MÉMO TROIS

Val… Val… murmurait une voix dans mon tympan.

C’était une voix douce, haute, qui se vrillait à l’intérieur de mon oreille. Une voix qui me chatouillait, me faisait aussi un peu mal à force de vouloir forcer cette barrière de peau vibrante pour pénétrer jusqu’au centre de mon cerveau.

Val… Val ! J’ai dû remuer sur mon lit, faire quelques mouvements des bras et des mains, sans doute essayer de refermer mes bras sur son corps, sans doute essayer de plaquer mes mains sur sa peau et la marquer de mes doigts.

Sudrud… Ma voix a étrangement résonné, elle avait une consistance grave que je ne lui connaissais pas, elle a longuement roulé sur une surface sonore et a fini par mourir au loin contre les parois de la caverne. J’ai encore remué, mes bras ployaient autour d’une chair qui se dérobait, mes mains griffaient les courbes d’un corps absent.

Absent ? Sudrud ! Ma voix s’est démultipliée en rebondissant sur toutes les couches de zinc qui tapissaient les parois de la caverne. Ud… Uddd… UUUDDDD… Et la voix tout contre mon tympan continuait elle aussi à frétiller dans mon conduit, se subdivisant en parcelles de cristal qui tintaient. Val… Vaaal… VAAALLLL… Il aurait fallu que je puisse saisir au vol ces syllabes malignes, que je les réunisse. Ainsi le message deviendrait-il intelligible. Mais il restait cacophonie bruissante, UD-VAL-UDVAL-UDVAL, et la caverne où rebondissaient les échos, de plus en plus nombreux, de plus en plus broyés, atteignait les dimensions de l’univers.

Je ne parvenais toujours pas à dessiner, dans le volume de mes bras ployés, la forme du corps de Sudrud. Elle était là, pourtant, là, tapie contre moi dans l’obscurité. J’entendais sa voix dans mon oreille, parfois la paume de ma main ou un de mes doigts effleurait une parcelle de sa chair gluante et froide.

Mais pourquoi la peau de Sudrud était-elle aussi humide, aussi déliquescente ? Pourquoi ma compagne était-elle aussi fuyante ? À peine pensais-je pouvoir la saisir qu’elle s’échappait, qu’elle n’était plus là, et je sentais mes bras battre inutilement le vide.

Sudrud ! VAL…

Maintenant elle me chatouillait l’aisselle, maintenant un index – ou était-ce sa langue ? – tournait autour de mon nombril. Arrête, folle, tu me chatouilles ! Ma main s’est encore refermée sur une forme aussitôt échappée. Je me suis claqué l’oreille pour bousculer la vibrillation dans mon tympan, et j’ai encore rencontré une petite surface de peau fuyante, molle, humide.

Sudrud avait-elle pris une douche ? Ou est-ce qu’elle avait plongé ? Ses doigts pianotaient sur mon corps, les épaules, le cou, la figure, ils tournaient autour de mon nombril et descendaient à l’intérieur de mes cuisses, sa langue frétillante s’insinuait dans mes oreilles, dans ma bouche, et sa voix, Val, Val, Val, ne faisait plus qu’un avec ma voix, Ud, Ud, Ud, sans pour cela que le message s’éclaircisse. Je ne comprenais pas ce qui arrivait à Sudrud. Qu’est-ce qui lui prenait ? Elle avait été tellement réservée, jusqu’ici. Et maintenant… maintenant je sentais sa main refermée sur mon sexe, à travers le tissu de ma combi. Sudrud ! Udrud-udrud-udrud, répondit l’écho. Je bandais comme un Turc – non : comme Gore, du temps où il était vivant et où il bandait encore. Mais je n’allais pas bander longtemps. J’étais mûr. Je crois que j’ai dû gémir, je crois que mes reins se sont creusés pendant que je déchargeais dans ma combi, ma bite tressautante toujours guidée par la main légère.

J’ai soupiré, et mon soupir s’est transformé en un sifflement de contentement. Il y avait longtemps, vingt jours, ou trente, que je n’avais pas…

C’est cette idée, je crois, qui m’a fait sortir de… de là où j’étais. Là où j’étais à l’intérieur de moi, à l’intérieur du rêve, ou du cauchemar. J’ai empoigné la main refermée sur mon sexe pleurnichard et mollissant. Ce que j’ai touché n’était pas une main, seulement quelque chose d’informe et d’humide, quelque chose de visqueux et de fuyant, qui s’est rétracté sous mes doigts.

