MÉMO QUATRE
Il y avait un petit crabe qui se promenait sur le dos de ma main.
Je crois qu’il était apparu sur le dessus de ma cuisse, la cuisse droite, et qu’ensuite il avait avec peine escaladé ma main.
Je l’avais laissé faire. Ce n’était qu’un tout petit crabe, il était rouge vif, il était beaucoup moins gros que ma main, il aurait tenu à l’intérieur de ma paume, doigts repliées. Sa carapace avait l’air molle, malléable, fragile. C’était peut-être un jeune, ou alors une espèce comme ça, dont la seule utilité était de servir de proie à des bêtes plus grosses.
Moi, en quelque sorte, j’étais une bête plus grosse. Ce crabe, je l’aurais bien mangé, parce que j’avais faim, très faim. Je crois même que j’ai essayé. De le manger. Oui – j’ai dû soulever ma main vers ma bouche et, avec l’autre main, j’ai dû tirer sur une des pinces, pour la détacher et aspirer l’intérieur de la patte, cette chair blanc-rosé à goût de mer. Mais… je ne sais pas. Je ne sais plus. Il a dû se débattre, ou alors la pince s’est effectivement détachée, mais elle était vraiment trop petite, juste un tube de chitine, sans chair à l’intérieur.
En tout cas j’ai laissé le crabe. Et même tous les autres, tous ceux qui grouillaient sur le pont arrière. Parce qu’il y avait plein de crabes de la même espèce sur le pont arrière. Une nuée de petits crabes, comme des araignées. Ou alors des poux. Oui, c’est plutôt à des poux qu’ils m’ont fait penser quand je les ai vus courir, se bousculer, se monter dessus sur la plage arrière.
Alors forcément je n’avais plus du tout envie de les manger.
Et pourtant j’avais faim. Il fallait que je trouve quelque chose à manger. Il fallait que je pêche. C’était le matin, je crois. Je n’avais plus envie de m’escrimer avec le chalut, et puis il aurait fallu que je marche sur tous ces crabes, sur ces poux de mer. La seule chose à faire était de plonger et de harponner un poisson. C’était la seule chose à faire. Seulement je ne l’ai pas faite.
Ho ! j’ai essayé… J’ai passé un scaph lourd, pour les plongées profondes, avec la bouteille d’hydrox et les tuyères orientables à air comprimé, j’ai empoigné mon harpon, je suis repassé sur le pont, j’ai balayé les crabes avec mes gros pieds de métal, j’ai escaladé la rambarde et je suis descendu jusqu’au ras de l’eau par l’échelle bâbord. Mais une fois au ras de l’eau… Je ne sais pas ce qui m’a pris. Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’étais incapable de me laisser basculer sur le dos dans les profondeurs grises qui écumaient juste sous moi. Je me disais : si, pendant que je suis sous l’eau…
Non, je ne sais pas ce que je me disais. Je suis seulement resté un moment agrippé aux barreaux de l’échelle, avec les vagues qui me battaient les talons. En fait je ne regardais pas spécialement la mer, je regardais plutôt le ciel. Mais il n’y avait rien, dans le ciel. Et c’est seulement quand j’ai senti quelque chose me tirer la jambe droite que je suis remonté. Quelque chose s’était enroulé autour de ma jambe droite, j’ai regardé, j’ai vu que c’était un tentacule. Juste un tentacule ordinaire d’une bête ordinaire, d’une petite pieuvre ordinaire d’Hydra. Pas un grand monstre des profondeurs, pas non plus une entité sans nom qui n’aurait pas appartenu au bestiaire de la planète, mais à…
Alors j’ai braqué mon harpon et j’ai tiré. La flèche a traversé ce gros boudin gris et pustuleux qui s’attachait à ma jambe, le boudin s’est décollé de la jambière et s’est mis à onduler rapidement dans l’air, la flèche fichée en travers du cylindre mou. D’autres tentacules sont apparus au-dessus de l’eau, mais le tétanisant contenu dans la pointe creuse de la flèche a dû faire effet car les tentacules sont retombés les uns après les autres et une outre gris verdâtre s’est mise à flotter en leur centre : le corps de la pieuvre. Le câble du harpon me tirait le bras vers l’eau, alors j’ai balancé l’arme dans la flotte, et c’est à ce moment-là que je suis remonté.
