MÉMO UN
NOOOOONNNNNN !
Je me suis réveillé en hurlant, et j’ai entendu mon hurlement. Ou alors c’est ce hurlement qui m’a réveillé, je ne sais pas.
En tout cas, si je me suis réveillé, c’est que j’avais fini par m’endormir. Et la vieille bête était venue dans mon sommeil. Elle avait attendu que je sombre, la garce. Elle avait attendu dans la nuit, elle avait plané au-dessus de l’hydro, flap-flap ses grandes ailes membraneuses dans l’atmosphère dégorgeante d’eau, elle avait plongé, elle avait traversé le verre du cockpit comme un cauchemar immatériel, et maintenant elle s’était posée sur moi, elle m’encerclait de ses bras humides, je sentais ses griffes cartilagineuses percer ma combi et s’enfoncer dans ma peau, je voyais sa grande bouche noire garnie de dents ébréchées s’ouvrir devant mon visage, je respirais son haleine puante tandis que la gueule acérée s’approchait de mon cou, pour y boire enfin ma vie à la section de l’aorte et de la jugulaire…
Des images.
Des images, de celles qui vous traversent en une fraction de seconde, mais ont le temps de s’imprimer dans la glaise de votre esprit avant de se barrer.
Non ! J’ai encore hurlé, mais gueulé serait le terme plus juste. Je me suis débattu, j’ai cogné dans le vide, j’ai roulé sur le dos. La saloperie ne me lâchait pas. Les griffes me tenaient aux épaules et au flanc gauche, les dents claquaient tout à côté de ma figure et de mon cou, je recevais des gouttelettes de bave puante et acide qui s’incrustaient dans ma peau, me brûlaient, me rongeaient. J’avais peur. Plus que peur : je n’étais qu’un nœud de nerfs affolés qui ruaient, une pelote de serpents électrisés par l’épouvante. Je crois avoir fait encore deux tours sur moi-même en roulant sur le pont. Ma jambe a heurté un machin, j’ai eu l’impression que ma rotule se désagrégeait. La gueule noire a claqué contre la peau de ma joue. Encore un coup de poignard, une déchirure dans ma viande. La vieille bête ne me bouffait pas d’un coup, elle faisait durer le plaisir, elle me dégustait par petits morceaux. J’ai senti un liquide chaud me couler dans le cou, elle avait dû m’emporter une oreille. Lâche-moi, saloperie ! Une de mes mains s’est refermée sur une portion d’anatomie écailleuse et froide qui a cherché à m’échapper. J’ai tenu bon. En même temps je cognais du talon sur une autre surface d’écailles. Gueuler, je ne sais plus si je le faisais encore. Probablement pas : la plus petite étincelle d’énergie qui me restait était mobilisée avec ses sœurs dans ce combat pour ma survie. J’ai été encore mordu quelque part. Mais la saloperie, maintenant, se battait elle aussi pour sa survie. Je l’entendais éructer des crouac, crouac, crouac !, ou quelque chose de ce genre, pendant qu’on se trémoussait sur le pont comme deux lutteurs de spectacle. Et puis ma main gauche a touché un objet familier qui traînait. Mes doigts se sont refermés sur un cylindre aplati tout aussi familier, mon pouce a trouvé le cran de sécurité et mon index le plot de détente. J’ai tiré. J’ai tiré et tiré encore, les crouac ! ont faibli et se sont éteints, l’étreinte des bras visqueux a molli, les griffes se sont arrachées de ma chair avec un bruit de succion désagréable, les dents ont cessé de claquer, je n’ai plus vu la gueule noire tellement désireuse de me donner un dernier baiser.
En fait je n’ai plus rien vu du tout pendant un moment. J’étais étalé sur le pont, appuyé sur mes coudes. Je me suis laissé aller complètement, je me suis couché sur le dos, j’ai fermé les yeux. J’avais mal partout, les griffes et les dents continuaient de me lacérer, d’agrandir les trous. Je devais pisser le sang par cinquante entailles grosses comme des entrées de métro. Je m’en foutais, un sentiment pas vraiment nouveau. J’ai essayé de respirer calmement, et au bout d’un siècle ou deux j’y suis parvenu. J’ai rouvert les yeux, je me suis redressé, je me suis assis, et j’ai regardé.