J’ai hurlé. Ou plutôt j’ai essayé, parce que ma bouche a refusé de s’ouvrir. La chose humide et visqueuse pesait dessus et m’empêchait de crier. Je me suis débattu. J’avais vingt mains et cinquante mille doigts pour essayer d’arracher à mon sexe et à ma bouche le chiffon de peau froide qui me faisait des mamours.

Cauchemar ou pas, j’ai enfin pu communiquer à mes paupières l’ordre de s’ouvrir. Elles ne m’ont pas obéi. La serpillière me bouchait aussi les yeux, elle était partout, elle me couvrait le corps des cuisses au crâne, elle allait me bouffer. J’ai encore hurlé. Pour de vrai, cette fois, parce que j’ai entendu ma voix au milieu des échos qui continuaient de crépiter en se délitant, Hal… hud… haaalhuuud

Je suis tombé de la couchette, j’ai atterri sur le dos en me brisant dix vertèbres, ou au moins une. Mais j’avais réussi à décoller le… la…

Saloperie !

J’ai pu enfin ouvrir les yeux. Je tenais à bout de bras le… Ce n’était rien de reconnaissable, juste une matière à moitié liquide, grisâtre, qui me coulait déjà sur les mains, qui me coulait sur la poitrine, qui… Je me suis redressé à moitié, j’ai reçu un coup de poignard dans les reins, mais je n’avais peut-être rien de cassé, après tout. J’ai refermé les doigts, ma peau était poisseuse, avec des traînées iridescentes, comme de la bave d’escargot. Mais il n’y avait déjà plus rien entre mes doigts. J’ai dû glapir une nouvelle fois le mot-fétiche d’Hydra, saloperie ! mais plus aucun écho ne m’a gazouillé aux oreilles.

J’ai vaguement enregistré une lueur grise vers l’extrémité de la cabine, comme un tapis sournois qui se repliait en douce pour fuir l’aspirateur. Mais ça n’avait pas d’importance. La seule chose qui importait était cette boule à l’intérieur de mon estomac, qui enflait, qui enflait, qui devenait plus grosse que mon corps.

Et qui en est sorti.

Pour la deuxième fois, j’ai décoré le devant de ma combi avec une partie de mes intérieurs. Il n’y a rien de pire que dégueuler. Ou plutôt si, il y a quelque chose de pire : se dégueuler dessus. J’étais vidé, sans jeu de mots. J’étais flasque et mou, comme une méduse jetée hors des flots, et je puais comme… Je crois que j’ai quand même eu un geste vers mon flanc, mais là encore mes doigts ont dû se refermer sur le vide. Je n’avais plus d’arme, je venais seulement de me souvenir qu’elle m’avait lâché au moment du geste ultime. Et puis sur quoi j’aurais pu tirer ? Devant mes yeux embués, la cabine était vide.

Est-ce qu’il y avait vraiment eu quelque chose ? Où seulement un rêve qui avait viré au cauchemar ?… Pourquoi Sudrud me poursuivait-elle ainsi, jusqu’au fond de mes nuits nauséeuses, dans la purée du roulis ? Sudrud était morte. Sudrud n’existait pas. Juste un cauchemar. Juste ces deux voix emmêlées, Val, Sudrud, juste ce poids imaginaire sur mon corps et…

J’ai senti que j’allais vomir encore une fois. Mon estomac se vissait sur lui-même en comprimant mon œsophage, mes intestins s’écartelaient en pesant sur le péritoine, comme un nœud de serpents se poussant hors de leur terrier. J’ai eu la force de me lever, je me suis laissé aspirer par le boyau, j’ai été craché sous le cockpit, je me suis agrippé à la commande d’ouverture manuelle, l’œuf de verre s’est soulevé, je me suis penché à l’extérieur… Mais je dégueulais déjà, et à nouveau j’ai arrosé le devant de ma combi argentée. Je n’arrêtais pas de me vider. C’est dingue ce qu’un corps humain d’un mètre 80 et pesant 70 kilos peut contenir. À peine j’avais dégorgé que je sentais que ça revenait, le piston dans mes entrailles poussait tout vers le haut, alors j’ouvrais ma gueule plus grande qu’un poisson carnivore et je continuais à élever le niveau de l’océan. Malade, malade. Qu’est-ce que je pouvais être malade, bordel de merde ! Crever, d’accord. Mais pas comme ça, pas comme une bouteille de Leide molle comme une montre de Dali, qui ne se remplit que pour se vider…