Il y avait d’autres harpons dans la cabine, de toute façon.
Sur le pont, il n’y avait plus guère de crabes. C’était peut-être une migration, ou alors le bateau en dérivant avait traversé un banc de ces bestioles.
J’ai quitté le scaph et je suis retourné dans le poste. Ça puait, dans le poste, mais je préférais ne pas relever le cockpit pour aérer. Je ne voulais pas que l’intérieur de l’hydro soit complètement inondé, et puis qu’est-ce qui se serait passé, si quelque chose était revenu me survoler alors que le poste aurait été béant vers le ciel ?
Je préférais ne pas y penser. Bien sûr, j’y pensais quand même, mais je préférais ne pas y penser. N’empêche qu’il m’était difficile de quitter le ciel des yeux pendant plus de quelques secondes, depuis…
Mais en fait, je ne savais toujours pas ce que j’avais vu, juste avant de hurler, de vomir et de m’évanouir. En supposant que je me sois évanoui. Mais j’avais peut-être simplement oublié le déroulement de quelques heures, tout en restant conscient, d’une certaine manière.
Et d’ailleurs, à proprement parler, je n’avais rien vu. Il y avait seulement eu au-dessus de moi cette grande ombre qui arrêtait la pluie et mangeait la lumière. Et puis l’éclatement en moi de cette panique qui…
Mais je n’avais rien vu. Et peut-être qu’il n’y avait rien eu. Ou alors un grand animal volant, une de ces méduses poreuses qui ne vivent que quelques jours à haute altitude, et dont le cadavre desséché redescend en planant à travers les couches de nuages avant de s’engloutir dans la mer. Ça, ou seulement un rêve, seulement une vision causée par l’épuisement, par la faim.
C’est vrai que depuis ce moment-là, je me sentais… comment dire ? Plus tout à fait le même. Plus tout à fait le même, voilà. Un peu à côté de mes pompes, un peu décalé de mon corps. Et même un peu décalé de ma tête. Mais ça ne me troublait pas particulièrement. Ça me faisait plutôt rire.
Et je n’y manquais pas. À tout bout de champ je riais de moi, et du monde. Ou plutôt je ricanais. Des petits crabes rouges, par exemple, qui n’avaient quitté la plage arrière que pour se répandre à travers tout le rafiot, et que je laissais faire. Ils ne me gênaient pas. Parfois j’en avais trois ou quatre qui me cavalaient sur le corps (j’étais resté à poil), mais j’attendais qu’ils se lassent, qu’ils dévalent le long de mes jambes et aillent voir ailleurs si j’y étais.
Les crabes avaient même gagné mon puisard à flotte, et quand je descendais pour remplir mon quart je les voyais qui nageaient dans l’eau écarlate en faisant la course avec des crapauds.
Je ricanais. Et je ricanais aussi en regardant s’élever à l’horizon cette espèce d’île qui avait dû surgir de la mer pendant la nuit. Elle n’était pour le moment formée que de grandes algues dentelées qui déployaient à la surface un épais buisson gris verdâtre. Mais d’autres végétaux allaient se mettre à pousser sur les premiers et, au bout de quelques jours, ce serait une vraie île, avec un tapis dur comme le fer de plantes emmêlées, où grouilleraient toutes sortes de bestioles bonnes à manger. Quand je ne surveillais pas le ciel avec mes jumelles (j’avais trouvé des jumelles à grossissement 75 dans le placard aux scaphs), je regardais l’île pousser et se déployer. Elle n’était guère qu’à deux cents mètres du bateau, et les plus hautes tiges devaient déjà atteindre dix mètres. Entre les talles, je pouvais voir circuler de hideuses araignées de mer qui y faisaient leurs nids, des cocons duveteux, gros comme une tête.
Après quelques autres jours, les algues se scarifieraient, et l’île ne serait plus qu’une sculpture corallienne qui finirait par se briser et retourner à l’océan. Mais il y aurait un moment où l’île abriterait des gros crabes, ou des tortues géantes. Avec un peu de chance, à ce moment-là, les araignées seraient parties, ou auraient été mangées. Alors j’en profiterais pour aller sur l’île, je pourrais tuer les gros crabes comestibles et des tortues pleines de bonne viande blanche sous leur carapace, et je pourrais bouffer, bouffer, BOUFFER.
