MÉMO DEUX

J’étais seul au sein d’une nuit sans limite, et je riais.

Oui, camarade, je riais. Ou peut-être que je faisais seulement semblant. Oui peut le dire ? Pas moi. Quand j’avais fugitivement regardé ma gueule dans le miroir du bloc-toilette, je ne riais déjà plus – à supposer que j’aie ri. Et ma gueule ressemblait à ce que j’avais toujours connu. En un peu plus fatigué, un peu plus amoché : une boule de billard en guise de crâne, les grandes oreilles décollées, dont une avait failli être détachée tout à fait, et surtout ce pif, ce promontoire qui avait au moins l’avantage de cacher tout le reste dans son ombre, et à côté duquel celui de Cyrano aurait paru plus insignifiant que celui de Cléopâtre. Le tout couturé de griffures débordantes de glu.

Tiens, maintenant que j’y réfléchis, c’est peut-être bien devant ce spectacle que je m’étais mis à rire, tandis que j’étalais encore un peu de pommade cicatrisante sur la tache rougeâtre qui me brûlait sous le sternum. Au milieu de ma poitrine. Juste là où le cœur… doug-doug, doug-doug.

Il y avait quand même de quoi rire, non ? Je m’étais raté. Je veux dire que mon rétameur numéro un, mon bel objet hypnogliphe, mon PP13 à double recharge m’avait fait faux bond quand je lui avais chatouillé le clito de l’index. Son orgasme n’avait été qu’un pet foireux. J’avais tellement tiraillé, depuis la veille, que les condensateurs étaient morts. Je m’étais seulement roussi le poil et la peau. Le faisceau avait été trop faible pour se tailler un chemin jusqu’à l’outre pleine de sang, doug-doug, doug-doug.

Je ne suis sans doute pas fait pour la tragédie. Seulement pour la comédie. Et puis je ne suis qu’un flic, pas vrai ? Un flic des étoiles, l’Hercule Poirot d’Hydra. J’avais résolu l’énigme des dix petits nègres, ou des sept mercenaires, ou des trois petits cochons, mais j’étais coincé sur la planète plus sûrement que le prisonnier d’Alcatraz dans la caverne d’Ali-Baba. Ces références culturelles vous échappent, vous qui m’écoutez ? Sautez-les, ça fera gagner du temps. Bref, je n’avais pas réussi ma sortie. De quoi rire, oui.

Mais je me répète.

N’empêche, la brûlure du faisceau m’avait quand même fait un mal de chien. J’avais lâché mon engin merdeux, j’avais bondi hors de mon fauteuil et hors de ma transe, dans l’ordre que vous voulez, et je m’étais précipité dans la cabine pour me soigner.

Mourir, d’accord, mais sans douleur.

Seulement regarder ma gueule pouvait tout au plus me faire mourir de rire. Et j’avais toujours aussi soif. Avaler sa salive quand on n’a plus de salive, ça vous aiguise l’intérieur du tuyau comme le tranchant d’une faux, et on a l’impression que votre palais a été poli à la pierre ponce. La pierre ponce, c’est la langue. Un gros machin poreux qui vous encombre la bouche, et qu’on a envie de serrer de toutes ses forces avec les dents, pour le crever, pour en faire jaillir le bon sang bien rouge qui vous désaltérera enfin.

Dur, de résister.

Mais j’avais décidé de résister encore un peu, tandis que l’hydro fonçait Dir. Sud dans la nuit et que le moteur entraîné par la micro-pile au deutérium cognait dans ses flancs. Chtouc-chtouc-chtouc, juste sous mes pieds. Ça devait brûler comme l’enfer, là-dessous. Une flamme froide, un stylet de lumière pure, et autour…

