Le gué de Chér
Eh bien, nous y voilà, songea-t-elle en parcourant du regard le petit groupe de tentes et le feu de camp. Sauf que ça n’a rien d’un campement royal. Il y a trop peu d’hommes, aucun chariot, pas de présence militaire. Il était de plus en plus probable qu’elle avait pris la mauvaise décision, hélas, et qu’elle leur avait fait perdre tout ce temps.
Ça suffit ! se sermonna-t-elle. Christopher a raison. Ce qui est fait est fait ! Nous ne sommes plus qu’à trois jours du palais. En nous dépêchant, nous pouvons encore arriver le même jour qu’Albéron. Peut-être même avant lui. Tout n’est pas encore perdu.
Elle se tourna vers ses compagnons. Elle avait insisté pour qu’ils empruntent l’ancienne route à travers la forêt pour arriver à la maison du passeur par l’est. Ce chemin abandonné était signalé sur la carte par une ligne orange en pointillés et la mention « infranchissable pour les chariots ». Il était envahi par la végétation, jeunes sapins, hautes herbes et autres buissons de ronces. Mais il offrait malgré tout un passage plus commode que les sous-bois et ils purent approcher facilement, avec une bonne vue du campement. Surtout, cela permettait qu’on les aperçoive depuis le camp, ce qui réduisait le risque qu’on les prenne pour des espions et leur tire dessus.
Boro, le poil hérissé, voulut filer devant dans les hautes herbes mais Sólmundr le rappela aussitôt. Le chien de guerre revint à contrecœur, en aboyant et en grondant aussi bien vers les arbres que vers le camp. Sólmundr le houspilla longuement.
« C’est difficile à dire d’ici, murmura Christopher en étudiant le petit groupe d’hommes qui les regardaient approcher, la main en visière au-dessus des yeux. Mais ils ne m’ont pas l’air d’être des soldats. Je ne vois pas de livrées, ni de bannières, ni rien qui fasse penser à un cortège royal.
— Nous nous sommes trompés, fit Razi en soupirant.
— Allons-y malgré tout, suggéra Wynter. Il nous sera plus facile de rejoindre la route principale par ce chemin. Après quoi il ne nous restera plus qu’à filer comme le vent jusqu’au palais. Jésu ! Je n’arrive pas à croire que j’aie pu commettre une pareille…
— N’avancez plus, voyageurs ! Faites demi-tour et repartez par où vous êtes venus. »
Wynter tira brutalement sur ses rênes tandis que des hommes émergeaient des sous-bois comme des ombres. Ils barrèrent la route devant et derrière eux. Boro se mit à gronder en tournant sur lui-même, avec un regard vers Sól qui signifiait : Je te l’avais bien dit. Le guerrier soupira, écarta les mains et ordonna à son chien : « Tarraing siar ! »
Malgré leurs vêtements ordinaires, les hommes qui les encerclaient braquaient leurs arbalètes avec le sang-froid de soldats professionnels, et Wynter reprit espoir. Elle n’aurait jamais cru être aussi heureuse de voir une flèche pointée froidement dans sa direction. Elle leva les mains bien haut et sourit à leur chef, dans lequel elle reconnut un lieutenant de la garde royale. Plissant les yeux depuis les fourrés, l’homme parut décontenancé par sa réaction.
« Il faut faire demi-tour, répéta-t-il lentement, s’imaginant peut-être qu’elle s’était échappée d’un asile et ne pouvait pas comprendre. Cette route vous est interdite.
— Merci, lieutenant. Je vous félicite pour votre vigilance. Toutefois, nous sommes porteurs de documents destinés au roi. Je vous serais donc reconnaissante de bien vouloir lui transmettre mes compliments et de lui dire, s’il vous plaît, que sa fidèle servante la dame Protectrice Wynter Moorehawke, accompagnée de son fils le seigneur Razi, sollicite une audience. »

 

On les délesta de leurs armes avant de les conduire à pied à travers les hautes herbes jusqu’au campement du roi. Le cortège était bien modeste en effet, pas plus d’une dizaine d’hommes, répartis dans quatre tentes dont une manifestement réservée au roi en personne. Wynter se réjouit de n’apercevoir aucun signe d’artillerie lourde, pas même les empreintes profondes qui auraient signalé le passage d’un canon. Le sol ne portait pas d’empreintes de pieds ni de sabots plus nombreuses que celles des chevaux qu’on voyait à l’attache sur le côté, il ne devait donc pas y avoir une foule d’archers tapis dans l’ombre, prêts à faire pleuvoir une grêle de flèches sur Albéron et son escorte.