C’est ce que je me disais que je ferais. Ça me faisait ricaner. Mais c’était quand même une bonne idée, une sacrée bonne idée, même. Alors je surveillais l’île avec mes jumelles, en m’interrompant parfois pour pisser, chier du jus ou vomir par-dessus bord. Par-dessus bord, ou même, des fois, carrément dans le poste, si j’étais trop fatigué pour soulever le cockpit et me hisser sur…
Oui, oui, je me laissais aller, c’est sûr, madame Arthur. Mais faut pas croire que je tournais dingue. Je m’en rendais compte, de ce que je faisais. J’étais fatigué, c’est tout. Fatigué, fatigué, et ça se traduisait par de grand éclairs blancs à l’intérieur de mon crâne chauve, qui me laissaient sur le flanc quelques minutes, ou un peu plus. Après quoi je refaisais surface et…
Par exemple, j’avais mis tout un plan au point pour aller sur l’île, quand… quand le moment serait venu. J’avais détaché le chalut du câble, déjà. À la place je n’aurais plus qu’à mettre un grappin, ou une ancre, et lancer le tout sur l’île. Une fois amarré, je pourrais gagner l’île en me maintenant aux câbles, comme sur un pont de signe, voyez. Ou alors en me servant du minuscule dinghy autogonflable que j’avais trouvé dans la soute. Je pourrais me guider sur les câbles, tout en restant le cul au sec sur le dinghy.
Je me disais que ce serait bien de faire ça demain. Demain, ou… Non, demain. Aujourd’hui il était trop tard, la nuit était déjà là, elle gonflait au-dessus de ma tête, elle allait déborder sur la frange violette qui ceinturait l’horizon et…
Et voilà, elle était là. Elle était là, la nuit. J’avais mal aux yeux à force d’avoir scruté le ciel. Maintenant ce n’était plus la peine, il faisait trop noir. Et puis il n’y avait rien, dans le ciel, rien du tout. Je devais me souvenir que j’étais seul sur un monde désert, un monde sans créature volante, et que rien ne pouvait venir du ciel, rien du tout.
De toute façon je n’allais pas dormir.
Je regardais les étoiles… Je veux dire : je regardais l’explosion de gouttes d’eau dans la lumière scintillante – des mondes, des mondes qui naissaient et mouraient en un clin d’œil, des soleils liquides qui bouffaient leur hydrogène, chiaient de l’hélium, s’effondraient en naines blanches et retournaient à l’obscurité lourde de l’infra-existence.
Rrrrhang !
Un choc m’a réveillé. Un choc, un bruit, un balancement, je ne sais pas. Je suis sorti du trou noir, le ciel était blême sur ma tête. Je m’étais endormi quand même. Saloperie. J’ai essayé de me lever, rrrhang !, il y a eu encore un choc, le bateau a oscillé, j’ai roulé sur le pont, jusqu’au tube. J’ai plongé dedans la tête la première, j’ai boulé dans la cabine, je ne savais plus très bien ce que je faisais. Je suis sorti sur la plage arrière, boumboumboum mon cœur. Ce n’est que sur la plage arrière que mon cerveau s’est recentré et que j’ai pu observer ce qui se passait.
Rrrrhang ! Une bête était en train de se hisser sur le bateau. Une grosse bête, avec un long long cou et un museau d’au moins un mètre cinquante, d’où sortait parfois une drôle de langue noirâtre qui tâtait l’air devant elle. Je me suis accroupi derrière le treuil. La bête avait du mal à se hisser sur le bateau, et c’est pour ça qu’il dansait tellement, dans les efforts qu’elle faisait pour placer la totalité de son corps autour du cockpit. Parce que c’est ce qu’elle essayait de faire : s’enrouler autour du cockpit. Au bout d’un moment, alors qu’elle en était à un tour et demi, j’ai compris que ce que j’avais supposé être son cou était en réalité son corps entier… La bête devait être un… comment déjà ? Un anguilosaure, je crois – ou n’importe quelle autre bête à la con nantie d’un nom à la con, pour faire bien. Je voyais se soulever ses flancs huileux, marbrés de jaune sombre et de marron, et mon grand nez pouvait sentir l’odeur âcre qu’elle dégageait, une odeur de grand fond. J’imaginais que l’anguilosaure avait crevé d’un seul élan le réseau serré du plateau supérieur, pour venir manger mon hydro pièce par pièce, et moi avec, comme dessert. Cette idée s’est précisée quand l’animal a ouvert en grand sa gueule barbillonnée de plusieurs rangées de dents espacées et recourbées – des dents qui devaient laisser des traces profondes comme des canyons dans une plaine de chair normalement constituée, comme la mienne.