Quand je n’ai plus rien eu, mais alors vraiment plus rien eu à rejeter, je me suis retourné, j’ai appuyé ma nuque contre le bord de l’habitacle, et j’ai fermé les yeux. La pluie me frappait doucement, elle me lavait. J’essayais de ne penser à rien. Ce n’était pas trop difficile. Au bout de quelques siècles, j’ai ouvert les yeux, j’ai redressé les reins, j’ai fait des mouvements avec les mains, les bras, les jambes, avec tout ce qui pouvait remuer dans ma carcasse. J’étais encore nauséeux, j’avais encore des contractions sous le diaphragme, mais mon estomac semblait avoir réintégré ses dimensions d’organe digestif normal. Il n’y avait que mes intestins qui se détendaient encore par à-coups, comme si mon ventre avait abrité des bêtes qui s’amusaient à tester l’élasticité de mes boyaux.

Ouais. Ce n’était pas spécialement une pensée à avoir, sur Hydra. J’ai regardé la mer, elle était plate et sombre sous la pluie monotone. Un coup d’œil à mon poignet : onze heures et des poussières – le début de l’après-midi. Mais la pluie ne m’aurait pas trompé, avec ses larges gouttes pesantes et espacées, ses gouttes régulières qui éclataient comme des pétards mouillés : la pluie désespérante de l’après-midi, couleur de misère et épaisse comme la poisse sur le monde, la pluie, la pluie, la pluie… Mais pour une fois, elle m’avait fait du bien.

J’ai encore remué un peu, sous ma combi une perle glacée sinuait de mon nombril aux poils de mes couilles. Une goutte d’eau infiltrée, une larme de sueur, ou peut-être une virgule de sperme liquéfiée. C’est vrai que j’avais joui comme un gosse à la pointe de mon rêve d’épouvante.

Je puais toujours. Je suis sorti de ma combi, que j’ai balancée à la flotte. Ce n’était que la deuxième. Je me suis décollé du bord de l’habitacle et j’ai sauté sur le pont. Je voulais laisser la pluie me laver encore un peu. Tant pis pour ce qu’elle trimbalait. J’ai passé les mains sur mon corps mouillé, je me suis trouvé maigre, osseux, noueux.

Et puis j’ai rabattu la coquille de verre. Le bruit de la pluie a enflé avec le bruit des gouttes qui s’écrasaient sur la courbe résonnante de la coque. Mais les idées me revenaient peu à peu, elles reprenaient possession de mon cerveau délavé. Comme la nuit précédente, j’avais été attaqué pendant mon sommeil. Mais par quoi ? Ce ne pouvait pas être un cauchemar, parce que je sentais toujours physiquement cette surface froide et fuyante sur mes doigts, qui gardaient encore dans les plis des phalanges un peu de cette bave gluante. Ce n’était pas un cauchemar, non, et pourtant ça en avait la consistance, le goût, l’odeur, ça en avait gardé l’empreinte dans ma mémoire, surtout. Dans ma mémoire, et dans mes tympans, avec cette absurde litanie : mon prénom et celui de Sudrud, accolés, et fracassés en échos. Le rêve avait-il pu coïncider avec l’attaque de la chose ? N’avait-il pas plutôt été provoqué par ce contact huileux ?

J’ai frissonné. Il fallait que je me désinfecte. Vite fait. Une fois de plus. Mais ça n’empêchait pas les questions de revenir, encore et encore. Qu’est-ce qui avait pu m’attaquer ? Rien qui eût déjà été répertorié sur Hydra. Comment la chose s’était-elle glissée à l’intérieur de l’hydro ? Cette fois, le cockpit était bouclé. Et où était passée cette saloperie ? Je me suis assis devant l’écran et j’ai pianoté, essayant d’ignorer les crampes qui me nouaient toujours les intestins.