Je l’avais eue, finalement. Elle était ramassée sur le pont, au bout de mes bottes, elle ne bougeait plus. Brave vieux pistolaser Mitsubishi PP13 à double recharge ! Il m’avait sauvé la mise. Je l’aurais embrassé, si j’en avais eu le courage. Je me suis levé tout à fait, quelqu’un a gémi à côté de moi – moi, parce que moi avait mal partout. Ma tête tournait, ou alors le monde entier tournait autour de ma tête. J’ai avancé le pied, j’ai poussé du bout de ma botte de cow-boy le cadavre de la bête. Il n’a pas remué. C’était véritablement un cadavre, un cadavre pas vraiment terrifiant, celui d’un animal beaucoup moins grand mort que vivant, avec deux minuscules yeux jaunes et fixes plantés comme des boutons de cuivre dans un museau pointu sous lequel s’ouvrait une bouche de serpent, pleine de petites dents de serpent aussi, mais apparemment sans crochets à venin. Il avait un corps trapu prolongé par une nageoire de poisson, et quatre membres grêles terminés par des pattes griffues et palmées et réunis par une sorte de membrane qui courait le long de son tronc et devait l’aider à flotter.
C’était une bête dont j’ignorais le nom, et que je n’avais même jamais vue avant. Une bête comme l’océan planétaire d’Hydra en a enfanté des milliers, ou des millions, mi-poisson, mi-reptile, mi-horreur. Mais juste une bête. Pas LA Bête. Pas non plus la Mort, avec une majuscule flamboyante, des guillemets d’or en fusion, et un roulement de tambour en prime… Non, juste une mort banale, une de ces morts qu’Hydra vous réserve à toute heure du jour et de la nuit, quand on ne fait pas gaffe. Une saloperie, comme on dit ici. Je veux dire… comme on disait, quand il y en avait d’autres pour le dire.
J’ai machinalement remisé mon laser dans mon holster de ceinture. Et je me suis marré. Enfin… je suppose que ma bouche s’est vaguement étirée vers mes oreilles. Ou alors elle est restée scellée, et ce sourire, c’est seulement une idée que je me faisais. Mais quand même ! J’avais attendu la mort toute la nuit, j’avais fini par m’endormir, ou par m’évanouir, et quand elle s’était pointée, la mort, sous la forme de cette bestiole moins grosse que moi et qui avait faim, probable, je m’étais défendu comme un beau diable, j’avais dit non, et j’avais fini par lui faire son affaire, à cette mort.
Il y avait bien de quoi sourire, ou au moins faire semblant. Mais au total, je m’en foutais encore.
Seulement comme j’étais toujours vivant et pas encore vraiment dingue, je me suis remis à fonctionner superficiellement et j’ai fait trois observations primordiales qu’un enfant de cinq ans aurait à ma place effectuées bien avant moi.
Premièrement, le jour s’était levé – si on peut appeler jour la lumière grise d’Hydra filtrant à travers la bourre, épaisse de 10 000 mètres, des nuages gonflés d’eau qui ne s’entrouvrent jamais. J’ai complété cette observation intéressante par un coup d’œil à mon chrono : il était un peu plus de 5 heures, l’aube largement dépassée pour ce monde à rotation rapide dont les journées avaient été artificiellement découpées en 20 heures standard.
Deuxième observation, le cockpit était ouvert : ce qui avait permis à la bête de grimper à bord et de venir me manger pendant mon sommeil – ou d’essayer. Troisième observation, qui complétait la première, l’hydro s’était immobilisé sur l’océan. Deux manœuvres dont je ne pouvais accuser personne, juste la cervelle microcéphale du bord, qui avait sans doute décidé toute seule comme une grande qu’il était temps de faire une pause. Elle avait bien raison. Puisque je n’étais pas mort, pas encore, et en attendant de l’être, autant faire une pause moi aussi, et faire le point, surtout.