Mais je n’avais pas peur. Je n’avais pas peur, je me foutais de la présence de l’anguilosaure, et même j’en ricanais. Je me bavais seulement dessus, à force de serrer ma langue entre mes dents pour m’empêcher de crier. Mais je crois que même si j’avais crié, et même si j’avais bondi de derrière le treuil en poussant des cris d’Ourougourou, le monstre marin n’aurait pas fait davantage attention à moi que là où j’étais, dans ma planque. Il avait fini par masser la totalité de son corps serpentin autour de l’habitacle, sauf le bout de sa queue, hérissée de piquants, qui traînait sur le pont juste devant moi. Je ne pouvais plus détacher les yeux de l’extrémité de cette queue enrobée de varech effiloché, grouillante de puces d’eau qui se battaient entre ses écailles, et dégorgeant une mare noirâtre qui dessinait une méduse irrégulière sur le métal… Aussi, lorsque le plastiverre du cockpit a éclaté avec un bruit de grenade, j’ai été complètement pris au dépourvu et un fragment coupant, qui a ricoché contre le bras du treuil, est venu m’entailler vilainement la joue droite.
Ça ne faisait qu’une blessure de plus, mais je crois que je me suis encore évanoui. En tout cas, quand j’ai eu à nouveau une vision à peu près nette des événements (mais les éclairs blancs me traversaient maintenant la tête sur un rythme accéléré), j’ai vu que la bête disparaissait à moitié dans le poste de contrôle, où elle avait insinué les anneaux de sa stupide anatomie. Il n’y avait que sa tête qui dépassait vers l’avant, et un grand morceau de queue qui traînait encore sur le pont. Je me suis demandé ce qu’elle pouvait bien faire dans le poste de contrôle. Et ça me faisait ricaner, surtout que je pensais à l’écran de merde, qui devait être entièrement écrabouillé sous ces kilomètres de viande écailleuse.
Je ne sais pas combien de temps l’anguilosaure est resté lové dans le poste, à salir les coussins du siège. Et je ne sais pas combien de temps je suis resté à l’observer, à observer les mouvements de sa gueule qui s’ouvrait et se refermait, et sa queue qui tressautait sous mon nez. Je ne sais pas… Longtemps, en tout cas, parce que le ciel avait repris sa couleur de plomb qui annonce la nuit quand le monstre est sorti de l’habitacle.
Ça n’allait pas sans mal, et la coque du bateau craquait tandis que les anneaux se poussaient mètre après mètre hors du poste. L’hydro valsait pendant que son centre de gravité dinguait d’un coin à un autre, à mesure que le tuyau vaseux se dévissait. Je ricanais. J’étais resté toute la journée tassé sous le treuil, immobile sous la pluie, et les fourmis avaient tellement récuré mes muscles et mes nerfs que je ne sentais plus mon corps. Tant mieux. Au moins mes blessures fermaient leur gueule sanglante, et mon ventre ne me parlait plus du temps qu’il faisait.
Je ricanais. Quand l’anguilosaure s’est laissé tomber dans l’océan comme un paquet de cordage, que l’écume a jailli en sifflant et que le bateau s’est incliné d’équerre, je ricanais encore en roulant sur le pont. Ma tête a heurté quelque chose, comme toujours, et je me suis encore absenté pendant un moment. Après, il m’a fallu longtemps, très longtemps, pour ramper jusqu’à la porte de la cabine. Les fourmis étaient revenues, mon corps tout entier jusqu’à l’extrémité de mes doigts de pieds n’était plus qu’un gâteau spécial mandibules. J’avais tellement mal que je pleurais en ricanant. Heureusement, les crabes avaient tous disparu à un moment ou à un autre de la journée, peut-être qu’ils avaient eu peur de l’anguilosaure, ou alors leur migration avait repris. Mais ça faisait déjà une espèce animale de moins…
Cette idée m’a fait ricaner – ou alors je n’avais jamais cessé. Quand je suis enfin arrivé à l’intérieur du poste, craché par le siphon qui m’avait aspiré les pieds devant, j’ai failli encore vomir tant l’odeur était forte. L’habitacle était rempli d’une sécrétion gluante, collante, dans laquelle j’ai ramé avec les bras et les jambes avant de pouvoir me hisser contre la console.