Procédure d’urgence. Une forme vivante se trouve dans ton espace. Comment est-elle entrée ? Repère-la et montre-la-moi.

J’ai attendu. L’écran s’est éclairé, a clignoté. Cet ordinateur de merde avait l’esprit plus lent qu’une tortue microscopique marchant à l’intérieur du cerveau d’une tortue macroscopique. Seule forme vivante à mon bord : Officier de Sécurité Val Elkaïch, a fini par me répondre l’ordinateur de merde. Et il m’a montré en lignes perspectivées l’intérieur du poste de commande, avec ma silhouette vautrée sur le fauteuil. J’ai pianoté sur le clavier de merde que je voulais visionner toutes les parties du bateau. L’écran de merde a fait successivement défiler la cabine, le pont arrière, la soute, le compartiment moteur inondé et quelques autres réduits de moindre importance. Il n’y avait pas d’autre silhouette incongrue mêlée aux structures fluorescentes. L’hydro, apparemment, était équipé de senseurs biologiques qui pouvaient détecter une présence vivante, mais il ne possédait pas de système vidéo qui m’aurait permis une vision directe. Je devais m’en contenter. Je lui ai quand même demandé si la coque ne présentait pas quelque part une déchirure qui aurait pu laisser passer des bestioles. Le FULGUR 8756 de merde a répondu par la négative.

J’ai abandonné. Je ne me sentais toujours pas au mieux de ma forme. Mes intestins faisaient glouglou, plus d’autres bruits que la bienséance m’interdit de préciser. J’avais aussi l’impression très éprouvante que des milliards de microbes arpentaient mon épiderme, à pied à cheval et en voiture, et sans se soucier des feux de circulation. C’est une sensation commune, sur Hydra.

Je me suis arraché en vacillant de mon fauteuil et, sans même éteindre l’écran de merde, je me suis fait aspirer par le boyau. J’ai eu un mouvement pour me précipiter sous la douche, et je me suis traité de con. J’ai dû me borner à m’asperger avec le pulvérisateur manuel de polynomycine. Je m’en suis mis dans tous les pores, une dose à tuer net un nanoléphant. Et le bec a fini par ne plus expectorer qu’un souffle d’air humide. J’avais usé tout ce qui restait de panacée sur l’hydro. J’ai lâché le pulvérisateur et je suis allé m’inspecter dans le miroir. J’ai failli lui demander si c’était bien moi. Il ne pouvait en tout cas pas prétendre que j’étais la plus belle. Ma peau était jaune et luisante comme un ventre de poisson, on voyait les os dessous, et mes yeux avaient plongé si loin au fond de mes orbites qu’il n’était même plus question d’aller les repêcher. Les diverses cicatrices récoltées dans les bagarres contre les bêtes et les éléments mesquins ajoutaient des graffiti variés, suivant que la glu tînt encore ou qu’elle se fût détachée son travail fait, laissant apparaître les bourrelets graisseux du tissu cicatriciel. J’étais devenu un cauchemar ambulant. J’ai tâté le lobe de mon oreille gauche, mais contre toute attente il tenait bon. Je n’en ai pas éprouvé un soulagement gigantesque. Le pire, c’était tout de même mon crâne, toujours nu, pareil à une menaçante lune à son plein en train de se lever au-dessus de ma figure.

Il y a deux choses, principalement, qui ne vont pas chez moi : mon nez, et mon crâne. Mon nez, je n’avais jamais rien pu y faire, à part veiller à ce que son ombre ne traîne pas sur des portions trop vastes de paysage, ce qui aurait poussé des populations entières à se coucher en croyant la nuit brusquement venue. Le crâne, depuis cette fâcheuse irradiation de jeunesse qui l’avait ratissé sans espoir de repousse, j’avais pris l’habitude de le masquer en toutes circonstances à l’aide d’un Stetson, un chapeau de cow-boys – des gens qui, comme leur nom l’indique, gardaient les vaches, autrefois, sur la vieille Terre. Cela me donnait un air martial et convenait tout à fait à mon naturel chevaleresque. Mais la nuit de… la Nuit, quoi, je l’avais perdu. Et depuis, je me baladais le crâne nu. Je ne pouvais pas m’y faire. Ça me provoquait des démangeaisons bien pires que les morsures de toutes les bestioles de la création hydrasienne. Là, debout devant le miroir grossissant, il m’a semblé urgent de remédier au moins à cette abomination.