Wynter ne put s’empêcher de reprendre confiance en constatant tout cela. Rien n’indiquait que le roi préparait une embuscade. Se pouvait-il qu’il y ait renoncé ? La nouvelle de la mort de Razi l’avait-elle abattu à ce point ? Jonathon était-il sincère en proposant des pourparlers à son dernier héritier encore en vie ? Aussi incroyable que cela paraisse, l’impensable était peut-être devenu réalité. Wynter jeta un coup d’œil à Razi, nerveux et méfiant, et songea : Peut-être allons-nous réussir, après tout.
Le lieutenant les mena hors des hautes herbes alourdies de pollen tandis que les autres hommes du roi se rassemblaient en silence autour d’eux. Les soldats regardaient Sól et Christopher avec incrédulité – et restaient à distance de Boro.
« Si cet animal remue ne serait-ce qu’une oreille, abattez-le », ordonna le lieutenant, et ses hommes épaulèrent leurs arbalètes et suivirent la progression du chien avec le doigt sur la gâchette.
Wynter les observait du coin de l’œil. Le sang-froid imperturbable avec lequel ils avaient accueilli le retour de Razi d’entre les morts était impressionnant. La plupart se contentaient de lui jeter des regards furtifs, parfois en se poussant du coude ou en échangeant des messes basses. Il s’agissait de toute évidence de soldats aguerris, mais, hormis le lieutenant, Wynter n’en reconnut aucun ; ce n’étaient pas les archers grands et larges d’épaules qui composaient la garde personnelle du roi.
Où sont les hommes de Jonathon ? songea Wynter en hasardant un coup d’œil par-dessus son épaule. Ils ne pouvaient pas tous tenir dans l’une des petites tentes. Y aurait-il eu des dissensions dans les rangs ? Les propres hommes du roi auraient-ils été victimes d’une purge ? Certainement pas. Jonathon avait suffisamment répété à Lorcan quelle confiance il accordait à sa garde. Ces hommes étaient tous d’une loyauté indéfectible envers la couronne. Que leur était-il arrivé ?
« Attendez ici », leur dit le lieutenant. Après quoi il les abandonna à la surveillance de ses compagnons pour se diriger vers la tente que Wynter présumait être celle du roi.
À la stupéfaction de Wynter, le lieutenant ne s’arrêta pas sous l’auvent pour s’annoncer d’une voix forte et attendre l’ordre d’approcher. Il marcha directement jusqu’à l’entrée, murmura  « C’est moi » à travers le tissu et attendit là, penché en avant, comme un colporteur qui frappe à la porte d’une masure.
Wynter jeta un coup d’œil vers Razi. Même dans son état actuel, son ami tiqua devant un tel manquement à l’étiquette. « Est-ce…, commença-t-il. Est-ce bien au roi que ce gaillard est en train de s’annoncer ? »
Un homme sortit de la tente, et Wynter reconnut le capitaine de la garde personnelle de Jonathon. Il était si grand qu’il dut se pencher pour écouter ce que le lieutenant lui chuchota à l’oreille. Puis il se tourna vers Razi avec ébahissement, incapable de dissimuler sa stupeur.
Wynter entendit le lieutenant murmurer : « Est-il en condition ? » Les regards des deux officiers se croisèrent, et, au lieu de répondre, le capitaine jeta un coup d’œil furtif vers la tente.
Wynter se raidit. Que diable faisaient ces deux hommes ? Pourquoi n’annonçaient-ils pas tout simplement la visite de Razi à son père ? Et que pouvait bien faire le roi à l’intérieur ? Il n’était tout de même pas en train de patienter tranquillement pendant que ses propres hommes murmuraient à sa porte ?