Elle était en miettes, et l’écran de merde aussi, mais il y avait encore quelques lumières qui clignotaient ici ou là, des dures à cuire. C’est grâce à ces lumières que j’ai vu le cadeau que l’anguilosaure m’avait fait avant de partir.
En plein centre du poste, figés dans la glue, il y avait une vingtaine, ou une trentaine de sacs mous, un peu comme des gros sacs de marin, vaguement phosphorescents, et encore plus vaguements translucides. À l’intérieur des sacs, je pouvais apercevoir des filaments qui partaient d’une sorte de double noyau central en forme de reins. Je me suis approché, j’ai touché. C’était tiède, mon doigt s’est enfoncé de quelques centimètres dans la matière gluante. J’ai ricané tout haut. Et m’entendre ricaner me faisait ricaner encore plus.
J’avais tout de suite compris ce que le monstre m’avait laissé. Des œufs. C’étaient des œufs ! Ce connard, cette connarde, plutôt, avait choisi mon rafiot pour venir y pondre sa couvée de morpiots reptiliens… Merci, monstresse, merci ! Des œufs, c’était quelque chose à bouffer. À bouffer tout de suite. Parce que ça faisait… ho ! là là ! Trois, quatre, cinq jours que je n’avais rien bouffé ? Je ne savais plus. L’essentiel est que ça allait changer. Je me suis attaqué aux œufs, je veux dire à un œuf, en déchirant à mains nues la membrane gluante. Ou en essayant. Parce que cette cochonnerie me glissait entre les mains, et je n’arrivais pas à la craquer. Il a fallu que je me serve d’un morceau de métal coupant détaché de ce qui restait de la console pour pouvoir couper cette coquille molle. Un sorte de gelée dégueulasse s’est répandue sur ma poitrine et mon ventre. Mais ça n’avait pas d’importance, puisque je baignais déjà dans un infecte mélange de suint cloaqueux, de vase des bas-fonds et d’eau de pluie croupie. La puanteur a monté d’un cran, mais ça n’avait pas d’importance non plus puisqu’elle avait déjà atteint le sommet de l’échelle de Jacob, ou de Richter.
J’ai trempé une main, paume vers le haut, dans le ragoût d’albumen, d’acide urique et d’autres trucs qui remplissait encore en partie l’œuf crevé, et j’ai ramené vers ma figure un peu de ce composé, enserrant un filament nerveux en formation. Je ne sais pas si mon cerveau s’est posé la question je le mange ou pas. En tout cas mes tripes ont répondu. C’était non. J’ai laissé retomber mon bras, en attendant que les hoquets qui faisaient monter et descendre mon estomac comme une bielle de crocomotive veuillent bien s’apaiser.
Après j’ai encore ricané, tandis que la pluie ricanante du début de la nuit, qui flicflaquait dans le poste au dôme crevé, m’accompagnait en mesure. Je ne pouvais pas bouffer cette horreur. Et il fallait que je mange, pourtant. Il fallait que j’ingère cette moutarde bourrée de protéines, et vite, si je ne voulais pas que ma prochaine perte de conscience se transforme en un collapsus hypoglycémique avec tout ce qui s’ensuit.
Mais comment rendre ces œufs mangeables ?
Dans la pénombre, ils ressemblaient à de hideux champignons tronqués baignant dans une tourbe prête à exploser par excès de fermentation. Il me semblait même qu’ils bougeaient, qu’ils enflaient et se dégonflaient, qu’ils respiraient, qu’ils lâchaient des pets. Encore des hallucinations, sûrement.
Ces œufs, ces œufs… Si, au lieu de ces verrues cancéreuses, j’avais pu me mettre sous la langue de bons gros œufs d’honnêtes volatiles que j’aurais fait cuire au plat… Cuire au plat… Bordel à gynoïdes ! Voilà ce qu’il fallait que je fasse ! Si je les faisais cuire, ces œufs de serpent, sans doute que l’odeur s’atténuerait ! Ou disparaîtrait… Peut-être même qu’ils seraient potables… Ou carrément délicieux !