Sur tout ? Sur moi, d’abord. Je me suis inspecté et tâté en poussant de temps en temps des aïe ! exagérément classiques quand mes doigts rencontraient une zone sensible. Il y en avait beaucoup, mais pas autant que j’aurais pu le craindre, et l’écoulement de sang était modéré. J’avais des traces de griffures partout sur les bras et le buste, mais elles ne semblaient pas très profondes. Les morsures non plus, sauf celle que je portais à côté de la joue gauche. C’était celle-là qui pissait le plus dru, et j’ai poussé un cri encore plus fort que les autres en me palpant l’oreille. Elle n’avait pas été entièrement dévorée, mais le lobe était quand même déchiré, et pendait. Je préférais ne pas voir ça mais, même sans le voir, l’impression était extrêmement déplaisante. Il fallait que je me lave, que je me désinfecte, que je me soigne, d’urgence. D’urgence ? Tiens, j’avais failli oublier que je ne désirais qu’une chose, crever. Simplement, avec le jour, j’étais peut-être moins pressé. Il fallait aussi que je compte avec l’instinct de conservation, et toutes ces conneries darwinistes. Et puis, de toute façon, on ne choisit pas.
J’ai dénoué mon ceinturon, j’ai quitté mes boots, j’ai dégrafé ma combi. Elle puait toujours, et maintenant le sang se mêlait à mes dégueulis dans ses plis lacérés. Je l’ai ôtée, l’ai roulée en boule dans ma main, l’ai jetée par-dessus bord. Bon appétit les poissons. Comme je ne porte pas plus de slip sous ma combi qu’un Écossais sous son kilt, j’étais nu sous les nuages. Mais l’atmosphère chaude et humide d’Hydra ne me faisait aucun bien. Au moins, il ne pleuvait pas. C’était toujours ça, mais ça ne durerait pas. J’avais émergé de mon cauchemar pendant les deux seules petites heures où le ciel retient ses milliards de litres de flotte en suspension. Le grand beau temps, quoi. À l’horizon, vers l’ouest, je pouvais même voir une barre jaune-orangé traverser les franges laiteuses de la brume, un fantôme de lumière aplati dans du coton, le reflet cent fois diffracté, renvoyé et réverbéré de 4116 du Taureau. Un mirage.
Je n’arrivais pas à m’en décoller, de ce mirage. Je l’ai bu à pleins yeux jusqu’à ce qu’il s’effiloche, qu’il fonde comme du beurre, qu’il finisse par couler dans l’océan moite dont les flots d’ardoise sont profonds comme l’enfer, et aussi dangereux, même si c’est un enfer liquide, un perpétuel châtiment poisseux.
Je me suis secoué. Et j’ai enfin osé porter les yeux vers l’autre extrémité du poste de commande de l’hydro, vers cette partie du pont derrière le siège de contrôle, là où…
J’ai fait trois pas en avant, enjambant la dépouille de la bestiole roussie par mes décharges laser. Quelques heures plus tôt, en plein cœur de la nuit, j’avais fait un autre carton. Dans la transe d’une imprégnation thalamique, j’avais tiré, et tiré, sur…
J’avais tiré sur quelque chose, ou peut-être sur quelqu’un, ou… sur une cible qui n’était à vrai dire ni quelque chose ni quelqu’un, une cible qui n’avait pas de nom, seulement une désignation générique que mes frères humains avaient plaquée sur leur peur et leur ignorance : les Autres. Et moi, pour la première fois dans l’histoire de cette guerre sans nom, sans dimension, sans but, que l’humanité stellaire subissait depuis plus de trente ans, je m’étais trouvé face à un Autre, et je l’avais tué.
Seulement cet Autre avait eu pour moi une autre existence, une autre apparence, une autre signification que de la peur, du mystère, de la mort. Autre, autre. Tout est absurde, et le langage – la sémantique, comme on dit quand on cause bien, ne fait pas exception.
Quand j’avais tiré, ma cible était devenue… quelque chose d’ignoble, une méduse, une amibe pustuleuse qui s’était délitée, avait fondu, s’était répandue sur le pont comme une coulée de boue frémissante, une soupe protoplasmique qui m’avait regardé une dernière fois avec un œil de larme lymphatique, et avait dégurgité un mot, un seul : Dommage…
C’est à ce moment-là que j’avais commencé à hurler, à hurler dans mon désespoir, ma solitude, ma nuit, jusqu’à ce que la fatigue et le sommeil m’assomment.