Elle s’avança d’un pas, et d’une voix ferme et claire, demanda : « Pourquoi ne nous annoncez-vous pas ? »
Les gardes tressaillirent, et Wynter haussa le ton de manière à se faire entendre à l’intérieur de la tente. « Faites votre devoir, sur-le-champ ! exigea-t-elle. Et annoncez la dame Protectrice Moorehawke et le seigneur Razi à Sa Majesté le roi ! »
Un bruit de vaisselle brisée s’échappa de la tente et le capitaine s’engouffra à l’intérieur, laissant le lieutenant affronter seul le regard furibond de Wynter. La voix de Jonathon s’éleva à travers la toile. « C’est lui ? C’est vraiment lui ?
— Annoncez-nous, fit Wynter en grinçant des dents, ou vous en subirez les conséquences.
— Je vous suggère d’obéir à la dame », conseilla Razi d’un ton sévère.
Le lieutenant ouvrit la bouche, mais le rabat de la tente s’écarta avant qu’il puisse répondre et le capitaine en ressortit avec une expression anxieuse. « Mon seigneur Razi, déclara-t-il, dame Protectrice Moorehawke. Le roi vous attend. »
Il s’effaça devant eux, et Wynter hésita.
Razi, son noble ami, la regardait solennellement de toute sa hauteur. Il émanait de lui sa gentillesse, source inépuisable de force, mais Wynter savait qu’il dépendait d’elle. En réalité, tout dépendait d’elle. Albéron, le roi, le royaume même : tout reposait entièrement sur ses épaules. Sans réfléchir, elle se tourna vers Christopher. Son cœur battait la chamade.
Je ne peux pas faire ça, mon amour. Que vais-je lui dire ?
« Dame Protectrice ? » l’encouragea le capitaine.
Que faut-il que je lui dise ?
« Le roi vous attend, ma dame !
— Dis-lui la vérité, murmura Christopher. Il n’y a que ça à faire. Tu verras bien comment il réagit. »
Il avait raison, bien sûr. Elle agrippa le dossier d’Albéron et fit un pas vers la tente. Malgré le sentiment de panique qui la gagnait, elle parvint à lancer d’une voix ferme : « Attendez-nous ici, maître Garron, seigneur Sólmundr. Et surveillez le chien, s’il vous plaît. » Ils s’inclinèrent. Wynter partait vers la tente quand Christopher l’appela :
« Dame Protectrice ? » Elle se retourna vers lui. Il se pencha pour lui glisser chaleureusement à l’oreille : « Nous nous en sortirons, ma jolie, toi et moi, quoi qu’il advienne. Contente-toi de faire de ton mieux, c’est tout ce qu’on peut te demander. »
Elle inclina la tête, le temps de presser furtivement sa joue contre la sienne, puis s’écarta. Il lui adressa un sourire – son sourire effronté, canaille –, et Wynter éprouva une familière bouffée de tendresse pour lui. « Toute cette histoire sera bientôt finie, chuchota-t-elle. Ensuite, nous serons libres de décider où nous voulons aller et ce que nous voulons faire de nos vies.
— Ce sera bien », approuva-t-il. Il jeta un coup d’œil à Razi. « Ne t’en fais pas, docteur. » Il se tapota la tempe. « Tu as tout ce qu’il faut là-dedans. »
Razi serra brièvement la main de son ami. Le capitaine toussota dans son poing. Wynter hocha la tête, puis elle s’avança avec Razi vers la tente.

 

Le roi se levait quand ils pénétrèrent sous la tente, mais en apercevant Razi, il se figea, pétrifié de stupeur. Voyant le capitaine les suivre à l’intérieur, le roi lui murmura de sortir. L’homme hésita un instant, puis il hocha la tête et se retira en laissant retomber le rabat derrière lui.
Le roi demeura immobile, les yeux rivés sur son fils.
