MÉMO SEPT
J’ai dû perdre conscience une fois de plus.
Ou alors ma conscience, mon être conscient avait fini par se délayer, se déliter dans ce torrent de lumière qui me jaillissait dans les yeux. Je n’étais plus moi-même que lumière diffractée, que couleurs fusantes, qu’arcs-en-ciel brassant toutes les nuances du spectre visible, plus quelques autres, que je ne peux pas nommer, que je ne peux même plus décrire.
Lumière… mais aussi gravitation, électromagnétisme, bouillonnement nucléaire. Tout me rentrait dans les yeux, dans la bouche, dans les oreilles, dans les pores, dans l’esprit. Toutes les forces essentielles de l’univers se précipitaient sur moi, s’engouffraient en moi. J’étais ces forces universelles. J’en faisais partie. Je connaissais l’ivresse des novae explosant en silence, je m’embrasais au sein de nuages d’hydrogène vastes comme dix fois l’orbite de Pluton, je m’écartelais dans la photodésintégration du fer tapi au cœur des étoiles qui mouraient en riant, je vibrais avec les pulsars, ma carapace d’espace-temps se tordait autour des trous noirs en formation, je surfais au sommet des vagues de gaz stellaire qui venaient battre les plages de poussière rouge bordant les nébuleuses globulaires, des fœtus d’étoiles avortaient dans un jaillissement de plasma tandis que je frôlais des nids de molécules géantes prêtes à naître en étoiles inouïes. Images, sensations, que les mots sont bien impuissants à décrire. Émerveillement et terreur, froid et chaleur, décérébration dans la vitesse absolue, stase millénaire au rythme cosmique de la création et de l’effondrement des astres. Ivresse ? Orgasme ? Éclatement psychothropique ? Tout cela à la fois, et plus, et en même temps rien de tout cela, puisque aucun concept humain ne correspond à cette expérience unique…
Une expérience qui a duré cent siècles, ou alors une fraction de seconde. Qu’est-ce que je peux en savoir, maintenant que c’est passé, que c’est fini à jamais ? Je n’en sais plus rien, plus rien… Les sensations ont coulé de mes nerfs, les visions se sont fanées devant mes yeux, la voix de l’univers vivant ne s’est pas imprégnée au fond de mes oreilles, elle ne m’a pas rendu sourd non plus. De cette expérience unique il ne me reste rien, rien que des souvenirs qui se brouillent, que des rêves qui parfois visitent encore le calme de mes nuits d’Ornella et ne sont plus qu’impalpable poudre au réveil, que des mots minuscules et impuissants, que des mots.
J’ai donc perdu conscience à la pointe ultime de cette folle plongée vers le vortex de l’univers, dont le halo d’énergie vibrante me poinçonnait chaque atome…
Et puis j’ai repris conscience, je me suis réveillé. L’esprit à peine embrumé, les jambes à peine flageolantes, les oreilles tout juste bourdonnantes, l’œil un rien flou, le sexe normalement érigé (encore une chose qui ne dure jamais longtemps).
Je me suis levé, j’étais… Mais où étais-je ? Et qui étais-je ? Je me suis palpé, scruté. Les poils de ma poitrine ont crissé sous mes doigts, mon sexe a molli dans ma paume, j’ai un moment agité mes doigts de pieds et, pour faire bonne mesure, j’ai promené un index sur le poli de mon crâne et j’ai tenté d’emprisonner mon nez dans la coupe de mes mains. Toutes ces manœuvres m’ont permis d’apporter une réponse satisfaisante à la première de ces questions. J’étais bien moi. Je n’étais plus prisonnier de la carcasse desséchée de Mull-Anstein, je n’étais plus branché à l’Antarès. J’étais nu, mais j’avais réintégré ma peau de tous les jours, celle que je portais depuis bientôt trente-neuf ans. Est-ce que je devais ça à Ramollo, dont les cellules polymorphiques devaient toujours me courir sous le cuir ? Sans doute… En tout cas, ni mes transformations successives ni cette chute démente à dix mille fois la vitesse de la lumière vers le centre galactique n’avaient altéré mon intégrité.
C’était déjà quelque chose. Quant à la deuxième question… Ma seule certitude, c’est que je n’étais plus à bord de l’Antarès. Le Thor, avec ses cinq mille matelots, s’était évanoui autour de moi, ou alors c’est moi qui avais été arraché à son cœur d’acier pour être transporté là où je me trouvais, cet espace nébuleux, évanescent qui, selon toutes probabilités, devait être un des domaines des Autres… je veux dire des Primordiaux.