J’ai encore fait le tour de l’habitacle. Il n’était pas bien grand, 4 ou 5 m de large, un peu plus de long. À part le cadavre du reptile aquatique, il n’y avait rien, sur le pont. Pas de… pas cette matière vivante que j’avais réduite en une pâte à moitié carbonisée, pas cette flaque de protéines métamorphiques que j’avais…
Il n’y en avait même pas de traces, il n’y avait plus rien, tout avait disparu. Je crois que j’ai failli hurler à nouveau. Mais je me suis retenu, ou alors j’étais trop las pour ouvrir la bouche et expulser des sons. Et puis il y avait sûrement une explication, parce qu’un cadavre percé et découpé au laser ne bouge pas tout seul. La première qui m’est venue à l’esprit est que j’avais rêvé tout ça. Après cette soirée de folie, la mort de Gore, l’abominable métamorphose subie par Alec et la destruction de la base, j’avais dû m’enfuir en n’ayant plus toute ma tête, ou plus de tête du tout, et…
Allons, dis-le, coco, dis-le : avec qui t’étais-tu enfui ? Je n’avais pas besoin de chercher, je le savais bien. Et toutes ces images étaient trop précisément imprimées dans mon cerveau pour que je puisse entretenir le doute plus de quelques secondes. Il devait y avoir une autre explication. Peut-être que la charogne avait été bouffée ou emportée par une bestiole… Celle que j’avais tuée, si ça se trouvait. Oui, c’était une bonne explication, mieux, c’était l’explication. Je me suis baissé, j’ai pris le reptile par ses pattes de derrière et je l’ai fait basculer par-dessus le bastingage. Il était étonnamment léger, pour sa férocité. Mais ça n’a probablement rien à voir.
Je me suis penché, l’océan ardoise n’était agité que d’une frise superficielle de petites vagues pressées qui frappaient la coque. L’hydro ne bougeait pratiquement pas, l’océan cuisait lentement sous son toit de nuages immobiles. La chaleur était déjà étouffante, il fait en moyenne 40° sur Hydra de l’aube au crépuscule, et en toutes saisons puisque précisément la planète n’a pas de saisons. J’étais en sueur, et ma sueur coulait dans les crevasses de mon corps et se mélangeait au sang. J’avais l’impression qu’on me frottait l’épiderme avec une paille de fer. J’avais soif. L’évaporation lançait avec nonchalance de molles sculptures blanc verdâtre vers le plafond d’étain, l’horizon s’était rapproché, étouffant la barre de cuivre sous des tonnes de coton imbibé. Sur le flanc lisse du bateau, juste sous moi, un petit crabe rouge avec des pinces énormes essayait de grimper. Je le connaissais, lui et ses semblables. C’était un crabe combattant, une espèce belliqueuse capable de dépecer en un clin d’œil une tortue marine vingt fois grosse comme lui. Mais la coque était dépourvue d’aspérités, celui-là ne parviendrait pas à monter.
Je me suis secoué encore une fois. Pourquoi est-ce qu’il m’était si difficile, maintenant, de prendre la moindre décision, de faire le moindre geste ? Je me suis laissé tomber dans le fauteuil de commande, devant toutes les lumières qui scintillaient, des vertes, des rouges, des jaunes, des bleues.
— Où est-ce que nous sommes ?
C’était la première fois depuis bien longtemps que je prononçais quelques mots intelligibles. Et comme je n’avais plus personne à qui parler, je devais me contenter d’une machine… Ah oui ? Même pas. L’ordinateur de bord n’était pas équipé d’un système voco, juste d’un écran de visualisation et d’un clavier. Il a fallu que je tape mon identification, Officier de Sécurité Base Argos/Val Elkaïch/n° mat. 45 786 U.S.R. 09, pour que la ferraille pucière se débloque et veuille bien répondre à mes questions, en lettres vertes et tremblotantes. L’hydro avait navigué en direction de l’ouest pendant près de cinq heures, avant de se mettre en panne pour une révision de ses organes. Il avait parcouru près de 400 km depuis son départ de la base. Maintenant nous étions là (un point situé à l’intersection d’une fraction de parallèle et d’une fraction de méridien en latitude nord – ce qui n’avait pas le moindre intérêt stratégique sur un monde sans saisons, sans terre émergée, et où j’étais l’unique humain vivant), au-dessus d’un plateau océanique situé à 306 m et des poussières mouillées sous la surface. La pile au deutérium liquide était en parfait état, mais il y avait des ennuis de compression. Cependant tout serait en ordre dans une heure 26 minutes environ.
