter, le visage du prêtre s’emplit d’une sympathie peinée.
« Ne sois pas si arrogant, mon garçon, lui murmura-t-il. Tu n’as que le désespoir à lui offrir. »
La douceur de sa voix parut troubler Christopher, qui hésita et lâcha Wynter en fronçant les sourcils. Le prêtre hocha la tête. Au-dessus d’eux, Anthony tourna les talons et disparut dans la tente d’Albéron.
« Dame Marie m’attend, dit le prêtre, en s’inclinant avant de s’éloigner.
— Et moi, poursuivit Wynter en le suivant du regard, je dois m’entretenir avec le prince. » Christopher acquiesça de la tête et fit mine de l’accompagner sur le sentier. Elle l’arrêta, la main sur son bras. « J’ai besoin de lui parler seule, Christopher. »
Christopher s’empourpra et battit en retraite avec raideur. « Bien sûr.
— Il refusera de me parler si tu es là », expliqua-t-elle gentiment.
Il hocha la tête, en évitant son regard.
« Veux-tu m’attendre ici ? »
Il fit oui de la tête. Ce fut son silence buté qui décida la jeune femme. Après tous les messages d’amour qu’il lui avait adressés – l’envoi des scòns, la révérence, l’acceptation discrète de son mode de vie – comment Wynter pouvait-elle continuer à nier ses sentiments pour lui ? Comment avait-elle pu seulement l’envisager ?
« Chris ? »
Il se tourna vers elle. Quand elle se dressa sur la pointe des pieds pour l’embrasser, il se recula et jeta un regard nerveux vers la colline. « Non, ma jolie. »
Wynter l’empoigna par sa tunique et l’attira contre elle. « Écoute-moi bien, Christopher Garron. Je vais te le dire une bonne fois, je t’aime. »
Christopher secoua la tête. Le doute et l’inquiétude se lisaient clairement dans ses yeux gris. « Tu n’es pas obligée de dire ça, murmura-t-il.
— Je t’aime, insista-t-elle, son visage à deux doigts du sien. À la cour, je serai toujours la dame Protectrice Wynter Moorehawke. Pour Razi et Albéron, je serai toujours Wyn – le bébé de Razi, la sœurette d’Albi. C’est ainsi, Christopher, et j’en suis fière. Mais je suis également ton Iseult. Tu es le seul homme qui puisse s’en prévaloir, et rien ne viendra jamais changer ça. Nous finirons par trouver notre place, lui promit-elle. Je ne sais pas encore où, ni à quoi elle ressemblera, mais nous y serons tous les deux, Christopher ; et, quoi que nous y fassions, je te garantis que je ne resterai pas dans la tente alors que les hommes partent refaire le monde. »
Christopher lui sourit avec son air canaille, et devant le camp scandalisé Wynter l’embrassa à pleine bouche, en prenant tout son temps. Sa main vint se poser sur sa taille et il produisit ce grondement de gorge délicieux qui ne manquait jamais de la faire fondre.
« Tu m’attends ici ? » murmura-t-elle.
Il acquiesça en souriant, et, après un dernier baiser solennel, Wynter se détacha de lui pour grimper la colline vers la tente d’Albéron.