Connerie ! J’ai plongé tête la première dans le siphon, j’ai boulé dans le poste de contrôle, et je me suis excité comme une scolopendre d’eau en période de rut sur la plaque du compartiment des moteurs. Cette saloperie ne voulait pas s’ouvrir, ou alors c’est moi qui m’y prenais comme un manche. Quand les ventouses ont enfin daigné me céder sous les doigts, un souffle brûlant m’a enveloppé la figure, asséchant ma transpiration. J’ai fermé les yeux, le bruit des pistons et autres trucs métalliques coulissant les uns dans les autres comme des cochons a monté d’un cran, CHTOUC-CHTOUC-CHTOUC, mais ça ne m’a pas empêché de sauter hardiment dans le puits, où clapotait une pénombre rougeâtre. J’avais rouvert les yeux au moment de me laisser tomber, mais j’aurais aussi bien pu les garder clos parce que la sueur, revenue en traître, les empéguait de telle façon que je n’y voyais toujours rien. Le voyant témoin de la pile étincelait dans cette purée rouge, un diamant dans de la confiture. Je me suis débattu dans cet aveuglement puisant, en me cognant partout. Lorsque ma main s’est posée sur l’arrondi d’une surface froide, j’ai compris que j’avais gagné, ou au moins que j’étais sur le bon chemin.

J’étais vraiment un minus. J’avais consciencieusement crevé de soif pendant des heures, en oubliant l’existence du seul endroit de l'hydrotraceur où il devait nécessairement y avoir de l’eau : le circuit de refroidissement de la pile. Je l’aurais embrassé. Et c’est d’ailleurs ce que j’ai fait : j’ai enlacé le tuyau glacé, j’ai posé ma bouche dessus, je l’ai mordu. C’était froid, froid, un délice. Mais le circuit était étanche, pas une goutte de flotte ne se glissait à la faveur d’un joint mal serré.

J’ai essuyé mon front et mes yeux de la sueur qui m’embrouillait l’horizon. C’était déjà mieux pour faire le point. Le gros tuyau d’acier faisait deux fois le tour du compartiment, et plongeait sous le caisson cylindrique contenant la pile. Il s’agissait naturellement d’un circuit fermé, avec le réservoir et le thermostat de l’autre côté. C’était une grosse caisse, qui m’a paru désespérément coriace. L’idéal aurait été de pouvoir percer un tout petit trou dans le tuyau, avec mon laser réglé à l’épaisseur d’une aiguille. Mais cet idéal, comme la plupart des idéaux, était hors de portée, puisqu’il n’y avait pas plus de recharges que de boîtes de bière sur ce foutu rafiot. Il fallait que j’y aille avec les moyens du bord, le couteau, le harpon, la barre à mine, n’importe quoi.

J’ai donc ramené de la cambuse un couteau de plongée et un harpon (il n’y avait pas de barre à mine), et j’ai attaqué le circuit à l’endroit qui m’a semblé le plus adéquat, un coude, comportant un joint plastique. À peine le premier coup de couteau donné, une voix rouillée a jailli de nulle part.

— Arrêtez ! Arrêtez ! Il est strictement interdit de toucher à mes circuits de refroidissement… Je risque une surchauffe, une divergence, et l’explosion.

La lame a glissé sous le coup de l’émotion, et la pointe est rentrée d’un bon centimètre dans le gras de mon pouce gauche. Le sang a pissé. Ça me faisait provisoirement quelque chose à boire, tiède, salé, pas désagréable. À mon deuxième coup de couteau, la voix a remis ça.

— Arrêtez ! Vous êtes inconscient ou quoi ? Ce matériel appartient à l’Unité Spécial Recherche de la Spatiale. Il est protégé par l’article 67856 du code militaire ! Vous êtes en état d’insubordination. Je vous somme d’arrêter. Officier de Sécurité ! Officier de Sécurité ! Au secours !

J’ai ricané à haute et intelligible voix, j’ai répliqué par une injure suivie de l’injonction à aller se faire mettre, et j’ai terminé par cette estocade : il n’y avait qu’un O.S. ici, et c’était moi. Ensuite j’ai repris mon travail au couteau, avec un acharnement qui m’a valu une nouvelle estafilade, mais cette fois sur le dos de la main droite, parce qu’entre-temps j’avais changé de main. Si ça continuait, je n’aurais bientôt plus de pleins, juste des creux.