J’ai éteint, sans remercier mon correspondant. Je me foutais éperdument de tout ce qu’il m’avait appris, et qui ne me servait à rien. Déjà les premières gouttes de pluie de la journée commençaient à tomber à l’intérieur du cockpit, sur moi, et particulièrement sur mon crâne, qui a la particularité d’être nu comme une joue de bébé ou une fesse de jolie femme. D’habitude je porte toujours un chapeau, un chapeau de cow-boy même, un Stetson, vieille image de vieux films, mais j’avais perdu le mien lors de cette soirée de folie, avant que j’embarque, avant que la base Argos explose. Et je déteste rien tant que d’avoir la tête trempée. J’ai actionné manuellement la fermeture du cockpit, et le demi-œuf de verre s’est rabattu sur le poste de commande. Après, j’ai pu entendre le tèctèc-tèctèc de la pluie qui frappait sa surface, de plus en plus fort, et sur un rythme de plus en plus précipité, un bruit familier, inséparable de l’existence sur Hydra. Je me suis passé une main sur la poitrine, où la sueur et le sang se mêlaient maintenant à la flotte céleste au milieu du fourré exotique de mes poils. Qu’est-ce que j’attendais pour aller me désinfecter ?
L’existence sur Hydra, jusqu’à ces tout derniers jours, avait été suspendue à cette primordiale préoccupation : se laver, se récurer, se désinfecter, se passer aux rayons et à la douche trois fois, dix fois par jour, dans la crainte d’avoir été colonisé par un champignon vorace, un fongus proliférant, d’être l’hôte d’amibes qui vous boufferaient de l’intérieur (c’était arrivé à l’une d’entre nous), de charrier des virus plus dangereux que ceux de la peste, d’avoir collées aux doigts des mousses, des moisissures invisibles, d’avoir trempé le pied dans un venin, un suc, un poison, une purée d’enzymes gloutonnes qui vous permettraient peut-être de passer la nuit, mais pas une deuxième.
C’était ça aussi, Hydra : de la vie tous azimuts, méchante (pardon pour l’anthropomorphisme), violente, saccageuse, qui ne prenait pas seulement l’apparence de bestioles grandes comme des maisons, pleines de griffes et de crocs, mais aussi de son envers, le microscopique, qui fait encore plus peur.
Moi, je n’avais pas peur, puisque je me foutais de crever. Mais je me suis quand même arraché à mon siège, et je suis passé dans le boyau souple qui descend sous le ventre de l’hydro, dans l’unique cabine située sous le bloc télécom-scanner. La cabine était vide et inhospitalière, je m’en suis tout de suite aperçu quand le boyau m’a craché et que la lumière s’est allumée. Il y avait juste deux couchettes, l’inévitable bloc-toilettes, un placard, et une boîte fixée au bas du mur du fond, avec une croix rouge peinte dessus. Je me suis placé dans le cylindre du bloc-toilette, mais j’ai eu beau appuyer sur tous les boutons, rien n’est venu, ni éclair de rayons gamma, ni pulvérisation de polynomycine, ni même jet de flotte ordinaire. Je suis sorti du bloc. Sur Hydra, tout se déglingue si vite que je ne pouvais raisonnablement pas être étonné de l’incapacité de cette machine.
Je suis allé ouvrir la caisse à soins d’urgence. Elle contenait tout de même un pulvérisateur manuel. Je me suis arrosé de polynomycine des pieds à la tête, en insistant sur les endroits où ma peau avait été tailladée. En principe, ce liquide mousseux est la panacée contre tout végétal ou animal d’une taille intermédiaire entre une douzaine d’atomes et un puceron. À la base, tout le monde s’en aspergeait du matin au soir. La polynomycine était probablement susceptible de tuer aussi un humain à la longue, mais mes coéquipiers n’avaient pas eu le temps d’en faire l’expérience. Moi non plus, je ne l’aurais pas, le temps.