Je parle de domaine et pas de planète, parce que, pour autant qu’il m’avait semblé le comprendre, les Primordiaux ne vivaient pas sur des mondes solides. D’ailleurs l’endroit où je me trouvais n’avait rien de solide. Même mes pieds ne reposaient pas sur une surface palpable, et pourtant, quand j’ai essayé de marcher, mes pas m’ont permis de progresser en ligne droite devant moi, comme si je m’étais trouvé sur une surface plane, ou peut-être légèrement courbe et ascendante. Il y avait seulement une minime résistance au niveau de mes chevilles – ce qu’auraient pu produire vingt centimètres d’eau – mais l’impression, plutôt déroutante, était de marcher dans un vide pâteux, une poudre limpide d’un vert émeraude pâle qui emplissait toute la sphère de l’horizon. Sur ma gauche, un arc de lumière extrêmement brillante, comme un cimeterre de lune à son dernier quartier, tranchait la chair tendre de cette eau verte… Je précise « à ma gauche » car, même lorsque je tournais sur moi-même, l’arc lumineux se trouvait toujours à gauche. Plusieurs bandes vaporeuses, sombres, mais de couleur indéfinissable, traversaient ce vide poreux à l’horizontal, un peu plus haut que mon regard. Elles paraissaient très proches, et passaient pourtant derrière l’arc lumineux. Mais pouvais-je en être vraiment sûr ?
Ces espèces de structures coralliennes, rouge foncé, qui se sont un moment balancées devant ma figure et que j’ai vainement essayé de saisir, ou d’écarter, c’était quoi ? Du vivant, du végétal, de la décoration, de l’illusion ? Elles étaient là un moment, et l’instant d’après il n’y avait plus rien… Si, il y avait quelque chose de nouveau : une dizaine, ou peut-être une vingtaine de gros ballons dorés, avec des reflets intenses, entre le platine et le cuivre chaud, qui bondissaient devant moi entre les sombres écharpes grumeleuses. Des ballons ? Et pourquoi pas des planètes, en orbites serrées et capricieuses… Car ma vue me semblait porter à des parsecs de distance à travers le voile de gaze transparente. Et je n’oubliais pas que je me trouvais quelque part au centre de la galaxie, dans ce noyau turbulent où les astres fourmillaient, tassés comme des petits pois dans leur boîte, soufflés d’une ellipse à l’autre par des vents gravifiques qui auraient réduit en pulpe d’atomes la pomme de Newton.
J’étais là, oui, derrière le dense nuage de poussière rouge qui nous cache le dos du Sagittaire, à l’abri de l’arc magnétique de cent trente années-lumière projeté par l’activité de deux cents millions de soleils inaccessibles. J’étais là, et je n’avais pas été tué instantanément par la pression des radiations dures, ni aplati en une nanoseconde par la presse cosmique de la gravité… Je respirais ce même air tiède et doux, sans saveur particulière, que j’avais connu à l’intérieur de l’astroconque de Ramollo, et j’avançais toujours sans effort vers les bandes sombres qui constituaient mon horizon latéral.
J’attendais que les Primordiaux m’apparaissent, et s’adressent à moi. Je ne doutais pas qu’ils le fassent. Ils m’avaient appelé, il m’avait attiré dans cet endroit sans nom. Ce devait bien être pour quelque chose. Je craignais seulement que, vivant aussi longtemps que des montagnes, ils n’oublient qu’un homme n’a même pas un siècle à regarder pousser l’herbe, et qu’ils ne se pointent que pour parler à mon squelette…
J’ai cru un moment que les vifs triangles noirs qui ont piqué sur les planètes dorées et les ont réduites en miettes étaient eux enfin – des Primordiaux volants et aérodynamiques, mais les formes aiguës se sont à leur tour fondues dans le néant vert, tandis que les débris des sphères se recomposaient en nonchalantes courbures encastrées qui se sont stabilisées à l’horizon, repoussant les bandes sombres qui ont bavé en hauteur, s’éclaircissant, se délayant à la manière d’une encre dans l’eau. Le mince croissant de lumière a décru, s’est rempli, est devenu une boule lumineuse dans le « ciel », un soleil tout ce qu’il y a d’ordinaire. C’est à cet instant que je me suis aperçu que je ne marchais plus dans le néant, mais que je foulais un vrai sol ferme, couvert d’une épaisse herbe vert tendre qui chatouillait agréablement la plante nue de mes pieds. Devant moi, le fantôme des ballons planétaires avait terminé sa métamorphose : mon horizon se composait désormais d’un ensemble de collines basses, rousses, à la crête semée de bosquets aimables. Au-dessus de ces collines le ciel restait vert, mais un semis de nuages roses en peluche, comme des plumes d’anges, y mettait une touche pastel poétique. C’est en regardant le ciel que j’ai trébuché dans un cours d’eau transparent qui serpentait dans la plaine herbue.