Razi s’avança prudemment. Il détailla le roi de la tête aux pieds, et Wynter comprit qu’il s’efforçait de réconcilier son souvenir de Victor St James, petit et basané, avec l’image de ce colosse blond qui était son véritable père.
« Votre Majesté ?
— Razi ? répliqua le roi. Mon fils ! »
Jonathon acheva de se lever et Wynter comprit, avec un pincement au cœur, qu’une fois de plus il était passablement ivre. « Mon fils ! » s’écria-t-il en bousculant la table, en renversant sa chaise pliante dans sa hâte.
Le roi fondit sur eux. Razi tressaillit, et leva les mains comme pour parer un coup. Mais Jonathon le prit dans ses bras et le serra à l’étouffer, le faisant vaciller sous son poids. Refermant le poing dans ses boucles brunes, le roi enfouit son visage dans le creux de l’épaule de son fils.
« Tu es vivant. Tu es vivant ! »
Razi, les bras écartés, se prêta à cette étreinte avec une confusion inquiète. Il croisa le regard de Wynter par-dessus l’épaule de son père, et elle lui montra le dossier d’Albéron, en hochant la tête pour l’encourager à parler. « Nous avons…, commença-t-il d’une voix hésitante. La dame et moi, nous avons avec nous… »
À la mention de Wynter, le roi se tourna vers elle. « Mon enfant, dit-il, je suis désolé. Pauvre Lorcan. Je n’ai rien pu faire. »
Wynter émit un petit sanglot. Ce fut tout ce qu’elle parvint à articuler. Soudain, sa gorge se faisait trop petite pour des mots. Elle ignorait jusqu’alors qu’elle se cramponnait à un infime espoir, qu’elle avait entretenu, sans même s’en rendre compte, l’illusion qu’une erreur avait pu être commise. À présent, cet espoir venait de lui être retiré. Il n’y avait pas eu d’erreur. Lorcan était bien mort.
Comment tenait-elle encore debout alors que le monde avait cessé de tourner ? Pourquoi ne s’écroulait-elle pas ? Pourquoi ne hurlait-elle pas ? Des questions terribles montaient en elle : Est-il mort tout seul ? A-t-il souffert ? M’a-t-il appelée en vain ? L’émotion la submergea. Elle demeura inerte, hébétée, stupide.
Devant sa détresse, les yeux de Jonathon s’emplirent de larmes et il lui tendit la main pour l’attirer contre lui. Cette marque de sympathie la bouleversa ; pour ne pas éclater en sanglots, Wynter brandit le dossier d’Albéron comme un bouclier et s’écria : « Voici des documents que nous vous apportons, Votre Majesté. Ils sont de la main du prince. »
Jonathon baissa les yeux sur le dossier, puis les reporta sur Wynter. Il ne semblait pas comprendre.
« Du prince royal Albéron, Votre Majesté. Pour vous. »
Le roi recula comme si elle l’avait menacé. Sans lâcher Razi, il se tourna vers lui avant de demander à Wynter : « Quelle traîtrise est-ce là ?
— Il n’y a pas de traîtrise. Seulement des lettres de votre héritier, qui vous supplie de l’écouter. Il n’y a aucun coup d’État en préparation, Votre Majesté. Il n’y en a jamais eu. Le prince n’a jamais eu l’intention de vous trahir. Il… »
Mais le roi ne l’écoutait plus ; il avait empoigné Razi par les épaules et le dévisageait avec attention. « C’est lui qui t’a envoyé ? » murmura-t-il. Devant son expression de neutralité étudiée, l’horreur du roi céda la place à la fureur. « Où étais-tu ? hurla-t-il en le secouant. Fils indigne ! Où étais-tu, pendant que je te croyais mort et que je te pleurais ? Qu’as-tu fait ? »
Effrayé par la tournure violente que prenait cet échange, Razi leva les bras et se dégagea facilement des mains de son père. Il recula d’un pas, les poings levés en un avertissement muet. Le roi s’assombrit d’une manière inquiétante, et ses épaules se voûtèrent.
« Tu veux te battre contre moi, mon garçon ? demanda-t-il. Tu crois pouvoir me vaincre ? »
Razi continua à surveiller le roi, sans un mot et sans baisser la garde.