Après la pulvérisation, j’ai étalé sur toutes mes plaies une glu cicatrisante homéostatique qui se détacherait toute seule quand les blessures seraient guéries. J’en ai mis une grosse épaisseur autour de mon oreille, sans grand espoir car le lobe ne semblait plus tenir que par une toute petite bande de peau. S’il se détachait, j’aurais toujours la ressource de le donner à manger aux poissons, comme hors-d’œuvre.
Je ne voyais pas ce que je pouvais faire d’autre dans le genre soins d’urgence. Et je ne pouvais pas dire non plus que je me sentais mieux. Mais au moins le sang ne pissait plus et ne tacherait pas davantage les pontons. Je me suis demandé si j’allais ou non rester à poil. J’ai fini par répondre non à cette question, et j’ai cherché dans le placard s’il ne s’y trouvait pas des combis de rechange.
Il ne s’en trouvait pas. J’ai fini par me décider pour une pelure de plongée qui, par contre, s’y trouvait – pas un gros scaf métallique pour les descentes profondes, juste un truc en kevlar argenté qui ne pesait rien du tout, et que j’ai enfilé sans mettre les bottines ni le masque, et en laissant la fermeture dégrafée jusqu’au nombril.
Il ne me restait plus qu’à boire un grand coup. Toutes ces manœuvres avaient un peu plus desséché ma gorge, et ma langue me collait au palais. À côté du bloc-toilette, il y avait un bouton poussoir et une protubérance en forme de sein. J’ai poussé le bouton, en arrondissant mes lèvres autour du téton. Rien n’est venu. Je me suis énervé, j’ai un peu cogné, mais le sein n’a rien voulu savoir. Ce n’était pas sa faute. Ces connards de robots d’entretien avaient dû oublier de refaire le plein. Mais peut-être que dans le poste de commande se trouvait un distributeur d’eau, ou d’une boisson quelconque, que je n’avais pas remarqué tout à l’heure. J’ai plongé dans le boyau, qui m’a aspiré vers le haut. J’ai cherché dans le poste, mais il ne s’y trouvait aucun distributeur. Sur le pont arrière, alors ?
Je suis repassé par le boyau. J’ai retraversé la cabine. J’ai bataillé un moment avec la porte du fond, où la rouille s’était mise. Mais j’ai finalement pu la déboîter, d’un coup d’épaule qui m’a fait serrer les dents de douleur. Le pont arrière d’un hydro n’est qu’une plage rectangulaire dont le bastingage ne surplombe pas les flots de plus d’un mètre. Sur un côté il y a des viviers pour les échantillons, sur l’autre le moteur du treuil rigide qui sert à larguer le chalut et à remonter les gros scafs autonomes. Autrement, le pont est vide comme l’esprit d’un officier de la Spatiale.
Comme il se trouve que je suis un officier de la Spatiale, je suis resté au milieu du pont sans savoir quoi faire, sans avoir envie de faire quoi que ce soit. Il n’y avait rien à boire à bord de l’hydro et, entre parenthèses, rien à manger non plus. Le plus drôle, c’est que j’étais environné d’eau de tous côtés. La pluie s’était faite hargneuse, elle frappait la tôle du pont avec autant de bruit que si chaque goutte avait été une bille d’acier, et elle semblait prendre un malin plaisir à ajuster ses coups les plus violents sur le sommet de mon crâne nu. C’était la pluie du matin, la plus méchante, qui ne fait que précéder la pluie de l’après-midi, la plus désespérante.
Je ne bougeais pas. L’océan ne bougeait pas non plus, il s’aplatissait à perte de vue sous l’averse verticale, un ventre noir, à la peau grêlée de chair de poule figée. Naturellement, j’aurais pu recueillir l’eau de pluie dans des bâches disposées sur le pont. Mais il n’est pas question de boire la pluie d’Hydra. C’était même un des axiomes de base. Elle contient trop de saloperies qui profiteraient de l’occasion pour faire des petits dans votre estomac. Et il n’est pas davantage question d’essayer de boire de l’eau de mer non synthétisée, filtrée, purifiée, car elle contient tout autant de saloperies, ou plus, et sa salinité est telle qu’elle vous arracherait la gorge.