Il n’était pas profond, une cinquantaine de centimètres pour quatre ou cinq mètres de large, et son murmure était semblable à un grelot de clochettes d’argent. C’était l’apparition du son dans ce domaine enchanté et enchanteur, et au carillon cristallin de l’eau s’est joint le friselis d’un vent indolent courbant les herbes et le piaillement aigu d’oiseaux encore invisibles. L’eau était incroyablement transparente, et je pouvais voir entre mes jambes les cailloux petits et blancs comme des dents de lait qui en constituaient le lit. De vifs poissons argentés ont contourné mes mollets, une grenouille de la même nuance que l’herbe, accroupie sur un entablement rocheux gris sombre, me fixait de ses yeux de mercure. J’ai bu deux gorgées d’eau ramassées dans ma paume, elle était délicieusement fraîche alors que son contact contre mes jambes me procurait une sensation de tiédeur.
J’ai franchi le cours d’eau, j’ai continué ma marche vers les collines. Des papillons et des libellules voletaient au-dessus de l’herbe, des abeilles butinaient la corolle des fleurs. Dans le ciel maintenant presque bleu, des corneilles et des tourterelles se croisaient, tressautantes ombres blanches en surimpression sur de rigides lueurs noires. Plus haut encore, tournoyait un faucon crécerelle noyé dans sa solitude d’azur pâle.
Corneille, tourterelle, faucon ? D’où connaissais-je ces noms, et les formes vivantes qui s’y rapportaient ?… Je les connaissais, en tout cas. J’ai atteint le sommet aplati de la plus proche colline, passant entre des arbres chuchotants dont les feuilles diaprées étincelaient au soleil. Un lapin m’est parti entre les jambes, un écureuil m’a accompagné un moment en sautant de branche en branche, un singe à gros yeux étonnés, sans doute un lémurien, me contemplait la tête en bas. Il faisait doux, l’air embaumait, je me sentais léger, léger… Je n’ai même pas sursauté quand une voix menue a prononcé mon nom.
— Val !
Je me suis retourné, Sudrud venait vers moi à travers un bosquet d’érables aux longs frissons dorés. Elle était nue comme je l’étais, sa mince silhouette paraissait frangée de lumière et ses vaporeux cheveux blonds jetaient des étincelles dans l’air. Elle s’est arrêtée à moins d’un mètre de moi, sa main aux doigts fins s’est posée un très court moment contre ma poitrine, un geste à la fois timide et volontaire.
— Je suis si heureuse de te retrouver…
Sa bouche a eu une mimique incertaine qui s’est vite muée en sourire. Entre ses lèvres roses, ses dents régulières ont scintillé. J’ai souri à mon tour. Je crois bien que j’ai dit :
— Moi aussi, je suis content de te voir. Je croyais…
Mais je ne savais déjà plus ce que je croyais. Les yeux de Sudrud, ses yeux d’un violet si particulier, ont fait le tour du ciel et de la terre, le tour du monde, avant de revenir se poser sur moi. D’autres étincelles, des étincelles d’émerveillement y jouaient.
— Quel est cet endroit, Val ? C’est si beau… On dirait, on dirait…
J’ai posé ma main sur son épaule ronde et douce, et je l’ai poussée sur la déclivité de la colline, vers le vallon ombragé qui se nichait au pied des pentes convergentes de ses sœurs, et au centre duquel l’œil grand ouvert d’un lac reflétait le bleu indien des nues.
— On dirait le Paradis, n’est-ce pas ? Ou le Jardin d’Éden…
Les mots m’étaient venus en bouche sans que j’aie eu à les formuler consciemment. Ces mots étaient simplement une évidence, comme le parfum des fleurs, la chaleur du soleil ou la douceur moite des ombrages étaient des évidences. Ma main s’est refermée plus fort sur l’épaule de Sudrud, elle a ri, a secoué la tête, et de ses cheveux sont nées de nouvelles gerbes d’étincelles crépitantes. Je me souvenais vaguement que Sudrud était née et avait grandi dans le Terrier sans soleil d’un satellite d’Alpha du Centaure, que toute son enfance, toute sa jeunesse avaient été étouffées dans le ventre d’une caverne d’acier. J’étais heureux pour elle qu’elle découvrît enfin la sérénité d’un monde paisible et sylvestre, heureux qu’elle fît cette découverte avec moi.
La jeune fille qui riait à mon côté, dont les mains se tendaient parfois vers la tache colorée et fuyante d’un papillon ou d’une abeille, n’avait plus rien de commun avec la scientifique fébrile et stressée que j’avais rencontrée à bord de l’Antarès. Et je n’avais plus du tout envie de la repousser et de la rudoyer, pour en finir avec de vieux fantômes… Cette Sudrud-là, elle m’évoquait plutôt l’autre Sudrud, la Sudrud Autre qui…
Mais c’était si loin, tout ça ! Si loin, dans un autre temps, dans un autre univers… Et appartenant à une autre vie, à un autre film, joué par d’autre acteurs. Sudrud était Sudrud, un point c’est tout. Et quand elle m’a demandé :
— Tout est si flou, dans ma mémoire… Comment sommes-nous arrivés ici, Val ? Dans quel vaisseau ? Et sur quelle planète avons-nous débarqué ?