« Votre Majesté ! s’écria Wynter. Si vous vouliez seulement écouter… »
Elle voulut s’interposer, craignant d’assister à un nouveau déchaînement de brutalité du roi contre son fils. Pourtant la colère de Jonathon retomba d’un coup. Sous les yeux de Wynter, il parut rapetisser, se racornir et devenir vieux. Il se détourna de Razi et tituba jusqu’à sa chaise, dans laquelle il se laissa tomber lourdement.
« Il t’a donc envoyé, dit-il, et m’a vaincu. Comme c’est cruel, Razi, après avoir autant pleuré ta mort, de te voir revenir pour me trahir de cette manière ! C’est le châtiment divin, je suppose. Dieu sait que je l’ai mérité ! Après tout, à quoi devais-je m’attendre ? Malgré les rêves que je nourrissais pour ton frère et toi, comment pouvais-je espérer que vous échapperiez à votre héritage maudit ? Je vais perdre mon royaume comme je l’ai gagné. » Il se mura dans un silence maussade. Wynter ouvrit la bouche, mais Jonathon reprit dans un murmure : « Au moins, mes fils ne sont pas des couards comme leur père. Ils me défient en hommes, sans se complaire dans des manigances sournoises… Oh ! Mon Dieu ! » Il se prit la tête à deux mains et gémit. Sa douleur était si profonde, si sincère, qu’en dépit de son propre chagrin Wynter ne put s’empêcher de le prendre en pitié. « Oh ! Mon Dieu ! répéta-t-il. J’ai mené mon royaume à la ruine.
— Votre Majesté ? hasarda Wynter. Voulez-vous m’écouter, s’il vous plaît ? »
Jonathon lui lança un regard noir. « C’est une bien méchante maîtresse, celle qui se donne à un prince dans le seul but d’accéder au pouvoir. Si le seigneur Razi veut me dire quelque chose, qu’il le fasse en personne, en m’épargnant la discourtoisie, et à lui-même le déshonneur, de s’exprimer par la bouche de sa catin. »
Le rugissement de Razi les fit sursauter tous les deux. « Comment oses-tu ! tonna-t-il. Comment oses-tu t’adresser à elle sur ce ton ? Retire immédiatement ces propos ignobles ! C’est la pire des bassesses de dénigrer une femme en attaquant sa vertu ! Comme c’est facile pour toi ! Comme c’est glorieux !
— Razi, souffla Wynter, tu t’adresses au roi !
— C’est un noble, rétorqua Razi. Qu’il se comporte comme tel ! »
Le roi fronça les sourcils en voyant son fils, d’ordinaire si prudent, si maître de lui, écumer de rage pour ce qui n’était somme toute qu’une insulte mineure adressée à une femme. L’étrangeté de la chose lui donnait à réfléchir, et Wynter discerna en lui ce qui avait toujours séduit son père : cette fameuse intelligence des Fils de Roi, pas encore complètement détruite par le chagrin et par le vin.
« Quelle mouche te pique, mon garçon ? demanda-t-il. Serait-ce à cause de ta mère que tu réagis de cette manière ?
— Votre Majesté, intervint Wynter, mon seigneur Razi n’est plus lui-même. Je vous en prie. Je vous en supplie. Laissez-moi vous expliquer. »
Jonathon la foudroya du regard, sans l’autoriser à parler. Wynter s’approcha néanmoins et déposa le dossier sur la table, devant le poing du roi. « Votre Majesté, ces lettres émanent de votre héritier. Le prince les a confiées à son frère afin qu’il vous les transmette. Il l’a chargé de vous expliquer qu’il n’a jamais eu l’intention d’usurper le trône. Il souhaite simplement vous exposer ses plans pour l’avenir. »
Le roi regarda les documents avec une sorte d’hébétude. Sa grosse main glissa vers eux sur la table mais s’arrêta avant de les atteindre. Wynter en profita pour s’approcher et continuer d’une voix plus douce : « Votre Majesté, insista-t-elle, quels que soient vos différends, le prince n’a aucun désir de prendre votre place. Avec tout le respect que je vous dois, il souhaite simplement renforcer le royaume. »
Le roi croisa son regard. « Il s’y prend d’une bien étrange manière », commenta-t-il.