J’ai à nouveau fouillé la cabine dans tous ses recoins, et j’ai fini par dénicher au fond du placard un morceau de tissu aplati et moisi qui s’est révélé être une casquette de marin, un truc bleu sombre avec une longue visière et les lettres dorées U.M.S. sur le devant. Unité Marine de la Spatiale. Je me suis vissé la casquette sur le crâne. D’un seul coup, je me suis senti un peu moins moche et mes blessures m’ont fait un peu moins mal. J’ai redressé mon torse maigre et poilu, et j’ai bouclé autour de mon mollet droit l’étui de mon couteau. Ma seule arme. J’étais désormais Officier Marin, maître après Dieu du FULGUR de merde : un type à poil, avec une casquette et une lame, une sorte de condensé de James Bond et de Conan le Barbare – encore de ces héros dont j’avais passé toute ma folle jeunesse à me farcir les vidéopulps…

Après réflexion, j’ai aussi décroché d’une patère du placard un fusil-harpon. Il était chargé d’une douzaine de flèches à décharge paralysante chimique. J’aurais mieux aimé un engin laser, mais il fallait faire avec ce que j’avais. Je ne suis pas complètement stupide, même si mes actions ne plaident pas en ma faveur. Depuis que j’avais remis les pieds dans la cabine, une partie de moi était restée aux aguets. Malgré les affirmations de l’écran (de merde), je savais bien que la chose de cauchemar était quelque part sur ce rafiot. Embusquée, ou endormie, mais en tout cas susceptible de me sauter sur le paletot à tout moment pour me refaire le coup du baiser de la mort, de l’étreinte vampirisante.

Et je n’avais pas la moindre envie de revivre l’expérience.

C’est à ce moment-là, comme je dansais d’un pied sur l’autre au milieu de la cambuse, que mes intestins m’ont lâchement donné le coup fatal. Je n’ai eu que le temps de passer sur le pont arrière, de grimper sur le gaillard, de m’agripper à la rambarde en tendant mes fesses au-dessus de l’eau et…

Mais il y a tout de même des choses qui doivent demeurer dans le non-dit.

Il ne suffisait pas que je me sois vidé par le haut, il fallait aussi que je fuie par en bas.

Tout moribond que j’étais, j’ai quand même senti quelque chose m’effleurer les reins, une pince, un tentacule, ou autre chose. J’ai eu le courage de ricaner au trente-troisième degré avant de rebasculer sur le pont, où je suis resté encore quelques nouveaux siècles, à mariner comme une algue coupée, sous la pluie tiède. Malade, malade. Roulis, tangage, ma mer intérieure. Caverne. J’étais une caverne, j’étais un cylindre d’O’Neil balayé par un ouragan de particules molles. Et merde.

Quand j’ai pu me relever, je me suis aperçu que je n’avais pas lâché mon harpon. Bon garçon, va. Ça m’a rappelé que j’avais l’intention d’explorer l’hydro centimètre par centimètre, pour y débusquer le cauchemar.

Je me suis donné une tape sur l’épaule, et je l’ai fait. Il n’y avait rien. Je suis même passé dans un endroit où je n’avais pas encore mis le nez, les bacs réfrigérants à échantillons, situés sous les viviers de l’arrière. Un endroit sombre, qui puait le poisson pourri. J’étais juste au-dessus de l’eau, que je pouvais entendre racler la quille avec une tranquille assurance. Mais la coque était indemne, il n’y avait rien.