Je me suis borné à sourire sans répondre. J’aurais pu lui parler des Primordiaux, mais à quoi cela aurait-il servi ? Ma mémoire aussi était floue, elle était légère surtout, légère comme un ballon ivre d’air chaud. Et quand elle a couru vers le lac j’ai couru à sa suite, et quand elle a plongé dans l’eau j’ai nagé à suite, et j’ai fait avec elle du crawl au milieu des hippopotames, et de la planche avec les alligators, et j’ai jeté avec elle des éclaboussures irisées au milieu d’un envol de flamants roses.
Nous sommes revenus sur la berge main dans la main, sa peau si pâle qu’elle en était presque translucide était cloquée de millions de perles d’eau, mais le casque de ses cheveux d’or blanc était resté sec, comme le dos luisant d’un palmipède. Un troupeau de chevaux menés par un magnifique étalon noir et blanc est passé en trombe près de nous, dans le martèlement des sabots. Quand la poussière soulevée par la harde est retombée, nous avons vu qu’au milieu de l’espace piétiné un rhino africain impassible broutait l’herbe de ses lèvres de pierre.
Nous sommes tombés dans l’herbe en riant, le feuillage dense d’un grand arbre nous couvrait de son ombre douce. À travers les ramures, une sculpture incandescente ondoyait. J’ai fermé les yeux pour me protéger de l’impact de ces photons épars. Mais c’était bon d’être ainsi bombardé. J’avais vécu si longtemps sur un monde sans soleil… Quel monde, au fait ? Bah ! Je ne m’en souvenais déjà plus. J’ai rouvert les yeux, Sudrud était penchée vers moi, le violet de ses iris couvait des feux tendres. Je me suis soulevé sur un coude, mes lèvres ont rencontré les siennes, et puis sa langue la mienne. Ce baiser avait le goût de l’eau.
Je lui ai dit :
— Il me semble qu’il y a longtemps que je t’attendais…
Elle m’a répondu :
— Moi aussi, il y a longtemps que je t’attendais.
À notre portée, de beaux fruits orange et dorés pendaient des branches inférieures de l’arbre. J’en ai cueilli deux, tenant encore à une branchette décorée de larges feuilles vert sombre en étoile, et j’en ai tendu un à Sudrud. Elle a mordu la peau dorée et je l’ai imitée. Du jus sucré a éclaboussé nos joues, la chair de la pomme avait un goût de soleil chaud, notre second baiser avait le goût des fruits.
Ma main a caressé son épaule, est descendue sur son sein petit et dur, mon index a joué avec son téton qui roulait sous mon doigt comme une bille, puis ma paume a suivi la courbe de son aine, pour venir s’arrêter en haut de sa cuisse. Le bout de mes doigts effleurait les fins pétales d’or de son sexe. Sudrud s’est allongée à mon côté, ma main a doucement coulé dans sa moiteur, ses doigts se sont refermés sur mon sexe durci. Nous avons fait l’amour lentement, tendrement, et puis violemment.
Quand nous nous sommes séparés, le rêve de douceur a flotté encore un moment autour de nous, entre nous, en nous. Puis les vagues frissonnantes se sont retirées. Nous étions assis l’un contre l’autre au pied de l’arbre, et sans regarder Sudrud j’ai croisé ses doigts aux miens. Planté en face de nous, un lion au mufle altier nous contemplait du fond de ses yeux en fusion, sa queue battant alternativement ses flancs. Derrière lui, une falaise grise nous masquait le lac : un éléphant, aux défenses si longues qu’elles touchaient terre, et dont les oreilles en forme de continent brassaient l’air. À gauche de l’éléphant, la partie supérieure de son corps dissimulée par les branches d’un arbre, un animal au pelage brun-roux, dressé sur ses pattes de derrière et aussi grand que le pachyderme, était occupé à croquer des fruits que j’entendais distinctement craquer sous ses dents. C’était un mégathérium, un mammifère du passé de la Terre.