Il était suffisamment proche pour que Wynter puisse sentir son haleine avinée, et l’odeur de feu de camp qui se dégageait de ses vêtements. « Puis-je suggérer qu’il y avait deux parties impliquées dans ce malentendu, Votre Majesté ? »
Le visage du roi s’empourpra de nouveau. « Ne commets pas l’erreur de te prendre pour ton père, petite. Lorcan était le seul que j’autorisais à me parler sur ce ton. Et personne ne le remplacera, pas même sa fille ! »
En dépit du frisson de peur qui lui chatouillait les entrailles, Wynter soutint le regard du roi et murmura : « Je ne peux m’empêcher de penser que si vous aviez laissé votre héritier vous parler sur ce ton, une bonne part des problèmes actuels de ce royaume aurait pu être évitée. Avec plus de discours et moins de colère, l’orage se serait apaisé avant même d’éclater.
— Mon héritier a dérobé et fait connaître une invention que je souhaitais garder secrète. Il a comploté dans mon dos, pactisé avec mes ennemis. Ses agissements ont dressé la cour contre son frère et divisé mes hommes. Qu’aurais-tu voulu que je fasse, petite ? Que je capitule et lui remette ma couronne avec un haussement d’épaules ? »
La dure réalité de la situation serra le cœur de Wynter qui comprenait soudain, avec une horrible clarté, l’énormité du problème de Jonathon. Face à la rébellion publique d’Albéron, quel choix avait-il ? Soit il était roi, soit il ne l’était pas. Son héritier devait se plier à sa volonté, c’était la loi dans tous les royaumes. Ainsi allait le monde. Albéron aurait voulu voir le pays évoluer dans un sens, Jonathon dans un autre. Leurs deux visions étaient irréconciliables. L’un d’eux devait plier, sans quoi l’un d’eux devrait mourir. C’était aussi simple que cela. Wynter battit en retraite, à court de mots, et Jonathon hocha la tête.
« Je suis vaincu, dit-il.
— Mais parlerez-vous à votre héritier ? insista Razi.
— Ai-je le choix, grommela le roi, maintenant qu’il m’a débusqué ? »
Razi fronça les sourcils en se tournant vers Wynter. Qu’entend-il par là ?
Le roi fit claquer sa langue. « Cesse de tourner autour du pot comme une foutue femme de chambre, mon garçon. » Il fit un geste désabusé en direction du dossier. « Approche, et expose-moi les conditions de ton frère. Je suppose qu’il sera là dans quelques heures et je n’ai pas l’intention de rester assis à lire ces documents, pendant que ses troupes marchent sur moi.
— Mais, Votre Majesté, protesta Wynter, les troupes du prince ne marchent pas sur vous, Albéron n’a emmené qu’une…
— Oh, suffit, jeune fille ! Jésu Christi, on croirait une corneille qui ne cesse de croasser à mes oreilles ! J’ai demandé à mon fils, bon sang ! Razi, viens par ici et détaille-moi les conditions de ton frère avant que je perde complètement patience et que je l’accueille avec ta tête au bout d’une pique ! »
Voyant Razi hésiter, le roi lui jeta un regard noir. Razi se racla la gorge. « Je… je ne saurais pas vous parler de ces documents, Votre Majesté. J’ignore ce qu’ils contiennent.
— Tu apportes ton soutien à ton frère sans même avoir discuté de ses plans ? s’exclama le roi. Toi ? » Razi jeta un regard désemparé à Wynter et le roi se tourna vers elle avec incrédulité. « Va-t-il falloir encore une fois que je m’en remette à vous, dame Protectrice ? »
Wynter crut que ses lèvres allaient se craqueler de peur quand elle les ouvrit pour parler. « Mon seigneur Razi ne se sent pas bien, Votre Majesté, expliqua-t-elle. Nous avons été attaqués en venant ici. Sa jument a roulé au bas d’une colline, et lui avec. Quand il a repris connaissance, il savait à peine qui il était et avait tout oublié de ce qui s’était dit entre son frère et lui. »
Un silence à couper au couteau s’abattit dans la tente.