La voix continuait de me menacer des pires calamités, mais je n’en avais cure. La bande finirait bien par se fatiguer avant moi. Oui ? Le joint était aussi dur que le métal. Je n’employais pas la bonne méthode. J’ai balancé le couteau, et j’ai regardé autour de moi en faisant un petit trou dans la sueur collante juste à l’emplacement de mes yeux. J’ai fini par repérer une sorte de masse du genre à assommer les bœufs, bien qu’à cet endroit je doute qu’elle ait été prévue pour cet usage. Après plusieurs essais infructueux, j’ai réussi à faire pénétrer la pointe du harpon entre le bourrelet du joint et le métal, et j’ai tapé comme un sourd sur l’extrémité de la hampe.

Bien entendu, le harpon giclait à chaque coup à travers la salle, et un ricochet a même failli mettre un terme à mon existence. Mais la pointe s’est contentée de m’entailler la peau du cou à une distance raisonnable de la carotide. Je commençais à fatiguer, mais la voix avait tout de même pris un sacré retard sur moi. Ce n’était plus qu’un vague murmure, une plainte sourde et grave, la bande du voco de sécurité devait patiner.

Il fallait que j’en finisse. Le joint avait dû se desceller, car une très vague humidité suintait sous le tuyau. J’ai empoigné la masse à deux mains, et j’ai tapé directement dessus. Une fois, deux fois, trois fois. Nooonnn ! Noooonnnn ! Nooooonnnnn ! faisait la voix sombrante. Oui ! Oui ! Oui ! hurlait un fou à mes oreilles. Moi, je pense. Au cent cinquante millième coup, quelque chose a cédé, ça a craqué, la voix a crié « je meurs ! » (elle exagérait) avant de s’éteindre définitivement, et j’ai reçu un jet d’eau glacé en pleine figure.

J’ai reçu un jet d’eau glacé en pleine figure !

J’avais réussi, nom d’un Autre ! Je lui avais coupé le kiki, à cette salope ! Je lui avais désossé les vertèbres. J’ai ouvert grand ma bouche, l’eau me bombardait la figure, me poinçonnait les yeux, m’arrachait la peau, je veux dire : ce qui m’en restait. Le jet fusait de plus en plus fort, ça me faisait de plus en plus mal, et je n’arrivais pas à boire une goutte. Mais je restais là, gueule levée et bras tendus, comme un incendie suicidaire face à la lance d’un robot-pompier. J’ai fini par basculer en arrière sous la puissance de la trombe. Je suis tombé le derrière dans l’eau. Le derrière dans l’eau ! Elle avait rempli la chambre des machines, elle m’arrivait jusqu’à la taille, et ça continuait de pisser. Alors j’ai plongé ma tête dans l’eau et j’ai bu, j’ai bu…

Je ne sais pas combien de flotte j’ai pu avaler. Bien plus que ne pouvait en contenir mon estomac, c’est sûr. Après chaque litre, je me disais : arrête, tu vas te faire éclater les tripes ! Mais je ne m’écoutais pas, je continuais à boire, et mes tripes n’éclataient pas, elles se contentaient de gonfler. Je buvais. L’eau était glacée, elle n’avait aucun goût particulier. Elle ne devait pas contenir trop de saloperies, et puis elles devaient sans doute être mortes de froid. Je buvais ! L’eau continuait de pisser, j’ai fini par en avoir jusqu’à la poitrine, et je crois que c’est à ce moment-là que je me suis mis à rire, à rire pour de vrai, comme un gosse, en battant l’eau de mes bras, en lançant des éclaboussures jusqu’au plafond, en poussant des youpi ! et autres exclamations météoriques.

La salle des machines n’avait pas tardé à être entièrement colmatée par les panaches solides de l’épaisse buée consécutive à l’évaporation de toute cette eau sous la chaleur du moteur à fusion. Il se passait ici, en plus réduit, ce qui se produit le matin sur Hydra tout entière. Sauf que là, à cause de l’éclairage rouge, j’avais l’impression de me trouver au milieu d’un déballage de cotons ensanglantés, baignant dans les menstrues d’une géante.

Juste une idée comme ça, une de ces images que vous traversent.