Les faire cuire ? Facile ! J’avais un fourneau juste sous mes pieds – le moteur de l’hydro, qui avait mis en veilleuse sa flamme nucléaire, mais pouvait quand même me rendre ce petit service…
Ricane, mon pote ! T’as même la permission de rigoler franchement…
J’ai arraché un œuf à la tourbe et, en le serrant contre mon sein comme un nouveau-né qu’il était, je suis parvenu à le transporter jusqu’à la salle des machines. L’eau avait baissé, et les petits crapauds s’y étaient multipliés. Ricane. Le bébé dans les bras, j’ai pataugé jusqu’au fond, jusqu’au bouclier au centre duquel le regard myope scintillait faiblement. Là derrière, il y avait la grande poêle du diable, posée sur le chaudron infernal.
Il fallait que j’ouvre ce bouclier, et que je casse l’œuf dans la poêle. Je ne pouvais pas faire ça avec l’œuf dans les bras. Je l’ai posé dans la flotte, je lui ai dit reste tranquille, frérot, et j’ai attaqué le bouclier avec les mains, les pieds, les dents, les…
Je n’arrivais pas à l’ouvrir. Je n’arrivais pas à l’ouvrir, bordel à pédés ! Pourtant il fallait que je l’ouvre, que je fasse cuire mon œuf, que je bouffe, que je bouffe, sinon… Sinon.
J’ai gueulé après le bouclier, j’ai hurlé César, ouvre-toi ! et cinquante autres incantations magiques piquées à des nouilles-stories. Mais ça ne marchait pas. Alors j’ai encore tapé, au milieu des éclairs blancs qui couvaient au sec sous mon crâne, et j’ai détaché un tuyau ou un truc de ce genre et j’ai tapé encore plus fort. Une voix éraillée et bègue marmonnait à mes oreilles, elle répétait sans doute danger-urgence, danger-urgence…, ou quelque chose comme ça, mais je m’en foutais, et je continuais à taper, et à forcer avec mon tuyau.
Quand le tuyau a cassé entre mes mains, je suis tombé assis dans la flotte rouge, les crapauds sautaient sur moi, je ricanais si fort que ça me faisait pleurer. Je me suis dit que j’allais abandonner et me laisser mourir de rire, quand j’ai senti un poids sur mon épaule. J’ai regardé, c’était un crapaud plus gros que les autres – non, c’était une main, une grande main noire, et quand j’ai relevé les yeux j’ai aperçu Gore penché au-dessus de moi, Gore qui me surplombait de son immense ombre noire et qui souriait d’une oreille à l’autre, une lune blanche couchée en travers du sac à charbon qui lui tient lieu de visage.
— Gore ! Vieux con ! Vieux pote ! C’est toi… Je savais bien que tu t’en étais sorti !
— Ben tiens ! si je m’en suis sorti… Tu pensais pas que j’allais te lâcher sur cette boule de flotte ? Mais t’as du mou dans les biceps, on dirait ? Laisse-moi la place, je vais te l’éclater, moi, ce bouclier !
Gore est passé devant moi, son dos large comme une montagne, avec les muscles qui roulaient comme de la lave, s’est interposé entre mes yeux et la plaque de protection du réacteur. Ça a craqué, la sirène d’alarme a hurlé et hurlé, et quand le dos de Gore s’est écarté, le bouclier thermique pendait sur le côté du four. La flamme nucléaire, cette flamme tellement blanche qu’elle en est toute bleue, m’est rentrée dans les yeux, et la chaleur mate de la fusion m’est passée sur la peau comme une langue de feu. Sur le moment j’ai été aveuglé, j’ai été suffoqué, et j’ai dû m’évanouir encore une fois. Mais il avait réussi ! Gore avait réussi ! Mon pote avait réussi ! Je suis sorti du noir au milieu des nuages de vapeur qui fusaient de l’eau, et j’ai ricané en pensant aux crapauds qui devaient bouillir dedans. Mais ce n’étaient pas les crapauds qui m’intéressaient, c’était l’œuf, l’œuf du gros oiseau, que j’allais pouvoir faire cuire sur la flamme bleue, que j’allais pouvoir bouffer.
Je l’ai récupéré dans l’eau dont le niveau avait fortement baissé, peut-être qu’elle allait entièrement s’évaporer, et je l’ai placé contre l’écran incurvé de graphite qui absorbe le faisceau de radiations dures que lui envoie le cœur en fusion.