Venu de nulle part, un petit froid s’est condensé dans l’épaisseur de l’air chaud. Mes doigts se sont crispés entre les doigts de Sudrud. Un renard au pelage argenté, avec des reflets bleus, a surgi d’entre les pattes du lion pour venir s’aplatir devant moi, son fin museau frémissant à quelques centimètres de mes pieds, sa queue en panache dressée. Ses yeux malins, de couleur indéfinissable, me sondaient avec ce qu’il m’a semblé être une curiosité amusée. Le lion s’est posé sur son arrière-train, il a incliné sa tête couronnée de laines brunes, s’est mis à lécher les coussinets de sa patte antérieure gauche avec la même indolence paresseuse qu’un chat. Un grand loup gris a fait le tour de l’arbre en trottinant et s’est posé près du renard, tête droite, une grande langue rose sortant entre ses canines très blanches. Un oiseau minuscule, au plumage vert jade et noir, avec une crête rouge au sommet de la tête et aux ailes battant si vite qu’elles n’étaient qu’un seul scintillement, voletait depuis quelques secondes autour de la tête de Sudrud… Pourquoi ce froid ? Ces animaux pacifiques ne nous menaçaient pas. Ils étaient seulement curieux. Curieux de nous, nous – les Humains.
C’est vrai que nous sommes curieux de vous. Et c’est vrai aussi que notre curiosité a eu le loisir de se satisfaire… Alors il est peut-être temps de te rendre la pareille, Val. Car notre jeune compagnon, celui que tu appelais Ramollo, n’a pas su te donner une idée bien exacte de ce que nous sommes, nous les Primordiaux.
Le froid s’est intensifié. Il ne venait pas de l’air, mais de moi. Pourquoi ? Pas plus que les animaux familiers ou étranges dont ils avaient pris l’apparence, les Primordiaux ne me menaçaient… Mais sans doute un contact entre deux intelligences qui ne sont pas situées au même stade de l’évolution n’est-il pas sans risque pour celle qui est sur un échelon inférieur. De manière bien plus frappante que lorsque j’étais confronté à Ramollo, je me sentais entouré de géants. Qu’éprouve la souris, quand elle voit se lever sur elle le pied d’un humain qui ne l’a même pas vue ? J’avais froid. Et à côté de moi, dans l’air de miel de cet été factice, Sudrud tremblait, sa peau de miel creusée de chair de poule…
Si nous nous appelons les Primordiaux – mais ce n’est que l’équivalence dans ton langage d’un code de pensée que nous n’utilisons plus – c’est simplement parce que nous sommes les premiers êtres de cette galaxie à avoir eu accès à l’intelligence. Cela s’est passé ici, au cœur de la galaxie, il y a environ cinq cents millions de vos années terriennes. Nous sommes les premiers, nous sommes les plus vieux, mais cela n’implique nullement un sentiment de supériorité… Par rapport aux Humains, par exemple. L’intelligence n’est qu’un outil, et cet outil est modifiable, adaptable à une forme elle-même en constante modification. Nous évoluons, comme les Hommes ont évolué, et évolueront…
C’était le lion qui « parlait ». Naturellement, je savais bien que le véritable contact était télépathique. Mais ça n’empêchait pas le lion d’ouvrir la bouche et de remuer les mâchoires, comme s’il avait réellement articulé des sons, ou comme s’il s’était agi d’un animal de dessin animé. Une fleur que me faisaient les Primordiaux ? Ou le goût du perfectionnisme ? Le lion a cligné des yeux, il s’est un moment gratté le flanc avec vigueur à l’aide d’une de ses pattes postérieures, ça faisait rap-rap-rap-rap, des touffes de poils ont volé, le loup a émis une sorte de feulement de gorge prolongé, l’oiseau rapide et brillant avait fini par se poser sur la tête du renard, le mégathérium s’approchait pesamment, une longue langue reptilienne sortait en se tortillant de sous son museau d’ours.
Le lion a repris le fil de son discours.
L’évolution est la dynamique de l’univers. C’est aussi sa logique, son but ultime à jamais inatteignable. Tous les êtres vivants de la galaxie évoluent. Tous font partie d’un même rameau, d’une même souche, infiniment diversifiée, mais dont nous, les Primordiaux, sommes les premiers bourgeons. Cette dynamique à l’œuvre dans le grand amas d’étoiles où nous sommes nés à la conscience est-elle orchestrée par une intelligence plus vaste ? Ou ne faut-il voir là qu’un faisceau convergent de hasards et de nécessités ? C’est une grande question, sans doute la seule qui vaille la peine d’être posée. Mais nous ne l’avons pas encore résolue… Cependant, qu’il soit voulu ou non, il existe un Plan. Comprends bien cela, Val : les Primordiaux, comme les Anamorphes de Messier 27 ou les Polypoïdes de Perseus 113 (des espèces pensantes plus jeunes que nous mais plus vieilles que vous, et trop éloignées de votre secteur galactique pour que vous puissiez les rencontrer dans un avenir proche), comme les Humains, et comme les espèces qui sont appelées à naître à l’intelligence dans les millions d’années à venir, font partie intégrante de ce Plan. Nous sommes faits des mêmes molécules. Nos codes génétiques ne sont pas incompatibles. Un même Esprit nous couvre. Nous n’avons qu’un seul et même Prana.