Je suis remonté, et comme j’avais à nouveau une soif à m’incendier ce qui me restait d’entrailles, je suis allé boire dans ma réserve, sous cette lumière rouge qui continuait à donner à la flotte l’aspect d’une grande mare de sang. Doucement, mon gars. Doucement. J’ignorais si la courante avait été provoquée par le stress du contact avec le cauchemar, ou parce que j’avais bu beaucoup trop la veille, ou alors parce que cette flotte soi-disant aseptique contenait quand même quelques millions d’amibes au cm3. Dans le doute, je buvais néanmoins, parce que j’avais soif, mais modérément. Ça m’a fait du bien. Pour ne pas avoir à déverrouiller la trappe chaque fois que j’aurais envie de siffler un godet, j’ai rempli un cylindre à échantillon et je suis allé le poser dans le poste de pilotage. L’écran me narguait toujours. L’écran de merde, vous vous souvenez ? Cette fois, il affichait : Je ne suis toujours pas réparé. La situation est anormale. Je demande à être tracté d’urgence en cale sèche. Une défaillance humaine est manifeste à mon bord. J’ai donné un coup de poing sur le clavier, au bon endroit probablement, car l’écran s’est éteint sur un dernier scintillement boudeur. Défaillance humaine mon cul.

L’après-midi avait notablement avancé, mais pas la situation. À un moment donné j’ai à nouveau soulevé le cockpit et j’ai recommencé à faire des acrobaties pour chier dans l’eau, mais avec un peu moins de hâte que la fois précédente. On s’habitue à tout. Il faut vous dire que sur les hydrotraceurs de ce type (de merde), c’est l’orifice-douche qui fait en même temps chiotte. Comme les douches ne marchaient pas, j’aurais tout sali. Vous voyez, tout s’explique, quand on l’explique.

Soupir.

Je reprends : j’étais donc seul au milieu de l’océan. Je m’étais consciencieusement vidé, je n’avais pas encore été bouffé et, conséquence de ceci ou de cela, ou des deux, je me suis rendu compte que j’avais faim. Et que, si je devais vivre encore un peu, il me fallait faire preuve de la même astuce pour trouver à manger que je l’avais fait pour me procurer de l’eau.

Des choses à manger, il y en avait plein autour de moi. Des tonnes et des tonnes de bonne chair blanche recouverte d’écailles ou de carapaces, défendue par des griffes et des rostres, des dents et des pinces, des tentacules et des dards à venin. En un mot comme en cent, il me fallait pêcher. Facile. L’hydro, s’il n’était plus bon à grand-chose, était au moins équipé pour ça.

J’ai décidé de m’y mettre tout de suite. Je suis repassé sur le pont arrière et j’ai entamé les manœuvres compliquées visant à dérouler le treuil, à engager comme il faut les funes dans les poulies de potence, à sortir le chalut de son caisson et à l’arrimer aux grappins à l’extrémité des funes, à accrocher le tout au compresseur de lancement et…

J’y suis arrivé. Ne riez pas, j’y suis arrivé. J’y ai mis plus d’une heure, mais il faut préciser que le matériel, qui n’avait sans doute jamais servi, était rouillé et encrassé. N’empêche que j’ai pensé à Gore, qui aurait expédié toute l’affaire en dix minutes et les doigts au chaud dans ses grandes narines noires. Gore… Vieux pote ! Et un petit coup de nostalgie, un ! Mais la nostalgie, ça vous empâte les réflexes et ça vous soûle le cerveau. Je ne pensais déjà plus au zoologue mort en service commandé quand le compresseur s’est détendu, que les funes ont fusé et que le chalut a impeccablement amerri au milieu des écumes gerbées, à une cinquantaine de mètres de la poupe. J’ai laissé au chalut le temps de plonger jusqu’au premier niveau – le tapis végétal pratiquement ininterrompu qui s’étend à environ 20 m au-dessous de la surface, et j’ai réamorcé le treuil. Au début ça s’est bien passé, et puis j’ai constaté que ça forçait. Le chalut avait dû s’accrocher à des buissons. L’ennui, c’est que je ne pouvais pas godiller pour le décrocher. Je n’avais que la solution de forcer sur le moteur du treuil. Ce que j’ai fait. L’acier a hurlé et a chauffé, le cylindre s’est brusquement emballé, et j’ai vu le départ de la fune bâbord devenir mou. Elle avait pété.