Bien sûr, si le faisceau avait été à puissance normale, j’aurais pu me brûler gravement les mains, j’aurais pu choper une irradiation de première grandeur. Mais le moteur était à son régime le plus bas, et j’ai juste senti la peau de mes mains et de mon visage se craqueler. La lumière blanc-bleu était si intense que je ne parvenais pas à voir nettement ce que je faisais, et puis la salle était à nouveau colmatée par la buée dense de l’évaporation. Mais lorsque j’ai jugé que l’œuf était cuit je l’ai retiré du four et, toujours assis dans l’eau chaude ou bouillante, j’ai commencé à le manger, en le maintenant entre mes genoux, après l’avoir décalotté avec une pince coupante. Il était délicieux. Il était délicieux, juste cuit à point, et je l’ai mangé, en partageant avec Gore, en partageant avec mes potes, avec Maltan, avec Iniès, avec… Avec tous les autres, qui mangeaient et riaient avec moi, qui buvaient avec moi du vin de Mongolie, qui fumaient avec moi des cigarettes à l’herbe de Mars. La fête a duré jusqu’à l’aube, enfin je ne sais pas trop, j’ai encore été un peu malade, et puis j’ai dormi, et puis…
Et puis je ne sais pas. La vie sur le bateau a continué et… Voilà : je ne peux rien dire d’autre sur cette période, la vie sur le bateau continuait, c’est tout. Les jours et les nuits se succédaient, mes yeux me faisaient mal et je n’y voyais pas très bien, mes mains me faisaient mal et j’avais de plus en plus de difficulté à saisir des objets, mais Gore m’aidait, tous mes potes et toutes les filles m’aidaient.
Quand j’avais faim, j’allais chercher un œuf dans le nid du gros oiseau, et je le transportais jusqu’au four. Si je n’y arrivais pas, Gore m’aidait, ou quelqu’un d’autre. Les œufs étaient délicieux, délicieux. Je n’avais jamais rien mangé d’aussi bon depuis… Je ne sais pas.
Je les aurais mangés d’un meilleur appétit encore si je n’avais pas été aussi malade, si je n’avais pas vomi si souvent, si je n’avais pas été pris de ces coliques qui…
Quand l’oiseau est revenu surveiller ses œufs, ou les couver, je ne sais pas, j’étais trop malade pour tenter de le chasser ou de le tuer. J’avais dû trop manger d’œufs, j’avais une indigestion, j’étais couché sur le pont arrière. C’est à ce moment que l’oiseau est arrivé. Il était vraiment très grand, très long, un long oiseau au grand bec, aux ailes transparentes comme de la pluie, avec une longue queue aux plumes irisées. Il s’est perché sur son nid, il a ouvert son bec et a crié de fureur en voyant que j’avais mangé ses œufs. J’ai essayé de me relever mais la tête me tournait, je n’y arrivais pas. J’ai crié fous le camp ! fous le camp ! mais l’oiseau ne partait pas. J’y voyais toujours aussi mal, je ne sais plus si c’était le jour ou la nuit, je distinguais seulement le bec de l’oiseau garni de lames de couteau qui se rapprochait de moi, au bout de son long cou, en s’ouvrant de plus en plus grand. J’ai appelé Gore, mais Gore n’est pas venu. J’ai tiré dans la gueule de l’oiseau avec le pistolaser, mais ça ne lui a rien fait. Et au moment où le bec grand ouvert allait m’engloutir, un autre oiseau est arrivé, ou une autre bête aussi grande que lui, peut-être une sorte de crocodile, ou une tortue géante, je ne sais plus. Les deux bêtes ont commencé à se battre, peut-être pour moi, peut-être pour les œufs, je ne sais pas. Elles se battaient sur le bateau, et le bateau tanguait et gîtait, et je devais m’accrocher au treuil pour ne pas valser par-dessus le bastingage. Des pattes plus grosses que moi griffaient le pont, des queues longues comme des arbres tombés giflaient l’air, et les bêtes sifflaient et rauquaient, et je recevais sur la figure des jets de bave gluante et puante. Le bateau valsait de plus en plus fort, je me suis dit qu’il fallait que je me sorte de là si je ne voulais pas prendre un mauvais coup de griffe, ou un mauvais coup de dent, alors j’ai fait un grand effort et j’ai pu me relever, d’ailleurs Gore m’avait pris par l’épaule, il m’a tiré contre la potence du treuil, il m’a aidé à mettre le moteur en marche et à lancer le grappin vers l’île, il m’a aidé à mettre le dinghy à l’eau, et il m’a donné une grande tape dans l’épaule pour m’envoyer au fond du dinghy. Je suis tombé dans le dinghy, je dansais au milieu des vagues, j’ai tendu les mains pour attraper les câbles, mais ça dansait trop, je n’y arrivais pas. Le bateau s’éloignait, ou alors c’est moi qui m’éloignais dans le dinghy, et je voyais toujours l’oiseau et le crocodile, ou alors le serpent et la tortue, je ne sais pas, qui se déchiraient au milieu des débris du bateau, je crois que le bateau était en train de couler. Moi aussi j’étais en train de couler, le dinghy avait dû être mal gonflé, ou alors il s’était déchiré. Je coulais, au-dessus de moi le ciel était tout rouge, c’est la première fois que je voyais le ciel d’Hydra tout rouge, j’ai battu des bras, j’ai appelé ;
— Gore !