Et puis le moteur s’est arrêté. Une des sécurités avait dû jouer dans la petite tête de l’ordinateur. La chaleur a baissé peu à peu, l’évaporation s’est tarie, et la situation s’est éclaircie. J’ai vu que l’eau avait cessé de gicler. Le circuit de refroidissement avait fini de se vider, et l’œil de quartz de la pile incrusté dans le bouclier anti-radiations avait l’air d’une pupille de poisson mort, qui me fixait avec une indicible tristesse.

J’ai bu encore une gorgée, juste pour dire de, et je me suis redressé. Debout, j’ai constaté que l’eau ne m’arrivait qu’en haut des cuisses. J’avais la chair de poule et j’ai éternué, j’ai mis un doigt dans mon nez et j’ai passé la main derrière ma nuque, j’ai tâté le lobe de mon oreille pour savoir s’il ne s’était pas décollé (non), je me suis gratté les couilles et j’ai toussé, toute cette sorte de choses.

L’hydro oscillait faiblement. Son moteur stoppé, le bateau courait encore sur son erre, rebondissant avec mollesse sur les vagues, schplasch, schplasch.

Je n’avais plus rien à faire dans cette salle inondée. J’ai attrapé un barreau de l’échelle et je me suis hissé à l’étage du dessus, dans le poste de contrôle. Il faisait gris, l’aube s’était à nouveau levée, ce qui est bien naturel pour une aube. C’était le moment où il ne pleuvait pas, juste avant que la brume se condense. Je ne riais plus. On ne peut pas rigoler tout le temps. J’ai encore regardé l’eau qui faisait des vaguelettes dans la lumière rouge, et j’ai refermé la trappe. Elle mettrait longtemps à s’évaporer. J’aurais à boire pour longtemps. Pour plus longtemps que… D’accord.

Je suis allé pianoter sur le clavier pour savoir où on était, l’hydro et moi. L’écran m’a répondu avec efficacité. On était quelque part sur Hydra. Je m’y attendais. L’écran en a profité pour me signaler que le FULGUR 8756 s’était mis en panne pour une durée indéterminée, suite à une avarie survenue dans le circuit de refroidissement. C’était intéressant. J’ai réfléchi à ce que je pouvais bien lui demander encore. Les dernières nouvelles de la guerre contre les Autres ? Des commentaires sur le temps qu’il faisait ? Une stimulation sexuelle originale ? Je me suis borné à taper :

— Dessine-moi un mouton.

Mais c’était trop culturel pour lui, et puis il n’avait pas été programmé pour dessiner, ni un mouton ni même une chatte. Je l’ai abandonné à son sort, j’ai ouvert le couvercle et j’ai un moment respiré l’air du large, gonflé d’iode, de sel, de soufre, de magnésium et de potassium, sans compter toutes les spores invisibles individuellement, mais qui donnent à l’atmosphère coincée du matin sa coloration verdâtre. Des saloperies à risque minimum, que mon thymus durci au THX 2138 devait être apte à éliminer grâce à sa production frénétique de lymphocytes affamés.

Au bout d’un moment j’ai refermé l’œuf et je suis redescendu dans la cabine. Regarder la mer, c’est comme rigoler, ça ne peut durer qu’un instant. C’est comme l’euphorie : ça ne dure aussi qu’un instant. Après… il y a après. J’avais une vague douleur dans le ventre. J’avais trop bu, fatal. Je me suis inspecté (horrible) et j’ai bouché les nouveaux trous dans ma carcasse avec la glu homéostatique. J’étais écœuré, ballonné. J’ai pissé dans la douche. Ça ne m’a fait aucun bien notable. J’étais lourd et nauséeux. Je me suis couché en chien de fusil sur le bat-flanc. Je me sentais malade comme un fusil qui a perdu son chien, ou l’inverse. Pourquoi est-ce que j’avais fait la connerie de boire toute cette merde ? Je me suis relevé pour repisser. Je me suis recouché. Il fallait que je dorme un peu. Après… Ouais, après.

Cette fois j’avais bien bouclé le cockpit, aucune bestiole de mort ne viendrait me visiter. Je me suis concentré sur mes centres du sommeil. On nous apprend ça, aussi, à l’entraînement. Et ça a marché une fois de plus. Je me suis endormi.

Mais je m’étais trompé sur un point.

Les bestioles sont quand même venues.