J’ai quand même pu ramener le chalut, et je me suis escrimé à l’arrimer à nouveau à la fune, en me servant de morceaux de câbles qui traînaient au fond d’un des viviers : le grappin avait cassé net. Il s’était sûrement pris dans le fouillis des algues, dont certaines sont aussi dures que du métal, mais je ne pouvais pas m’empêcher d’imaginer qu’une gigantesque crevette des profondeurs avait saisi le chalut dans ses mandibules et avait tiré en sens inverse. Lorsque j’ai pu lancer mon chalut rafistolé, la nuit tombait déjà et la lourde pluie de l’après-midi avait fait place à la pluie ricanante de l’inversion des températures de surface. Une pluie dure à la peau, surtout quand on est à poil. J’ai serré les dents, et cette fois j’ai pu ramener le chalut, à vitesse minimale. Il était vide, à part des bouts d’algues, et une espèce de scolopendre innommable qui s’est mise à se tortiller sur le pont et que j’ai dû pourchasser avec la crosse de mon harpon jusqu’à ce qu’elle saute dans la mer.

J’ai fait encore deux lancers. Mais je n’ai rien ramené de comestible. Juste… Et puis merde.

J’ai abandonné. D’ailleurs j’avais de nouveau cassé un filin. Et puis la nuit tombait. Et puis et puis. Et puis remerde.

J’ai bu, à petites gorgées, tout le contenu de mon récipient, que je suis allé remplir une nouvelle fois dans la salle rouge. Il m’a vaguement semblé voir une forme allongée se contorsionner dans l’eau avant de disparaître. Mais j’avais dû me tromper. Sûrement. Ou alors c’était juste mon imagination. Un fantasme. Ou un reflet dans la flotte agitée par le tangage, qui avait remplacé le roulis. Le FULGUR de merde avait dû virer de bord et se placer flanc au vent. Il dérivait. Ça m’était complètement égal.

Je suis remonté sur le pont arrière. Il pleuvait dans la nuit, la pluie serrée et tiède de la nuit, qui crépitait sur ma casquette. J’ai regardé un moment les gouttes, qui dessinaient dans le noir des traînées de feu multicolores quand elles traversaient le champ des feux de position et des projos, qui s’étaient allumés automatiquement. Quelques protozoaires volants consumaient leur hélium et leur vie en jaillissant du néant des flots, avant d’y retomber à l’extrémité d’une parabole allongée. Autres lumières.

J’ai fini par rentrer. Je me suis assis dans le poste, sous l’œuf de verre, devant l’écran éteint. Cette nuit, il n’était pas question que je me laisse poisser par le sommeil. Je ne voulais pas renouveler l’expérience de la veille. Ni en faire une autre. J’allais veiller, voilà tout.

J’ai un peu tourné dans mon fauteuil, en essayant de trouver une position commode, en essayant de coincer mon harpon selon un angle stratégique pour qu’en cas de danger je puisse le saisir, l’armer, et tirer aussi vite que je l’aurais fait avec mon laser ou mon gazer de poing. Mais je savais bien que c’était illusoire.

J’ai allumé l’écran de merde, pour lui demander une fois de plus s’il n’avait détecté aucune avarie au niveau de la coque, aucune présence anormale à bord. Sans rancune, l’écran de merde m’a poliment répondu que non. Alors je me suis levé, et en donnant le maximum de lumière à l’intérieur du rafiot, j’en ai fait (une fois de plus) le tour. La cambuse, la salle des machines, le pont, les viviers, les bacs, les trous à rats. Tout. Mais il n’y avait rien.

Je suis revenu dans le poste et j’ai encore tourné autour de mon cul, et j’ai encore plongé mon index dans mes narines, et j’ai encore griffé mes cicatrices à les faire saigner. C’est long, une nuit, quand on ne veut pas dormir. Même une minute, c’est long, quand elle n’en finit pas de couler, et qu’il y en a une autre derrière, et encore une autre, et encore une autre, et qu’il n’y a aucune raison que ça s’arrête.

C’est long.

Je buvais de temps en temps, et j’essayais d’être ferme avec ma vessie pour ne pas avoir constamment à soulever le cockpit et à pisser dans la mer. Mes intestins avaient cessé de me tourmenter trop violemment, et je parvenais à oublier la faim. J’essayais aussi d’oublier de penser, mais c’était plus dur. Parfois il y avait des bruits autour du bateau, et j’avais l’impression que c’était dedans, que c’était à côté de moi. Alors je me dressais sur mon siège, le cœur battant, la moelle électrique et le harpon pointé.