Mais Gore n’a pas répondu. La mer me rentrait dans la bouche et dans le nez, je coulais, le ciel était rouge au-dessus de ma tête, et puis une grande ombre noire est venue masquer tout ce rouge, et j’ai eu peur, peur, je ne sais pas pourquoi j’avais tellement peur, je sais seulement que j’ai encore appelé :
— Gore !
Et Gore ne répondait toujours pas, et l’ombre était toujours au-dessus de ma tête, noire, noire, et froide, froide, si froide que tout le froid qu’elle contenait descendait jusqu’à moi et s’infiltrait dans mon corps. Mon corps n’était plus que du froid et de la peur, de la peur et du froid, et ça pesait, et ça pesait, ça pesait tellement que je ne pouvais plus bouger, même plus battre des jambes, même plus battre des bras. Je suis passé en dessous de la surface écumante de l’eau et, comme l’eau continuait de me rentrer dans la bouche et dans les narines, je suis devenu eau peu à peu. L’eau chassait la peur et le froid, elle chassait le noir, d’ailleurs sous l’eau il n’y avait plus ni noir, ni froid, ni peur, sous l’eau j’étais tranquille, il n’y avait plus de monstres acharnés à me déchiqueter, sous l’eau j’étais bien, le noir s’était dilué dans une transparence verte où ma vue retrouvée portait à des kilomètres, la pesanteur m’avait quitté et je me sentais glisser comme si j’avais été porté par un doux courant aérien, le froid m’avait abandonné pour une tiédeur émeraude d’après-midi d’automne. Je descendais au cœur de l’océan, une silhouette fluide m’accompagnait dans ma plongée, elle virevoltait autour de moi, j’ai souri, j’ai demandé :
— C’est toi, Gore ?
Ou plutôt j’ai seulement voulu le demander, mais je n’ai pas pu à cause de l’onde verte, et tiède, et automnale qui m’emplissait la bouche. La silhouette virevoltante s’est encore approchée de moi, alors j’ai vu que ce n’était pas Gore, mais Sudrud. Sudrud retrouvée, enfin, enfin ! Alors j’ai crié :
— C’est toi ! Sudrud !
Et cette fois ma voix n’a eu aucun mal à franchir mes lèvres d’eau, et lorsque Sudrud m’a répondu :
— C’est moi, Val…
Sa voix à elle n’a eu aucune peine à pénétrer dans mes oreilles d’eau. Alors Sudrud s’est collée tout contre moi, l’eau n’était même plus verte, elle n’était que tourbillon de bulles chatoyantes qui se mêlaient, enflaient, crevaient, des bulles à l’infini dans ce ciel d’eau à l’intense luminosité. Les bras et les jambes de Sudrud m’ont entouré le corps – ses bras et ses jambes d’algue et de varech, ses bras et ses jambes d’eau – et la bouche de Sudrud s’est posée sur ma bouche – sa bouche d’eau contre ma bouche d’eau – et j’ai fermé les yeux, et j’ai fermé ma mémoire, et je n’ai plus eu d’autre sensation que la présence de Sudrud contre moi, en moi, entièrement, et j’ai refermé ma vie autour du vortex de cette présence, et tout a été bien, pour l’éternité.