Le lion s’est tu. Ses yeux se sont fermés, il s’est tassé sur lui-même. Est-ce qu’il allait se mettre à dormir ? Je l’avais trouvé quelque peu grandiloquent… Mais il est vrai qu’il ne m’envoyait que le texte original, dont j’étais le traducteur. Acculé à des hauteurs cosmiques dont je n’entrevoyais que les rampes d’accès, je ne pouvais probablement que réagir par l’emphase. J’ai regardé Sudrud, mais elle semblait plongée tout entière dans le discours qu’elle recevait, qui n’était probablement pas tout à fait semblable à celui qui m’était destiné, puisque j’en savais au départ beaucoup plus qu’elle. Elle n’avait même pas vu le gros python réticulé qui avait déposé ses anneaux contre ses jambes repliées, sa tête rectangulaire aplatie dans l’herbe près du trognon de pomme qu’elle avait jeté. Un sourire lointain jouait sur ses lèvres, sa main gauche était posée entre ses seins, doigts joints.
En somme, les Humains sont nos cousins, ou nos petits-enfants. Fait-on la guerre à ses parents, Homme ? Chez les tiens peut-être… Mais nous avons dépassé ce stade. Et puis il importe que tu comprennes autre chose. Nous sommes une espèce bien trop ancienne pour avoir conservé une structure sociale, ou un quelconque système de régulation matérielle ou idéologique. Les Primordiaux ne se pensent plus en tant que Civilisation obéissants à des précepts. Les Primordiaux ne sont que des individus, dont les liens sont uniquement du domaine du mental. La réalité de nos rapports est bien sûr plus complexe, infiniment, et je le crains, petit Homme, hors de ta portée (merci, vieux !). Nous ne possédons aucun territoire, et n’avons aucune revendication territoriale. La galaxie est notre domaine…
Cette fois, c’est l’éléphant qui « parlait ». Il avait plutôt l’air de mâcher, d’ailleurs il arrachait de temps à autre avec sa trompe une brassée d’herbe qu’il portait à sa bouche, mais les oreilles de mon esprit distinguaient nettement sa « voix » de celle du lion. Elle était plus basse, plus sifflante aussi, plus lente, avec des phrases plus longues, soufflées par des poumons plus vastes. Fiché dans sa tempe de granit, son petit œil noir prolongé par de longs cils féminins m’envoyait des lueurs ironiques.
Elle est notre domaine, mais elle est aussi celui des Humains. Et la galaxie est immense, plus de deux cents milliards d’étoiles – encore que ce n’est pas au nombre d’astres qu’il soit raisonnable de répertorier un espace vital. Alors tu vois bien, Homme, petit Homme, il serait stupide de nous prêter une philosophie de l’expansion, de nous croire capables d’une guerre de conquête : ce ne sont là qu’idées d’Hommes…
L’éléphant s’est tu à son tour, a pivoté, m’a présenté son dos, des joues de vieillard creusées par le temps, où la petite queue trapue, terminée par un toupet de poils noirs, aurait figuré le nez.
Oui, oui, oui ! a lancé une voix aiguë, tranchante comme un rasoir. Celle du renard. Oui, nous le savons comme tu le sais, il y a eu des incidents, des disparitions d’Humains. Comme à Cygni IV, 80 000 personnes, une colonie, une station orbitale, mais oui, mais oui ! Alors écoute-moi bien, Officier… Aucun Primordial ne ressemble à un autre Primordial. Ici, nous avons pris pour vous parler, à toi et ta compagne, des formes d’animaux terrestres. Mais nous pouvons prendre des millions d’autres formes, car nous sommes une synthèse de toute l’évolution galactique. Les Primordiaux sont soixante trillions. Cela fait soixante trillions de formes différentes, qui peuvent encore prendre chacune autant d’autres formes qu’elles le désirent… Il y a autant de différence entre deux Primordiaux qu’entre toi et un scarabée, ou toi et un poulpe, Officier. Comprends-tu ? Cela fait beaucoup de monde, et beaucoup de caractères différents. Parmi les Humains, certains sont doux et pacifiques, d’autres sont brutaux et belliqueux… Certains chérissent les animaux, les protègent. Il y en a d’autres que les animaux indiffèrent, d’autres enfin qui les tuent pour le plaisir ! Eh bien, Officier, il en est de même chez les Primordiaux. Ce que vous, Humains, appelez une guerre, n’est que bévue, ou brutalité excessive, ou jeu, de quelques Primordiaux… Je dis bien quelques Primordiaux – quelques-uns d’entre nous, sur soixante trillions…
Pendant sa diatribe, le renard bleu s’était excité. Ses poils étaient tout hérissés, ses babines s’étaient retroussées, il bavait. Je l’ai vu heurter le loup dans un mouvement brusque, et le loup lui a envoyé un coup de patte.