Si j’avais été en mesure d’apprécier l’humour de la situation, j’aurais ri. Mais je n’avais pas envie de rire. Je n’avais toujours pas la moindre envie de quoi que ce fût, et c’est pour ça que je suis resté au milieu du pont, à ne penser à rien, à ne plus rien voir, à ne plus rien sentir, pendant que la méchante pluie du matin devenait la désespérante pluie de l’après-midi.
L’eau me coulait sur le visage, elle ruisselait sur mes joues, elle glissait en toboggan sur l’arête de mon nez, elle cascadait aux coins de ma bouche. Il me fallait faire preuve d’un grand stoïcisme pour ne pas me passer la langue sur les lèvres, pour ne pas lécher un peu de cette eau gonflée de virus et de moisissures. Mais… je ne sais pas. J’étais tellement absent de moi que je l’ai peut-être fait, que j’ai peut-être bu, précipitant des milliards de saloperies diverses dans mon estomac.
Je ne sais pas, et je m’en fous. Ou alors je ne m’en fous pas tellement que ça parce que, crever pour crever, j’aurais mieux aimé que ce soit de mort rapide plutôt que de mort lente.
Ma camarade Nol était morte de mort lente, et ça n’avait pas été beau.
Je me suis retrouvé dans la cabine. J’y ai mis un peu de chambard, en gros et en détail, sans plus de résultats que la première fois. L’hydro n’avait pas dû servir depuis longtemps. Il n’était pas équipé pour une croisière. J’ai quand même avalé deux gélules de polynomycine à usage interne, que j’avais trouvées au fond de la caisse aux urgences. Avec un peu de chance, elles n’étaient pas périmées et feraient crever les saloperies que j’avais pu ingurgiter avant qu’elles n’aient le temps de me bouffer les boyaux.
Mais à part ça, j’avais toujours soif, très soif. Je suis retourné dans le poste de contrôle, et j’ai injurié l’ordinateur en tapant sur le clavier quelques mots doux, avec un doigt, pour que ça dure plus longtemps. L’écran s’est borné à me répondre que l’avarie du compresseur était réparée depuis 2 h 11 min. 35 sec., et que l’hydrotraceur FULGUR 8756 affecté à la base USRP Argos était en état de prendre un nouveau départ pour l’aventure. Je ne me suis pas demandé qui avait pu avoir l’idée de baptiser ainsi ce rafiot pourri, et je ne lui ai pas demandé non plus. Il ne l’aurait probablement pas su.
J’avais de plus en plus soif. Ou alors toujours pareil, j’avais peut-être atteint un palier. La pluie désespérante de l’après-midi cloquait l’œuf de verre au-dessus de ma tête, y déposant des sanies et autres trucs merdeux, par exemple des spores de basidiomycètes pourries, des grappes d’armillaires putréfiées, des colonies d’eugléniens broyés, des bryophytes prémâchés. Toutes ces choses ramassées dans l’atmosphère dégoulinaient sur le cockpit, y laissant des dessins verdâtres, des méduses qui s’étiraient, se mélangeaient, se contorsionnaient. Dans ce magma, il y avait peut-être aussi des coulées de sperme de méduses géantes qui copulaient dans les airs en se ratant, des jets de pisse de quelque raie planante hypertrophiée qui en avait gros sur la vessie. Ça, et autre chose, et n’importe quoi.
Soif.
De temps en temps, une grenouille sautait sur la coque et me regardait à travers la purée avec de grands yeux étonnés, voire amicaux. Je lui faisais un petit signe. Mais la grenouille patinait dans la glu et finissait par dégringoler dans la flotte d’où elle était venue. Toutes celles qui grimpaient finissaient dans la flotte.
Toutes.
Soif, soif.
Ce n’était d’ailleurs pas forcément des grenouilles, plutôt des… Je ne sais pas.
J’attendais. Il ne fallait pas que je sorte, sinon j’aurais aussitôt ouvert grand la bouche face aux nuages, et j’aurais bu toute la pluie, jusqu’à vider le ciel. Qu’est-ce qu’il faisait sombre, tout d’un coup ! La nuit déjà ? Possible. Mais j’avais la flemme de regarder mon chrono. J’étais assis, ou avachi, ou replié dans le fauteuil de commande. Je me laissais aller à la houle, qui avait recommencé de balancer le bateau. En avant, en arrière, en avant, en arrière. L’orage du crépuscule se préparait.