« Je me souviens que je suis médecin », hasarda Razi.
Le roi se rembrunit tellement que Wynter faillit battre en retraite.
« Voilà bien la plus vile, la plus abjecte des manipulations ! cracha le roi. Tu espères concentrer tous mes espoirs dans un seul héritier, c’est ça ? Tu espères te retirer du tableau par cette invention ridicule ? Tu te crois donc si important, petit homme, que tu feignes d’abord la mort, puis la folie, pour me jeter dans les bras d’Albéron ? Es-tu lâche à ce point, mon garçon ? N’as-tu vraiment aucune fierté ? » Jonathon cogna du poing sur la table, les larmes aux yeux. « J’aurais encore préféré que tu te jettes sur moi avec une hallebarde, gronda-t-il. J’aurais préféré te voir tirer l’épée contre moi, qu’être insulté de cette façon !
— Je n’ai aucun souvenir de vous ! s’écria Razi. Je n’arrive même pas à concevoir que vous soyez mon père. Je me souviens très bien de mon père ! Je l’aimais. Alors que je ne vous connais même pas !
— Oh ! Razi, souffla Wynter, non.
— Je suis médecin ! s’emporta Razi. Ainsi que mon père l’a toujours voulu ! Médecin ! J’ignore ce que j’étais supposé faire de ça, dit-il en indiquant le dossier, mais je ne peux pas vous aider ! C’est votre poison, buvez-le ! »
Wynter, complètement abattue, se laissa tomber sur une chaise et se prit la tête à deux mains. La chaise du roi racla le sol et la table trembla quand il se leva brusquement, mais Wynter ne prit même pas la peine de relever la tête. Tout est perdu, pensa-t-elle. C’est le chaos. Il y avait une forme de béatitude à s’abandonner ainsi au désespoir.
Le silence qui s’ensuivit lui fit lever les yeux. Jonathon et Razi la fixaient d’un air éberlué, et, pendant un instant, elle se demanda pourquoi. Puis elle se rendit compte qu’elle était affalée sur la table, vautrée comme un mendiant le nez dans son écuelle, et cela en présence du roi. Elle rougit et voulut se lever, mais Jonathon lui fit signe de rester assise et se laissa retomber sur sa chaise. Ce fut peut-être cela, surtout – cette spontanéité dans l’attitude de Wynter, cette absence d’affectation dans l’expression de son désespoir –, qui réussit à le convaincre.
« Je vous le jure, murmura Razi, je ne me rappelle rien des choses dont vous me parlez. Je ne suis qu’un médecin, Votre Majesté. Un savant. Tout le reste, fit-il en indiquant sa tête, est parti. »
À la stupéfaction de Wynter, Jonathon étouffa un petit rire. « Quelle sinistre bouffonnerie… me donner ce que j’ai toujours désiré, au lieu de ce dont j’aurais besoin. » Il leva les yeux au ciel avec un amusement amer. « Tu as toujours prétendu que Dieu avait un fichu sens de l’humour, Lorcan. » Il soupira. « Il doit bien rire en cet instant.
— Votre Majesté, dit Wynter, quoi que vous réserve l’avenir, Albéron ne vient pas à vous en armes. Il s’est entouré d’une escorte réduite, et je vous assure que ses intentions sont pacifiques. »
Le roi pouffa. « Quel besoin aurait-il d’armes, puisque le mal est déjà fait ?
— Lirez-vous les documents, Votre Majesté ? demanda Razi.