Il n’y a pas de guerre entre Primordiaux et Humains. Il n’y en aura jamais. Mais cela n’excuse pas les torts qui ont pu être faits à la race humaine, même si en réalité il y a eu beaucoup moins de pertes en vies que tu ne peux le croire, les disparitions étant le plus souvent des translations spatiales… N’empêche : cela va cesser.
J’ai levé la tête, pour aussitôt la rentrer entre mes épaules. Des picotements m’ont parcouru le dos, le froid a gagné encore quelques degrés. La déclaration apaisante que je venais d’entendre n’était pas en cause. Seulement celui qui l’avait faite. Me surplombant du haut de ses huit mètres de viande écailleuse, une longue tête de lézard me regardait avec férocité, sa gueule ouverte sur deux triples rangées de crocs jaunes. La bête s’est dandinée, les trois doigts écartés de ses pattes postérieures, chacun plus gros que ma cuisse, laissaient dans l’herbe couchée des ornières étoilées. Sa queue s’est dressée, a dessiné un S dans l’air avant de s’abattre sur le sol comme un arbre. Sous moi, la terre a tremblé. Ce Primordial avait-il trouvé particulièrement facétieux de se déguiser en tyrannosaure ? Ou c’était simplement une forme qui lui plaisait ? S’il a lu la question dans mon esprit, et ma terreur récurrente de tous les monstres de la création, il n’a en tout cas pas daigné me répondre, et il ne s’est pas davantage métamorphosé en Bambi.
Cela va cesser… Aucun Primordial n’a le pouvoir de contraindre un de ses comparions, ni même de lui donner un ordre. Néanmoins, nous représentons ici… la Sagesse. La Norme, au sein du Plan galactique. Et tu sais déjà que chaque Primordial a les moyens de communiquer avec ses semblables. Nous serons écoutés. Les Primordiaux joueurs ou turbulents, ceux qui ont un instant – un tout petit instant cosmique – oublié la Norme et le Plan n’importuneront plus les Humains, désormais, ni à travers leurs vaisseaux, ni à travers leurs colonies de peuplement. Il n’y aura plus aucun contact entre Humains et Primordiaux pendant… un autre instant cosmique. Il a été provisoirement fixé à dix mille années terrestres. Le temps que vous satisfassiez à vos légitimes désirs d’expansion, le temps aussi que vous acquériez un peu de sagesse à votre tour…
Le dinosaure en avait terminé. Il ne s’occupait plus de moi, il avait incliné la tête, une de ses ridicules petites pattes antérieures essayait visiblement d’extirper de sa bouche quelque chose qu’il devait avoir entre les dents. Lorsqu’il s’est éloigné de quelques pas – quelques dizaines de mètres, j’ai respiré plus librement, et la température a remonté d’un cran. Je me suis aperçu que je serrais à les écraser les doigts de Sudrud, mais ma compagne, tout à ses voix intérieures, ne s’en apercevait pas. J’ai lâché sa main, j’ai massé mes mollets, qu’une crampe raidissait. Le lion a secoué la tête, sa crinière a volé. Il a rouvert les yeux, l’oiseau à crête rouge avait maintenant élu domicile sur le crâne du roi des animaux. Le lion a bâillé, gouffre rouge, et a repris la parole, une dernière fois.
Ton séjour ici est maintenant terminé, Val. Nous ne pouvons pas maintenir beaucoup plus longtemps la cohésion de cet environnement, et le retour aux conditions stellaires de cette région galactique proche du centre du noyau vous tuerait. Cependant, si nous vous avons fait venir jusqu’ici, toi, Val Elkaïch, et toi, Sudrud Eslon, et si nous vous avons réunis, ce n’est pas sans raison. Vous nous avez appris un peu plus sur les Humains. Et surtout, à votre échelle, avez pris place dans le Plan. Je ne vous en dis pas plus pour l’instant, mais vous comprendrez plus tard…
Vous allez maintenant partir, regagner l’écosphère humaine. Mais pas la Spatiale. C’est une période de votre vie qui est terminée, et je ne crois pas me tromper en pensant que vous ne la regretterez ni l’un ni l’autre… Nous allons vous envoyer sur la plus récente et la plus petite de vos colonies de peuplement, Ornella, qui fait partie de la constellation d’Hercule, à 500 années-lumière de la Terre. C’est un monde paisible et agricole, la Flotte ne vous y retrouvera jamais. À ce sujet, je peux vous rassurer sur le sort de l’équipage de l’Antarès : les cinq mille occupants du vaisseau ont été mis en stase d’attente… pour quelques milliers d’années.