Quand on ne surveille plus le temps, celui qui passe, il passe vite, finalement. Quant à celui qu’il fait…
Depuis un moment, ma main droite caressait un objet lisse et froid, agréable au toucher, qui se trouvait à côté de moi sur le fauteuil. Brave objet lisse et froid ! Je n’avais pas envie de regarder ce que c’était. Une masse oblongue autour de laquelle les doigts se refermaient facilement, un gros bloc cylindrique, une mince tige. Et juste sous l’index, un petit bouton placé là exprès pour la titillation.
Soif. Faim aussi, sans doute, mais…
J’étais pas si mal, finalement, balancé en avant, en arrière, avec dans ma main cet objet hypnoglyphique qui m’aidait à… qui m’aidait.
Est-ce qu’il m’aiderait vraiment jusqu’au bout ? Un tonnerre lointain a roulé au fond du ciel mauve. La pluie avait retrouvé son intensité maximum, c’était la pluie ricanante du début de la nuit. Je connaissais Hydra par cœur. Après la pluie ricanante du début de la nuit, il y aurait… Mais est-ce que j’avais envie d’attendre jusque-là ?
Au-dessus de ma tête, à travers le cockpit englué, une grenouille plus grosse que les autres m’observait. Sa bouche était entrouverte sur un large sourire rose, un sourire gourmand, ou seulement bienveillant. J’ai vu distinctement des dents pousser à l’intérieur du sourire, comme une herse qui s’abaissait. La grenouille était véritablement énorme. Je sentais sur mon occiput le poids de ses pattes palmées qui forçaient sur le verre avec une insistance peu raisonnable. Cette grenouille, à supposer que c’en soit une, devait peser des tonnes.
J’ai étendu le bras, j’ai pianoté sur le clavier le mot Départ, puis Dir. Sud, et j’ai incrusté encore un peu plus profondément mon dos fatigué dans la mousse homéostatique du fauteuil. Quelque part en bas, le moteur a grondé, ou alors c’était encore le tonnerre, ou les deux. J’ai été poussé sur le côté par l’inertie du démarrage, mais je n’ai pas lâché l’objet. L’hydro a pris de la vitesse, il fonçait dans la nuit.
Ça me rappelait quelque chose.
Le monstre n’était plus agrippé au cockpit. Il avait dû lâcher prise, ou alors il n’avait jamais… Je ne sais pas. J’étais fatigué. Plus que fatigué : las, une lassitude qui m’emplissait tout le corps. Mais avais-je encore un corps ? Pas sûr, puisque je crois que je ne sentais même plus ma soif.
L’hydro courait sur la crête des vagues. La pluie giflait le cockpit, le tonnerre s’éloignait, des éclairs intermittents emplissaient parfois le poste d’une lueur mourante.
Je n’allais nulle part. Mais j’y allais. Je n’avais jamais cessé d’y aller. Tout juste un jour auparavant, ce même hydro m’emportait déjà dans la nuit, vers nulle part. Nous emportait. La base Argos avait explosé. Tous mes compagnons étaient morts. Le centre de recherches biologiques d’Hydra n’existait plus. Ce n’était pas ici que les Humains trouveraient l’arme biogénétique imparable contre les Autres, finalement. Nous avions été baisés jusqu’au bout. Et moi doublement, en croyant aimer quelqu’un qui n’existait pas, quelqu’un, quelque chose, qui n’avait été qu’un Autre infiltré sous une apparence humaine, trop humaine.
Un Autre – non : UNE Autre, que j’avais tuée dans la nuit, à bord de cet hydro, et dont le corps avait coulé, s’était dissous, jusqu’à ne plus laisser de trace, que dans ma mémoire(1).
Mais ma mémoire aussi allait se dissoudre.
Plus de corps ? Une main, au moins, qui était remontée vers ma poitrine, en tenant toujours cet objet lourd et familier dont je sentais maintenant la douce pression contre mon cœur. Doug-doug, doug-doug, mon cœur.
Lui aussi allait se dissoudre.
Mon index n’a pas eu besoin de chercher le plot de détente : il était déjà dessus, depuis longtemps.
Je crois avoir murmuré À tout de suite, Sudrud.
Et j’ai tiré.