Il n’y avait rien. Pas de mort hérissée de griffes et de dents, pas de cauchemar humide et visqueux prêt à m’embrasser avec le souvenir de Sudrud au bout des lèvres. Juste des bruits contre la coque, juste des bêtes grosses comme la nuit qui venaient flairer cette masse de métal trop coriace pour le repas du soir, juste des monstres aveugles qui donnaient du front sous la ligne de flottaison.

Par moments, un de ces chocs venait me chercher au fond de la torpeur grasse où je me débattais comme dans une nasse, l’épiderme en sueur et la bite durcie. Je me rendais compte que j’étais en train de m’endormir, et je m’injuriais, j’injuriais la nuit, j’injuriais Hydra, et la guerre, et l’univers.

Ça me faisait du bien une minute, ça me réveillait un quart d’heure. Après quoi je sombrais à nouveau. J’aurais aimé pouvoir sombrer tout à fait, en confiant mon sommeil à un périphérique d’alarme fiable qui m’aurait tiré des limbes en pulvérisant à coups de rayons durs la moindre saloperie pointant son museau à moins de cent mètres. Mais il n’y avait rien de tel à bord de FULGUR-DE-MERDE.

Argos, le plateau flottant où j’avais passé près d’un an, m’avait toujours fait l’effet d’une poubelle abandonnée au gré des courants. Maintenant, je me rendais compte que ç’avait été un séjour paradisiaque, comparé à ma situation présente. Et puis à la base il y avait les potes, et les filles. Les potes pour causer, les filles pour baiser, et inversement, parce qu’aucun d’entre nous n’était sectaire.

Maintenant j’étais seul. Plus seul que je ne l’avais jamais été, que je n’aurais jamais cru l’être.

Et j’étais seul pour toujours – que ce toujours-là se compte en heures, en jours ou en décades.

Seul avec l’extérieur, seul avec les saloperies, seul avec la nuit. Qu’est-ce qu’elle pouvait peser lourd, celle-là ! Juste au-dessus de ma tête, et noire, noire, noire, une nuit qui n’avait jamais connu la douceur rassurante des étoiles, qui n’en connaîtrait jamais le clignotement.

En fait d’étoiles, il n’y avait que l’étincellement fugitif des gouttes de pluie traversant la nappe de lumière venue de la coque. De pauvres étoiles, de dérisoires novae explosant en silence…

Je crois que c’était cette succession d’embrasements qui me maintenait éveillé. Ou qui m’endormait, va savoir. En tout cas, il y avait de l’hypnotisme dans ce bombardement répété, dans ces ricochets de feu liquide qui…

Est-ce que j’étais éveillé ? Est-ce que j’avais sombré pour la dixième, ou la centième fois dans la nasse aux mailles gluantes quand la chose s’est produite ? Je suis incapable de m’en souvenir clairement. Je sais seulement qu’à un moment, je n’ai plus eu à la verticale de mon regard l’incessant crépitement des gouttes de pluie. La pluie ne s’était pas interrompue, pourtant, parce que j’en entendais toujours le pianotement léger. Mais il s’était éloigné, il ne s’acharnait plus sur la coque de plastiverre, seulement sur le capot et le pont. Je pense que c’est cette différence dans l’intensité du bruit qui a remué un semblant d’étincelle dans mon cerveau pâteux, qui a forcé ce cerveau batracien à analyser ce que mes yeux lui transmettaient…

Cette surface uniformément noire au-dessus du cockpit, au-dessus du bateau.

Cette surface qui avait noyé le crépitement lumineux des gouttes, ce couvercle brusquement rabattu, qui interceptait la pluie au-dessus de moi.

Une surface noire qui absorbait les rayons lumineux – une surface noire juste au-dessus de moi.

Vous croyez peut-être que j’ai eu le temps de penser à quelque chose de précis ? Que j’ai réfléchi à…

Allons donc !

Seul mon corps a réagi. Je me suis replié sur moi-même, j’ai couvert ma tête avec mes mains, j’ai recommencé à hurler, et tout de suite après j’ai recommencé à vomir.