Le lion s’est levé, a arqué son dos, a encore bâillé. Ses griffes ont surgi de ses pattes antérieures raidies et ont tailladé le sol. Puis il a fait demi-tour et a commencé à descendre la pente en direction du lac, son échine rousse tanguant comme un vieux bateau. Je me suis levé à mon tour, et Sudrud a fait de même. Elle m’a lancé un sourire incertain, elle semblait encore naviguer dans un rêve, ou être la proie de miasmes hypnotiques difficiles à dissiper. Ensemble, nous avons suivi le lion. Le python s’était déroulé et sinuait dans les herbes, presque invisible, juste une coulée de lumière noire. Le renard et le loup trottinaient de concert, se chamaillant de la patte et de la dent. Le tyrannosaure était loin devant, encadré par l’éléphant et le mégathérium qui, à côté du monstre, faisaient figure de jouets. L’oiseau n’était qu’une étincelle de feu vert dans le ciel.
Nous avons longé le lac, j’étais en sueur, je me suis abruptement rendu compte qu’il faisait une chaleur étouffante. Le ciel était incandescent, sa tonalité bleu-vert complètement absorbée par le feu blanc qui ronflait au-delà. Le sommet des collines ondulait, se défaisant, se recomposant. Tout paraissait flou, le lac fumait, les bêtes aquatiques l’avaient déserté. La cohésion du monde foutait le camp, je sentais de manière physique les pressions magnétiques, gravifiques et radiantes du cœur de la galaxie s’abattre sur ce petit coin de paradis, faisant craquer toutes ses coutures. Ma paume s’est plaquée sur le dos mouillé de Sudrud, je l’ai poussée en avant, instinctivement.
Nous sommes arrivés, a grondé dans ma tête la voix du lion.
Un arbre énorme et rugueux, dont le tronc veinulé devait mesurer au moins quinze ou vingt mètres de diamètre, se dressait devant moi sur la plaine. Ses racines bulbeuses s’enfonçaient dans un sol rocheux où toute trace d’herbe avait disparu, quelques rares branches torses couronnaient le tronc géant, des feuilles immobiles s’y attachaient, larges comme des ailes d'électrovoile, gris terne, métalliques. J’ai escaladé une racine de ce monstre d’arbre minéral, tirant Sudrud par la main. Une caverne s’ouvrait dans le tronc, qui s’enfonçait au cœur de l’arbre. Ses parois étaient illuminées d’une couleur rouge rosé qui m’était familière. J’ai fait passer Sudrud devant moi et, avant de la suivre, je me suis retourné et j’ai regardé encore une fois le monde factice.
Mais il n’y avait déjà plus de monde, juste une pâte brumeuse criblée d’une lumière impossible à décrire. Au sein de cette brume en fusion, l’arc vertical renaissait, et les bandes vaporeuses, et l’ombre des planètes dorées. Mais les animaux étaient toujours là, assemblés au pied de l’arbre. Il y avait le lion, le renard et le loup, le python, la masse placide de l’éléphant, le mégathérium, la silhouette colossale du tyrannosaure, et d’autres bêtes qui s’étaient jointes en silence à la troupe primitive, un cerf aux ramures élancées, un très beau petit mammifère au museau pointu et au pelage noir et blanc, dont je ne connaissais pas le nom, un échassier a l’air stupide, et quelques autres encore, qui toutes me fixaient de leurs prunelles rondes.
C’étaient les Autres. C’étaient les Primordiaux – ces êtres que les médias populaires appelaient parfois les Maîtres Galactiques, que les légendes anciennes appelaient les Dieux. J’avais jusqu’alors vécu dans la certitude illusoire de n’avoir ni Maîtres ni Dieu. J’aurais bien voulu pouvoir continuer. J’avais l’impression que ce serait difficile. Car les Maîtres m’avaient parlé, les Dieux s’étaient adressés à mon moi microscopique. Ils m’avaient beaucoup appris sur eux, et pourtant, je m’en rendais compte à cet instant, je ne savais rien, et je n’en saurais pas davantage sur eux lorsque je mourrais. Les Dieux étaient au-delà de l’intelligence humaine, au-delà de mon intelligence, et à cet instant précis je comprenais exactement ce que j’étais, ce que je serais toute ma vie : un ver de terre sous le regard des étoiles.
J’ai fait un geste avec la main et j’ai reculé dans le boyau carminé. L’ovale de la porte s’est effacé, j’ai gagné une caverne ovoïde, où m’attendait Sudrud.
Je n’ai ressenti aucune impression de mouvement, pourtant je savais que l’astroconque venait de s’arracher du sol, nous emportant vers notre destin.