— À quoi bon ? »
Razi prit le temps d’y réfléchir. « Parce que ça vous permettrait de mieux comprendre ce qui est en jeu ? » Le roi le dévisagea avec intérêt. « Et que… vous pourriez ensuite faire davantage que manœuvrer à l’aveuglette ? »
Voyant le roi faire la grimace, Razi s’avança gauchement vers la table. « J’ai un autre papier sur moi. J’ignore s’il fait partie de ceux que je devais vous remettre ou si c’est un document personnel. Je vous avoue que j’ai longtemps hésité à l’ouvrir, mais la crainte qu’il vous soit adressé m’a incité à la prudence. Voulez-vous… ? » Après une dernière hésitation, il glissa la main dans sa tunique et en sortit un papier plié en quatre et cacheté à la cire. Wynter le reconnut immédiatement.
« C’est Albéron qui te l’a donné, alors que nous quittions le camp. Je croyais que tu l’avais mis dans le dossier avec les autres. »
Razi secoua la tête. « Manifestement, je n’en ai rien fait. » Il tendit le document à son père. « Votre Majesté ? Pensez-vous qu’il vous soit destiné ? »
Le roi prit la lettre. Il l’ouvrit. L’écriture vigoureuse d’Albéron s’y étalait sur une page. Le roi la lut, à deux reprises, avant de la poser sur la table. Il la fit glisser vers Razi. Wynter se pencha discrètement pour lire par-dessus son épaule.

 

Mon père,
Je ne suis qu’une foutue tête de mule – n’est-ce pas ce que mes précepteurs vous ont toujours répété ? Je n’ai aucun talent pour parler, sauf quand je m’adresse à mes soldats, qui semblent me comprendre assez bien. Vous avez toujours voulu autre chose pour moi. Je l’ai voulu moi-même. À côté de mon frère, je ne suis qu’une brute. Mais vous et moi avons réussi à trouver un terrain d’entente ces cinq dernières années, n’est-ce pas ? Au milieu de toute cette horreur, vous avez pu être fier de moi et mettre à contribution mes talents particuliers. Même si j’aurais préféré que ce soit dans un autre domaine que la guerre, j’ai toujours été heureux de vous servir. De contribuer à protéger les espoirs merveilleux que vous entretenez pour l’avenir de notre peuple.
C’est encore ce que je fais aujourd’hui. J’aimerais pouvoir vous en convaincre, et tout vous expliquer. J’ai longtemps attendu le retour de Razi, sachant qu’il saurait mettre en mots ce qui s’est toujours terminé entre nous par des cris et des coups.
Si je pouvais regrouper tous ceux qui menacent ce royaume et empiler leurs têtes à vos pieds, je le ferais. J’aspire uniquement à être votre gardien. Votre bras droit fidèle et vigoureux. Je crois en ce royaume, comme je crois en ce que vous désirez en faire. Écoutez Razi. Il saura vous en assurer.
Wynter m’explique que vous avez détruit toutes mes affaires. J’espère que vous avez conservé mes lettres (elles sont dans mon coffre en cuir rouge). C’est leur influence qui me pousse à m’asseoir à présent, à me torturer les doigts et le cerveau dans cet effort maladroit pour vous écrire. Au fond, cela n’aura pas été si difficile – peut-être aurions-nous mieux fait de toujours nous adresser l’un à l’autre par écrit ? Cela nous aurait certainement épargné quelques yeux pochés.
Je n’en dis pas plus. J’espère que notre prochaine rencontre se déroulera dans une atmosphère amicale.

 

Albéron.

 

Mon père, une dernière chose, peut-être pourrions-nous autoriser Wyn à garder son Bohémien ? Le gaillard ne me paraît pas très recommandable, mais Razi l’a pris en affection.

 

Il y eut un long silence. Wynter tendit le bras sans réfléchir et toucha le parchemin. Oh, Albi.
Le roi retira immédiatement la lettre de sous ses doigts. Elle ne voulait pas le regarder, ne pouvait pas le regarder, et ne vit donc pas où il la rangeait. Sa voix était très douce quand il dit : « Assieds-toi, mon garçon. » Razi s’exécuta. « Fillette, lança Jonathon à Wynter, va demander au capitaine de nous préparer du café. Qu’il nous apporte également quelque chose à manger. »
Wynter lui obéit, et, alors qu’elle sortait de la tente pour aller chercher à manger pour le roi, Jonathon ramassa le dossier d’Albéron et détacha son cordon.